Avant-propos
Texte intégral
1En ce début de xxie siècle qui voit la recherche scientifique au sens large s’étendre à des domaines inconnus jusqu’alors, il n’est pas mauvais de rappeler que les « humanités », que certains souhaiteraient enterrer, sont encore bien vivantes. Certes, elles se manifestent souvent sous une forme légèrement différente de celle qu’elles avaient à l’époque classique, mais l’intérêt pour les liens qu’entretiennent nos sociétés contemporaines avec les temps qui les ont précédés et plus précisément l’étude de ce qui caractérise l’être humain et en particulier les langues ne se dément pas. Ce quatorzième numéro de Recherches est là pour témoigner que de nombreux chercheurs poursuivent la tâche commencée il y a fort longtemps et font progresser les connaissances de l’histoire de la langue, de la grammaire et de la didactique des langues romanes.
2Les douze contributeurs à ce volume sont intervenus dans la section « Historiographie linguistique et histoire de la langue » lors du congrès de linguistique ibéro-romane organisé en juin 2013 par Sophie Sarrazin et Sophie Azzopardi à l’Université Paul Valéry de Montpellier. Parmi les communications faites lors du congrès, les auteurs des articles publiés ici ont choisi de réélaborer leurs travaux dans la perspective monographique « Langue, grammaire et didactique en diachronie : domaine roman ».
3L’unité de la publication est donc assurée par le concept de diachronie : les contributeurs envisagent aussi bien l’histoire de la langue espagnole que l’histoire de la didactique de l’espagnol et du portugais ou l’histoire de la grammaire et de la linguistique.
4Le volume s’ouvre sur deux publications dont les auteurs, Christian Lagarde et Emiliano Battista (dans une recherche conjointe avec Esteban Lidgett), évoquent les travaux de deux linguistes qui ont marqué le xxe siècle : Ferdinand de Saussure et Amado Alonso.
5En tant que sociolinguiste, Christian Lagarde revient sur les théories fondamentales de Saussure pour montrer que la linguistique saussurienne n’est pas uniquement une linguistique de la langue mais également une linguistique de la parole. Il fonde sa propre réflexion sur les recherches publiées pendant le demi-siècle écoulé, de celles de Calvet à celles de Meschonnic en passant par de Mauro et Arrivé, tentant de réconcilier ce qui a longtemps été considéré comme deux concepts antinomiques.
6Emiliano Battista et Esteban Lidgett analysent un texte inédit du grand philologue espagnol qui vécut en Argentine, Amado Alonso, plus précisément le tapuscrit d’un cours donné en 1932 au Colegio Libre de Estudios Superiores de Buenos Aires. Il s’agit d’un des rares textes d’Alonso qui traite des parties du discours en portant un regard critique sur la tradition grammaticale scolaire qui dominait à l’époque et dans lequel il affirme la nécessité de reprendre les théories d’Andrés Bello au xixe siècle.
7Nous parlions plus haut de la persistance des Humanités, même si elles ont subi des modifications. Nous pourrions même avancer, au vu des travaux publiés ici, que l’évolution n’a peut-être pas été aussi importante qu’il pourrait sembler : en effet, parmi les sept articles consacrés à l’histoire de la langue espagnole, quatre se réfèrent à certaines langues classiques parmi celles que tout lettré se devait de connaître jusqu’au xviiie siècle : le latin, l’hébreu et l’arabe.
8Dans le domaine de l’histoire du lexique, José Antonio Vicente Lozano examine les traces qu’a laissées le contact linguistique entre les romans, l’hébreu et l’arabe dans la péninsule ibérique, le tout dans une perspective diasystémique.
9Toujours en lexicographie, Mihai Enăchescu rappelle que la substitution des arabismes par des latinismes a été particulièrement importante pour les noms de métier, en particulier entre le xiiie et le xvie siècle. Le cas d’albéitar est intéressant, puisque la lexie se maintient jusqu’au xixe siècle où elle sera remplacée par veterinario. Pour rendre compte de l’histoire de cette substitution, l’auteur se fonde sur des sources lexicographiques complétées par la base de données CORDE, et son étude l’amène à envisager des causes extralinguistiques pour expliquer la longévité de l’arabisme.
10Dominique Neyrod nous ramène au Tesoro de Covarrubias dont elle étudie les étymologies hébraïques dans une perspective contrastive avec les étymologies arabes, d’un point de vue linguistique et non plus exclusivement idéologique. Elle situe ainsi Covarrubias au croisement de différents savoirs de son temps, qui vont au-delà de la formation humaniste du lexicographe et dont l’influence a été aussi grande que cette dernière.
11Le latin est au cœur du travail de Susanna Allés qui se penche sur les choix effectués par les traducteurs du latin en castillan en particulier chez Alfonso de Palencia. Elle montre que les traducteurs du xve siècle recourraient à la fois aux latinismes souvent entrés par le biais de l’italien, aux mots patrimoniaux mais aussi aux périphrases lorsqu’ils refusaient les latinismes en l’absence de mot castillan.
12C’est l’insulte qui est au centre de l’étude de Cristina Tabernero qui a dépouillé un corpus de plus de cinq cent de comptes rendus juridiques du xvie siècle de façon à relever les termes injurieux qui avaient donné lieu à procès. Elle a également analysé des sources lexicographiques de la même époque et postérieures afin de contribuer à l’histoire des termes injurieux et à leur datation dans les dictionnaires.
13L’article de Sophie Sarrazin s’inscrit à la fois dans l’histoire de la langue et dans l’historiographie linguistique. L’auteur revient sur l’originalité du classement des formes en -ría par César Oudin dans sa Grammaire Espagnole pour lequel elle propose des justifications sémantico-syntaxiques avant de montrer les prolongements d’une telle proposition.
14Enfin, dans un cadre ayant plus strictement trait à l’historiographie linguistique, Sonia Duarte se penche sur l’Antidoto da lingua portugueza de A. de Mello da Fonseca (1710). Dans une perspective contrastive, elle relève et interprète les références au castillan pour en déduire le sens des représentations qui leur sont sous-jacentes dans le cadre de la tradition historiographique du portugais.
15En histoire de la didactique des langues modernes, un auteur se consacre à l’enseignement de l’espagnol et deux autres à celui du portugais.
16Carmen Quijada s’intéresse à un corpus de grammaires de l’espagnol pour bascophones publiées au xixe siècle. Son analyse prend en compte aussi bien des aspects textuels que paratextuels, ce qui l’amène à présenter des données de caractère linguistique et pédagogique ainsi que des considérations bibliographiques du plus grand intérêt.
17Jocenilson Ribeiro et Vanice Sargentini contribuent à l’histoire du portugais langue maternelle au xxe siècle en abordant un thème original : la présence croissante de l’iconographie dans les manuels de langue portugaise publiés au Brésil entre 1967 et 2007, dont ils montrent qu’elle est le résultat de l’influence du modèle théorique et structurel européen.
18Toujours au Brésil et au xxe siècle, Christianne Rochebois analyse une grammaire de Français Langue Étrangère publiée en 1970 par Starling et Maciel, intitulée Cours de Français – Méthode structurale. À partir de cet exemple, elle montre que de tels ouvrages ne sont pas de simples adaptations du matériel édité en France mais prennent en compte les connaissances linguistiques, métalinguistiques et culturelles qui sont intrinsèquement liées à la langue maternelle des apprenants.
19Le retour sur le passé, que celui-ci soit proche ou très lointain, apporte toujours un éclairage sur nos perceptions et nos pratiques actuelles. Dans le domaine spécifique de l’histoire de la langue, de l’histoire de la didactique et de l’historiographie linguistique, ce regard en arrière est le fondement même des études scientifiques et constitue la seule façon de progresser. Nous souhaitons que ces douze contributions permettent d’aider la recherche à aller de l’avant, en apportant une connaissance du passé qui éclaire l’avenir.
Pour citer cet article
Référence papier
Diana Esteba Ramos et Marie-Hélène Maux-Piovano, « Avant-propos », reCHERches, 14 | 2015, 5-8.
Référence électronique
Diana Esteba Ramos et Marie-Hélène Maux-Piovano, « Avant-propos », reCHERches [En ligne], 14 | 2015, mis en ligne le 03 décembre 2021, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/4722 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.4722
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