1El país de las calles sin nombre, cinquième roman de José Adiak Montoya, considéré comme l’un des meilleurs écrivains hispanophones né dans les années 1980, relate le voyage physique et mémoriel de la jeune Alice Miller, de retour dans un Nicaragua jamais nommé mais clairement identifiable et rappelant, à s’y méprendre, le printemps convulsif et sanglant de 2018. Roman de la mémoire, donc, et à plusieurs égards puisque l’histoire individuelle et l’histoire collective s’entremêlent ; entre souvenirs de la guerre civile au temps de la révolution et trouées mnésiques dues à l’exil, ce récit est aussi celui d’une redécouverte identitaire.
2Il s’agira de voir quels liens étroits entretiennent, dans cette fiction, mémoire et identité, dont on sait qu’elles sont corrélatives, sinon consubstantielles : comment les mémoires individuelle et collective agissent-elles sur l’identité de la protagoniste ? Comment entrent-elles en tension dans un contexte houleux qui remue un passé non moins troublé ? Nous nous intéresserons d’abord aux implications mémorielles du retour de la protagoniste au pays natal, puis aux répercussions identitaires que les mémoires de l’histoire collective auront sur elle ; nous étudierons enfin le traitement de l’espace, la mémoire ressortissant également à un cadre spatial.
3« La mémoire est une fonction que nous rattachons au rapport de soi à soi. Chacun saisit le caractère inséparable de la mémoire et de l’identité, d’abord par les souvenirs puis par la fonction même de mémorisation comme continuité de son identité », rappelle Alexandre Abensour (2014 : 11-12). Que serions-nous sans la mémoire ? Et, est-on tenté d’ajouter à la lecture de El país de las calles sin nombre, que devenons-nous selon nos souvenirs ?, mais également selon les souvenirs d’autrui liés à notre passé – la mémoire qui informe et forme l’identité ne dépendant pas uniquement de traces mnémoniques personnelles mais également de la parole de l’autre dont on sait qu’il est partie prenante dans l’élaboration identitaire ; cette mémoire polyphonique et médiée aura une fonction déterminante dans le roman.
4Lorsqu’Alice Miller, qui réside aux États-Unis depuis plus de trente ans, revient provisoirement dans son village natal, Los Almendros, afin de signer des actes de propriété lui permettant de conserver les terres de sa famille, elle ne soupçonne pas la portée décisive de ce retour aux racines qui sera également retour à soi, redécouverte du passé et relecture du présent, bouleversement identitaire : un incident charnière sur le plan individuel et un contexte national prégnant transformeront le déplacement initialement prévu en un voyage initiatique éprouvant, faisant émerger un lourd secret.
5Ne nous attardons pas sur un champ lexical – attendu en pareil contexte – qui fait la part belle à « volver », « regresar », « reconocer », « recordar », ou au fait de reconstruire le lieu à partir de ses vestiges et de souvenirs transmis par la mère elle aussi aux États-Unis ; remarquons en revanche que « volver » signifie pour la protagoniste « regresar a su abuela » et assumer sa mort (21), comme si Alice revenait moins à un espace qu’à une temporalité (l’enfance) et à un état psychologique rappelant la dernière étape du processus de deuil. La grand-mère, qui représente et emplit l’espace et le passé, s’avère ici un catalyseur de la mémoire affective de la protagoniste.
6Le retour d’Alice s’opèrera en deux temps forts, entre souvenir et découverte, et en différentes étapes : elle renoue d’abord avec son prénom originel et sa langue maternelle. Dès son arrivée à l’hôtel de Los Almendros, première entrée ou incursion dans l’espace des souvenirs – l’hôtel fonctionnant ici métonymiquement comme espace dans l’espace, ou espace intermédiaire –, la protagoniste recouvre, à l’instant de se nommer et donc de poser son identité (mais également ici de se choisir), le prénom de naissance, premier et intime, ainsi que le nom de jeune fille, comme une filiation ou un lien rétabli avec les origines :
Al momento de escribir su nombre, quizás por recuperar algo de su vida ahí, o quizás porque en ese lugar tan lejano a Alice Miller y a todo lo que era su vida, esta misma le parecía anulada, puso «Alicia Flores García», su antiguo nombre, uno que pensaba que ya no le pertenecía, y no cabía en él nada de lo que ella era ahora (13).
7La réappropriation de l’identité primordiale montre ici l’empreinte du lieu sur le rapport à soi : après une défamiliarisation d’avec l’origine hispano-américaine, due à la distanciation géographique, le retour dans l’espace familial et primitif opère une refamiliarisation ; l’identité première, devenue presque confidentielle en terre d’exil, revient spontanément, et en un sens viscéralement, sur le lieu de naissance, reprend sa place. Identité et mémoire ne ressortissent pas uniquement à la temporalité mais également à l’espace, le roman en témoigne à plusieurs reprises en jouant sur la dualité identitaire Alice/Alicia : deux identités pour deux vies elles-mêmes liées à deux espaces-temps : l’enfance à Los Almendros puis les trente-cinq années en Floride. Ainsi peut-on trouver sur une même page, en l’espace de cinq lignes, l’un ou l’autre prénom selon que la protagoniste converse avec sa nouvelle amie Fernanda ou qu’elle repense à son mari Max associé à sa vie états-unienne :
—Alicia – le llama Fernanda […]. Dime si hay alguien a quien tenga que llamar […]. Alice piensa inmediatamente en Max (39).
8De la même façon, Alice retrouve une langue maternelle dont elle avait déjà remarqué, lors d’un voyage de noce à Cozumel, que, l’air et le soleil aidant, elle réveillait en elle un sentiment d’appartenance, de ceux qui prennent au corps et ravivent une mémoire cellulaire : « Alice ha podido demostrarle a Max que realmente el espanol es su idioma materno » ; « Siempre supo que pertenecía a otro mundo » (139 et 140). Les quelques fautes d’orthographe grossières qui agrémentent les messages numériques (« photos », « abiso », « quando », 116) et rappellent qu’Alicia a quitté son pays alors qu’elle était enfant, ne sauraient ternir les retrouvailles identitaires avec cette part de soi certes lointaine et enfouie, mais ici rémanente et vive.
9Cette mémoire profonde prend tout son sens avec l’incident pivot duquel découleront les autres expériences de ce retour au passé : Alice chute dans le vieux puits qui se trouve sur le terrain abandonné de la grand-mère pour lequel elle est revenue à Los Almendros (afin qu’il ne devienne pas propriété de l’État). Cet accident va avoir des conséquences sur plusieurs plans intimement liés : sur un plan diégétique puisque, étant blessée à la jambe, elle devra rester plus longtemps sur place, sera ainsi témoin des soubresauts nationaux et pourra apprendre, par les détenteurs d’une mémoire locale et historique, la vérité sur un sombre passé impliquant son père décédé, autrefois révolutionnaire ; sur un plan mémoriel, identitaire et initiatique puisqu’au fond du puits obscur, où elle ressent la présence de sa grand-mère, les souvenirs s’enchaînent et s’emboîtent, reliant passé et présent et expliquant ce dernier : la guerre, l’exil au Mexique, Miami, l’assassinat jamais élucidé de la grand-mère restée au village.
10Ce puits, déterminant dans le roman, se prête à diverses analogies : comment ne pas relier en effet cet espace sombre où fut jeté, pendant la guerre, le cadavre de la grand-mère, comme un tombeau de fortune, et ce pays qui selon Alice est « una enorme fosa […] un país lleno de tumbas. En algún lugar anónimo había muerto su padre, en algún lugar de ese país sus huesos se habían fundido con la tierra » (46). Le puits participe d’une constellation de symboles reliant ici l’histoire des uns à l’histoire nationale, signifiée négativement, sinon interpelée : ces trous physiques qui engouffrent le père et la grand-mère maternelle au temps de la révolution, ces trous-lacunes dans l’histoire familiale assombrie par deux mystères échappant à la mémoire (où est le père ?, qui a tué la grand-mère ?), questionnent par extension toutes ces morts, parfois anonymes, ou tous ces “disparus” et, avec eux, une révolution de triste mémoire.
11Les symboles étant alogiques et riches de significations parfois antinomiques, ce puits ambivalent qui paraît engloutir les corps, est aussi celui des réminiscences, celui qui ouvrira des portes jusqu’alors scellées. Si l’« obscurité absolue » de ce puits rappelant une matrice, fait écho sémantiquement à « un agujero negro en el recuerdo de su infancia » que représente le village (24 et 11), elle permet pourtant ici, à rebours de l’oubli et des “trous” de mémoire, de retrouver le fil mémoriel et narratif de l’histoire familiale : il s’agit là d’une obscurité métaphorique permettant de sonder celle du passé, de réveiller une mémoire des tréfonds.
12Il n’est pas anodin que la chute dans le puits soit associée, dans les pensées ultérieures d’Alice, à une sorte de fatalité : « ¿Qué misterioso magnetismo la había arrastrado hasta ese pedazo de tierra, hasta el fondo de aquel pozo? » (46) : ce puits-tombe, cette fosse rappelle celles de la guerre qui l’a menée à l’exil, une guerre qui a donc pesé sur la destinée, autant dire sur l’identité ainsi qu’en témoigne le verbe « être » dans cette question relevant de l’impensable : « Si no fuese por la guerra, ¿te has preguntado la mujer que serías hoy, Alicia? », lui demande Fernanda (66). Alice est bel et bien liée à l’histoire nationale de ce pays dans lequel elle est maintenant étrangère, autant qu’à cette terre dont une parcelle constitue le patrimoine familial : enfant de la guerre, exilée et orpheline de père en raison du conflit armé, elle s’avère à plus d’un titre le produit de cet espace et de son histoire dont les faits et la mémoire ont modelé son identité.
13Faire acte de mémoire et recevoir celle des autres, c’est comprendre son identité et la réécrire. Dans ce récit empreint de passé, où bruissent des voix antérieures, certains personnages mémoriels également aux prises avec leurs propres souvenirs et oublis – deux notions sur lesquelles le texte insiste à l’envi –, vont accompagner Alice/Alicia dans cette anamnèse. Se faisant mémoire du village et de la guerre, ils témoignent de ce que la mémoire, constituée de temps et d’espace, se construit – et construit l’identité – sur la base de fragments qui sont eux-mêmes bien souvent des (re)constructions nourries de subjectivité, émaillées de souvenirs-écrans, de silences et de glissements. « Nos souvenirs nous ont faits ; nous faisons nos souvenirs », disait Georges Gusdorf (1951 : 256).
14Ces trois personnages-clef dans le déroulement du récit et la réélaboration mémorielle et identitaire de la protagoniste sont : Fernanda, la propriétaire de l’hôtel, qui crée un lien intertextuel fort avec le premier roman de José Adiak Montoya, El sótano del ángel (2010) où elle apparaissait déjà, en arrière-plan, dans le village de Los Almendros, et qui représente ici la mémoire du lieu. Elle aussi orpheline de père et autrefois amie d’un personnage qui commettra le deuxième crime du village, elle se lie rapidement d’une amitié sincère avec la protagoniste et, fonctionnant comme auxiliaire sur le plan actanciel et diégétique, elle mettra Alice en contact avec d’autres personnages mémoriels qui l’aideront à éclaircir le passé, dans une série de relations en chaîne menant au climax du récit : le policier Rodrigo Beltrán d’abord, ancien chef du commissariat, aujourd’hui octogénaire, qui n’a jamais pu élucider le meurtre de la grand-mère mais qui conserve de précieuses archives – « Como toda mierda se me olvida, el papel es mi memoria » (61) – et donnera à la protagoniste les coordonnées d’un compagnon de son père pendant la guerre : el Yoni, dont les quelques photos seront un moindre apport mémoriel en regard du souvenir inavouable, et jusque-là inavoué, qu’il “cèdera”, comme un héritage douloureux mais nécessaire, à Alice.
15La révolution n’apparaît pas qu’en tant qu’épisode historique, ici remémoré – et dont on sait les conséquences sur la vie d’Alice –, ou comme parallèle aux sinistres dérives politiques et policières qui, dans le présent de la narration, sont responsables de la mort de nombreux jeunes manifestants : elle s’avère également intérieure ou psychologique, dans une sorte de mise en abyme frappante : au cœur des émeutes qui secouent la capitale et rappellent à certains une ancienne guerre civile, tout bascule et Alice/Alicia vit une “révolution” personnelle, identitaire et mémorielle – nous y reviendrons.
16Dans le roman, la mémoire collective s’avère fortement référentielle et opère à deux niveaux, entremêlant d’une part la mémoire de la révolution sandiniste dans la fiction, par le truchement de certains personnages, et d’autre part la mémoire du printemps 2018, qui constitue le présent de la narration et des personnages, offerte par un narrateur omniscient. Mémoires d’hier et “d’aujourd’hui” (l’ouvrage est paru en 2021), ces deux niveaux temporels mis en regard portent chacun une dénonciation du pouvoir politique, ici faiseur de morts, sinon assassin.
17Au cœur même de la fiction, affleure une histoire collective qui agira sur l’identité individuelle de la protagoniste : derrière le « je » d’Alice, veut poindre un « nous » qui renverra à ce « je » initial transformé par des révélations sur le passé. Celles-ci réfèrent à une mémoire extra-littéraire et apparaissent comme des critiques du processus révolutionnaire. La composition narrative procède par alternance, mais irrégulière, entre présent et passé, et une même ligne parfois ne refuse pas un changement de temps verbal, de même que peuvent être entrelacés styles romain et italique, ce dernier présentant des pensées en style direct, dans la plupart des cas celles d’Alice, et souvent mémorielles.
18Si le Nicaragua et Daniel Ortega (qui se trouve au cœur des deux temporalités) ne sont pas explicitement mentionnés, un faisceau d’indices ne laisse aucun doute quant au cadre spatial et temporel ; et les entrevues accordées par l’auteur confirment clairement le fait. Concernant les faits référentiels de 2018, trois personnages sont déterminants dans la critique adressée au pouvoir : Félix, l’employé de Fernanda, qui représente ici les jeunes manifestants, solidaires et courageux, violentés par les forces de l’ordre : par son immersion dans l’événement, il “active” ou rend opérante la mémoire et la critique du contexte socio-politique ; et à nouveau l’ancien chef de la police de Los Almendros qui servira une critique des dérives policières, ainsi que el Yoni et ses parallèles entre les atrocités de la révolution et celles du présent.
19Quels sont les faits de ce tristement mémorable printemps 2018 ? « El presidente firmó un decreto que afecta las cotizaciones del seguro social » (68), qui déchaînera une vague de protestation dans tout le pays, durement réprimée. Le roman s’inspire, entre violences et résistance, de faits avérés dans le hors-texte, qu’il s’agisse de la brutalité subie par Félix, personnage fictif mais non moins représentatif, des jeunes retranchés à l’université puis dans une église, des hôpitaux ayant reçu l’ordre de ne pas soigner les manifestants (le policier retraité violenté par de jeunes policiers auxquels il a fait la morale, et sa grossièreté percutante servent cette double critique : « Esos mierdas no son policías, son bestias », 126).
20Le style encore prête ses services à cette mémoire dénonciatrice puisque lorsque ce ne sont pas les objurgations d’un personnage au franc-parler fulminant, les pensées d’Alice face au premier meurtre d’un jeune garçon enchaînent des phrases très brèves, parfois averbales, pour mieux signifier une forme d’aphasie, le mutisme de la consternation, avant de revenir sur le verbe « entender » (très présent dans la narration s’agissant du regard d’Alice sur les turbulences qui déchirent le pays), une Alice sidérée qui (re)devient Alicia lorsqu’elle commence à comprendre ce qui peut se passer dans ce pays :
Un disparo certero. Calculado. Frío.
Alice está muda.
Los cacerolazos aumentan de intensidad.
La sangre sigue brotando. Fresca.
El primer muerto de un nuevo ciclo.
Alicia empieza a entender (107).
21On aura apprécié la tension dramatique véhiculée par ces bribes phrastiques ainsi que l’élaboration, sur le plan littéraire, d’une mémoire pathétique de l’événement – qui, dans les faits, a véritablement tourné au tragique. D’autres effets grammaticaux et stylistiques émaillent la narration, par exemple lorqu’Alice, regardant une photo de son père à la guerre et étant elle-même en possession d’une arme prêtée par le policier, songe : « Su padre sostiene un arma, a lo lejos suenan armas, ella tiene un arma » (138). L’épiphore signifie, au moyen de la répétition du substantif « arma » par-delà les époques, que le présent semble un écho du passé qui paraît lui-même encore présent (le verbe au présent « sostiene » se réfère au temps de la révolution). Au-delà des mémoires que ce présent réveille, il recrée une filiation “de sang”, une symétrie ou un effet-miroir, sinon une identité au sens le plus strict du terme, entre père et fille par la quasi similitude des verbes « sostiene/tiene ». L’asyndète, par son retrait des copulatives, paraît juxtaposer des images spéculaires essentielles et épure la construction de la phrase, conférant ainsi à cette dernière une efficacité et un rythme qui intensifie la gravité de cette réalité.
22De fait, l’accident d’un dramatisme extrême qui amènera el Yoni à confier à Alice la vérité du passé, plonge brutalement celle-ci dans l’horreur et le sang – comme son père à la guerre –, lorsque, fuyant en voiture une violente émeute, elle et Yoni assistent au meurtre d’un jeune des barricades puis : « Pueden ver un segundo los ojos sin vida del joven y las cuatro llantas pasan a toda velocidad sobre los restos de su masa encefálica » (145). La nécessité que ressent alors Yoni de lui transmettre une terrible mémoire n’est qu’un autre exemple du parallèle 2018-révolution qui traverse et construit le roman :
—¿Para qué se murió el Mono? Te voy a decir, mi niña. Para ni verga. – […] Para nada. Si viera todo lo que se consiguió con eso se volvería a morir, todos se volverían a morir. Solo sirvió para que los comandantes ahora tengan mansiones, Mercedes Benz, y para que nosotros andemos por las calles, olvidados buscando la vida, lisiados […] ayer, ahí salió, el flamante comandante firmando decretos para reducir las pensiones. […] ¿Que por ese hombre hayamos dado la vida y que yo tenga que andar de taxista a mi edad…? (79).
23L’ancien guérillero est le personnage encore en vie qui constitue le lien le plus dense avec le passé, la mémoire de la révolution et de ses crimes de guerre imputés là encore au pouvoir. S’il remémore l’âpreté de la vie du jeune révolutionnaire dans la montagne et la férocité des combats, il est également le personnage mémoriel qui – rappelant lui aussi une filiation en “rebaptisant” Alice la Monita dans le sillage du surnom donné à son père, el Mono – va fournir à cette dernière des informations sur le père que la mère elle-même ne connaît sans doute pas, et l’amener à « (res)sentir » la blessure de la guerre dans son pays (79). Alicia reconstitue le passé imaginairement (« imagina », 103) également grâce à Fernanda et au policier, dont elle se remémore les paroles, insérées en italique dans la narration, en style direct qui présentifie des bribes de dialogues passés (104-105). Elle imagine, lorsque triomphe la révolution, un jeune commandant victorieux mais craintif, dont les éléments de description physique et les antécédents ne laissent aucun doute quant à l’identité d’un référentiel Daniel Ortega.
24Mémoires de la guerre et photos du père pris dans le tumulte de l’histoire collective ramènent la protagoniste à sa propre histoire, sa propre mémoire en partie façonnée là encore par la parole des adultes : les espoirs révolutionnaires du père rêvant, avant de connaître la réalité de la guérilla, que sa fille grandisse dans un pays en paix, puis les pertes et l’exil à l’instigation de la grand-mère craignant pour sa fille et sa petite-fille devant les pénuries et l’insécurité grandissante. Plusieurs phrases déclinent négativement le verbe « saber » assorti d’un restrictif « pero », révélant le décalage entre les espoirs des hommes et le cours inexorable de l’histoire, particulièrement l’anaphore « Ricardo no lo sabe, pero » : Ricardo, le père, ne sait pas que la révolution ne triomphera pas avant longtemps, ni que le nouveau monde pour lequel il se sacrifie ne sera pas celui de sa fille, ou qu’il mourra dans quelques années (122).
25Ces rêves humains brisés par la guerre provoqueront un enchaînement d’actes irrémédiables : la grand-mère organise dans la douleur l’exil de sa fille, Ricardo apprend dans la douleur l’absence de sa femme et de sa fille et ne le supporte pas. Cet homme d’abord présenté par son compagnon d’armes comme débonnaire et noble, à grand renfort de superlatifs et de termes absolus (« todos », « nunca »), paraît en perdre l’identité :
« El Mono era un buen hombre […]. Todos querían al Mono. […] no paraba de hablar de ustedes, no paraba, para él la guerra era darles el futuro a su mamá y a usted. Le juro que nunca vi a un hombre más noble, un hombre más enamorado » (149).
« cuando volvió era otro hombre, ya no era él. […] ya no era el mismo » (150).
26Puis cet homme qui ne devient plus que colère et violence avoue, ivre, à el Yoni qu’il a tué la grand-mère qui a ruiné sa vie, et l’a jetée dans le puits : « La guerra estaba dentro de él, y más que la bala, lo mató la guerra desde adentro » (151). Tous s’avèrent des victimes, directes ou indirectes, de la guerre, dans le passé et dans le présent qui le prolonge ; « le passé n’est jamais vraiment révolu, car il continue à travailler le présent dans un futur du passé », affirme François Dosse (2010 : 78). Ce passé à l’œuvre dans le présent est un des aspects saillants du roman, mais si la continuité est notable, au-delà de tout éloignement et failles mémorielles, nous verrons que la discontinuité n’en apparaît pas moins agissante, et que ce sont ces points de friction ou ces altérations qui, paradoxalement ou dialectiquement, participent de la reconstitution du fil mémoriel et identitaire.
27Alice, pour sa part, a perdu des êtres chers et sa maison, et elle apprend à présent que son père a assassiné la grand-mère : à l’instar du père après ce crime, indirectement causé par l’horreur de la guerre, Alice ne sera plus la même : « Su mundo ha cambiado. Su mundo ha venido cambiando desde hace semanas, pero ahora sabe que es otro realmente, todo lo que una vez creyó de sí misma, del lugar de donde venía, se ha teñido de un rojo sangre » (154). Alice de l’autre côté du miroir ? Et au « pays », pour reprendre le terme central du titre du roman, de l’horreur ? S’agissant d’identité, ici remodelée par un lourd secret du passé et une mémoire actualisée si l’on ose dire, on aura remarqué le verbe « creer » – et non pas « savoir », et non pas « être » – qui renvoie à la subjectivité et en l’occurrence à une forme de leurre. Les yeux dessillés, Alice repartira aux États-Unis après avoir laissé au policier Beltrán une note lui révélant la vérité du crime.
28Quoique nous ayons souligné à plusieurs reprises la forte référentialité historique des faits qui vertèbrent le récit, ainsi que le rôle critique de la mémoire aussi bien dans la fiction que par rapport au hors-texte, on n’oubliera pas les différences fondamentales, clairement explicitées par Paul Ricœur entre autres, qui distinguent histoire et mémoire dans le rapport qu’elles établissent avec le passé :
Il y a un irremplaçable du souvenir, comme restauration du vécu. Mais il y a un irremplaçable du travail de l’histoire qui par la médiation de l’écriture construit un discours critique. […] sans ce travail critique, le vécu mnésique est toujours menacé de se perdre dans l’intensité des retrouvailles avec le passé et risque de méconnaître les déformations de la mémoire et toute illusion que peut contenir une reviviscence. La mémoire d’un peuple ne cherche pas la vérité mais plutôt la consolation. L’enjeu n’est pas seulement épistémologique, il est surtout moral […] (Abensour 2014 : 217-218).
29Il ne nous revient pas ici d’ajouter que l’enjeu peut également être éthique et politique puisque nous sommes face à une œuvre de fiction et qu’elle ne ressortit pas explicitement au devoir de mémoire. Le roman offre à la mémoire l’espace légitime dans lequel se déployer sans préjudice de l’histoire qu’elle n’est pas tenue de respecter – « La mémoire, en effet, n’a jamais connu que deux formes de légitimité : historique ou littéraire », dit Pierre Nora (1984 : XLII) –, d’autant que l’événement est moins appréhendé en lui-même et pour lui-même depuis que l’on considère, pour parler comme Michel de Certeau, que « l’événement n’est pas ce qu’on peut voir ou savoir de lui, mais ce qu’il devient (et d’abord pour nous) » (1994 : 51).
30Nous avons vu, en l’occurrence, comment El país de las calles sin nombre convoque et réécrit l’histoire nationale, puisant à la mémoire collective et forgeant une mémoire fictionnelle qui, en dépit de sa subjectivité ou par elle, n’est pas dénuée d’enjeux mémoriels critiques. Si Adiak Montoya ne prétend pas produire un art engagé, force est de constater qu’il intègre, dans ses romans, des images de la dictature ou de la révolution comme autant de prises de parole qui ne sont jamais neutres ; et s’agissant de son intérêt littéraire pour la mémoire, il explique que, la sachant trompeuse et manipulable, possiblement récupérable par des versions biaisées, il considère nécessaire de laisser un témoignage, fût-ce au moyen de la fiction dont le lecteur se souviendra parfois davantage que d’un livre d’histoire qui ne rend pas compte du drame humain (Camacho 2022).
31Aux jeux de temporalités qui fondent El país de las calles sin nombre, s’ajoutent des jeux d’espaces : dans le sillage des crimes du pouvoir dont il vient d’être question, ces espaces s’offrent à une relecture socio-politique. Nous venons d’étudier des temporalités en résonance, nous allons considérer à présent des espaces en contraste, car cette fiction construite sur un double binarisme – passé/présent et ici/ailleurs – relie également identité et mémoire au lieu de vie et d’expériences.
32La binarité spatiale qui oppose certains espaces opère, comme la temporalité, à deux niveaux, interne et externe par rapport au pays mentionné dans le titre : elle confronte d’une part le calme du village Los Almendros au chaos émeutier de « la capital », et d’autre part un petit pays de guerre et de fureur répétées, aux États-Unis, les deux dichotomies s’articulant donc autour de paix et conflit. Le point de vue de la protagoniste, dont on se souvient de l’identité duelle Alice/Alicia précisément associée aux espaces, et elle-même en tension lorsqu’elle se trouve au cœur de l’événement et à la croisée des mémoires qui vont bouleverser l’image de soi et l’identité, resignifie les espaces.
33Los Almendros, village intratextuel dans l’œuvre d’Adiak Montoya puisqu’il apparaît dans son premier roman, est un village de passage entre la capitale et les plages du Pacifique, et si un certain champ lexical relie physiquement ces espaces guère éloignés – par exemple « conectaba/conectaría » ou « línea » (49, 120 et 73) –, le texte oppose le calme routinier et l’agitation urbaine. Cela étant, le village est rattrapé, sinon envahi, par la violence de la capitale lorsque Félix est ramené blessé à l’hôtel où passent en boucle, sur les écrans de télévision et de téléphones portables, les images et les bruits de la ville ardente.
34Si le lien d’Alice avec le lieu est d’abord ravivé, dès son retour, par les souvenirs du village de l’enfance, l’événement qui ébranle la capitale l’amènera à un questionnement identitaire, à redécouvrir, par-delà d’apparentes différences, un lien de sang et d’appartenance au lieu premier, à soupçonner des remous en eaux profondes, ainsi qu’en témoignent ses pensées :
Soy la única que tiene miedo. Ellos no tienen miedo. Tengo miedo porque soy una extraña en todo esto. ¿Lo soy realmente? Por ellos no tuve padre, por ellos no tuve abuela. Por ellos tengo una madre que está marchita desde que salió de este lugar. En mí bulle también algo. Un reclamo vomitivo. Una náusea incubada y jamás detectada por mí (106-107).
35À la croisée des espaces, comme à la croisée des mémoires, Alice/Alicia se voit différemment, réécrivant des lignes identitaires masquées ou dénaturées par l’exil en terre étrangère, recréant une image de soi et des souvenirs intimement – voire intrinsèquement – liés au lieu, l’histoire du lieu, l’“esprit” du lieu. Maurice Halbwachs a montré comment « il n’est point de mémoire collective qui ne se déroule dans un cadre spatial », il n’y a pas de groupe qui n’ait quelque relation avec un lieu (1968 : 146) ; non que la mémoire individuelle n’existe pas, mais d’après lui nos souvenirs demeurent collectifs : il distingue deux mémoires, l’une qu’il qualifie d’intérieure ou personnelle, l’autre d’extérieure ou sociale (37). De même observe-t-il qu’un événement grave entraîne toujours un changement des rapports du groupe avec le lieu (133), autant de considérations qu’illustre le cheminement de la protagoniste de El país de las calles sin nombre, un intitulé mettant précisément en exergue l’espace collectif plutôt que l’aspect mémoriel pourtant majeur dans le récit.
36S’agissant de la deuxième mise en regard des espaces dans le roman, externe celle-ci puisqu’elle oppose la vie tranquillement routinière aux États-Unis et le chaos du petit pays aux rues sans nom, remarquons d’abord que cette dichotomie se dédouble en une opposition “pays riche – pays pauvre” sans que le discours devienne jamais tiers-mondiste. C’est là encore la perception et la perspective subjectives d’Alice qui, comparant les espaces (comme les mémoires d’autres personnages l’ont amenée à comparer les époques), ne dégage pas ici des parallèles mais des dissemblances, des “vis-à-vis”, précisément basés sur les micro-espaces clos dans lesquels elle évolue : le petit hôtel de Los Almendros face à l’énorme bâtiment de bureaux où elle est réceptionniste à Miami Beach (20-21), l’hôpital sale et délabré si éloigné de ce qu’elle connaît en Floride : « todo le es lejano a la pulcritud de los hospitales que ella ha visitado en Florida… » (109), sans omettre la capitale : « Alice, acostumbrada a la Florida, sigue sin comprender cómo esta puede ser la capital de todo un país » (73).
- 1 Ce titre est d’ailleurs celui d’un recueil de poèmes de la Nicaraguayenne María Augusta Montealeg (...)
37À cet égard, le titre du roman est à nouveau éloquent, qui certes s’ouvre sur un article défini mais pour un pays indéfini, en outre caractérisé par l’absence d’odonymes, ce défaut d’onomastique signant une identité imprécise, sinon nébuleuse – un espace primitif et chaotique ? Dans une entrevue, l’auteur relie ce pays dont les adresses se donnent à partir de points de repère familiers, et l’absence de souvenirs de la protagoniste : « Todo es desconocido y nuevo para ella y nada está nombrado. También es un poco jugar con el viaje de Alicia en el país de las maravillas. Esta Alicia viaja al país de las calles sin nombre » (Cardeña 2021)1.
- 2 «Si la policía estaba presente, ¿por qué no había detenido a los agresores? Si los jóvenes estaba (...)
38Ainsi le texte multiplie-t-il les occurrences du verbe « comprendre » précédé de la négation, assorties au besoin de questions rhétoriques, faussement naïves – le procédé caractéristique du regard distant et étonné de l’étranger – pour mieux produire un tableau critique des faits et, ici, du pouvoir2. Si c’est l’espace qui paraît parfois questionné, celui-ci (en tant qu’il représente par métonymie le peuple, et inversement) est aussi victime de la folie des hommes : des décennies après la grand-mère qui avait compris qu’en partant, sa fille et sa petite-fille « Tendrán otra vida, lejos de ella, pero también lejos de la miseria, de las colas, del desabasto, de las balas, lejos de la amenaza constante de un país que se destruye a sí mismo », el Yoni exhorte Alice à repartir : « Así que váyase, siga su vida usted que puede », tandis que lui est rongé chaque nuit par les fantômes de la guerre (95 et 152). Alice, qui a retrouvé Alicia si l’on ose écrire, partira mais non sans avoir recouvré d’abord le lien intime avec cette terre, au moyen d’une sorte de rituel, comme tel gros de symboles, puisqu’avant son départ :
Alice entra desnuda a la laguna. […]
Algo de ella reconoce ese tacto que lleva sin sentir desde que era una niña. Se sumerge. […] Se siente contenta de que el terreno siga siendo de la familia.
Cuando regresa al hotel […] sabe que ha recibido un bautizo que la acompañará siempre (157).
39L’immersion dans les eaux de la lagune mime un retour aux eaux premières, fœtales, un retour au “ventre”, et la reconstitution d’un lien ombilical (la nudité, l’enfance, la famille, et les verbes reconnaître ou s’immerger), de même qu’elle signe une communion avec le lieu et le passé dans laquelle mémoire et identité sont plus que jamais réconciliées et entrelacées, pour une renaissance : un baptême, selon le terme d’Alice qui sait l’empreinte indélébile ainsi laissée en elle (« siempre »), une empreinte identitaire et mémorielle « à jamais », à quoi on ajoutera que le baptême cristallise les notions d’initiation et de sacrement. Et si l’on peut lire, à l’avant-dernière page du roman que « Alice Miller deja Los Almendros », la toute dernière ligne de l’excipit énonce quant à elle : « Pero Alicia tiene una laguna » (158 et 159). Le lien a été rétabli, par l’eau (on aura apprécié les symboles maternels et le verbe « avoir » signifiant également ici, par extension ou inversion, l’appartenance au lieu), et une Alice-Alicia apaisée peut partir sans rompre ou sans perdre, les amarres étant à présent intérieures. La lagune, possession intérieure et intime, s’ajoute au legs de la terre de la grand-mère, possession extérieure et matérielle.
40Dans l’avion qui survole ce pays, elle songe à ces millions de personnes au-dessous dans un pays à feu et à sang (encore un jeu d’espaces : haut/bas et « llamas/laguna », signifiant la prise de hauteur de la protagoniste ? et son retour à une paix sociale et intérieure) : « Abajo hay millones de personas rotas. Pero ahora tienen rostro » (159). Or, seules certaines de ces personnes ont en effet un visage pour Alice, et l’on comprend ici la synecdoque (le terme « rostro » est d’ailleurs au singulier et donc collectif) : la redécouverte de sa terre d’origine et de son histoire, collective et familiale, dans sa douloureuse vérité, crée un lien avec ce peuple auquel Alice “redonne” une identité : dans ce pays aux rues sans nom, les millions de personnes ont un visage – comme Alice qui a redécouvert une partie d’elle-même méconnue : Alicia, un nom et un visage. Identité individuelle et identité collective se nourrissent l’une l’autre.
41Tout au long du roman, identité et mémoire auront, chacune, contribué à façonner l’autre, de même qu’elles auront interagi sur le plan individuel et collectif. Le voyage initiatique de la protagoniste, fructueux au-delà de toute attente, aura nourri un cheminement identitaire et des mémoires individuelle et familiales à double titre (filiales et nationales), menant à l’apaisement par la transmission d’une vérité qui prime sur son terrible contenu : Alice est venue, elle a vu, vécu et ressenti, et elle sait. Elle ne sait pas en revanche (et le lecteur non plus), ce que devient Félix, si el Yoni rentre sans encombre, comment réagit le policier à la lecture du meurtre élucidé, ni si elle-même reviendra, du pays-refuge que figurent les États-Unis, dans ce pays irrémédiable de violences, et qu’importe : elle a une lagune. La clôture du roman en éclaire le propos essentiel : le retour aux sources – pour le dire avec une syllepse –, et la fin ouvre sur un temps nouveau.