1En tentant d’échapper à son institutionnalisation et à sa marchandisation, l’art visuel se tourne vers des formes éphémères dès le début des années 1950. Bien que la performance comme médium innovant s’articulait autour de sa propre disparition, certains artistes tentent néanmoins d’en établir une forme fixe pour la postérité. Les traces laissées par Yves Klein se manifestent sous forme d’écriture où il procède à un compte rendu détaillé des divers événements organisés. Aujourd’hui rassemblés au sein de l’ouvrage intitulé Le dépassement de la problématique de l’art, ces écrits constituent de véritables ekphrasis, déplaçant la clientèle habituelle de la galerie d’art vers un lectorat qui ne cesse d’augmenter grâce à la reproductibilité du médium textuel.
2Cet article proposera donc de penser les traces de ces performances comme forme de réécriture de l’œuvre d’art. En tant que tradition artistique interdisciplinaire, le médium performatif s’est tourné vers la photographie ou la vidéo comme mode de transmission. C’est pourquoi nous analyserons comment l’investissement de l’image par le texte relève d’une forme d’appropriation et de détournement, mais également d’une mise à distance critique des procédés de médiation.
3L’utilisation de la réécriture vient affirmer l’immatérialité de l’œuvre d’art en proposant une tout autre expérience esthétique, permettant de renouveler le rapport de l’œuvre à son interprétation. Entre descriptif, critique et herméneutique, le texte dans le cadre de la performance atteint de multiples fonctions qui n’avaient jamais été cumulées auparavant. La démarche artistique d’Yves Klein s’avère être le projet idéal pour examiner ces problématiques dans l’optique où l’immatériel, l’invisible et le vide sont inhérents à l’expérience qu’il propose au public. La place centrale accordée à l’idée et à la sensibilité du spectateur permet ce déplacement vers le langage qui se place alors comme témoin particulier de l’émergence de l’œuvre d’art performative, permettant à cette dernière de s’inscrire dans l’imaginaire collectif grâce à sa réécriture.
4Dans De l’inframince, Thierry Davila inclut Yves Klein dans son aperçu historiographique de l’imperceptible en art visuel depuis Duchamp : « Ces manifestations […] témoignent de l’insistance avec laquelle Klein passe par l’absence d’objets pour faire œuvre. Elles renvoient la contemplation esthétique à une approche idéalisée de la forme, laquelle devient un viatique pour une expérience dont la vérité est hypostasiée » (Davila 2010 : 137). Cette étude critique établit un héritage théorique essentiel pour notre conceptualisation de la réécriture. Ici, elle suggère que l’acte d’écrire vient seulement après l’idée. Chez Duchamp, toute réalisation artistique n’est qu’une copie de l’idée de l’art. L’œuvre est une expérience de la pensée, non de la matière :
Le projet, « venant du subconscient, si possible », est pratiquement terminé en 1913. De 1915 à 1923 Duchamp l’exécute comme un copiste. Ce n’était pas un travail original, c’était la copie d’une idée, l’exécution, une exécution technique, comme un pianiste exécute un morceau de musique qu’il n’a pas composé. La même chose pour ce verre, c’était la simple exécution d’une idée. (De Duve 1984 : 253)
Cette analyse de Thierry de Duve, qui établit les bases du travail de Duchamp, permet de percevoir l’ekphrasis au sein des écrits d’Yves Klein comme étant une réécriture de l’idée de l’œuvre d’art : « Il ne suffit pas de dire ou d’écrire : “J’ai dépassé la problématique de l’art”. Il faut encore l’avoir fait. Je l’ai fait. Pour moi, la peinture n’est plus en fonction de l’œil aujourd’hui ; elle est fonction de la seule chose qui ne nous appartienne pas en nous : notre Vie » (Klein 2003 : 80). Cette déclaration révèle l’importance des propositions duchampiennes chez Klein. Le langage est essentiel pour manifester la présence de cet art qui ne peut plus uniquement se fier à l’image pour exister. Klein le dit, il ne s’agit plus de la fonction de l’œil. Il faut donc amener la vision à douter d’elle-même en exploitant les possibles failles de la perception. Comme Duchamp, Klein choisit ses mots avec soin et se dévoue tout entier à développer un langage qui lui permet de s’adresser directement à son public :
Dans ces écrits, Klein qualifie le spectateur ou l’observateur de son art de « lecteurs », peut-être par référence à l’assertion célèbre de Marcel Duchamp : « C’est le regardeur qui fait le tableau. » Mais alors que pour Duchamp l’œuvre est activée par le regardeur, le lecteur des tableaux de Klein absorbe littéralement la sensibilité de la pure couleur, comme une éponge. (Ottmann 2010 : 14)
On entre en contact avec l’invisible par la description, par le langage qui invite le lecteur à s’en imprégner. L’invisible est une manifestation si le lecteur accepte de le lire comme tel. L’intérêt d’un tel projet se situe exactement dans cet entre-deux et dans l’impossibilité d’une certitude fixe. Il s’agit alors de reconnaître la capacité potentielle de l’œuvre d’art en tant que fiction, ce qui demande au lecteur d’accepter un contrat de lecture, élément constituant du récit romanesque, que l’on n’applique habituellement pas à l’image. C’est la sortie du régime de la perception qui constitue l’œuvre en soi pour Klein, et qui n’est transmissible que grâce à sa réécriture.
5Le lecteur ne peut être guidé et il ne peut se soumettre à un contrat de lecture s’il n’est pas confronté à l’absence, si sa perception n’a pas été remise en doute, s’il n’est pas dans une expérience anti-rétinienne. Le meilleur exemple de l’œuvre de Klein qui permet de saisir tout l’enjeu et la spécificité de cette manifestation est son exposition de 1958 à la Galerie Iris Clert, intitulée La spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée. Cette exposition utilise le lieu pour inscrire l’invisible en tant que performance dans le monde de l’art. Il n’y a rien à voir, mais ce rien se manifeste comme une absence au sein d’un lieu où le lecteur est censé percevoir quelque chose. Denys Riout va également dans le sens de cette proposition : « Tout est là, en effet, le titre donné par le “cartel” générique punaisé en bas de l’escalier, l’artiste, ses gestes, et ses regards tournés vers ses œuvres, le public auquel ceux-ci s’adressent, tout hormis les tableaux matériels, soustraits sans pour autant qu’il subsiste dans l’acte de communication une obscurité ou une incertitude » (Riout 2004 : 39). La contribution de Klein dans son rapport à Duchamp est qu’il donne à voir l’absence grâce aux capacités imaginatives du langage, puisqu’il insère le langage au cœur de la dialectique du visible et de l’invisible, en insistant sur la remise en doute de l’importance de la matière dans la contemplation de l’œuvre d’art. Klein organise une exposition du rien en mettant en scène son processus d’organisation. Ce dévoilement du dispositif a plusieurs effets, notamment de rendre le rôle de la médiation central et irremplaçable. L’apport créatif s’arrête donc autour de l’idée pour l’artiste :
Klein ne se satisfait plus de la peinture comme matière – qu’elle soit académique ou non. La peinture n’est plus qu’une médiation, le moyen de parvenir à une fin plus élevée : Mes tableaux monochromes ce ne sont pas mes œuvres définitives, mais la préparation à mes œuvres. Ce sont les restes d’opérations de création, les cendres. (Ottmann, citant Klein, 2010 : 69)
Cette antithèse fonctionne comme interprétation brisée puisqu’elle chamboule complètement la structure narrative de la démarche créative. L’œuvre d’art visuelle est à la fois en amont et en aval. Elle est la source et les restes, ce qui, d’un point de vue matériel et herméneutique est impossible à être et à interpréter. L’immatériel comme ultime expérience artistique serait techniquement ce qui vient avant parce qu’elle est la forme de l’idée. Klein procède à un déplacement pour situer l’imperceptible comme un dépassement de la matière, situé donc dans l’après. Cette incohérence peut être comprise comme une stratégie pour s’inscrire à l’extérieur de l’institution puisque la rupture sémiotique en empêche l’appropriation, mais aussi comme une tentative d’insérer les écrits d’artistes comme réécriture, médiation et fiction.
6L’un des principaux éléments dont il faut tenir compte dans le travail de Klein est la relation entre le vide et la destruction. Cela vient définir un tout autre aspect de l’œuvre d’art fictive en mettant en avant la conscience de sa finitude, révélant une autoréflexivité face à sa matérialité. Alors que Duchamp détourne la question de l’art vers une autre dimension, Klein soulève la problématique du dépassement. Le dépassement de l’œuvre d’art, c’est son après, c’est l’œuvre face à son désœuvrement. Cela nous situe dans une temporalité différente, celle de la durée et de la survivance en sortant du représentable : « Dans le fond le vrai peintre de l’avenir, ce sera un poète muet qui n’écrira rien mais qui racontera sans articuler, en silence, un tableau immense et sans limite » (Klein 2003 : 33). Être capable de se confronter au néant ne vient pas sans révéler l’anxiété de sa propre disparition, et de son œuvre comme extension de soi. C’est là que la réécriture entre en jeu, autant dans la démarche créatrice que comme technique pour affronter la menace du temps. Le contexte historique diffère de l’époque duchampienne qui n’avait pas connu la bombe atomique. Klein ne crée pas des œuvres sous forme de texte que pour échapper à son institutionnalisation mais comme véritable réécriture de l’expérience. L’immatériel doit être abordé puisqu’il faut trouver une avenue au-delà de la vie physique. C’est pourquoi les ekphrasis fictives et autonomes de Klein prennent davantage la forme de projet en soi que celle de complément pour amateur averti. Ces projets couvrent différentes sphères sociales et l’on peut noter différents tons, passant du ludisme au révolutionnaire, comme dans une lettre à Eisenhower dans laquelle il propose l’œuvre Explosions bleues, où il conçoit de détruire toutes les réserves d’armes nucléaires après les avoir enduites de pigments bleus Klein. Ou encore la lettre au secrétaire général de l’année géophysique internationale concernant une œuvre intitulée La mer bleue :
Monsieur le Secrétaire général,
Plusieurs sommités s’étant plaintes de ce que différentes étendues d’eau salée aient été dénommées : mer Rouge, mer Blanche, mer Noire ou mer Jaune, sans que jamais aucune n’ait été dénommée « mer Bleue », je vous propose de mettre à profit mes compétences en matière de bleu parfaitement monochrome. Moyennant une rémunération à débattre (mais qui devra, bien entendu, couvrir les frais de l’I.K.B. planctonique – colorant le mieux adapté selon moi à cette tâche – ainsi que mon apport artistique), je me tiens à l’entière disposition de l’I.G.Y. pour cette œuvre réparatrice. Bien à vous. P.S. – Aucun péril pour les poissons rouges. (Klein 2003 : 59)
La création sous forme épistolaire apparaît comme un genre nouveau et permet de brouiller les frontières de l’usage de l’œuvre d’art et des institutions. De plus, il réinvente le rapport au public puisque l’œuvre est directement écrite pour quelqu’un et ce destinataire devient le seul et unique créateur possible puisqu’il détient techniquement le pouvoir de transformer l’idée en performance. Techniquement bien entendu parce que non seulement l’œuvre proposée est irréalisable, mais son exécution n’est pas du tout au cœur de l’intention artistique. L’œuvre est la lettre et elle est achevée parce qu’écrite, postée et réceptionnée. Il s’agit de situer l’idée de l’œuvre d’art dans le dialogue, dans l’échange et ce, même si la proposition est sans retour. La longueur de la lettre témoigne en faveur de cette perception : l’œuvre est l’idée, l’énoncer suffit. Il n’y a pas de détails, pas de stratégie de mise en place, pas de considérations matérielles techniques. Le but visé est l’efficacité : transmettre une vision, percevoir une possibilité, déconstruire les limites physiques de l’œuvre d’art.
7D’autres ekphrasis fictives prennent des formes plus traditionnelles et se manifestent dans les écrits personnels de Klein, notamment dans ses « Remarques sur quelques œuvres exposées chez Colette Allendy » :
Les sculptures tactiles – Elles ne furent pas exposées, je ne sais plus trop pourquoi d’autant plus que j’en avais beaucoup parlé. C’étaient des boîtes percées de deux trous munis de manchons. L’idée était de pouvoir passer les mains jusqu’aux coudes par ces manchons et toucher, palper la sculpture à l’intérieur de la boîte sans pouvoir la voir. Je crois maintenant que si je n’ai pas exposé ces boîtes c’est que j’avais très vite atteint une telle extrémité de perfectionnement de ces sculptures tactiles que j’ai cru bon d’attendre un peu. Cette extrémité était tout simplement le fait de placer dans les boîtes de sculptures vivantes telles que de beaux modèles nus, aux formes très rondes évidemment. C’était un peu prématuré à l’époque, j’aurais eu la police sur le dos tout de suite. (Klein 2003 : 54)
La description de cette œuvre est très précise, permettant au lecteur de vraiment pouvoir s’approprier l’idée transmise de manière textuelle. Par contre, contrairement aux lettres, il s’agit d’un lecteur potentiel. Il est évident que Klein est hésitant face à ce projet, et que les conventions sociales l’empêchent d’aller de l’avant avec l’idée véhiculée. On peut supposer que si ce n’avait pas été le cas, l’œuvre n’en serait pas restée à une forme immatérielle puisqu’elle est essentiellement pensée pour critiquer le rapport entre le visible et le tactile. Il est intéressant de voir la prise en considération des normes sociales quant à la potentialité de la création artistique et son impact concret dans la démarche de l’artiste. L’écrit est alors essentiel pour dépasser les conventions de manière à les questionner, mais aussi pour trouver un lieu où ces dernières ne peuvent affecter l’existence de l’œuvre d’art, du moins sous forme d’idée.
8Les œuvres d’art fictives de Klein qui représentent la contribution la plus pertinente pour notre problématique de la réécriture sont toutefois celles qui sont mises en récit. Cet aspect narratif fait en sorte que le lecteur est confronté à la durée, au vide et au désœuvrement. Elles mettent en scène l’immatériel à la fois d’un point de vue conceptuel puisqu’elles sont transmises sous forme textuelle, mais également comme thématique en soit. Le texte n’est pas que le véhicule de quelque chose qui n’est pas réalisé, il est la seule forme possible qui amène à se confronter à l’absence, au rien. On peut en saisir toute l’ampleur dans cette performance fictive intitulée Capture du vide :
Une ville entière, voire même une capitale, ou encore mieux, un pays entier doit servir de scène et de décor. L’État, lui-même, annonce la date de la représentation dans tout le territoire. Le jour dit, à l’heure dite, exactement tout le monde rentre chez soi, s’enferme à double tour, et l’extérieur est vide de tout être humain pendant deux heures. Dans les rues, plus personne, plus personne du tout dans les bureaux administratifs et autres lieux publics ; plus personne dans les campagnes, tout est fermé, tout le monde est chez soi et ne bouge plus. Le territoire doit sembler aux yeux de l’Espace, pour deux heures entières, entièrement vide de sujets vivants !… Mais alors des compagnons fidèles seront là autour de moi, chez moi, et me jetteront dehors malgré moi, car j’aurai peur et il sera nécessaire que je sois littéralement expulsé dehors, dans le vide des rues et des campagnes, tout seul, face à la nature et à tout. À vrai dire, cela ne sera qu’un pas fait dans le chemin de la « capture du vide » qui se fera après ma disparition définitive, lors de l’une de ces séances nationales solennelles. (Klein 2003 : 184-185)
Cette ekphrasis suggère une imprégnation différente pour le lecteur puisqu’elle le situe dans un lieu et dans une durée imaginaire précise. La situation fictionnelle de l’œuvre d’art lui permet de se déployer au sein d’un récit structuré, rendant alors son appropriation et son expérience esthétique possibles pour le public. Ce dernier se situe alors dans le lieu vide, permis par la nature textuelle de sa transmission en tant qu’œuvre d’art. Il y a une tension entre saisir cette absence, la capturer et la laisser telle quelle, la contempler dans son état insaisissable. La particularité de cette proposition s’opère par le fait qu’elle est un énoncé, qu’elle est œuvre parce qu’elle est suggérée. Elle sort d’un quotidien impossible mais ne peut être ni physique, ni matière. La fin de l’extrait est d’autant plus révélatrice : vivre cette expérience constitue l’œuvre en soi. Mais pour être dévoilée en tant que telle, l’œuvre doit être transmise au lecteur, d’où l’importance du texte pour son existence même en tant que fiction. L’idée doit trouver un moyen d’être véhiculée, elle ne peut rester sous forme de pensée pour que le public puisse l’expérimenter. C’est ainsi qu’apparaît tout le potentiel créatif de la réécriture.
9Klein passe un temps minutieux à transcrire des comptes rendus de ses expositions, véritables happenings dont la nature éphémère nécessite un outil de transmission autonome qui pourra alors survivre dans la durée. Cette entreprise peut se penser comme une réécriture, une médiation, mais également comme un processus herméneutique. La mise en récit de l’exposition du vide constitue une ekphrasis très révélatrice de l’esprit de Klein puisqu’elle prend en compte les contraintes habituelles de la mise en exposition de l’œuvre. La tension entre l’organisation détaillée face à l’absence d’œuvre, d’un contenant parfait pour une absence de contenu, témoigne alors de la manière dont Klein concevait les divers dispositifs de médiation comme étant une partie essentielle de l’œuvre d’art, dispositif dont l’écriture fait alors partie. La dimension narrative du compte rendu d’exposition permet alors d’utiliser les différentes contraintes de l’espace de la galerie comme limites de l’expérience pour le lecteur :
De l’extérieur de la rue, il sera impossible de voir autre chose que du Bleu, car je peindrai les vitres avec Bleu de l’époque bleu de l’année passée. Sur et autour de la porte d’entrée de l’immeuble par où le public aura accès dans la Galerie par le couloir, je placerai un monumental dais recouvert de tissu bleu, toujours du même ton outremer foncé. (Klein 2003 : 86-87)
Il importe peu ici que l’œuvre existe ou non puisque l’accent est mis sur ce qui permet de la définir en tant que telle. Dans cet extrait, on insiste sur le cadre physique, sur les lieux qui s’offrent à l’art pour que l’œuvre s’y installe. L’idée est alors de faire tout comme, et de souligner l’artifice de la situation grâce au bleu Klein qui vient accentuer les limites physiques de l’expérience artistique. La fiction de l’organisation est ce qui s’offre à voir, et pour ce faire, la galerie est nécessaire. Un autre cadre de délimitation inévitable est l’aspect monétaire du milieu de l’art, que l’on peut voir à travers les cartons d’invitation distribués par l’artiste :
Invitation pour DEUX PERSONNES du 28 avril au 5 mai. Pour toute personne non munie de cette carte le prix d’entrée est de 15 000 F. Cette manœuvre est nécessaire car bien que toute la sensibilité picturale soit à vendre par lambeau ou d’un seul bloc, les visiteurs dotés d’un corps ou véhicule propre de la sensibilité, pourront, malgré moi, bien que je retiendrai de toutes mes forces l’ensemble de l’Exposition en place, m’en dérober par imprégnation, consciemment ou non, quelque degré d’intensité. (Klein, 2003 : 86)
L’invitation officielle à l’exposition est donc réécrite dans le compte rendu comme faisant partie de la mise en récit organisée par l’artiste, mise en récit soignée et consciencieuse des différents outils de médiations. L’invitation distribuée ne peut qu’être une forme textuelle, tout en étant une méthode pour contacter le public. Mais le carton est aussi droit de passage, créant ainsi une atmosphère élitiste qui insiste sur la valeur de l’œuvre d’art, sa potentialité marchande, et ce, au-delà de son existence même puisqu’ici c’est l’idée que le public vient contempler. Cette déclaration situe alors la qualité de juger comme improbable et insaisissable.
10Une troisième structure de médiation représentée au sein de ce récit est la dimension institutionnelle :
De chaque côté de l’entrée, sous ce dais, seront placés le soir du vernissage, les Gardes Républicains en grande tenue présidentielle (cela est nécessaire pour le caractère officiel que je veux donner à l’Exposition et aussi parce que le véritable principe de la République, s’il était appliqué aujourd’hui, me plaît, bien que je le trouve incomplet au jour d’aujourd’hui). (Klein, 2003 : 87)
Le mélange des institutions apparaît ici comme une prise de distance critique face à l’autorité traditionnellement attribuée aux critiques, commissaires et galeristes. Le pouvoir est représenté par la Garde républicaine, juxtaposant une image rigide à celle plus libérale du milieu de l’art. Aussi, la justification de ce choix par Klein est plutôt ludique puisque ce dernier se désinvestit complètement de la tension provoquée par le parallèle proposé entre deux institutions ; la galerie d’art et la Garde républicaine. Finalement, le dernier aspect de cette réécriture concerne les dimensions sociales et mondaines de l’exposition : « Nous recevrons le public dans le couloir d’environ 32 m2, où un cocktail bleu sera servi (préparé par le bar de La Coupole à Montparnasse, gin, cointreau, bleu de méthylène) » (Klein 2003 : 87). Le public doit se retrouver afin de partager l’expérience qu’il vient de vivre, partage que Klein suggère de contrôler par la teinte bleue proposée et s’approprie ainsi chacune des variantes possibles de l’exposition. Le compte rendu intégral est donc organisé selon le défilement temporel. Il construit ainsi une durée narrative qui, grâce à la lecture, rend possible une expérience esthétique et conséquemment une médiation directe grâce aux écrits de l’artiste qui racontent sa propre version, sa propre histoire. Il réécrit les frontières de l’exposition, il revisite les éléments inclus ou exclus, il témoigne de l’organisation de ces choix et il propose une transparence face aux facteurs qu’il juge essentiel de contrôler afin de délimiter l’expérience de l’œuvre d’art offerte au spectateur. Encore là, l’écrit comme moyen de transmission est construit, mais le compte rendu comme œuvre d’art fictive – puisqu’aucune œuvre n’est finalement présentée – vient mettre en avant la problématique de la matière, mais aussi l’importance de la réécriture, de la mise en récit et la possibilité d’une construction fictionnelle de l’événement afin de questionner les dispositifs de médiation.
11Le travail herméneutique étant répétitif et toujours incomplet permet de déplacer vers le spectateur la responsabilité de l’œuvre d’art en tant que fiction, en tant que réécriture et expérience unique sans cesse renouvelable. Et si cette œuvre d’art peut se déployer dans cette multiplicité, c’est grâce à son immatérialité. Dès lors, le lecteur a recours à l’une de ses capacités, voire fonctions, spécifiques, soit l’imagination. Sur ce point, il faut noter qu’Yves Klein a une relation toute particulière avec l’imaginaire parce qu’il s’agit d’un élément qu’il inclut délibérément dans son travail. Cette essence de l’expérience artistique qu’il propose est notamment due à la forte influence de Gaston Bachelard dans sa démarche créatrice. Les écrits du philosophe sont présents à plusieurs égards chez Klein. Que ce soit comme source d’inspiration ou comme clé d’interprétation, il le cite à maintes reprises dans ses écrits ou dans les conférences qu’il a pu donner. Klein les utilise aussi pour créer son propre mythe, racontant que sa mère lui a offert L’Air et les songes lors de l’ouverture de sa toute première exposition, qui a également eu lieu le jour de son anniversaire. Qu’importe la véracité d’une telle affirmation, la présence bachelardienne au sein de son œuvre artistique est bel et bien réelle, surtout si l’on s’attarde à l’impact esthétique de l’imaginaire :
On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d’images aberrantes, une explosion d’images, il n’y a pas d’imagination (Bachelard 1943 : 5).
La déformation de l’image constitue bel et bien un principe du dépassement de la problématique de l’art, tout comme le rapport à l’anti-rétinien chez Duchamp. L’imagination est une expérience intellectuelle qui fait appel à des facultés qui lui sont propres, telles la lecture ou la visualisation. Il s’agit également d’une stratégie efficace pour échapper à la main mise de l’institution, se distanciant de toute médiation officielle, loin d’une fixité qui figerait l’œuvre dans une seule forme possible : « Par l’imagination nous abandonnons le cours ordinaire des choses. Percevoir et imaginer sont aussi antithétiques que présence et absence. Imaginer c’est s’absenter, c’est s’élancer vers une vie nouvelle » (Bachelard 1943 : 8). Cet abandon de l’ordre a pour conséquence d’impliquer implicitement le lecteur. L’esthétique alors développée propose une autonomie de l’expérience, qui peut alors se répandre par le texte puisqu’elle y est réécrite, qui peut se transmettre par le vide parce qu’elle est immatérielle. L’absence de matière n’est toutefois pas néant, mais sensibilité, autre faculté révélée par l’imagination et par la capacité que possède le lecteur de s’approprier l’expérience de l’œuvre d’art fictive. Klein se positionne donc du côté du malléable, de l’imaginaire, du fictif et du dynamique puisque chaque contact avec son travail alimente une réactualisation continue.
12En plus de cet héritage clair venant définir une esthétique de la réception, les écrits de Bachelard viennent orienter le développement de la pratique de l’artiste, notamment lors du passage de la peinture monochrome à l’époque pneumatique. Cette période s’entame notamment grâce à la collaboration avec Werner Ruhnau autour du projet de l’architecture de l’air pour l’Opéra – Théâtre de Gelsenkirchen, incarnant la voie à suivre vers l’abandon de la matière tout en se rapprochant de la vision bachelardienne : « Quand nous aurons pratiqué la psychologie de l’air infini, nous comprendrons mieux qu’en l’air infini s’effacent les dimensions et que nous touchons ainsi à cette matière non dimensionnelle qui nous donne l’impression d’une sublimation intime absolue » (Bachelard 1943 : 16). Tout comme la quatrième dimension duchampienne, le désir de s’éloigner du visible et du connu passe nécessairement par le processus de dématérialisation. L’air s’articule comme un entre-deux efficace puisqu’il s’agit d’une matière, pouvant dès lors être utilisée pour créer, comme en témoigne l’histoire de l’art moderne, pensons à Air de Paris de Duchamp ou encore à Corps d’air de Piero Manzoni. Compromis matériel mais invisible, l’air manifeste un désir de destruction du rapport à la trace et à l’objet tout en négociant une présence réelle, loin de la fiction.
13La présence de Bachelard chez Klein peut également apparaître comme une réécriture et une appropriation. Les citations nombreuses du philosophe dans les textes de Klein apparaissent à la fois comme une tentative de filiation intellectuelle et comme une entreprise d’auto-médiation. Dans Les écrits d’Yves Klein, Nicholas Charlet met l’accent sur un extrait en particulier qui se répète constamment chez l’artiste :
D’abord il n’y a rien, ensuite il y a un rien profond, puis une profondeur bleue. […]
Quand il accède aux limites du champ artistique, à la frontière de l’absurde, il invoque la parole instruite d’un scientifique reconnu internationalement. La provocation de Klein – l’exposition d’une salle vide – est placée sous une tutelle académique. La citation est un supplément verbal de circonstance, Klein aurait pu en dire autant sans le secours de Bachelard. (Charlet 2005 : 158)