Avant-propos – Pourquoi réécrire ?
Texte intégral
1Pourquoi réécrire ? Réécrire en plus court ou en plus long ? Que réécrire, que reprendre de l’œuvre que l’on réécrit ? Le bref, c’est-à-dire l’essentiel ? La réécriture est-elle un prétexte ? Réécrire est-il une preuve de modestie devant une œuvre qu’on sait ne pouvoir dépasser, ou bien y-a-t-il une immodestie à vouloir réécrire une œuvre qui serait parfaite ? Mais, en vérité, on réécrit autant de chefs d’œuvre que d’œuvres médiocres. Il arrive même parfois que ce qui est réécrit soit meilleur que le modèle initial, et cela n’est pas rare pour les adaptations cinématographiques. Ceci dit, il est possible de penser que, pour un auteur, réécrire une grande œuvre est une manière d’acquérir une certaine légitimité, de s’appuyer sur le crédit d’illustres prédécesseurs. Ce qu’écrit Vincenzo Reina Li Crapi (citant J. Morel) : « toute œuvre qui compte, dans la littérature dramatique du xviie siècle, est réécriture à la fois d’une autre grande œuvre antique (théâtrale ou non) et d’une ou plusieurs œuvres récentes » peut indiquer une tendance générale et d’ailleurs naturelle (consciente ou pas, non limitée dans le temps) de tout auteur à puiser ses propres forces dans l’imitation-réappropriation-réécriture d’autres œuvres.
2On pourrait aussi penser, qu’à un certain moment de l’histoire, l’œuvre de départ ne présente plus ce qu’il convient, ni ce qu’il faut, et qu’elle est donc « à réécrire ». Ce qu’il convient est lié au format requis selon les genres et les époques ; ce qu’il faut n’est pas ce qu’il convient et est autant défini par celui qui réécrit que par son époque (cf. Gérard Dessons, La voix juste, essai sur le bref, 2015). Selon Gérard Dessons, le falloir est sous-entendu par l’idée du manque, et cette idée de manque est liée à l’historicité de l’œuvre qui crée l’identité de l’œuvre elle-même. Ainsi l’identité de l’œuvre se réinvente-elle en permanence dans les époques différentes qu’elle traverse. Si Dessons ne parle pas explicitement de la réécriture, il n’est pas difficile d’admettre que l’identité de l’œuvre d’art passe également par ses différentes réécritures. L’œuvre parfaite est celle qui est « brève », c’est-à-dire celle qui ne comprenne rien qu’on ne puisse enlever sans nuire à sa qualité de perfection (cf. Baumgarten, à propos des formes brèves). Selon Dessons, une œuvre peut-être très longue (en quantité), mais brève si on ne peut rien y retrancher. Mais il faut admettre qu’à un certain moment de son histoire, la même œuvre peut présenter un manque. Ce qui est « bref » (et donc parfait) à une époque, ne l’est plus à une autre ; ainsi pourrait s’expliquer la nécessité de certaines réécritures. Cependant, l’on pourrait affirmer le contraire et dire que la « nécessité » de la réécriture d’une œuvre tend à démontrer la validité permanente de celle-ci, son « classicisme » (ce qui est classique étant ce qui ne se démode jamais et reste toujours valable à travers le temps). Prenons par exemple la poésie. Il existe des poèmes très longs (La Divine comédie, l’Énéide, les Lusiades, etc.) qui, selon les critères de Dessons, sont en vérité brefs, car rien ne peut y être retranché. On ne peut résumer un poème, on ne peut le réécrire, on ne peut que le réciter. On ne pourrait donc, à la limite, que le réécrire en le traduisant, mais il serait impossible de le réécrire autrement. En vérité, la récitation même du poème est déjà l’amorce d’une réécriture car chacun le prononce d’une façon différente depuis la nuit des temps. « La transcription de récits oraux est un éternel recommencement » rappelle David Gondar. Et ce dernier démontre parfaitement que, malgré tout, il existe des formes variées de réécritures de la poésie, chez des poètes espagnols contemporains comme Agustín Fernández Mallo, Vicente Luis Mora et Alejandro Céspedes.
3On se retrouve donc devant deux explications paradoxales de la réécriture : réécrire parce que l’identité de l’œuvre est sans cesse modifiée et enrichie à travers les temps, ou bien parce que, au contraire, elle reste une référence ferme qui ne subit pas l’outrage du temps. Naturellement, le paradoxe n’est qu’apparent, car la réécriture échappe au temps chronologique, en nous plaçant d’emblée dans une simultanéité idéale, dans un présent unique. La réécriture sert à la fois de stimulateur de questionnement sur le temps et sur l’identité. D’abord l’identité de celui qui réécrit, car il y a des réécritures apparemment fortuites, inconscientes, qui constituent des rencontres heureuses, entre deux œuvres et deux auteurs. Ce genre de réécriture naît souvent de l’amour pour une œuvre, une empathie, un désir de ne jamais en finir avec une œuvre, ses personnages, son atmosphère, sa poésie, etc. La traduction, abordée de façon originale et du point de vue de l’histoire des voyageurs par Hélène Lenz à travers le périple du « Voyage en Chine » de Nicolae Milescu, mais aussi du point de vue plus théorique par Carole Egger, n’est-elle pas, à sa manière, à la fois un acte d’amour et de réécriture ? Sinon, comment expliquer, par exemple, le nombre incessant de retraductions de la Divine comédie ? Il en va aussi de certains remakes cinématographiques qui ne sont pas (seulement) dictés par des questions commerciales et financières. Ici, l’explication du « ce qu’il faut, et ce qu’il convient à travers les temps », ne suffit pas, ni même celle d’un classicisme indémodable de l’œuvre. Il y a bien autre chose d’inconscient, voire même de mystérieux, dans ces actes de réécritures d’œuvres parfaites.
4Ce n’est pas un hasard si dans le présent numéro de reCHERches, de nombreux articles sont consacrés au théâtre (Carole Egger, Francesco D’Antonio, Luis Araùjo, Vincenzo Reina Li Crapi, Erik Pesenti Rossi), car il est manifeste que chaque nouvelle création d’une pièce est une nouvelle réécriture de celle-ci, le théâtre apparaissant comme un art éphémère par essence et qui n’existe que dans la différence et la répétition, à la fois de la mise en scène, du jeu des acteurs, mais aussi de la traduction. À travers une analyse historique, Carole Egger fait le point dans ce domaine, en prenant le paradigme du théâtre espagnol, mais ce qu’elle dit peut en grande partie s’appliquer à d’autres aires linguistiques.
5La réécriture de l’histoire (récente ou ancienne), évoquée par Jean-Noël Sanchez, mais aussi d’une certaine façon par Erik Pesenti Rossi (car Shakespeare, avec Jules César, réécrit un épisode de l’histoire antique ainsi que les Taviani avec leur film), pose d’autres problématiques politiques, historiques, voire ontologiques. On peut naturellement réécrire l’histoire à des fins intéressées et manipulatrices, mais la vraie problématique est que l’histoire et l’historiographie, au-delà de la simple mise en scène des faits, constituent une réinterprétation permanente de ces derniers, dans leurs causes, leurs conséquences et leur nature même. Il n’y a pas de faits, il n’y a que des mises en scène et des mises en perspective de ceux-ci (cf. Camus, L’homme révolté), et donc des réécritures potentiellement infinies. Mais, réécrire l’histoire ancienne, signifie aussi mettre en évidence la dimension universelle de chaque épisode historique, comme il y a une dimension universelle dans chaque œuvre d’art : on est donc toujours dans une rencontre fructueuse entre un instant précis et le reste de l’histoire et du monde, où le je se retrouve lui-même, mais aussi le groupe social (cf. le théâtre de Lina Prosa et l’analyse diachronique et synchronique proposée par Francesco D’Antonio).
6Réécrire interroge l’identité de l’œuvre. Que reste-t-il quand on a tout changé, tout modifié ? Que reste-t-il de l’œuvre et de son identité ? Et pourtant, l’essentiel (la quintessence) est toujours là : un rythme, une poésie intérieure, une magie, un esprit particulier (appelons cela comme on veut, selon les cas). C’est le mystère de la réécriture et la force de l’œuvre et / ou de ses personnages réécrits sans cesse à travers l’histoire (voir ce que dit Nathalie Besse sur les réécritures de personnages bibliques). Apparemment tout changer, pour conserver l’essentiel, mais cet essentiel est insaisissable, traverse les mots et les images pour continuer sa route sans fin. L’essentiel, l’esprit de l’œuvre (et donc son identité) est toujours « entre » les mots, les images et les réécritures. La réécriture ce n’est pas la destruction, mais plutôt la déconstruction et la reconstruction. C’est ce que montre Erwan Burel à propos du dramaturge espagnol Juan Mayorga qui « conçoit la réécriture […] comme une opération de traduction, où l’entre-deux entre l’œuvre de départ et celle d’arrivée nous permettrait d’approcher, sans jamais véritablement l’atteindre, un certain degré de vérité et de beauté. » On peut bouleverser la chronologie de l’œuvre de départ, l’ordre du drame, l’époque, etc., mais l’œuvre est toujours là. L’essentiel est peut-être dans le rythme (cf. l’article de Luis Araùjo, très éclairant de ce point de vue), dans ce que Bergson a appelé la durée intérieure qui crée la véritable identité d’un individu, mais que l’on peut aussi transférer à l’identité de l’art (comme le suggérait Pessoa). Comprendre totalement un être consisterait à revivre à sa place, à se caler dans sa durée intérieure, et cela est impossible écrit Bergson (dans les Données immédiates de la conscience). Or, l’œuvre d’art nous offre cette possibilité de la comprendre de l’intérieur, de rentrer en elle : d’abord par la communication sensible qui s’établit avec le spectateur, le lecteur, l’auditeur ; mais aussi grâce aux multiples réécritures que l’on peut en faire et qui nous entraînent dans sa durée intérieure, et donc dans sa vie même et son identité.
7Dans la réécriture, on peut être apparemment infidèle à l’œuvre de départ, pour rester fidèle à son esprit, ou bien être infidèle tout court ! Toute réécriture est une nouvelle interprétation, voire une interprétation-commentaire. D’autre part, comment distinguer l’adaptation cinématographique ou théâtrale, de la réécriture ?
8Mais, en même temps, et c’est là l’autre aspect de cette problématique, la réécriture crée une œuvre nouvelle et originale qui sera, peut-être un jour, elle-même réécrite. Il y a des réécritures supérieures à l’œuvre qu’elles réécrivent, des traductions plus « belles » que les originales, mais qui, souvent, les trahissent. Tout travail sur la réécriture, suppose donc, à un certain moment, que l’on s’éloigne de l’œuvre de départ pour insister sur la spécificité de l’œuvre réécrite. Cependant, comme le montre Mathilde Savard-Corbeil, à propos d’Yves Klein, on peut aussi « considérer la réécriture non seulement comme part entière de l’œuvre d’art, mais comme nécessaire à sa manifestation. » Il semble donc que la rupture ne puisse jamais s’effectuer totalement entre les deux œuvres, l’identité de l’œuvre étant liée à son historicité comme nous l’avons déjà dit.
9Puisque tout est dit, pourquoi répéter ? C’est qu’il y a quelque chose d’inquiétant à prétendre que tout est dit, et l’homme ne peut s’y résigner. Il faut sans cesse répéter le récit et le continuer en le transformant car le flux de la vie ne s’arrête pas ; ni l’histoire, ni l’art ne sont jamais finis. On en revient toujours au problème du temps. Dans Les Deux Sources de la Morale et la Religion, Bergson parle d’une « fonction fabulatrice » englobant la mythologie, la religion, et tous les récits inventés par les arts. La fonction fabulatrice est une réaction de la nature face aux excès de l’intelligence humaine. La mémoire et la conscience humaines sont certes le facteur fondamental de notre liberté. Elles nous permettent d’échapper au temps cyclique de la nature et des autres êtres vivants. Mais l’intelligence humaine qui s’est développée grâce à elles perd souvent de vue l’objectif primordial de la vie humaine qui consiste en sa conservation. L’intelligence oublie les intérêts de l’espèce, lui préférant la réflexion égoïste et oubliant le bon sens. La fonction fabulatrice, sorte d’instinct fictif créé par la nature, fonctionne comme une fausse expérience qui mettrait en garde l’homme contre les dérives de ses constructions intelligentes et intellectuelles. De ce fait, rien ne peut être jamais tout dit car le temps humain et la vie de l’homme présument la fonction fabulatrice et donc la (fausse) répétition. Comme l’écrit Nathalie Besse, à la fin de son article, « À chacun sa relecture, et partant sa réécriture. Indéfiniment. La réécriture, intrinsèquement liée à l’écriture même, n’est donc pas près de s’abolir. »
Pour citer cet article
Référence papier
Erik Pesenti Rossi, « Avant-propos – Pourquoi réécrire ? », reCHERches, 20 | 2018, 5-8.
Référence électronique
Erik Pesenti Rossi, « Avant-propos – Pourquoi réécrire ? », reCHERches [En ligne], 20 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/1959 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.1959
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