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Cartographies de l'attente

Chronotopes de l’attente : la plage du mythe classique

Francesca Irene Sensini
p. 11-22

Résumé

Au sein du mythe classique, plus particulièrement du cycle troyen, la plage, seuil entre terre et mer, se présente comme espace archétypal de l’attente au sens étymologique du mot. Dans cet article nous analysons ce chronotope à partir des passages fondateurs d’Homère, tout particulièrement Iliade I 348 sq. et Odyssée V 151 sq., où la plage devient le croisement de l’attente qui oblige Achille et Ulysse à affronter leur destin. Après les poèmes homériques nous nous arrêtons sur la plage, toujours hantée par les mémoires de la guerre de Troie, de la tragédie grecque ; plus particulièrement du Philoctète et de l’Ajax de Sophocle. C’est sur des plages désertes que les héros éponymes de ces drames attendent la solution d’un conflit qui est à la fois intérieur, social et cosmique. Grâce à la comparaison de ces textes avec les réélaborations de ces mêmes récits, à partir d’Ovide pour arriver à Cesare Pavese et Dialogues avec Leucò, la plage se définit comme un espace-seuil et un temps d’arrêt consacré à l’attente. Sur ce seuil, le héros ne peut ou ne veut plus agir ; il n’attend que le dénouement du mythos dont il est protagoniste.

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Texte intégral

1La plage du mythe classique, à partir des poèmes homériques, Iliade et Odyssée, semble évoquer une notion d’attente comme tension, au sens étymologique du terme (latin ad-tendere) ; cette attente s’accomplit dans un espace se définissant en relation avec un autre espace, avec un ailleurs vers lequel le sujet tend. Aussi, la plage définit-elle un espace de suspension et un temps voué à l’attente. Scènes de visions oniriques, prières, mort et solitude se dessinent sur cette toile de fond tel un champ de tension entre présence et absence, mortalité et immortalité, ici et ailleurs.

2Le terme qu’Homère utilise le plus fréquemment pour définir la plage – thís-thinós, « tas », « amas » de sable et par conséquent « plage » et « rivage » – revient dans le passage de l’Odyssée consacré aux Sirènes : elles apparaissent aux marins d’Ulysse allongées sur un pré contigu à une plage. Des ossements et des restes humains en décomposition gisent dans le sable (Od. XII, v. 46). L’emploi du participe passé tiré du verbe indiquant l’état de décomposition des cadavres, púthomai « pourrir », recèle un jeu de mot car puthoménon pourrait aussi renvoyer à l’aoriste eputhómen, « je sais » (du verbe punthánomai). Aussi, les ossements appartiennent-ils « aux hommes qui pourrissent/qui savent » : la plage de l’épopée se dessine comme un lieu-clé de la conscience du vrai et de la mort.

3Sur les plages homériques, les héros les plus célèbres du mythe grec, Achille et Ulysse, attendent l’accomplissement de leur destin mortel. Toutefois, cette attente commune dissimule un contraste profond, les personnages étant les représentants de deux natures inégales. Celles-ci sont à l’origine de deux refus diamétralement opposés : si le roi d’Ithaque rejette la possibilité de vivre une vie immortelle, le fils de Pelée et de la néréide Thétis ne parvient pas à se résigner à sa mortalité. Cette antithèse entre rejet de l’immortalité et rébellion contre la mortalité se reflète dans deux scènes primordiales, dont la plage est la toile de fond (Iliade I, vv. 348 sq. et Odyssée V, vv. 151 sq.).

4Sur les plages du théâtre de Sophocle, Ajax et Philoctète consomment le sacrifice de leur indigne émargination, dans l’attente d’un rachat que les hommes ne peuvent ni ne veulent leur accorder. Le premier affirme sa supériorité d’épigone d’Achille sur la ruse sans scrupule d’Ulysse en se donnant la mort (avec les armes du fils de Pelée). Le second est délivré de ses souffrances physiques et morales par l’intervention d’Héraclès deux ex machina, qui dévoile le rôle primordial du héros renié et abhorré dans la future prise de Troie.

L’attente dans la colère

  • 1 Les italiques sont de Giovanni Pascoli.
  • 2 Sauf indication contraire, les traductions sont de l’auteur.

5On sait par quel processus les deux noyaux originels de l’Iliade et de l’Odyssée se sont constitués à partir d’une grande quantité de récits épiques préexistants. Dans un extrait de la préface à l’anthologie de poésie épique latine, Epos (1897), le poète-philologue italien Giovanni Pascoli évoque cette origine extrêmement complexe et attribue la fortune littéraire des personnages d’Achille et d’Ulysse à la « contradiction douloureuse1 de leur destin, entre ce qui aurait dû être et ce qui fut ». En particulier, au sujet d’Achille, il affirme que l’axe principal du mythe d’Achille est representé par la mort prématurée de ce héros invincible ; une mort qui est fatalement entraînée par la ménis [la colère], déclenchée par la plus injuste des offenses de la part d’Agamemnon et des Achéens (Pascoli 1974 : 778779)2. Dans ces réflexions critiques, la mort du héros semble découler de sa propre démesure : « Achille, la force de la jeunesse destinée à une vie brève, puisqu’elle trouve la mort dans l’exubérance d’elle-même ». Pascoli évoque les paroles de Thétis sur la destinée du héros, son fils, « grandi comme une pousse d’arbre, comme un arbre poussé sur la cime, destiné à vivre triste et à mourir jeune » (Il. XVIII, vv. 54-60). La tristesse caractérisant l’existence d’Achille découle, en premier lieu, de l’offense qu’Agamemnon lui a infligée, dans la mesure où elle implique un manque de reconnaissance sociale envers le héros et son excellence naturelle. De cette injustice découlent ensuite tant sa terrible colère que son attente mélancolique, émaillée d’acédie. C’est à cause de ce sentiment irrépressible qu’Achille s’éloigne des Achéens et de la société qu’ils représentent, qu’il ne reconnaît plus comme la sienne ; conscient depuis toujours de sa propre supériorité, il méprise désormais ouvertement les Achéens et leurs chefs.

6En effet, à cause de sa naissance, Achille est aliéné tant du monde des hommes que du monde des dieux : destiné à régner à la place de Zeus, il fut rendu mortel pour qu’il ne puisse pas troubler l’ordre olympien. D’après une ancienne prophétie annoncée par Thémis, la néréide Thétis devait donner naissance à un fils de loin « meilleur que son père », doté d’une arme plus terrible encore que la foudre et le trident. Pour conjurer la réalisation de cette prophétie, les dieux obligèrent la déesse à épouser un mortel, Pelée, donnant ainsi naissance à un demi-dieu. Pour cette raison, Achille se trouve à mi-chemin entre deux mondes, à la fois étranger et commun à tous les deux ; incommensurablement supérieur à tout autre mortel, c’est néanmoins sur terre qu’il accomplit sa destinée. L’outrage d’Agamemnon n’a pour effet que de révéler par les faits cette aliénation liée à la nature du héros. Voyant que son mérite de guerrier n’est point reconnu à sa juste valeur, Achille se rend compte qu’on ne trouve ni gratitude, ni respect, ni justice parmi les hommes. C’est alors qu’il résout de ne plus combattre – il devient mélancolique, indifférent, maussade (« tristo » le définit Pascoli) – au sein d’une société où le guerrier n’est rien sans la gloire que ses exploits lui assurent.

  • 3 La situation illustrée par le passage d’Il. I, vv. 350 sq. est reprise en Od. II, vv. 260 : tout (...)

7Lorsque son esclave bien-aimée, Briséide, lui est enlevée sur ordre d’Agamemnon, Achille se retranche « sur le rivage de la mer blanche d’écume en scrutant l’étendue infinie des vagues ». C’est là qu’il attend un signe du monde divin auquel il appartient, malgré sa naissance mortelle ; une parole capable de justifier, ou du moins racheter, l’absurdité de sa condition d’enfant divin cruellement banni, en exil parmi les hommes. La réponse ne tarde pas à arriver : sa mère Thétis surgit de la mer « tel un brouillard » pour écouter les prières de son fils et intercéder auprès de Zeus, pour que les Achéens soient punis3.

8Dans le premier livre de l’Iliade, donc, la mortalité pour Achille est représentée par la terre, alors que la mer coïncide avec l’immortalité et le monde divin, représentés par la mère du héros. En revanche, son père incarne la terre et la mortalité : ce n’est pas le fruit du hasard si le nom de l’île natale, Phthié, renvoie à la racine du verbe phtíno, « se consommer », « périr », exprimant la notion de dépérissement propre au cycle vital. La plage circonscrit un espace de frontière, où la terre s’étend et se confond avec la mer ; c’est sur ce limen qu’Achille attend à la fois sa propre mort, déterminée prématurément par sa « colère », et une forme de reconnaissance et de justice de la part des dieux.

9Après la rencontre avec Thétis, Achille se retranche dans son campement, situé à l’extrémité des quartiers des Achéens, sur la plage, « le long du rivage de la mer aux bruits sans nombre » (Il. IX, v. 182). Dans l’inaction, en compagnie de son fidèle compagnon Patrocle, Achille attend : il songe à rentrer chez son père, à « Phthié à la terre fertile », pour vivre une longue vie paisible, au côté des siens, en profitant de ses richesses. C’est lorsque les ambassadeurs des Achéens, Phoenix, Ajax et Ulysse, se rendent au campement des Myrmidons pour convaincre Achille de reprendre le combat, que le héros leur fait part de la décision qu’il a prise : il lèvera l’ancre le jour suivant, après avoir sacrifié à Zeus et à tous les dieux.

10Toutefois, la suspension de cette attente, accompagnée par la cithare et le chant – le guerrier en attente se transforme en aède célébrant les exploits des guerriers – est brisée par la mort soudaine de Patrocle, le compagnon bien-aimé. Cet événement pousse Achille à reprendre les armes aux côtés des Achéens : sa colère mélancolique se transforme en une colère violente, empreinte de démesure et de bestialité.

  • 4 Voir aussi Dictionnaire Étymologique de la Langue Latine, Histoire des mots, Paris, 1932, s.v. lu (...)

11Après la mort de Patrocle, Achille s’abandonne à la complainte funèbre, qui a lieu sur une plage : dans le regret du héros défunt, « les larmes arrosaient le sable et baignaient les armes » (Il. XXIII, vv. 15-16). Après le banquet, alors que tous les guerriers regagnent leur tente, Achille décide de rester « sur la plage de la mer aux bruits sans nombre » (ibid. 59). Il s’y allonge en pleurant, sous le regard des Mirmidons : « il était couché, gémissant, au milieu de Myrmidons, dans un lieu dégagé où les vagues balayaient la plage » (ibid. 60-61). L’étymologie de l’expression « dans un lieu dégagé », en katharó, est particulièrement intéressante pour comprendre la fonction du personnage de Patrocle et de sa mort dans l’économie de l’Iliade. Le verbe katháiro signifie « enlever », « débarrasser » (dans le sens freudien de auf-heben, « refouler »). En katharó définit donc un endroit dégagé, désencombré, l’espace vide que la kátharsis délimite. Le résultat du processus cathartique est le kátharma, mot qui signifie tant « souillure » que « bouc émissaire », celui qui porte sur lui l’impureté de la communauté, en délivrant les autres du mal qui en découle4. La plage vide, balayée par les vagues – littéralement les vagues « nettoient » la plage (ibid. v. 61) – devient le lieu où Achille, victime de la volonté des dieux, parachève sa propre cátharsis en pleurant Patrocle, double du héros et inutile bouc émissaire : sur cette plage Achille attend la mort en brûlant les résidus, les scories, pour ainsi dire, de sa condition de mortel.

12C’est sur cette plage que l’ombre de Patrocle apparaît en rêve à Achille pour lui reprocher de l’avoir oublié ; son cadavre gît encore sans sépulture et l’ombre du héros attend, à son tour, une réponse de la part de son ami, le rachat de son sacrifice par un geste de pitié et d’amour (Il. XXIII, vv. 69-71). La plainte du héros défunt révèle que l’aidós d’Achille – la « pudeur » de soi, valeur primordiale au sein de la société guerrière décrite par Homère – n’est point la vraie raison de son retour sur le champ de bataille. En réalité, Achille veut combattre dans le but de semer la destruction et la mort autour de lui ; par ce biais il espère à la fois se délivrer de sa douleur et obtenir une justice qui lui serait, autrement, inaccessible. En basculant dans la violence aveugle, Achille se livre lui-même à la mort prématurée que les dieux lui ont réservée. Ne pouvant échapper à sa destinée, Achille choisit ce qui vaut mieux pour tout homme, selon l’antique enseignement de Silène : « le plus tôt possible passer les portes d’Hadès ». Il trouvera aussi la gloire par le truchement de sa mort et de l’anéantissement de ses ennemis.

13Ainsi Achille est-il tendu/attendu entre la terre et la mer, le monde des hommes et la dimension métaphysique des songes et des dieux, dans l’espace-seuil représenté par la plage. C’est à cause de sa ménis qu’il devient un héros de l’attente ; mais lorsque la douleur prend la place de la colère et l’inaction se retourne contre celui qui voulait en faire un instrument de vengeance, l’attente se radicalise en une cogitatio mortis. La mortalité d’Achille est le noyau poétique de l’Iliade ; en effet, la narration se clôt sur la préparation des funérailles d’Hector (Il. XXIV, vv. 782 sq.), mais aussi sur l’attente des funérailles d’Achille, plaint par sa mère tout le long du poème avec des paroles trop semblables à une lamentation funèbre. En Od. XXIV, vv. 82 on apprend que le tumulus d’Achille surgit « sur une plage qui s’étend dans la mer », près de l’Hellespont. C’est l’achèvement d’un parcours qui a fait de la plage le symbole d’une existence : il s’agit significativement de la dernière information qu’Homère nous livre sur Achille.

Les ruses de l’attente

14Si l’attente d’Achille est une conséquence de la ménis, l’attente d’Ulysse est le résultat de sa métis, « intelligence », « rouerie », « subtilité ». En effet, la capacité d’attendre, patienter et dissimuler est une composante constitutive de l’intelligence multiforme du personnage.

15En Od. V, la sphère de la mortalité coïncide avec la mer, vers laquelle Ulysse se projette nostalgiquement : c’est en reprenant la navigation et ses aventures que le héros pourra retourner enfin à Ithaque. En revanche – et en sens inverse à ce que nous avons affirmé au sujet d’Achille ­– l’immortalité est représentée par la terre, l’île Ogygie, royaume de la nymphe Calypso. Sur la plage de l’île, Ulysse attend donc son retour à la vie (et à son lot ultime, la mort). En effet, Ogygie représente une sorte de non-lieu, figé dans un présent sans fin, où la mémoire – qu’elle soit active comme le souvenir ou passive comme la renommée – est bannie. Prisonnier dans une dimension hors du temps et aux frontières du monde, Ulysse attend de reprendre la navigation pour pouvoir défier à nouveau son sort et mériter ainsi la gloire, la seule forme d’immortalité que les héros d’Homère peuvent s’octroyer.

  • 5 Karl Ludwig Reinhardt : 1960, p. 62 sq. ; Winfried Elliger : 1975, p. 29 sq. ; Mario Zambarbieri  (...)

16Le critique Mario Zambarbieri écrit que « la nostalgie d’Ulysse correspond à la ménis d’Achille […] dans le cadre d’échelles de temps différentes ». Ce n’est pas un hasard si la scène de la plage marque l’entrée en scène du héros qui, dans les quatre premiers chants du poème, avait été l’objet in absentia du récit5.

17Il est intéressant de remarquer que, dans les pages de l’Ars amatoria d’Ovide (II, vv. 123-138), Ulysse cherche à briser l’ennui de l’attente sur la plage d’Ogygie en dessinant sur le sable : il fait le récit en images de la guerre de Troie à Calypso. Cette circonstance n’est pas sans rappeler l’attente d’Achille qui, dans l’inaction, se transforme lui aussi en conteur. Aussi, Ovide transforme-t-il la plage de l’attente d’Ulysse en palimpseste d’une Odyssée qui, sans cesse effacée par les vagues de la mer, est réécrite à l’infini, dans le cadre d’un jeu finement métalittéraire : « Elle lui demandait encore et encore l’histoire de la chute / de Troie et il lui racontait souvent la même histoire sous une forme nouvelle. / Ils étaient arrêtés sur le rivage […] Ulysse, avec une baguette légère qu'il tenait par hasard à la main, / lui en traçait l'image sur le sable épais. »

18Il est important de remarquer que l’image d’Ulysse prisonnier de Calypso est spéculaire à l’image de Pénélope qui attend le retour du héros à Ithaque. Cette attente féminise, d’une certaine façon, le héros. Les expédients de la métis – dissimulation, attentisme, artifices – s’avèrent à l’opposé de l’action résolue, directe, virile ; par conséquent, ils appartiennent foncièrement à la dimension féminine. Métis elle-même est une divinité féminine liée à l’élément métamorphique par excellence : l’eau. La toile de Pénélope, qui prolonge son attente indéfiniment, n’est pas seulement une ruse ; elle est aussi la représentation iconique de la métis, trame tissée pour tromper les adversaires (Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne 1974 : 25 sq.).

19Dans les Héroïdes d’Ovide la dimension de la ruse de Pénélope est mise au second plan. Son attente se résume à une crainte indéfinie engendrée par le silence qui entoure le sort d’Ulysse, par l’absence de récit sur lui : « sans frontière est l’espace qui s’ouvre devant l’angoisse » affirme-t-elle dans la lettre destinée à Ulysse (Héroïdes, Épître 1, v. 72). En effet, alors que les nóstoi, les « retours », des autres héros sont connus, personne ne sait rien de ce qui est arrivé à Ulysse. Le héros est caché en marge du monde des hommes et oublié, mais sur cette plage en marge de la vie, il continue de raconter le récit de ses propres aventures pour ne pas s’oublier, pour ne pas oublier qu’il doit vivre encore et mourir. Tout comme Ulysse, ses proches ne peuvent non plus mourir ; leur destin est suspendu dans l’attente de son retour : « je prie les dieux pour qu’il revienne pour fermer ses yeux [scil. de Laërte] et les miens […]. Regarde Laërte, pourvu que tu viennes fermer ses yeux, il attend avec résignation le jour qui mettra fin à son destin », écrit Pénélope (ibid. vv. 101-102 et 113-114). La mort est donc le lot ultime de l’attente du héros. Alors qu’Achille pleurait sa mortalité imméritée, le roi d’Ithaque déplore l’immortalité que Calypso lui impose, cette condition lui soustrayant, à la fois, son kléos, sa « gloire », et son identité.

20Il est intéressant de relever l’importance attribuée au regard tant d’Achille (en Il. I 350, oróon) que d’Ulysse en Od. V, v. 158 (dérkesketo). En effet, la notion d’attente présuppose le regard attentif et vigilant, rivé sur un ailleurs. Il suffit de songer à l’anglais et à l’allemand : warten/wait et watch, « attente », « surveillance », « attention » et « intensité » du regard, circonscrivent le cercle de la plage de l’attente. Particulièrement remarquable, dans ce passage de l’Odyssée, l’attestation de la forme fréquentative du verbe dérkomai. Ce dernier est tiré de la même racine de drákon, « serpent », un animal qui se démarque par son regard pénétrant et hypnotique. Dérkomai, en effet, renvoie à un regard particulier, à la fois intense et luisant ; d’autant plus luisant lorsque les yeux débordent de larmes, comme c’est le cas d’Ulysse sur la plage d’Ogygie. To wait et to watch sont une seule et unique action pour ce héros obstiné.

21Dans les Dialogues avec Leucò de Cesare Pavese, la nymphe invite son bien-aimé à se délivrer du poids de son propre destin, trop lourd à porter – « un destin pesant » – et à accepter l’horizon de son île, le silence qui règne pour « se laisser noyer dans le temps » : « un silence, un arrêt, qui est comme la trace d’une tension antique et d’une présence disparues » (Cesare Pavese 1999 : 101-102). Dans le discours de la nymphe, on remarquera l’emploi du mot « tension », qui nous renvoie à la même base radicale du mot « attente » : sur l’île de Calypso les tensions de l’âme humaine – efforts, désirs, luttes, espoirs – se sont évanouies pour laisser leur place à une troublante immobilité, telle une attente sans but et sans fin.

22Dans son dialogue avec le héros, Calypso met en évidence les points communs entre son destin de déesse et le destin des hommes. L’absence absolue d’espoir de la nymphe – un manque d’espoir anesthésié, au-delà de la douleur – est assimilée à la « vieillesse » et au « regret » qui attendent les hommes à la fin de leurs jours : alors que la première est une peine qu’aucune perspective métaphysique ne peut racheter, le second coïncide avec le sentiment d’une vie que l’on n’a pas vraiment vécue. Mais la présence d’Ulysse sur l’île a entamé le silence et le calme qui régnaient ; son attente, son désir d’Ithaque, troublent la divine insensibilité de Calypso : « tu as amené une autre île en toi », lui dit-elle (Pavese 1999 : 102-103).

23Sur la plage d’Ogygie les rochers deviennent les interlocuteurs du héros qui ne parvient pas à se rendre au silence de l’île où l’immortalité ressemble de trop près à la mort : « Je ne peux pas accepter et me taire », déclare Ulysse. En effet, derrière le don de l’immortalité offerte par Calypso au héros, on entrevoit sans mal l’idée d’une existence dépourvue de tout genre d’émotions, dénuée de conscience, résolument non-humaine : « Ici rien ne se passe jamais. Il y a un peu de terre et un horizon. Ici tu peux vivre toujours […] Dans ce vide il n’y a rien à regretter, songes-y ».

24En effet, la condition divine de Calypso semble être assimilable à un éternel sommeil ; avant l’arrivée d’Ulysse, elle n’existait que sous forme de phénomènes naturels, tel le bruit du vent et des vagues. C’est la présence du héros, sa non-acceptation du silence, du vide, du temps comme abîme dans lequel se plonger sans résistance, qui ont réveillé la déesse de sa torpeur insensible. Par ailleurs, l’assimilation entre Ogygie et le royaume des morts remonte à Homère : l’île de Calypso est située à l’extrême occident ; le nom de la nymphe, « celle qui cache », laisse entrevoir, en filigrane, l’image de l’enterrement ; la grotte où la déesse vit devient l’entrée de l’Hadès ; les plantes qui poussent sur l’île, tels les asphodèles, recèlent des valeurs funèbres.

25Une comparaison fort complexe assimile les prétendants, agonisant dans le palais royal d’Ithaque, à des poissons qui halètent sur « une plage creuse », le contraire de la plage d’Achille – désirant les vagues de la mer (Od. XXII 384-390). On dirait que, à la fin du poème, le poète ironise, par le biais d’une image concrète et grotesque, sur la plage en tant que lieu intensément symbolique, catalyseur de thèmes fondateurs du récit.

La plage de l’attente tragique

26Après les poèmes d’Homère, c’est le théâtre de Sophocle qui nous offre quelques exemples intéressants de l’utilisation de la plage comme décor de l’attente héroïque. Plus précisément, il s’agit de la plage de l’île de Lemnos, dans le Philoctète, et la celle d’Ilion dans l’Ajax. Toutes les deux s’étendent à l’ombre de la guerre de Troie et impliquent, de manière directe, tant Achille qu’Ulysse. Dans les deux cas, on retrouve des objets médiateurs renvoyant à des modèles positifs d’héroïsme, à savoir, respectivement, les armes divines d’Héraclès et Achille. Symboles d’un monde révolu, ces objets sont associés également à Ulysse, héros négatif, rusé et insidieux : dans le Philoctète, il manipule le jeune Néoptolème, fils d’Achille, pour qu’il l’aide à voler l’arc de Philoctète et dans l’Ajax il parvient à s’approprier des armes d’Achille défunt, alors qu’elles auraient dû être attribuées à Ajax.

27Dans l’Ajax les navires et les tentes du héros sont isolés, situés aux extrémités du campement grec (v. 4), contigus à la plage, tout comme les navires et les tentes d’Achille, alors que les tentes d’Ulysse, l’ennemi du héros, occupent le milieu du cantonnement. Achille et Ajax, en effet, sont des personnages spéculaires par plusieurs aspects, parmi lesquels celui-ci ; d’ailleurs, le positionnement dans l’espace reflète la place occupée par le sujet au sein de la communauté d’appartenance. Guido Paduano précise que « l’isolement à l’extrémité symbolise l’isolement héroique et l’émargination qui expriment une radicale diversité des autres » (Paduano 2001 : 104). Au v. 190 on répète que les tentes d’Ajax sont excentrées par rapport au campement ; elles se trouvent « au bord de la mer » (v. 3).

28Dans cette tragédie, la plage est la toile de fond, d’abord, de la dissimulation du personnage, ensuite de son suicide : il affirme vouloir s’écarter pour se purifier sur la plage – « je vais vers les eaux limpides et la clairière près de la plage » (v. 654) – alors qu’il a déjà résolu de se donner la mort. Le soliloque d’Ajax a lieu sur la plage, à nouveau espace-limen entre la vie et la mort – ici également entre raison et folie – lieu où le héros qui se distingue pour son excellence attend de pouvoir racheter son destin. Il est intéressant de remarquer qu’Ajax se tue avec les armes d’Achille (et d’Hector aussi, qui les avait soustraites au cadavre de Patrocle), détail qui fait de cette tragédie, parmi les plus anciennes et les plus archaïsantes de Sophocle, un véritable epicedium du monde héroïque. Après la découverte du corps d’Ajax, Ménélas somme Teucer de laisser le corps de son frère sans sépulture, abandonné dans le sable, dans ce lieu marginal où le héros injustement méconnu par sa communauté, victime de la cruauté des dieux, a attendu une réponse à l’absurdité de son sort, pour ne la trouver qu’en lui-même. Par ironie du sort, ce sera l’entrée en scène d’Ulysse qui résout le conflit entre Ménélas et Teucer, en permettant aux proches du héros de l’enterrer dignement.

29Le texte du Philoctète commence par le mot « plage », aikté : « c’est ici la plage de la terre de Lemnos, déserte et inhabitée ». Pareils procédés chez Sophocle ne sont pas anodins et servent à mettre en relief des mots-clés qui annoncent le noyau thématique de l’œuvre : il suffit de penser que l’Œdipe roi commence par le mot « enfants », tékna. La représentation de Lemnos comme une île sauvage semble être une invention de l’auteur. Le héros éponyme vit dans cet endroit désert : il s’abrite dans une grotte et il chasse les animaux sur la plage, dans l’attente que quelqu’un débarque pour l’emmener avec lui. Dans un passage du commentaire de Guido Paduano il est intéressant de relever l’allusion à la plage de Philoctète – « partie isolée » de l’île, « coupée de toute relation avec le monde civilisé » – tel un microcosme au sein du microcosme de Lemnos (Paduano 2001 : note ad loc.).

30La vaste solitude du lieu n’est pas seulement la toile de fond, mais aussi la caisse de résonance de l’attente du personnage, abandonné depuis dix ans sur l’île, sous l’instigation d’Ulysse, à cause de l’ulcère infecté à son pied. Aux vv. 144 sq., 182, 687 sq., Sophocle esquisse avec plus de précision le décor presque métaphysique de la solitude, de la peine et de l’émargination qui caractérisent l’attente de Philoctète : les vagues de la mer et le gémissement de l’écho sont les seules réponses à ses cris de douleur et à ses invocations désespérées. Au v. 936, Philoctète ne peut que prendre à témoin les plages et les promontoires de la plage, les seuls compagnons de sa souffrance, face à la tromperie du jeune Néoptolème, manipulé par Ulysse. Dans ce cas aussi, la plage représente un lambeau de terre aux marges de la société, telle la tente d’Achille et d’Ajax, et du monde, telle l’île de Calypso : au v. 144, Sophocle a recours au mot eschatià, « l’extrémité », « la limite la plus extrême ».

31Aussi la plage du mythe classique, d’Homère à la scène tragique de Sophocle, définit-elle un espace-seuil et un temps d’arrêt consacré à l’attente. Sur ce seuil, le héros ne peut ou ne veut plus agir ; il n’attend que le dénouement du mythos dont il est protagoniste. La position liminaire de la plage dépend tant de sa nature d’extrême lambeau de terre, soumise à l’action des vagues et des marées, se prolongeant sous l’eau et se confondant avec cet autre élément, que de sa marginalité par rapport à la ville, au campement, en un mot aux lieux civilisés, empreints des mœurs et des lois humaines. Son caractère de frontière entre deux éléments et deux mondes – le monde des hommes face au monde des dieux (Achille, Ulysse), la civilisation et la reconnaissance sociale face à l’abrutissement et à la honte (Ajax, Philoctète) – en fait le lieu privilégié de la solitude du héros, repoussé aux limites extrêmes de la communauté qui ne le reconnaît pas (et qu’il ne reconnaît pas non plus) dans l’attente de son propre rachat, d’un kléos, une « gloire », que les hommes ne sauraient lui octroyer.

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Bibliographie

Alessandri Andrea, 2009, Mito e memoria. Filottete nell'immaginario occidentale, Roma, Editori Riuniti University Press.

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Notes

1 Les italiques sont de Giovanni Pascoli.

2 Sauf indication contraire, les traductions sont de l’auteur.

3 La situation illustrée par le passage d’Il. I, vv. 350 sq. est reprise en Od. II, vv. 260 : tout comme Achille, Télémaque est mis à l’écart de l’assemblée, il jette par terre son sceptre et se retire sur la plage pour invoquer l’intervention d’une divinité maternelle qui ne tarde pas à lui apparaître. Dans ce passage également la plage est un lieu de recueillement et de ressentiment, d’émargination et d’attente d’épiphanies.

4 Voir aussi Dictionnaire Étymologique de la Langue Latine, Histoire des mots, Paris, 1932, s.v. lustrare, lustrum et per-lustrare.

5 Karl Ludwig Reinhardt : 1960, p. 62 sq. ; Winfried Elliger : 1975, p. 29 sq. ; Mario Zambarbieri : 1988-1990, p. 424.

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Pour citer cet article

Référence papier

Francesca Irene Sensini, « Chronotopes de l’attente : la plage du mythe classique »reCHERches, 13 | 2014, 11-22.

Référence électronique

Francesca Irene Sensini, « Chronotopes de l’attente : la plage du mythe classique »reCHERches [En ligne], 13 | 2014, mis en ligne le 13 décembre 2021, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/5909 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.5909

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Auteur

Francesca Irene Sensini

Université de Nice Sophia Antipolis

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Droits d’auteur

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