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Texte intégral

  • 1 Les quelques considérations qui suivent doivent beaucoup à l’énorme travail de vulgarisation entrep (...)

1Cet ouvrage trouve son origine dans un des premiers colloques interdisciplinaires organisés par l’Université de Strasbourg en juin 2016 et qui fut l’occasion de riches débats et de rencontres fructueuses. La découverte de l’œuvre d’Étienne Klein1, physicien et philosophe des sciences, sur la question du temps, de même que la rencontre avec Anne Giersch, psychiatre et directrice de recherche à l’Inserm, qui s’intéresse à l’altération de la perception du temps chez les patients atteints de schizophrénie, furent décisives et incitèrent l’équipe du CHER à engager une réflexion autour de la façon dont le temps peut être appréhendé et analysé dans le domaine des Sciences humaines et sociales.

2Qu’est-ce que la langue, la linguistique, l’histoire, la littérature et les arts du spectacle, qui constituent nos domaines de recherche de prédilection, nous disent aujourd’hui du rapport au temps de notre époque occidentale post-moderne, voire post-humaniste ? En quoi ces pratiques artistiques participent-elles d’un état de la connaissance qui inclut les derniers développements des sciences dures (physique et en particulier, physique quantique, neurosciences, psychologie cognitive, etc.).

  • 2 Si les deux théories neuroscientifiques actuelles qui s’intéressent au phénomène de la conscience (...)

3La question du temps doit être abordée au pluriel car indépendamment du temps objectif de la physique newtonienne, il y a autant de temporalités qu’il y a de phénomènes temporels, comme l’affirme Étienne Klein. On peut ainsi dénombrer un temps cosmologique, un temps géologique, un temps de philosophes, un temps biologique, un temps historique, un temps physiologique, un temps psychologique, un temps psychiatrique, etc., autant de temps de nature différente qui engagent des concepts aussi fondamentaux que la conscience. É. Klein va jusqu’à se demander si le temps ne serait pas un simple effet de la conscience… Encore faudrait-il savoir bien sûr ce qu’est la conscience2.

4Si la notion du temps est un concept polysémique et fuyant, c’est qu’il recouvre bien des aspects, qui parfois se conjuguent : la succession, la simultanéité, la durée, le changement, le mouvement, l’attente, l’usure, le vieillissement, la vieillesse, la mort, etc. Elle est la grande affaire des philosophes (Augustin, Kant, Husserl, Bergson, Heidegger…) et nous pourrions rajouter, et aussi de la littérature depuis son origine. Pour les uns, le temps est perçu comme une chronologie objective immuable, avec un avant et un après. Pour les autres, la perception du temps est tributaire d’une dynamique mouvante liée à la subjectivité.

5Pour certains neuroscientifiques, l’impression tenace et universelle d’un flux temporel serait une illusion dont l’explication est peut-être à chercher du côté de la psychologie, de la neurophysiologie et peut-être du côté linguistique et culturel. La science moderne a à peine commencé à considérer cette question de notre perception du passage du temps et sur le sujet, il semble que toutes les spéculations soient permises y compris celle qui lie cette perception au fonctionnement du cerveau. Le mathématicien et philosophe des sciences Roger Penrose maintient quant à lui que la conscience – y compris l’impression d’écoulement du temps – pourrait être liée aux processus quantiques qui se produisent dans le cerveau.

  • 3 Quand on consulte un dictionnaire bilingue pour traduire le mot temps en chinois, nous ne trouvon (...)

6Par ailleurs, toutes les cultures n’ont pas appréhendé le temps de la même manière et Étienne Klein remarque que les chinois mesurent le temps depuis des millénaires mais n’ont jamais forgé le concept de temps au sens d’un fil unitaire homogène par rapport auquel on pourrait dater tous les événements passés et à venir3. Le professeur d’ethnologie Éric Navet a par ailleurs montré que si les peuples traditionnels calquent leur temps social sur les cycles naturels : celui des saisons, l’alternance du jour et de la nuit, les rythmes biologiques, chez les amérindiens par exemple – et contrairement à ce qui se passe dans notre monde occidental – l’espace prime sur le temps, comme chez les Kukatjas, peuple du désert occidental australien, étudié par Sylvie Poirier. L’histoire de ces peuples est l’histoire géographique de leurs déplacements. Les lieux acquièrent ainsi la plus haute signification symbolique. Les amérindiens « considèrent le mouvement de leurs ancêtres à travers le continent comme une progression régulière d’événements et d’expériences essentiellement bénéfiques, plaçant ainsi l’histoire – le temps – sous le meilleur éclairage ». Dans la plupart de ces sociétés, le temps n’est pas un phénomène linéaire tendant vers le progrès, comme en Occident, mais un phénomène cyclique et rythmique. « la plupart des langues indiennes – dit Éric Navet – n’ont pas de déclinaisons passées et futures ; elles reflètent la réalité éternelle de l’instant ».

7Le temps est par ailleurs bien évidemment lié à la mémoire qui est sans doute l’un de nos biens les plus précieux car, sans mémoire il n’y a pas d’apprentissage possible, pas de lecture, pas d’écriture et donc pas de langage. Lorsque nous lisons, nous ne faisons que reconnaître des mots que nous connaissons déjà, que nous avons en mémoire, de même que lorsque nous parlons. Sans la mémoire qui ne cesse de modeler et de façonner notre imaginaire, nous n’avons pas d’identité. Le rapport au temps s’avère donc essentiel dans ce qui fonde notre identité, notre personnalité profonde et au bout du compte, notre rapport au monde. La notion du temps – dit saint Augustin – n’est pas un objet de notre savoir, mais une dimension de notre être.

8Mais la mémoire est également fragile, elle nous joue des tours, elle joue avec nos désirs, nos idées, notre idéologie, elle apparaît biaisée par notre subjectivité et notre volonté de voir le monde à notre avantage. Et tant notre mémoire individuelle que notre mémoire collective sélectionnent, découpent, oblitèrent des pans entiers du réel pour pouvoir créer des récits à notre mesure. En tant que SHS, nous sommes donc amenés à réfléchir à la juste place accordée au passé, à ses surcharges et à ses lacunes, à ses trop-pleins et à ses trous, à la façon dont la mémoire pèse, sur une époque plus que sur une autre, en fonction du rapport de celle-ci à l’histoire, à la tradition, au temps.

9Comme le dit François Hartog, depuis plus de 30 ans (en fait, depuis le premier tome de Pierre Nora Les lieux de mémoire, publié en 1984, lequel a entrepris une « histoire de la mémoire ») « nous sommes entrés dans un ère mémorielle ». Les commémorations en tous genres deviennent une stratégie de communication, notamment des hommes politiques, la valorisation du patrimoine est l’occasion de multiplier les spectacles historiques, les parcours de mémoire, etc.

Avec la révolution de l’information, nous sommes passés, – dit encore François Hartog – dans des sociétés de l’instantanéité. Le présent est devenu le seul horizon. Il est difficile de se projeter dans le futur après les événements du XXe siècle (la Shoah notamment) qui ont fait vaciller l’idée d’un progrès possible de l’humanité. En Occident, avec les préoccupations écologiques, le futur commence à être perçu comme une menace ou même porteur de destruction. Un avenir fermé, un passé perçu comme une série de catastrophes et de crimes…Le présent se trouve refermé sur lui-même et devient son propre horizon.
La mémoire constitue alors un recours pour échapper à cet enfermement. Commémorations, mémoire et patrimoine sont des notions pour temps de crise. […] Dans le monde occidental, la mémoire est devenue un repère pour des identités en souffrance, le symptôme d’une incertitude sur ce que nous sommes.

10Les études présentées dans ce volume sont le résultat d’un cycle de séminaires (2017-2020) organisé par Francesco D’Antonio et Carole Egger4 et proposent d’explorer la façon dont les œuvres, à travers différents types de corpus (langues, littérature, histoire, cinéma, théâtre, poésie, etc.) rendent compte du déphasage et de la distorsion entre temps du mythe et temps de l’Histoire, entre temps de l’Histoire et temps de la mémoire historique, entre écoulement du temps et perception du temps écoulé. De nouvelles modalités de traitement du temps seront examinées et certains travaux permettront par ailleurs d’appréhender les changements de paradigmes dans la perception du temps d’une époque à une autre, d’un genre à l’autre, d’une œuvre à une autre.

11Il s’agira également d’examiner les multiples jeux temporels (juxtaposition, superposition, confusion des temporalités et des chronologies) comme autant de stratégies destinées à mieux appréhender un Réel à la fois perçu comme de plus en plus complexe et plus susceptible de se dérober à son appréhension objective.

12Les effets de la globalisation/ mondialisation dans la perception et l’expression du temps nous ramèneront ensuite à la question de la crise (qui suppose toujours un avant et un après), à la façon dont celle-ci modélise de nouvelles formes littéraires, dramatiques et artistiques. Il semble que les nouvelles données concernant les temporalités bousculent les lignes esthétiques, remodèlent les formes pour une émergence de nouveaux rapports sociaux, esthétiques et idéologiques.

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Bibliographie

Hartog François, 2014, « Le passé pour seul horizon ? Questions à François Hartog », Sciences humaines, « Les clés de la mémoire », 11/264, propos recueillis par Martine Fournier, p. 27.

KLEIN, Étienne, 1998, Le temps, Paris, Flammarion.

KLEIN, Étienne, 2009, Les tactiques de Chronos, Paris, Flammarion, Champs Sciences.

KLEIN, Étienne, 2007, Le facteur temps ne sonne jamais deux fois, Paris, Flammarion.

NAVET Éric, « Le temps, d’une culture à l’autre », Pour la Science, numéro collector, novembre 2018-janvier 2019.

PENROSE Roger, 2016, « Tout ne serait qu’un éternel recommencement », La Recherche, « Le temps, voyage aux frontières de la physique », hors-série 20, propos recueillis par Philippe Pajot.

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Notes

1 Les quelques considérations qui suivent doivent beaucoup à l’énorme travail de vulgarisation entrepris par É. Klein sur la question du temps.

2 Si les deux théories neuroscientifiques actuelles qui s’intéressent au phénomène de la conscience, la théorie de l’espace global (Stanislas Dehaene, Lionel Naccache, Jean-Pierre Changeux) ou bien la théorie de l’information intégrée (Tononi) savent aujourd’hui, selon l’expression de Dehaene, « mettre la conscience en laboratoire » (en particulier par le biais de l’IRM et de l’EEG), nul ne sait pourquoi ni comment une conscience se crée, ni même si elle appartient en propre à l’être humain ou bien s’il existe une conscience universelle.

3 Quand on consulte un dictionnaire bilingue pour traduire le mot temps en chinois, nous ne trouvons pas moins de 8 équivalents selon que l’on veut dire : 1 écoulement des jours, durée, 2 époque 3 période 4 moment favorable 5 météo 6 saison 7 en grammaire 8 en musique

4 Culture et Histoire dans l’Espace Roman <https://cher.unistra.fr/>.

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Pour citer cet article

Référence papier

Carole Egger, « Avant-propos »reCHERches, 27 | 2021, 5-8.

Référence électronique

Carole Egger, « Avant-propos »reCHERches [En ligne], 27 | 2021, mis en ligne le 30 novembre 2021, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/4092 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.4092

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Auteur

Carole Egger

professeur des Universités et directrice du CHER UR 4376, (Culture et histoire dans l'espace romain), Université de Strasbourg.

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Droits d’auteur

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