Avant-propos
Texte intégral
- 1 On peut lire dans le numéro 2 de la revue électronique Quaina une première présentation du projet (...)
1Ce projet de recherche pluriannuel, initié en 20091, a été conçu par des chercheurs de plusieurs universités françaises (Angers, Le Mans, Metz, Rouen et Strasbourg). Il rassemble quatre laboratoires de Lettres, Langues et Sciences Humaines (3L.AM, Ecritures, ERIAC et CHER) qui travaillent tous dans une perspective pluridisciplinaire, croisant la littérature, la linguistique, le cinéma, le théâtre, la civilisation et l’histoire.
2Le projet est né à partir d’un double constat :
– L’attente, en tant qu’activité humaine, est un non-événement : elle « fixe », immobilise l’individu (ou le groupe, la collectivité) dans un espace donné, « suspend » le temps, met l’être-qui-attend dans une tension vis-à-vis de l’avènement de l’événement (espéré ou craint). L’attente prenant fin précisément au moment où celui-ci se produit (ou à partir du moment où sa réalisation devient in-signifiante).
– Ce non-événement est omniprésent dans les représentations (artistiques, littéraires, historiographiques…) et dans les discours ; que ce soit pour magnifier un événement espéré (l’attente du Messie, de l’être aimé, du retour du disparu), pour engendrer la crainte face à un événement menaçant (fin du monde, catastrophe naturelle ou industrielle), pour créer du suspense chez un lecteur / spectateur ou pour toute autre raison.
3Ce paradoxe, qui pose de nombreuses questions par rapport à la représentation, a été au centre de nos réflexions.
- 2 À paraître en 2014 : HUSSON Laurent (dir.), Attentes messianiques, Metz, Centre Ecritures, Revue (...)
- 3 Les travaux sur les approches linguistiques (L’attente linguistique) ainsi que sur le corps (Corp (...)
4Le projet s’est décliné sur plusieurs séminaires et journées d’études qui se sont tenues de façon alternée et à un rythme régulier dans nos divers sites, entre 2009 et 2013. Certaines de ces journées ont privilégié une approche disciplinaire (v.gr., l’attente en linguistique), d’autres une approche thématique (v.gr., l’attente messianique2, corps et attente3) d’autres enfin, comme celles que nous présentons ici, envisagent deux dimensions consubstantielles à l’attente, à savoir l’espace et le temps.
5L’attente consistant, dans sa première acception, à « demeurer en un lieu jusqu’à ce que quelqu’un ou quelque chose arrive », associe par là même espace et temps ainsi que l’illustrent les articles qui composent « Cartographies de l’attente », dans lesquels le topos se voit investi par la temporalité.
6Les espaces de l’attente, qui est suspension du temps et tension envers ce qui peut advenir, se donnent à lire comme ceux de l’espérance autant que de l’angoisse. Ces espaces intensifiés par les émotions des personnages, se révèlent mimétiques ou actifs selon qu’ils épousent ou colorent les affects de ceux qui sont dans l’attente, comme le montrent les études de Francesca Irene Sensini ou de Gregoria Palomar. Ces spatialités de l’émoi en un sens, se font aussi réceptacles ou échos de l’histoire des hommes, les itinéraires individuels se fondant dans une plus ample destinée collective qui peut briser les promesses du futur et avec elles les espoirs de ceux qui étaient dans l’expectation.
7C’est ce que que révèle également l’article de Gustavo Acosta qui amorce une série de travaux associant l’espace de l’attente à une mort inéluctable et annonçant déjà la temporalité inquiétante du compte à rebours : qu’il s’agisse de territoires un temps refuges mais où seront exterminés les Indiens de la Terre de Feu qui n’ont plus où aller, d’espaces clos indéniablement propices à l’attente où délire la figure du fou (David Coste), ou du couloir de la mort dans lequel se joue une étrange évasion perturbant l’espace-temps (Estelle Dalleu), le lieu de l’attente rappelle ici l’antichambre de la mort. Aussi bien, cette dernière étude fait-elle le lien avec l’attente du condamné à mort dont deux exemples ouvrent la deuxième partie portant sur le compte à rebours.
8Les perceptions ou émotions liées à l’attente vont s’exacerber dans le contexte du compte à rebours, celui-ci supposant un moment fatidique où tout semble se jouer : qu’il s’agisse d’une condamnation à mort ou de quelque grand événement, individuel ou historique, il peut s’avérer vital ou essentiel pour celui qui attend, et mettre en cause l’existence même. Temps compté ou décompté, temps renversé ou inversé rappelant le sablier et, en ce sens, temps contraire ou adverse dans des circonstances qui bien souvent ne le sont pas moins, le temps exaspéré ou attisé du compte à rebours dramatise l’attente. Les personnages en ont une conscience plus aiguë, le sentent s’écouler irrémédiablement.
9On le voit, le compte à rebours amène nécessairement à penser le rapport au temps (notamment au futur, l’attente ayant à voir avec la projection) et, dans le cas du condamné à mort, le rapport à soi et au monde, ce dont témoignent deux articles : celui d’Anne-Sophie Morel s’intéressant à des personnages obsédés par ce temps qui nous perd – un temps tout à la fois figé et inexorablement fuyant qui, en dernière instance, accable chacun – ; et celui de Nathalie Besse insistant sur l’impuissance du condamné, comme dépossédé de lui-même, face à l’impensable de la mort.
10Le compte à rebours auquel sont confrontés ces personnages se déclenche à l’intérieur d’un autre qui lui pré-existe et est aussi le nôtre : le compte à rebours que représente l’existence même. En effet, quelle vie qui ne soit en elle-même un compte à rebours, un étau qui se resserre inévitablement ? Certains travaux révèlent cette fatalité ontologique de manière saisissante : ainsi Romain Ragni Calzuola pose-t-il la question de fond teintée d’angoisse nihiliste « À quoi (bon) s’accrocher ? », tandis qu’Anne Isabelle François rappelle que tout peut basculer d’un instant à l’autre et interroge le lien consubstantiel du décompte avec la mort ; Laurent Bazin enfin élargit la problématique à des considérations sociales et identitaires avec des adolescents allant à rebours du réel et des règles.
11On ne saurait omettre que l’écriture peut également être prise au piège d’un compte à rebours : toute histoire ne met-elle pas en marche un mécanisme qui s’y apparente ?, demande Cristina Oñoro Otero dans son étude d’une œuvre qui conteste précisément la possibilité du récit de tromper la mort sans renoncer malgré tout à raconter des histoires. C’est en revanche le non-dit qui, dans l’article d’Edit Bors, l’emporte sur la parole lors d’une rencontre amoureuse contenue dans – et par – une forme de compte à rebours signant ici la mort d’une histoire entre deux personnes.
12L’attente, qu’elle s’inscrive dans un espace défini ou ressortisse à une temporalité particulière telle que celle du compte à rebours, s’avère une thématique riche de sens et d’enjeux lorsqu’elle ne constitue pas un schème narratif singulier qui dynamise ou dramatise le récit et lui confère donc toute sa tension, maintenant le lecteur dans l’expectative ou le tenant en haleine dans l’étreinte du décompte, « captif » consentant des chronotopes fictionnels de l’attente.
Notes
1 On peut lire dans le numéro 2 de la revue électronique Quaina une première présentation du projet, ainsi que sept articles issus de la première journée d’études organisée en septembre 2009. <http://quaina.univ-angers.fr/spip.php?rubrique11>.
2 À paraître en 2014 : HUSSON Laurent (dir.), Attentes messianiques, Metz, Centre Ecritures, Revue Théologies et cultures, n° 5.
3 Les travaux sur les approches linguistiques (L’attente linguistique) ainsi que sur le corps (Corps attendant/ corps attendus) paraîtront en 2015 dans la revue électronique Quaina.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Nathalie Besse, « Avant-propos », reCHERches, 13 | 2014, 5-8.
Référence électronique
Nathalie Besse, « Avant-propos », reCHERches [En ligne], 13 | 2014, mis en ligne le 13 décembre 2021, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/5905 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.5905
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