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Textes dramatiques
Libre échange

Libre échange

Luis Araújo
p. 215-243

Notes de la rédaction

Cette pièce a été récompensée par le Prix Esperpento de Textes Théâtraux 2008. Le texte a été recommandé par la Convention Théâtrale Europea 2010 et a reçu une aide à la création de la Comunidad de Madrid (Consejería de cultura y deportes. Dirección general de Promoción cultural). La première a eu lieu en décembre 2009, dans la petite salle du Teatro Español (Madrid), dans une mise en scène de Jesús Cracio.

Texte intégral

Personnages

A : citoyen.

B : femme sans papiers.

– I –

A.— Ça t’a plu ?

B.— Bien sûr, mon amour, tu es un grand méchant loup.

A.— Grrrrr !

B.— Pauvre de moi seule avec cet animal sauvage.

A.— Je vais te dévorer.

B.— Ça t’a plu.

A.— C’est toi qui me plais. Beaucoup.

B.— Je te donne ce dont tu as besoin, mon amour, ce que tu désires.

Pause.

A.— Et moi ?

B.— Toi tu es un pauvre loup affamé.

Pause.

A.— Je te plais, à toi ?

B.— Tu es un amour, mon coeur.

A.— Un amour, mon coeur…

B.— Tu es un garçon bien élevé, un galant homme.

A.— Ah oui ?

B.— Tu n’as pas idée des brutes qui traînent par ici, mon amour, tu n’imagines même pas…

A.— Attends, ne t’habille pas.

B.— Tu aimes me regarder ?

Silence.

B.— Ne te remets pas à bander, je dois partir

A.— Je veux plus.

B.— Pas maintenant, mon amour, j’ai du travail.

A.— Demain.

B.— Demain ?

A.— Ce soir.

B.— Demain.

A.— Ici.

B.— À six heures. Avant, je ne peux pas.

A.— À six heures.

Pause.

B s’habille.

B.— Nous voulons tous plus.

A.— Et toi ?

B.— Moi ?

A.— Toi aussi, tu veux plus ?

B.— Moi, je voudrai ce que tu veux.

Pause.

A.— Demain à six heures ?

B.— Demain à six heures, tu en auras plus, mon amour.

A.— Tu me plais.

B.— À demain, mon coeur.

A.— À demain… trésor.

Ils sourient. B sort. A la regarde partir.

– II –

A.— Je veux que tu sois à moi.

B.— Je suis à toi, mon amour.

A.— Non. À moi. Complètement.

B.— Je suis là. Qu’est-ce que tu veux de plus ?

A.— Que tu sois à moi. Toujours.

B.— Toujours ! En voilà un grand mot, toujours !

A.— Je veux sentir que tu m’appartiens.

B.— Je suis toute à toi mon amour, je me déshabille et tu peux faire tout ce que tu veux de moi.

A.— Non.

B.— Non ?

A.— Ce n’est pas ce que je veux.

B.— Non ?

A.— Bon, oui, ça aussi.

B.— Alors ?

A.— Je veux plus.

B.— Demande, mon amour. Tout a un prix.

A.— Ah oui ?

B.— Tu le sais déjà.

Pause.

A.— Et toi ? Combien tu vaux, toi ?

B.— Je peux te faire un prix pour la nuit. À la journée. Ou pour le week end.

A.— Combien.

B.— Mais je ne suis pas une demoiselle de compagnie.

A.— Combien.

B.— Tu t’ennuierais avec moi, mon amour. Une fois satisfait, tu ne saurais plus quoi faire de moi le reste du temps. Et moi non plus.

A.— Satisfait ?

B.— Bien sûr, grand sot.

Pause.

A.— Je peux t’acheter des vêtements ?

B.— Ah oui ? Tu m’achèterais des vêtements ?

A.— C’est moi qui les choisirais.

B.— Ah, oui…

A.— Lingerie La Perla…

B.— Vraiment ?

A.— Tu connais ?

B.— De ma vie je n’ai rien vu de plus beau, mon amour, ni de plus cher.

A.— Ça te plairait ?

B.— Pourquoi ?

A.— Comment ça pourquoi ?

B.— Tu peux avoir des filles qui ont de la classe, des filles élégantes qui portent ces bodys de chez Chanel et ces sacs Vuitton… Pourquoi est-ce que tu veux m’acheter moi… ?

Silence.

…je ne veux pas dire… mais…

A.— Tu me plais.

B.— …

A.— Je veux que tu sois à moi.

B.— Mais, mon coeur, tu as perdu la tête.

A.— On y va ?

B.— Où ?

A.— Faire des achats.

B.— J’ai un rendez-vous à…

A.— Oublie-le.

B.— Je ne peux pas, c’est mon travail.

A.— Tu as encore combien de rendez-vous aujourd'hui?

B.— (Mentant) Cinq.

A.— Je te les paie.

B.— C’est vrai, je te plais tant que ça, mon bébé ?

A lui donne de l’argent.

A.— Ça va comme ça ?

B.— Il faudrait que j’appelle.

A lui donne plus.

A.— Tiens.

B.— Mais… pourquoi ?

Silence.

A.— Prends.

B.— Merci.

Silence.

Tu es un amour.

A la tripote.

A.— Tu es à moi.

B.— (Riant) Le client a toujours raison.

– III –

B.— Pourquoi tu ne regardes pas les autres femmes ?

A.— Je ne les regarde pas ?

B.— Non. Tu ne regardes pas les culs de toutes ces dindes.

A.— Les culs de ces dindes ?

B.— Tu ne regardes pas leurs nénés.

A.— Prends l’habitude de dire “les seins”, c’est moins vulgaire.

B.— Si tu veux, “le buste”, alors.

A.— Non… C’est un peu maniéré. Plutôt “les seins”.

B.— Tu ne les regardes pas.

A.— Ou “la poitrine”, c’est presque mieux.

B.— Pourquoi ?

A.— Je ne sais pas. Je suppose que… c’est ce qu’on m’a appris…

B.— On t’a appris à ne pas regarder les filles ?

A.— Les curés, tu sais bien… Les pensées impures…

Silence.

B.— Tu veux baiser de façon pure, mon amour ?

A.— Oui.

Pause.

A.— Très joli ce body que tu portes.

B.— Tu veux le voir encore ?

A.— Oui.

B.— Moi, ce que j’aimais, c’était regarder la mer.

A lui arrache ses vêtements.
Pause.

A.— C’est bizarre de regarder…

B.— Regarder, c’est tout ?

A.— Masturbe-toi.

B.— Quoi ?

A.— Masturbe-toi pour moi.

B.— Ce n’était pas prévu…

A.— Combien ça coûte ?

B.— …

A.— Autant que de tirer un coup ?

B.— Ben oui.

A.— Je ne te toucherai pas.

B.— Ça c’est une autre chose. Tu peux me toucher, si.

A.— D’accord. Et tu restes avec moi cette semaine.

B.— Tu es sûr ?

A.— Tu ne veux pas ?

B.— Si, je veux bien, mon coeur.

A.— Masturbe-toi.

B.— Ici, plantée là, comme ça ?

A.— Non. Assieds-toi. Ici.

B.— Tu veux me dégrafer toi-même le body, mon amour ?

A.— Oui. Non.

Silence.

B.— Comme vous êtes vicieux.

A.— Qui nous ?

B.— Les hommes en général. Vous adorez ça.

A.— Et ce n’est pas vicieux de faire ça pour de l’argent ?

B.— C’est un travail, mon amour.

A.— Ça n’est que ça, un travail ?

B.— Je vends ce que tu achètes.

A.— Et moi j’achète ce qui est à vendre.

B.— Le monde fonctionne comme ça.

A.— C’est dégoûtant.

B.— Dégoûtant ? C’est la loi de la vie, mon coeur, c’est seulement l’instinct.

A.— Alors c’est tout ? Le monde se réduit à vendre et à acheter. Tu vends ton corps et tu achètes des petites robes. C’est ça la vie.

B.— La vie c’est de la merde, mon amour. Tu n’as pas idée quelle merde ça peut être la vie. Toi tu es du côté de ceux qui peuvent, de ceux qui achètent. Combien elle t'a coûté cette belle bagnole avec laquelle tu m'as emmenée faire des courses, mon amour ? Et si tu as cette bagnole, c'est que tu as aussi un appartement de luxe avec une immense terrasse et même avec une piscine. Comment tu saurais, toi, ce que ça veut dire être malheureux. Être malheureux, ça veut dire n’avoir rien à vendre.

Silence.

A.— Tu te trompes.

B.— Oui bien sûr. Je ne suis qu’une pute ignorante. Comment pourrais-je ne pas me tromper !

A.— Je n’ai pas un appartement avec piscine, j’ai quatre maisons…

B.— Avec piscine ?

A.— Et je n’ai pas une belle voiture, j’en ai trois.

B.— Et tu vas me faire croire que tu ne t’es pas vendu pour acheter tout ça ?

A.— Non.

B.— Eh bien je ne te crois pas.

A.— Non, je ne vais pas te faire croire ça.

B.— Mais alors qu’est-ce que tu fais avec moi si tu vis comme ça ? Quel besoin as-tu d’une fille comme moi ? Tu pourrais avoir toutes celles que tu veux.

A.— C'est toi que j'aime. C'est toi que je veux.

B.— Tu m’aimes ? ! Comment oses-tu dire que tu m’aimes ! Je ne suis pas une de tes bagnoles, mon amour. Tu m’utilises et tu me paies pour ça. Tu m’habilles comme une des ces jolies poupées qu’on voit aux terrasses des cafés sur Les Champs Élysées, mais je ne fais pas partie de ta vie. Tu me paies pour me voir me déshabiller, m’habiller, me masturber et pour baiser avec toi. Comment oses-tu dire que tu m’aimes !

Pause.

A.— Tu préférerais que je ne te paie pas ?

B.— Ne fais pas l’imbécile.

A.— Que je ne t’achète pas des vêtements ?

B.— Je ne t’ai rien demandé.

A.— Qu’est-ce que tu veux alors ?

B.— Tu te soucies de ce que je veux maintenant ? Tu crois que je fais ça parce que j’en ai envie ? Tu crois que je serais là si je n’en avais pas besoin ?

A.— De quoi as-tu besoin ?

B.— De quoi j’ai besoin ? De quoi est-ce que tu crois que j’ai besoin ? À quoi ça te sert d’avoir deux yeux ? Je suis étrangère. Regarde-moi bien. Je n’ai pas de papiers. Mais dans quel monde est-ce que tu vis ! Tu crois que je suce des bites dans ton pays seulement pour me payer des vacances sous les Tropiques ? Non, chéri. Les Tropiques, c’est là d’où je viens.

Silence.

– IV –

A.— Je veux plus.

B.— Que veux-tu de plus, mon cœur ?

A.— Tout.

B.— Tu n’en peux déjà plus, mon amour.

A.— Mais toi, oui.

B.— Je ne te comprends pas.

A.— Bien sûr que tu me comprends.

Silence.

B.— Que veux-tu que je te fasse ?

A.— Je veux… plus.

B.— Mais tu es déjà épuisé, mon coeur.

Pause.

A.— Je voudrais te violer.

B.— Tu plaisantes, mon mignon.

A.— Te prendre de force.

B.— Le mâle dominant hein ?

A.— Mâle, mon cul. Tout le monde a besoin de dominer quelqu’un. Les femmes aussi.

B.— Tu crois ?

A.— Pas toi ?

B.— Dominer ?

A.— Ce n’est pas dominer ce que tu fais ? Tu m’appelles “ton loup” pour m’embobiner et tu m’extorques de l’argent.

B.— (Riant.) Alors maintenant, c’est moi la louve ! (Pause.) Allez, retire ça.

A.— Toi, déshabille-moi.

B.— Bien sûr, mon bébé. Maman va te déshabiller, elle va te laver, te parfumer, et elle va te faire un gros câlin pour avoir été un bon petit loup.

A.— Tais-toi.

B.— Très bien, je me tais, mon amour, ta petite maman va te faire tout ce que tu veux, et elle ne dira pas un mot.

A la repousse violemment.

A.— Tais-toi, bordel !

B.— Bon, bon, ça va.

A.— Tais-toi !

Silence.

Tu n’es pas ma mère.

Pause.

B se retient de rire.

B.— Ça m’est sorti de la bouche comme ça.

Pause.

Ne te fâche pas, mon amour…

Pause.

Je suis désolée. Vraiment, je ne voulais pas te contrarier…

Silence.

Tu veux que je m’en aille ?

Silence.

B ramasse ses affaires.

A se jette sur elle et lui arrache ses vêtements.

B rit.

B.— Ah, mon amour ! Un vrai loup.

– V –

B.— Avocat ?

A.— Oui.

B.— C’est vrai ?

A.— Oui, bien sûr.

B.— Et tu défends qui ?

A.— Des entreprises.

B.— Quelles entreprises ?

A.— Qu’est-ce que ça peut te faire ?

B.— Je veux dire… Tu ne défends pas aussi des personnes ?

A.— Non. Seulement de grandes entreprises.

B.— Et pourquoi seulement ?

A.— Parce qu’elles paient des fortunes.

B.— Mais… les grandes entreprises ont besoin qu’on les défende ?

A.— Bien sûr.

B.— Contre qui ?

A.— (Il rit.) Contre les lois.

B.— Contre les lois !

A.— Bien sûr.

B.— Comme moi…

A.— Bon, toi tu ne paies pas d’impôts, si ?

B.— Il ne manquerait plus que ça.

A.— Tu n’as pas d’employés non plus.

B.— Et puis quoi encore.

A.— Les syndicats ne te mettent pas la pression…

B.— Des tas de gens me mettent la pression : les voisins, les curés, les politiciens, la police… Tu crois que ça ne suffit pas ?

A.— Bon, s’ils te cassent trop les pieds, tu changes de quartier et puis voilà.

B.— Bien sûr, comme si c’était aussi facile. Depuis l’arrivée des Ukrainiennes et des Roumaines il faut se battre pour avoir un bout de trottoir. Le Bois de Boulogne était aux Brésiliennes, mais le maire les a foutues dehors. La rue Saint Denis, c’est les Africaines. Et sur Les Grands Boulevards tu risques ta peau à cause des maquereaux, les Albanais surtout sont de vrais enculés…

A.— La globalisation.

B.— Et sur la Côte, c’est encore pire. C’est contrôlé par la mafia russe.

A.— Et toi, tu travailles à ton compte…

B.— Je danse à mon propre rythme.

A.— Et tu t’en sors ?

B.— Je racole dans d’autres endroits, tu le sais… Eh, tu veux seulement me faire parler, c’est ça !

A.— Mais c’est plus difficile de trouver des clients, non ?

B.— Tout a un prix. Mais je suis libre.

A.— Libre ?

B.— Je vis dans un pays libre, non ?

A.— La liberté, c’est très cher.

B.— Je te dis, tout a un prix.

A.— Tu as de l’argent, toi ?

Silence.

B.— Qu’est-ce que tu faisais dans ce musée ?

A.— Un musée ? De quoi tu parles ?

B.— Le jour où je t’ai racolé, tu sortais du…

A.— Ah ! C’était pour le travail…

B.— Tu travailles dans les musées ?

A.— Ça dépend de l’affaire dont je m’occupe. Le domaine de l’art brasse beaucoup d’argent, tu sais.

B.— De l’argent sale ?

A.— (Il rit). Disons que ça met parfois en jeu des opérations assez compliquées.

B.— Alors que les artistes ne touchent pas un rond.

A.— Certains, non.

B.— La plupart. Ceux que je connais n’arrêtent pas de se plaindre.

A.— Il faut savoir se vendre.

B.— Tout a un prix.

A.— Tout.

B.— Oui.

Pause.

A.— Et toi ?

B.— Quoi, moi ?

A.— Quel est ton prix ?

B.— Tu le sais bien, mon amour. Pourquoi demander ?

Silence.

A.— J’aimerais te violer.

Silence.

B.— Tu es complètement fou, mon coeur.

A.— Et quoi ? Tu n’es pas folle toi ?

B.— Pourquoi veux-tu me violer, je suis déjà à toi.

A.— Ce n’est pas pareil.

B.— Mais tu ne peux pas. Tu ne vois pas que je me laisse faire ?

A.— Quand tu ne t’y attendras pas.

B.— Et si je ne résiste pas ?

A.— Je veux que tu résistes.

B.— Tu es complètement malade, toi.

A.— Je te paierai ce que tu voudras.

B.— Pour que je résiste ?

A.— Combien veux-tu ?

B.— Je ne veux rien. Je n’aime pas du tout ton petit jeu.

A.— Tu auras de quoi vivre pendant un mois sans avoir à supporter aucun client.

B.— Mais je ferais semblant ! Tu ne comprends pas ? Qu'est-ce que ça te rapporterait de plus de me posséder ainsi puisque tu me possèdes déjà ?

A.— Je t’aborderai dans la rue, quand tu seras seule, au moment où tu t’y attendras le moins.

Pause.

B.— Ça t’excite…

Pause.

A.— Oui.

Pause.

B.— Et tu paierais pour ça.

Pause.

A.— Oui.

Silence.

B.— On m’a souvent violée, tu sais ? Dans mon pays, presque toutes les petites filles découvrent le sexe comme ça. Mon voisin avait quarante deux ans. Moi douze. Il m’a plaqué sur la bouche une main pleine de graisse et de l’autre il m’a soulevée comme un paquet de linge. Il m’a jetée dans un camion qu’il y avait dans son atelier. « Je ne veux pas te faire de mal, il m’a dit, tu sais bien ce que font les hommes avec les femmes, hein ? Si tu restes tranquille, je te donnerai une petite pièce, parce que tu me plais beaucoup. » Je lui ai balancé un coup de pied dans la figure et il m’a arraché ma culotte. Il a joui en à peine une minute. Après il m’a souri et il m’a dit : « maintenant tu es une femme. » Et il m’a balancé un billet.

A.— Tu l’as pris ?

B.— Ce qui est sûr c’est que lui il m’a bien prise.

A.— Je veux dire l’argent.

B.— J’étais sur le point de le prendre, en pleurs, mais avant de le lâcher il m’a regardée avec un grand sourire et il m’a dit : « ça c’est pour que tu ne le racontes à personne. Si tu le racontes on te traitera de pute. Si tu gardes le secret, je te donnerai un autre petit billet chaque fois qu’on fera l’amour.  ». Il m’a balancé le billet et il a essuyé mes larmes. « Tu peux te laver ici si tu veux », et il m’a montré le robinet du garage. Moi je me suis mise à courir, les jambes pleines de sang, et j’ai erré pendant toute la journée sans oser retourner chez moi…

A.— Et tu n’as rien dit ?

B.— J’avais douze ans. Je me disais : « je suis une pute, je suis une pute, je l’ai fait pour de l’argent, je suis une pute… »

A.— Et tes parents ?

B.— Mes parents ?

A.— Ils n’ont jamais su ?

B.— Je n’ai jamais eu de parents.

Silence.

A.— Je dois partir.

Silence.

B.— Tu vas vraiment le faire ?

A.— Ça me coûterait combien ?

B.— Tu le feras de toute façon.

A.— Il vaut mieux que tu fixes un prix.

B.— Un mois de passes ?

Pause.

A.— Ne viens pas demain. C’est moi qui te trouverai.

B.— L’argent d’avance.

A.— Je ne te ferai pas faux bond. Tu peux me faire confiance.

Long silence.

– VI –

B a le visage marqué. Quelques bleus ou griffures sur les bras et les jambes.

B.— Je veux le double. Tu m’entends ?

A.— Un marché est un marché.

B.— Un marché, fils de pute ?

A.— C’est ce que nous avons convenu.

B.— Tu n’avais pas à me frapper. Regarde-moi. Je ne vais pas pouvoir travailler pendant deux mois.

A.— C’est toi qui as fixé le prix.

B.— Le prix de quoi, enculé ?

A.— Tu as résisté.

B.— Je devais faire semblant pour que tu puisses réaliser ton fantasme de merde ! Mais toi tu m’as traînée sur le trottoir !

A.— Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ?

B.— Tu es un enfoiré de fils de pute et tu vas me payer le double tout de suite ou je te dénonce !

A.— Tu veux te venger ?

B.— Je ne veux plus jamais te voir !

A.— Eh bien la porte est là.

B.— Mon argent.

A.— Je t’ai déjà payée.

B.— Je veux le double !

A.— Il fallait augmenter tes prix.

B lui donne une violente claque et se met sur la défensive.

A soupire et rit.

A.— Tu es merveilleuse.

B.— Enfoiré. Tu es un malade mental.

A.— Tu vas me frapper ?

B.— Je vais te dénoncer, je foutrai ta vie en l’air.

A.— Ça ne te servirait à rien, ne sois pas idiote.

B.— Pourquoi est-ce que tu m’as fait ça ?

A.— Parce que tu me rends dingue. Je te l’ai dit… je perds la raison… Tu me fascines, je perds la tête. Je veux que tu sois à moi. Tu ne comprends pas ? À moi, complètement. Je suis prêt à te donner ce que tu veux, à changer ta vie, complètement…

B.— C’est comme ça que tu vas changer ma vie, en me rompant les os ?

A.— Combien de fois on t’a frappée ?

B.— Qu’est-ce que ça peut te faire.

A.— Tu veux continuer à vivre comme ça ?

B.— Ma vie ne regarde que moi. Tu n’as pas le droit de…

A.— Ta vie, c’est de la merde. N’importe quel couillon peut t’avoir pour quelques billets et te laisser allongée sur le trottoir à un coin de rue jusqu’à ce que le suivant arrive. Et qu’est-ce que tu reçois en échange ? Dis-moi. Qu’est-ce que tu as obtenu ? Une vieille paire de chaussures déformées et un parfum bon marché. N’importe quel imbécile peut te flanquer une correction. Pour quatre sous tu es à sa merci.

B.— Et en quoi tu te distingues de tous ces porcs ?

A.— Tout a un prix, tu te souviens ?

B.— Tout non !

A.— Bien sûr que si !

B.— Ça non, fils de pute, ça n’a pas de prix.

A.— C’est toi-même qui l’as fixé.

B.— Mais ce n’était pas pour ça.

A.— Puisque tu dis toi-même que ça valait le double.

B.— Alors donne-le moi !

A.— Tu vois ? Voilà le prix.

Pause.

Tu t’es trompée. C’est pour ça que tu es en colère.

B.— Tu es un enfoiré de malade mental. Donne-moi l’argent et oublie-moi.

A.— Ce ne serait pas juste. On a passé un marché.

B.— Juste ? Tu oses parler de ce qui est juste ?

A.— Nous payons tous pour nos erreurs. Les miennes m’ont coûté beaucoup plus cher que tu ne l’imagines.

B.— Pauvre fils de pute, tu ne peux pas savoir à quel point tu me fais pitié.

A.— Tu as raison d’essayer de me blesser, cela montre qu’il te reste de la dignité. Mais c’est toi qui a commis une erreur. Tu as mal calculé le prix. Moi, pourtant, je suis plus que satisfait… C’était magnifique, vraiment.

Silence.

B.— Ça t’excite de me faire mal…

A.— Ça me fascine de t’avoir à ma merci. Sentir que je fais de toi ce que je veux. Sans limites, sans règles, sans faux-semblants… Soumise à tous mes caprices. Je donnerais n’importe quoi pour te garder comme ça à jamais. Si tu voulais…

B.— Mais je ne veux pas. Trouve t’en une autre. Et tu finiras par avoir des ennuis. Tu es avocat, tu le sais. Tu sais que j’ai raison. Dans ce pays, il y a des lois…

A.— Les lois sont seulement là pour fixer les prix : pour avoir renversé quelqu’un dans la rue, pour en avoir tué un autre dans une salle d’opération, pour en avoir laissé un troisième cloué à vie dans un fauteuil roulant… Des indemnisations, tu comprends ? Un avocat brillant est un avocat qui obtient les meilleurs prix pour satisfaire les désirs les plus obscurs des êtres humains.

B.— Et ils travaillent pour ceux qui peuvent se les payer.

B.— Bien sûr.

Silence.

B.— Mais ça, ce sont des… erreurs. Un accident de la circulation… Une faute d’un médecin, ce n’est pas intentionnel. Personne ne prend plaisir à estropier quelqu’un.

A.— Des accidents involontaires, n’est-ce pas ? Mais le type qui conduit bourré, le chirurgien qui opère après une nuit blanche passée à faire la fête, inconsciemment, bien sûr, ils savent très bien qu’ils mettent en danger la vie des autres. Et ils s’en foutent. Parce que le désir ultime de tout être humain, c’est de n’en faire qu’à sa tête. D’agir selon son caprice. C’est la liberté, tu comprends ?

Pause.

B.— La liberté, ce n’est pas… ça.

A.— Ah non ?

B.— Le chirurgien préférerait aller dormir après avoir fait la fête plutôt que d’aller en salle d’opération.

A.— Alors pourquoi ne le fait-il pas ?

B.— Parce que… je ne sais pas, c’est son travail.

A.— Son travail. C’est ça ! Il ne va pas dormir parce qu’on le paie. On le paie pour qu’il fasse ce qu’il ne veut, ni ne peut, ni ne doit faire.

B.— Ce qu’il ne devrait pas faire c’est se saouler la nuit d’avant.

A.— Pourquoi pas ?

B.— Parce que non, parce qu’il doit opérer.

A.— Parce qu’on le paie ?

B.— Bien sûr. On le paie pour qu’il fasse quelque chose d’utile, soigner les malades. Et il doit accomplir sa tâche.

A.— Parce que sinon, il n’y aurait pas de chirurgien, ni de blocs opératoires, ni d’hôpitaux.

B.— Voilà.

A.— Et parce qu’aucun être humain n’en soignerait un autre si on ne le payait pas pour ça ? Parce que chacun de nous se fout complètement du sort des autres.

Silence.

B.— Les gens ne sont pas comme ça. Tu… tu es un malade. Les gens se préoccupent des autres. Les gens… les gens aiment leur prochain. Ils s’aident les uns les autres…

A.— Ah, oui ? Qui ? Qui t’a aidée, toi ? Qui se préoccupe de toi ? Qui t’a aimée, toi, depuis que tu as douze ans ? À part ton voisin, celui du garage ? Dans combien de camions on t’a fait monter à coups de pompe dans le cul ? Dans combien de camions tu es montée par toi-même pour de l’argent ? De qui est-ce que tu parles, bordel, quand tu dis les gens ? Qui sont ces gens ? Où sont-ils ?

Silence.

B.— Chacun de nous… chacun de nous a les siens.

A.— Les siens, oui… les siens.

Pause.

B.— Qui… qui sont les tiens ?

Silence.

A.— Moi je veux que tu sois mienne.

B.— Mais pas comme ça, ce n’est pas ça.

A.— Alors comment c’est, bordel ?

B.— C’est que toi… tu m’as fait mal.

A.— Je ne peux pas faire ce que je veux avec ce qui est mien ?

B.— Mais… pas avec les personnes.

A.— Pourquoi pas ?

B.— Parce que les personnes… sont à toi si… si elles le veulent. Pas parce que tu les paies…

A.— Ah oui ? Et pourquoi tu es venue me voir aujourd’hui ? Moi qui pensais ne jamais te revoir.

Long silence.

Tu as commencé à crier…

Silence.

… ce fut comme si tu étais en train de profaner notre intimité. Tous les deux seuls, au milieu de la nuit… et tu voulais qu’on nous voit… Mais moi je te voulais seulement pour moi.

Pause.

Tu as été magnifique… Tu ne peux pas… tu ne peux pas savoir ce que j’ai ressenti… Fragile… chaude… entre mes mains… et m’enfoncer en toi…

Pause.

A.— J’aurais pu te tuer. Je n’ai pas voulu le faire. Tu me plais beaucoup… Mais à ce moment là j’aurais pu le faire. Et en cela, tu as été mienne.

Long silence.

Tiens.

B.— Qu’est-ce que c’est ?

A.— Le double. Ce n’est pas pour ça que tu es venue ?

Silence.

B prend l’argent.

B.— Moi… j’ai trois enfants.

A.— À toi ?

B.— Oui, à moi.

– VII –

B attend très nerveuse.

Entre A.

A.— Bonjour.

B.— Bonjour.

A.— Tu n’as pas du tout changé.

B.— Tu as l’air… fatigué.

A.— Le travail… Des problèmes et encore des problèmes.

Silence.

Je t’ai manqué ?

B.— J’ai besoin que tu m’aides.

A.— Moi ?

B.— Oui.

A.— Tu es sûre ?

B.— Oui.

A.— Intéressant…

B.— Tu es avocat.

A.— Tu t’es fourrée dans une sale affaire.

B.— Non. Enfin si… bon… j’ai besoin d’un avocat.

A.— Et c’est moi que tu viens voir ?

B.— Tu es un bon.

A.— Je suis bon, moi ?

B.— Dans ton travail. Tu es un des meilleurs, non ?

A.— Je suis le meilleur, ma chérie. Dans tous les sens du terme.

B.— Je te paierai.

A.— Allons bon, ça doit aller très bien pour toi, alors.

B.— Oui.

A.— Ah, oui ? À te voir, on ne dirait pas.

B.— Je gagne ma vie.

A.— Tu gagnes ta vie… Quelle vie ?

B.— La mienne.

A.— C’est ça.

B.— Et celle de mes enfants.

A.— Et il te reste encore de l’argent pour t’offrir mes services ?

Silence.

B.— Je te paierai.

A.— Tu sais combien je prends ?

B.— Je te paierai ce que tu veux.

A.— Tu t’es fourrée dans une très sale affaire, hein ?

B.— Tu vas m’aider ?

A.— Tu ne gagnes pas en dix ans ce que je prends comme honoraires pour une seule affaire.

Silence.

B.— Mais moi… je ne t’ai pas dénoncé.

Silence.

A.— Et tu vas le faire maintenant ?

Pause.

C’est ça ? Tu essaies de me faire chanter ?

B.— Non.

A.— Ah, non ? Alors quoi…

B.— J’ai besoin que tu m’aides.

Silence.

A.— La vie est vraiment incroyable. Je t’aurais donné tout ce que tu aurais voulu. Tout. N’importe quoi… Et tu m’as fui. Et aujourd’hui, tu veux acheter mon aide ? Que se passerait-il si je me levais maintenant et que je partais ?

B.— Non, attends.

Pause.

Ce n’est pas pour moi. J’ai besoin que tu aides mes enfants.

A.— Tu es complètement folle.

B.— On les a mis en prison.

A.— Les trois ?

B.— Les deux plus grands.

A.— Ce n’est pas possible. Quel âge ont-ils ?

B.— Quatorze et quinze.

A.— Alors ils ne peuvent pas être en prison, ils sont mineurs. Tu es en train de me mentir ?

B.— La police les a emmenés. Je ne te mens pas.

A.— C’est qu’ils ont fait quelque chose.

Silence.

B.— Ils veulent me les enlever.

A.— Tu n'as toujours pas de papiers ?

B.— C’est Laika qui me l’a dit, elle est à moitié française. On te les enlève.

A.— Immigrante sans papiers et pute… une mère modèle.

B.— C’est toi qui dis ça.

A.— Oh, ma belle, moi, je suis un citoyen respectable.

B.— Un client à putes et un violeur, voilà ce que tu es.

A.— Je ne pense pas que nous allons nous entendre.

B.— Si, je t’en prie, s’il te plaît, écoute-moi…

A.— Qu’est-ce que j’en ai à foutre, moi, de tes enfants ?

Silence.

B.— Je te donnerai ce que tu veux.

Silence.

A.— Tu mens.

B.— Je te le jure devant Dieu, aide-moi à les sortir de là et je te donnerai tout ce que tu veux.

A.— Tu me prends pour un imbécile. Et ça, je ne le permets à personne. Tu ne peux pas me tromper, tu comprends ? Je vis entouré de requins, de gens qui se bouffent entre eux. Bordel, qu’est-ce que tu sais, toi, de la façon dont on conclut vraiment une affaire. Tes enfants ? Tu me fais rire. Tu sais combien d’hommes politiques j’ai achetés aux dernières élections ? Tu sais combien ont essayé de me faire mettre en prison ? Et tu prétends me faire un chantage de merde avec tes trois crève-la-faim parce qu’un jour je t’ai filé trois égratignures ? Ne me casse pas les couilles, bébé. Je n’ai pas le temps pour ces enfantillages, et je doute fort qu’on t’ait retiré tes enfants.

B.— Je te le jure devant Dieu. La police les a emmenés l’autre nuit. Tu dois m’aider, je ne t’ai pas dénoncé, je ne t’ai pas fait de problèmes. Je te paierai, je ferai tout ce que tu veux, mais fais en sorte qu’ils me les rendent.

A.— Tu mens. Je sais où tu veux en venir et tu mens.

B.— Mais pourquoi je te mentirais ? Pourquoi je viendrais te chercher après tout ça ? Pourquoi tu ne me crois pas ?

A.— Parce que si on t’avait enlevé tes enfants, on t’aurait enlevé les trois.

Silence.

B.— Parce que je suis… une pute sans papiers…

A.— Bien sûr. Tu crois que la Protection de l’enfance va te laisser justement le plus jeune ?

B.— C’est qu’elle, elle n’a rien fait… !

Silence.

A.— Ils ont été arrêtés ?

B.— Oui.

A.— Drogue ?

B.— Non.

A.— Qu’est-ce qu’ils ont fait ?

Pause.

B.— Ils ont… violé une fille de leur classe.

Silence.

Donne-moi ton prix.

Silence.

Je ne te ferai pas faux bond.

– VIII –

B.— Ils auront une vie, une vraie vie. Moi je n’en ai pas eu, mais je leur en donnerai une à eux. Continue à me désirer, à m’utiliser… abuse de moi et je pourrai leur donner une vie. Je leur paierai des études, ils apprendront un métier. Qui sait. La fille est très intelligente… elle pourra peut-être même aller à l’université. Les plus grands, c’est déjà trop tard, ils ont trop souffert. Mais ils travailleront, ils sont résistants. Tu me demandes à quoi je pense quand tu me martyrises. Je pense à ça : je suis en train de leur acheter une vie. Pas comme celle de leur mère. Pas comme la tienne. Toi, personne ne t’aimera jamais. Une vraie vie. Personne n’a rien remarqué. On ne voit pas les marques sur mon corps. Personne ne sait. Ça me fait mal quand je marche, le seul contact des vêtements est douleux. Mais personne ne voit rien. Assise à une terrasse de café, à travers mes lunettes noires, j’observe les femmes françaises. Elles portent des sacs des boutiques élégantes où elles ont fait leurs achats. Moi aussi, maintenant, parfois. Je suis l’une d’elles. On ne remarque presque plus mon accent. J’ai payé le prix, je ne ressens plus la culpabilité. La douleur l’a tuée. Je ne remarque plus les regards méfiants. J’ai enfin acquis l’indifférence. Une femme anonyme avec un gin tonic et des lunettes de soleil. Ce putain de paradis de l’Europe riche. Comme je méprise le pardon que vous m’avez vendu, l’indifférence… La liberté, c’était ça !

– IX–

A.— La douleur n’autorise pas les distractions. Elle détermine ton niveau de conscience. On n’en sort pas… La substance de l’être est une excitation qui te consume. Elle dessine tes frontières avec le monde. Elle identifie ta réalité charnelle. Elle efface ta pensée. Et elle ne te trompe pas. Elle ne joue pas avec les mots. Elles ne brasse pas les significations, les adjectifs, les métaphores. Elle n’est que sens. La douleur te fait mienne. Sans question, sans limites. Par-delà la raison et la volonté, la douleur te possède. Elle efface pour toi le temps. Et l’espace. Elle agrège la signification matérielle de ton moi. Elle abolit les notions, les doutes, les certitudes… la rhétorique creuse. Elle t’investit d’un pouvoir indéchiffrable. Et elle te détruit mienne. Sans même entamer une fraction de sa puissance abyssale, elle te dévore l’esprit. La douleur est simple, pure, atavique. Elle extirpe de ton être la fantaisie. Elle élimine tes rêves. Elle aspire le cri jusqu’à en tarir le puits. Et elle purifie tout. C’est l’ultime vérité. Par-delà la douleur, il n’y a que le vide. Personne ne sait jusqu’où elle continue à croître après que tu te sois tue. Quand tu n’es plus toi. Quand tu es mienne.

– X–

A.— Si tu es capable de deviner ce dont les gens ont besoin, tu peux gagner beaucoup d’argent. Si tu combles leurs désirs, ils sont à toi.

Pause.

Je sais que tu me méprises. Tout le monde méprise celui dont il peut satisfaire le désir. C’est pour ça que je t’admire.

Pause.

Admirer quelqu’un, c’est se sentir inférieur à lui. C’est pourquoi nous méprisons tous ceux qui nous admirent…

B.— Créer la nécessité…

A.— Exciter le désir des autres.

B.— Les dominer.

A.— Les faire payer pour ce qu’ils désirent. Ce qui ne te coûte pas, tu n’as pas le sentiment que ça t’appartient. Ce que nous pouvons obtenir gratuitement, nous le méprisons.

Pause.

B.— Est-ce qu’une fois dans ta vie tu as rendu quelqu’un heureux ? Est-ce qu’une fois dans ta vie tu as même essayé de le faire ?

A.— Et toi ?

B.— Toi, je ne te rends pas heureux ?

A.— Tu es tout le bonheur que je peux acheter.

B.— Une fois au moins as-tu obtenu plus ?

Silence.

A.— Allez, retire ça.

B.— Non, s’il te plaît, pas aujourd’hui.

A.— Ne t’inquiète pas…

B.— J’ai encore mal.

A.— Je ne vais rien te faire… seulement un peu.

B.— Ce n’est même pas encore cicatrisé.

A.— Ce ne sera qu’un instant.

B.— Non, s’il te plaît.

A.— Allez, retire ça.

– XI –

B.— Un vide immense. Toute entière un trou noir au milieu du… néant, nulle part. Un trou juste au dessous de mon corps qu’il remplit, lui… très lentement… avec sa douleur… une douleur chaque fois plus aiguë jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’elle en moi. Un trou noir. Tout y entre, rien n’en sort. Une marée d’acide, un volcan qui explose en dedans. Un incendie qui embrase les entrailles… Une bouche d’égout qui engouffre le monde.

Pause.

Je ne sais pas si je crie. Parfois j’entends… sa voix tout contre mon oreille…

A.— Tu es merveilleuse.

B.— Personne ne m’a jamais rien dit de pareil. Merveilleuse ? Moi ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Merveilleuse ? Je suis ce trou ? Mon moi est cet ici qui enflamme. Cet ici qui explose, qui fait mal… Le bout de mes seins ?… Mon… orifice ? Flashs… silence… Encore ?… C’est la fin ?… Ça continue ?… Non, par pitié. Je ne peux pas.

Pause.

Mais je peux.

Il m’attend.

Il attend que je m’éteigne.

Il me caresse.

A.— Je t’aime.

B.— Fils de pute ! Qu’es-tu en train de faire de moi ?

A.— Encore un peu. Juste un peu.

B.— Non, par pitié, ça suffit maintenant, attends… Attends !

A.— Tiens encore un peu, juste une seconde.

B.— Non ! Je ne peux pas !

A.— Je te donnerai le double, je te le jure.

B.— Non arrête, non, tue-moi, tue-moi maintenant, mais arrête…

Profond soupir de A.

A.— Je t’aime…

– XII –

  • 2 Les textes en italiques qui figurent dans cette scène sont des extraits de Eva Hibernia, Le Harpo (...)

A et B lisent un livre.2

A.— Chaque fois que je fais un pas, je fuis.
En vérité je meurs à tout ce que j’aime.
Si tu existes, mon Dieu,
sauve-nous tous de mon obsession. Ton doigt
sur mon coeur,
pour faire taire la tyrannie de mon passé et de mon sang,
le monde qui me crie
depuis la Terre ultime où se trouve
ce que tu créas pour notre terreur et notre haine.
Libère-moi, Seigneur,
de la condition d’homme t’appartenant.
Je me mire en ta parole sans consolation.
Devrais-je me tuer ?
Ce n’est pas honnête de vivre ainsi.
Ce que l’on tait n’en est pas moins vrai parce qu’il est tu.
Qui a le droit de me tuer pour ça, Seigneur ?
Pas même toi, tout Dieu que tu es, tu n’en as le droit.

B.— Je ne suis pas libre de mon corps, puisqu’il existe quelqu’un qui le
réclame avec tant de force.
L’air de mes jours attaché à tes mains,
comme une arme ignoble ;
cloue-moi à ta colère
ou bien laisse-moi vivre.
Avec la foi en toi, j’ai abandonné les voix des miens.
Je ne demande pas le ciel ni le blanchiment de mon âme,
seulement la force de vivre dans ce monde.
Oh, Seigneur !
Que m’arrive-t-il ?

SILENCE.

A.— Qui a écrit ça ?

B.— Une femme dénommée Ève.

A.— Et toi, tu sors ça d’où ?

B.— Un client m’en a fait cadeau. Tu ne trouves pas que cela parle de nous ?

A.— Bah ! Ça n’est que de la littérature.

– XIII –

A.— Je ne supporte pas l’idée de ne pas te voir.

B.— Les lumières du bal s’éteignent au petit jour.

A.— Tu as besoin de moi.

B.— C’est toi qui a besoin de moi. J’ai payé le prix que tu demandais. Maintenant, va acheter ta viande ailleurs.

A.— Tu ne pourras pas revenir à ta vie d’avant.

B.— Je ne suis plus la même.

A.— Je t’ai donné tout ce que tu as. Même tes enfants. Sans moi, tu les aurais perdus.

B.— Je te les ai payés !

Silence.

A.— Qu’est-ce que tu vas faire ? Tu devras te remettre aux vêtements bon marché, aux chaussures en plastique qui t’abîment les pieds, au menu graillonnant de n’importe quelle gargote, à ne pas pouvoir payer ni l’école, ni le dentiste. Qu’est-ce que tu feras la prochaine fois que tes enfants se fourreront dans une sale affaire ?

B.— Je ne sais pas. Mais ça ne te regarde pas. Je m’en suis toujours sortie. Je n’ai pas grandi dans la soie. Tu crois que ça me fait peur de ne pas avoir de vêtements neufs ? Je ne suis pas comme toi.

A.— Tu me dois quelque chose.

B.— Te devoir quelque chose, à toi ? Qu’est-ce que je te dois de plus, bordel ?

A.— Tout ce que je t’ai appris.

B.— Appris ? Tu crois m’avoir appris quelque chose à moi ? Tu ne peux rien apprendre à personne. Tu es un un pauvre connard qui prend plaisir à faire souffrir parce que tu n’es pas capable de faire quoi que ce soit pour personne. La meilleure chose qui pourrait t’arriver c’est de te tirer une balle. N'attends rien, personne ne fera rien pour toi. Jette-toi par la fenêtre de ton bureau. Quel bel exemple ça ferait.

A.— Tu n’as rien compris.

B.— C’est toi qui ne comprends rien !

A.— Tu ne comprends pas. Moi je t’aime vraiment. Personne n’a été capable de me donner ce que… Mais toi, si, tu m’as fait découvrir ce dont j’avais besoin, tu m’as permis d’être moi-même.

B.— Eh bien bravo pour la découverte. Moi j’ai fermé boutique. Maintenant, tu devras te contenter de ce que tu es, rien de plus.

Pause.

A.— Mais moi… je veux plus.

B.— Va niquer ta putain de mère.

A.— Tu ne peux pas me faire découvrir ce dont j’ai besoin et me l’enlever comme ça.

B.— Je ne peux pas ?

A.— C’est trop cruel.

B.— Cruel ? Tu oses me parler de cruauté ? Va plutôt voir un psychiatre, enfoiré, tu es un malade.

A.— C’est toi qui m’as rendu fou.

B.— Moi ?

A.— Tout est de ta faute.

B.— Tu es en plein délire.

A.— C’est toi qui es venue me chercher. Moi, je ne savais pas… Je n’avais connu que des relations… Je ne sais pas… Normales. Peu nombreuses, d’ailleurs, c’est vrai. Mais je n’avais jamais fait de mal à personne. La vérité c’est que les femmes… Bon, je ne m’y intéressais pas. Je veux dire, pour baiser, rien de plus. Je n’ai jamais eu le temps. Mon travail… est… trop important. Ce sont des sommes énormes qui sont en jeu. Un dossier mal ficelé peut causer la faillite d’une banque, conduire un ministre à la démission, provoquer un conflit international. Ou mener quelqu’un en prison. Mais quand on est malin, on devient puissant… On peut changer les gens, la géographie, les paysages… Le pouvoir… Le pouvoir est… Je n’avais pas le temps de penser à autre chose… Les filles… Bien sûr, quelques-unes m’ont donné du plaisir… Mais toi, tu es différente. Tu as touché en moi quelque chose que personne jusque-là n’avait… Je ne savais pas que je…

Silence.

Tu ne me comprends pas ?

B.— Ne me fais pas rire. Écoute, toi et moi on a passé un contrat, et ce contrat est rempli. Mes enfants sont revenus à la maison et toi tu as eu… ce que tu voulais.

A.— Oui, mais je n’avais pas prévu…

B.— C’est toi-même que tu n’avais pas prévu.

Silence.

A.— Je t’aime.

B.— Sans blague ? Eh bien moi, je te hais.

A.— Tu me hais ?

B.— Tu me dégoûtes.

A.— Tu parles sérieusement ?

B.— Je n’ai jamais été aussi sérieuse.

Silence.

A.— Ne me quitte pas.

B.— Que je ne te quitte pas ! ?

A.— S’il te plaît.

B.— S’il me plaît ! ?

A.— J’ai besoin de toi.

Silence.

B.— Adieu.

A.— Non !

B.— Maintenant tu devras apprendre à vivre avec toi-même.

A.— Non, par pitié, ne me quitte pas, je te donnerai tout ce que tu voudras, dis-moi ce que tu veux et tu l’auras, mais je t’en supplie, ne me quitte pas.

B.— Je ne veux rien de toi. J’en ai déjà eu assez.

A.— Demande-moi ce que tu veux.

B.— En échange de quoi ?

Silence.

Je vais soigner mes blessures et t’oublier à jamais. Je vais refaire ma vie. Tu n’as rien à m’offrir. Tu n’as rien à offrir à personne.

A.— Je peux faire de toi quelqu’un de riche, immensément riche, bien au-delà de tout ce dont tu aurais pu rêver. Tu as peur de ce que tu désires ? Dis-moi. Qu’est-ce que tu veux ?

B.— En échange de quoi ?

Silence.

A.— Dis-moi, dis-moi ce que tu veux. Une voiture avec un chauffeur, une maison, des bijoux… Que veux-tu, dis-le. Voyager ? Faire le tour du monde ? Dis-moi seulement ce que tu veux, et tu l’auras.

Silence.

S’il te plaît. Dis-le moi. Je t’en supplie Je ne supplie jamais personne, tu le sais. Dis-moi ce que tu veux, j’ai besoin de le savoir.

Il tombe à genoux.

Par pitié, ne me laisse pas comme ça… Demande-moi ce que tu veux.

Silence.

B.— Lève-toi.

A.— Je suis à toi.

Pause.

B lui balance un grand coup de pied dans la figure.

A s’effondre.

Silence.

A.— Allons. Qu’espères-tu ? Ce n’est pas ça ce que tu veux ? Venge-toi de moi. Venge-toi du monde entier. Tu voudrais me tuer ? Reconnais-le.

B.— Tais-toi.

A.— Venge-toi, vas-y, ose ! Tu n’as pas le courage ? C’est pour ça que tu es à moi, parce que tu n’es pas capable de faire ce que tu désires.

B.— Tais-toi.

A.— Tu n’es même pas capable de te l’avouer à toi-même. Tu n’es rien d’autre qu’un morceau de viande à vendre.

B.— Tais-toi !

Elle lui donne un autre coup de pied dans la figure. Et un autre. Et encore un autre…

À la fin B s’effondre.

Silence.

A.— Tu… tu es… comme… moi…

B.— Tais-toi !

Silence.

B.— Moi… je ne suis plus moi-même.

On les voit se fondre dans l’obscurité.

– XIV –

Deux heures plus tard.

A.— Tout le monde veut jouer en première division. Comme si c’était si facile. Sommes-nous tous pareils ? Oui, bien sûr que oui, nous voulons tous triompher. Mais combien sont prêts à payer le prix ? Pourquoi devrais-je, moi, respecter les incapables, les velléitaires, qui passent leur vie à se plaindre de ne pas obtenir ce qu’ils veulent, alors qu’ils n’ont pas le cran de s’en emparer ? Est-ce que toi tu porterais cette montre, ce sac à main, ces boucles d’oreilles si tu racolais toujours devant un musée ? Où seraient à l’heure qu’il est tes deux petits anges ? Eux, oui, ils ont eu le courage de prendre de force ce qu’ils voulaient. Et regarde, ils s’en sont bien sortis.

B.— Tu vois seulement ce que la vie a fait de moi. Mais tu ne veux pas voir ce que tout ton argent a fait de toi.

A.— Il m’a donné tout ce que toi-même tu désires.

B.— Ne me fais pas rire. Est-ce que tu es heureux ?

A.— Et toi ?

B.— Je l’étais. Jusqu’à ce que je tombe sur toi.

A.— Sottise. Tu étais heureuse ?

B.— À présent, je sais que je l’étais.

A.— Allons bon, le petit papillon s’est transformé en vers. Arrête de déconner ! Pardon, ma chérie, mais les vers se transforment en papillons, pas le contraire. Le papillon sort du cocon, il vole ça et là, pond des oeufs et il crève. Fin de l’histoire. Tu crois que tu peux retrouver ce bonheur perdu, mais tu ne peux pas revenir en arrière.

Pause.

B.— C’est toi qui ne peux pas revenir en arrière. On ne revient pas de là où tu es.

Pause.

A.— Qui te dit que je veux revenir en arrière ?

Silence.

Les loups dévorent les brebis.

B.— C’est ça que t’ont enseigné les curés ?

A.— Les curés m’ont tellement farci la tête pour essayer de faire de moi un agneau, qu’ils ont fait de moi un loup.

B.— Un loup affamé…

A.— Oui.

B.— Affamé de quoi ?

Pause.

A.— Chacun s’alimente de ce qu’il est capable de tuer. On ne possède vraiment que ce que l’on tue.

Silence.

Qu’est-ce que tu es capable de tuer, toi ?

Silence.

B.— Tu dis cela parce que tu possèdes déjà tout et que cela ne te suffit pas… N’importe qui serait heureux avec ce que tu as. Mais toi ça ne te suffit pas. Tu veux plus. Mais… ce n’est pas possible… Ce n’est pas… Il ne faut pas aller plus loin… Ce serait… Ce n’est pas… humain. Non, ce n’est pas humain.

A.— Ce n’est pas humain ? Qu’est-ce que c’est alors ? Le domaine des dieux ? Qu’est-ce que ça veut dire, humain ? L’homme a dévoré au cours de l’histoire tout ce qui l’entourait. Quand il en a fini avec tout, il n’a pas eu d’autre choix que de dévorer les dieux. Et quand il a eu encore faim, il ne restait plus rien à dévorer et il a commencé à se dévorer lui-même. Voilà ce qu’est l’humanité : un grand banquet. Si tu as du cran, tu t’assieds à table. Et sinon, tu figures au menu.

Pause.

B.— Moi je n’ai jamais fait d’études… Je ne sais pas si le monde est comme tu le dis… Mais je ne peux pas le croire… parce que si je le croyais… dans ce banquet moi… je ne serais qu’un amuse-gueule… un apéritif.

A.— Qu’est-ce que tu attends, toi, de la vie ?

Silence.

B.— Tu n’as jamais aimé personne ?

Silence.

Je suis plus forte que toi. Toi tu n’es capable de renoncer à rien de ce que tu as. Mais ce que tu n’as pas, tu ne pourras jamais l’obtenir. Tu t’es trompé sur le prix à payer. Et tu essaies de te cacher à toi-même ce que tu désires vraiment de toute ton âme… Parce que tu sais que, maintenant, tu ne l’obtiendras plus jamais.

A.— Ah oui ? Et qu’est-ce que c’est ?

Silence.

B.— Que s’est-il passé avec ta mère ?

Long silence.

Vous autres… les gens comme toi, vous croyez que ce qu’on ne dit pas ça n’existe pas. Mais nous savons bien nous autres que ce n’est pas comme ça. Vous ne voyez rien, vous êtes aveugles. Les choses qui comptent vraiment ne se disent pas, ne se touchent pas, ne peuvent même pas se voir. On les sent. Mais vous avez oublié ça. Vous ne voyez que ce que vous pouvez acheter de plus. Et à acheter de plus en plus de choses vous avez déjà acheté la planète entière. Mais pour vous c’est de la merde parce que… une fois que vous avez pressé et torturé la terre entière… vous n’avez plus d’orgasme. Et maintenant vous ne savez plus… vous déchirez à coups de dents tout ce qui vous entoure. Vous êtes tellement perdus… que vous aimeriez pouvoir appeler votre petite maman.

Silence.

Mais il s’avère que votre petite maman n’était qu’une pute qui se faisait baiser sur les cinq continents pour pouvoir porter de beaux bijoux et jouer avec un portable dernière génération.

Silence.

A.— Je peux obtenir la nationalité pour tes enfants.

Pause.

B.— Qu’est-ce qui s’est passé avec ta mère ?

A.— Mais bordel, pour qui tu te prends ?

Silence.

B.— Je m’en vais.

Pause.

A.— Je réglerai définitivement tous leurs problèmes. Pour le reste de leur vie.

B.— Je m’en vais.

A.— Non. Tu ne t’en vas pas.

B.— C’est fini. Laisse-moi partir. J’ai rempli mon contrat.

A la jette par terre.

A.— Tu n’as rien compris ? Je t’ai proposé de rester avec moi. Mais tu ne veux pas, n’est-ce pas ? Tu veux retourner à ta vie de merde. Mais tu ne vas nulle part ! Tu es à moi !

Très long silence.

B.— Je ne peux rien te donner de plus…

A.— Tu te fous complètement de tout ce que j’ai fait pour toi. Très bien, tu ne me verras plus. Et tu le regretteras, tu verras que tu le regretteras. Combien crois-tu que vaut ta vie ?

B.— Tu… ne veux pas… me tuer…

A.— Je vais te présenter à quelques amis, des clients à moi, des gens importants, vraiment puissants, pas comme moi. J’ai quelques services à leur rendre. Et ils adorent les filles comme toi.

Silence.

B.— Tu pourras faire de moi ce que tu voudras… mais tu sais que… ce n’est pas vraiment ça que tu désires… le monde n’est pas comme tu dis… tu as tort… les gens ne sont pas…

Silence.

… c’est toi qui fais que le monde soit comme ça…

Très long silence.

Puis A commence à l’attacher.

Jure-moi qu’ils ne manqueront de rien…

Pause.

Jure-le moi !!!

A.— Je te le jure.

A la baîllonne.

– XV –

A.— Oui, je connais la mère. Elle a engagé mes services pour défendre les enfants à l’occasion d’un petit différend au collège, il y a un peu plus d’un an. Elle séjourne illégalement sur notre territoire et elle avait peur qu’on lui retire la garde. Mais l’affaire n’était qu’une plaisanterie d’adolescents, comme j’ai pu le démontrer sans grandes difficultés.

Pause.

J’ai appris ça par la presse. Je l’ai reconnue en voyant son nom dans les journaux.

Pause.

Bon, pour moi, c’est une question d’humanité. Ces gens viennent ici dans l’espoir d’y trouver une vie meilleure. La plupart fuit la famine et la guerre. Je pense que nous devons faire quelque chose pour eux. Voilà une pauvre femme qui n’a pas eu d’autre choix que de se prostituer pour permettre à ses enfants de s’en sortir. J’ai donc décidé d’assumer de façon désintéressée la représentation légale des enfants. La première chose à faire est de retrouver leur mère. Mais j’ai entamé les démarches et je crois que je pourrai facilement leur obtenir la nationalité. Pour l’instant je vais leur verser une pension, modeste, mais suffisante pour qu’une association les prenne en charge.

Pause.

Non. Non, la garde revient à la mère, bien sûr. Mais je m’assurerai qu’on s’occupe bien d’eux jusqu’à ce qu’on la retrouve.

Pause.

Pardon ?

Pause.

Bon, écoutez… je vous l’ai déjà dit : c’est une pure question d’humanité. Elle est venue me trouver quand elle avait désespérément besoin de quelqu’un pour la défendre, sans avoir les moyens de me payer… Elle m’est apparue comme une femme très courageuse. Et donc… j’ai décidé d’assumer la représentation légale de ses enfants. Je crois que nous avons tous une dette envers ces gens. Et je ferai ce qui est en mon pouvoir.

Pause.

Non, désolé, je ne parlerai pas de ça maintenant. Je vous prie de m’excuser, mais c’est un tout autre sujet. Ces affaires politiques suivent leurs cours dans les tribunaux et je ne pense pas que nous devions nous livrer à des spéculations tant que les jugements n’ont pas été prononcés. Et permettez-moi de vous rappeler, parce que les médias ont parfois tendance à l’oublier, que chacun de nous est innocent tant qu’on n’a pas démontré le contraire. Merci beaucoup.

Un flash illumine son sourire qui continuera à flotter dans le noir.

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Notes

2 Les textes en italiques qui figurent dans cette scène sont des extraits de Eva Hibernia, Le Harponneur blessé par le temps (prix Marqués de Bradomín, Concours de Textes Théâtraux pour Jeunes Auteurs 1997, Instituto de la Juventud, Madrid, 1998).

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Pour citer cet article

Référence papier

Luis Araújo, « Libre échange »reCHERches, 25 | 2020, 215-243.

Référence électronique

Luis Araújo, « Libre échange »reCHERches [En ligne], 25 | 2020, mis en ligne le 14 octobre 2021, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/421 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.421

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Auteur

Luis Araújo

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Droits d’auteur

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