1J’écoutais récemment Henri Atlan lors d’une conférence intitulée « La fraude : demi-vérités et mensonge total » rappeler que pour Emmanuel Kant,
le mensonge était la plus grave des fautes morales, bien plus grave que le vol ou le crime car il porte atteinte à ce qui est spécifique du lien social entre les hommes, à savoir la parole. Alors que le crime concerne aussi les animaux, de même que le vol, puisque les animaux se tuent entre eux et se volent leurs proies, le mensonge est spécifique à l’être humain
D’après E. Kant, ajoutait Henri Atlan,
- 1 Henri Atlan est aussi l’auteur d’un ouvrage intitulé De la fraude. Le monde de l’onaa, Paris, Seu (...)
le mensonge doit être rejeté et il n’y a pas de circonstance qui puisse justifier un mensonge car si c’était le cas, tout ce qui constitue l’humanité d’une société disparaîtrait1.
- 2 Les historiens ont montré que l’extermination fut menée avec un souci extrême de dissimulation. D (...)
2Cette position extrême, qui a été largement critiquée car par trop puriste, prend toute sa dimension et sa pleine justification concernant la Shoah. Le mensonge systématique et la tromperie généralisée figurent en effet parmi les premières conditions de réalisation du génocide, parmi les rouages prépondérants qui ont rendu possible l’impensable2.
3C’est un de ces mensonges, qui prend la forme d’une sinistre mise en scène, à dimension historique, qui a inspiré Juan Mayorga dans sa pièce Himmelweg (2006, 2014). Lors de la visite d’un délégué de la Croix Rouge internationale au camp de Terezin (Theresienstadt, près de Prague) en 1944, les nazis avaient maquillé les lieux et utilisé les prisonniers du camp comme acteurs, contre une improbable promesse de salut, afin de présenter la vie dans cette « zone de repeuplement juif », comme ils l’appelèrent, comme normale et parfaitement acceptable. Ils en ont même tiré un film de propagande dont on peut voir aujourd’hui encore des extraits sur la toile3. À n’en pas douter, plusieurs des images de ce film ont inspiré certaines scènes de Himmelweg. Le délégué suisse du Comité de la Croix Rouge internationale, en poste à Berlin, invité par les nazis à visiter le camp de Terezin, a été/s’est laissé abuser et il a rendu un rapport tout à fait favorable dont la pièce rend compte.
- 4 La pièce a connu plusieurs mises en scène différentes en Espagne (à Madrid, Málaga, Murcia, etc.) (...)
4Himmelweg est traduite en huit langues4. La structure de l’œuvre déploie une vertigineuse mise en abyme et fait briller les mille et un morceaux d’un miroir éclaté dont chaque bribe est susceptible de refléter une parcelle de vérité. La pièce en cinq tableaux, fait alterner deux longs monologues et trois parties dialoguées. Elle mêle des temps et des espaces différents, de même qu’elle mélange sciemment fiction et réalité historique pour donner à voir et à entendre une faille fondamentale qui est précisément celle du mensonge sur lequel toute la pièce est construite. Le titre même de l’œuvre est une synecdoque de la tromperie généralisée puisque ce chemin, qui était censé mener à l’infirmerie, était en réalité la rampe de béton que les prisonniers, descendus des wagons à bestiaux, devaient remonter jusqu’aux chambres à gaz.
5On peut dire d’emblée que son architecture fragmentaire, sous-tendue par des phrases inachevées, des bribes d’histoire et de souvenirs confondus, de dialogues décousus et de soliloques superposés, met en évidence cette fracture essentielle entre les mots et les choses, travaille au cœur du langage pour en dévoiler à la fois l’énorme pouvoir de manipulation et de distorsion et en même temps, son impuissance fondamentale à rendre compte du réel. La syntaxe de la pièce est ainsi bouleversée, pleine d’hyperbates qui représentent autant d’allers et retours entre passé et présent, vérité et mensonge, entre fiction et réalité, entre dimension épique et dimension dramatique, voire poétique. Cette figure de l’hyperbate qui sous-tend l’architecture de la pièce inscrit l’emphase et la grandiloquence, non dans le contenu sémantique – qui demeure très sobre, très épuré, dénué de pathos – mais dans l’aspect formel de la pièce. Le chaos s’empare ainsi de la dramaturgie pour interpeller le spectateur avec plus de force. Dans cette construction, au désordre apparent – mais seulement apparent – qui fait fi du temps, de l’espace et de la chronologie, résonnent constamment le leitmotiv angoissant, la dissonance et la répétition, le bruit strident des trains, des images opacifiées par la fumée des camps, etc.
6Devant la difficulté à rendre compte de la richesse et de la subtilité de ce qui s’avère être en réalité une construction au cordeau, j’ai fait le choix de relever dans chacun des cinq tableaux, ce qui me paraissait rendre au mieux le rapport que la pièce établit entre théâtre et mensonge, entre réalité historique et transposition dramatique, entre vérité des faits et vérité des idées.
- 5 L’interview eut lieu en 1979 lorsque Claude Lanzmann commença à travailler sur son film Shoah. Il (...)
7Le premier tableau est constitué par le discours prononcé par le représentant de la délégation de la Croix Rouge internationale venu visiter le camp de Terezin le 23 juin 1944. C’est dans cette première partie que les références historiques sont les plus nombreuses puisque Mayorga se sert de l’interview de Maurice Rossel réalisée par Claude Lanzmann5. Le dramaturge soumet ce matériau de base – qui bien entendu n’est qu’un témoignage et partant, n’est assimilable qu’à la réalité et à la vérité de celui qui l’énonce – à toutes sortes de manipulations. Par exemple, il mélange sciemment les souvenirs rapportés par Rossel de sa visite au camp d’Auschwitz en 1943 et ceux qui concernent plus précisément sa visite au camp de Terezin en juin de l’année suivante, souvenirs par ailleurs manifestement souvent à mi-chemin entre demi-mensonge et demi-vérité, entre souvenir réel, témoignage attesté, et souvenir tronqué, par une mémoire défaillante ou simplement par la volonté de justifier qu’étant donné les circonstances, il était impossible de ne pas tomber dans le piège.
8Le nom même que Mayorga donne à ce premier tableau « El relojero de Núremberg / L’horloger de Nuremberg » est une claire référence à l’horloge qui se trouvait près de la gare proche du camp de Treblinka, évoquée par Lanzmann dans le film, horloge qui marquait toujours la même heure. On peut voir dans cette mécanique de précision – qui s’est donc détraquée puisque le temps s’est arrêté – une terrible métaphore de la pensée, telle qu’elle s’est forgée à l’aube des temps modernes,
- 6 « La bascule de cette horloge – dit Gottfried, dans les paroles rapportées du délégué – provient (...)
[…] La báscula de este reloj – dit Gottfried, dans les paroles rapportées du délégué – procede de otro anterior construido en Toledo en mil novecientos noventa y dos. Lo que significa que usted está viendo una máquina que ha marcado la hora durante casi quinientos años6. (Mayorga 2014 : 304)
La référence prend tout son sens dans les paroles du dramaturge :
[…] La industrialización de la muerte que concluye en Auschwitz – dit Mayorga – se ha ido preparando durante siglos, igual que la maquinería del reloj de Himmelweg procede de otro construido en Toledo en 1492, esto es, en la España que expulsó a los judíos. (Mayorga 2011 : 271)
Cette mécanique qui rappelle d’une part la gestuelle des faux acteurs du camp, perçus comme des automates, renvoie également à une autre référence, faite par le commandant du camp, à la pensée 252 de Pascal et à la force de la coutume qui assoit le plus sûrement nos certitudes. On a là un exemple de la façon dont Mayorga procède à une sorte de diffusion, de dissémination du sens, sur la base de conflagrations sémantiques qui peuvent, ou non, s’opérer. La phrase exacte de Pascal dit :
Car il ne faut pas se méconnaître : nous sommes automate autant qu’esprit ; et de là vient que l’instrument par lequel la persuasion se fait n’est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de chose démontrées ! Les preuves ne convainquent que l’esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues ; elle incline l’automate, qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense. (Pascal 1973 : 102)
Le commandant du camp reprendra les mots de Pascal et conclura :
- 7 « Pensée deux cent cinquante-deux : “Nous sommes automate autant qu’esprit”. Il dit, plus loin ; (...)
Pensamiento doscientos cincuenta y dos: «Somos autómatas tanto como espíritus». Más adelante dice; «Es preciso convencer a nuestras dos partes: al espíritu por medio de razones; y al autómata, por medio de la costumbre». ¿Lo entiende usted Gottfried? Lo que viene a decir Pascal es que, si rezas, acabas creyendo. Dicho de otro modo; sonríe y acabarás siendo feliz7. (Mayorga 2014 : 318)
- 8 Extrait de Le rapport Karski, film documentaire réalisé par Claude Lanzmann (2010). L’interview d (...)
9Mais qu’advient-il alors de la croyance quand la coutume fait défaut, lorsque l’entreprise est une première, impensée jusque-là ; n’est-elle pas alors proprement impensable, incroyable au sens premier ? C’est en tout cas dans ce sens que l’on peut comprendre la réponse que fit le juge Frankfurter à Karski lorsque celui-ci fit le voyage jusqu’aux États Unis pour lui faire part de l’effroyable vérité : « je ne vous crois pas, jeune homme. Je ne dis pas que vous mentez mais mon esprit est fait de telle sorte que je ne peux pas vous croire »8. De même, en préambule du Rapport Karski, Lanzmann cite un autre philosophe :
On demandait à Raymond Aron, réfugié à Londres, s’il avait su ce qui se passait à l’est. Il répondait : « J’ai su, mais je ne l’ai pas cru, et puisque je ne l’ai pas cru, je ne l’ai pas su ».
10Selon Pascal, en tout homme il y a un humain et un automate et il est, pour croire, nécessaire de convaincre les deux. En se mettant au service de l’impensable et de l’innommable, l’expulsion des juifs d’Espagne ou pis, leur extermination quatre siècles et demi plus tard, la possibilité de croire s’est détraquée et le temps s’est donc arrêté.
- 9 « Nous logions à Berlin au bord du Wannsee, la maison que le gouvernement nous avait cédée donnai (...)
11L’espace-temps de ce premier tableau est celui que dessine la mémoire du délégué de cette époque où il vivait « en la Berliner-Wannsee, junto al lago, en una casa que nos había cedido el gobierno alemán »9 (Mayorga 2014 : 299). Mayorga ne manque pas de faire résonner le nom Wannsee, de sinistre mémoire, puisque de nombreux historiens pensent que c’est à la conférence de Wannsee, précisément le 20 janvier 1942, que fut décidée la « solution finale » ainsi que la stratégie de sa mise en œuvre.
- 10 Maurice Rossel le décrit d’abord comme un homme jeune, puis face au scepticisme de Lanzmann, qui (...)
12Ce parcours dans la mémoire du délégué embrasse la pièce tout entière jusqu’au retour à Berlin et à la rédaction du rapport et au-delà, jusqu’à un retour fictif sur les lieux. Mayorga manipule à sa guise le matériau historique. Il fait par exemple de cette belle demeure cédée au Comité International de la Croix Rouge l’un de ces biens appartenant aux juifs réquisitionnés par les nazis. La maison appartenait en fait à la célèbre actrice Brigitte Helm qui n’ayant certes que peu de sympathie pour le troisième Reich, avait quitté l’Allemagne en 1935. Il évoque déjà certaines des images qui vont être développées dans les tableaux suivants : sa rencontre avec le commandant du camp, « Un hombre de ojos azules, aproximadamente de mi edad »10, qu’il prend bien soin de caractériser comme un homme cultivé et affable, puis sa rencontre avec Gershom Gottfried, le « maire juif » du camp – titre conféré au représentant des juifs par les nazis à l’occasion de cette visite –, les images des amoureux sur un banc, des enfants jouant à la toupie. Il reprend de très nombreux éléments contenus dans le témoignage, soit en les livrant tels quels, soit en les altérant sciemment. Il évoque la différence de traitement entre les prisonniers de guerre qui pouvaient constituer une monnaie d’échange ; là, Mayorga choisit de mettre en avant l’idée que pour les juifs, il n’y avait pas de monnaie d’échange :
- 11 « Tu ne pouvais pas signaler un juif condamné en tant que juif et dire aux Allemands : “On m’a pa (...)
Tú no podías señalar a un judío condenado por ser judío y decir a los alemanes: «Sé de un hombre inocente que será ejecutado si este judío es ejecutado». No teníamos nada que ofrecer a los alemanes11. (Mayorga 2014 : 300)
Il reprend certaines des affirmations de Rossel à propos des cartouches de tabac, des bas de nylon, des transistors américains, qui seuls pouvaient servir à suborner les officiers allemands ; il évoque les innombrables barrières à franchir avant d’accéder au camp, les médicaments qui servirent de prétexte dérisoire pour s’en approcher, la volonté des Allemands que le délégué fasse des photos qui puissent servir la propagande nazie, etc. Parfois, il rajoute des éléments :
- 12 « La gare sent la peinture fraîche. L’orchestre, les balançoires, tout me semble étrange soudain, (...)
La estación huele a pintura fresca. La orquesta, los columpios, todo me parece, de pronto, igual de extraño que la voz del alcalde12 (Mayorga 2014 : 303).
Parfois encore, les images procèdent d’un mélange entre les informations fournies par Lanzmann et les images fournies par le film de propagande nazie. Le dramaturge ne manque pas en outre de faire résonner les nombreuses occurrences du vocabulaire théâtral pour évoquer cette incroyable mise en scène historique destinée à mystifier le monde entier quant à la réalité du lager.
- 13 « Si je continue à faire des efforts je serai quelqu’un demain » (Mayorga 2006 : 28).
- 14 Le travail constitua en particulier la première étape d’un processus qui devait mener à l’extermi (...)
13Le deuxième tableau intitulé « Humo / Fumée » invite à une plongée dans une mise en abyme où le spectateur assiste aux répétitions de trois séquences destinées à abuser le délégué de la Croix Rouge. La première met en scène deux enfants qui jouent à la toupie, la deuxième, un couple formé par une jeune femme rousse et son compagnon qui s’excuse d’être sorti tard du travail et répète comme un leitmotiv : « Si sigo esforzándome, seré alguien el día de mañana »13 (Mayorga 2014 : 308). Outre le caractère pathétique de l’espoir contenu dans la réplique, la notion de travail, on le sait, eut une importance capitale dans l’univers des camps nazis. On se souvient en particulier de la sinistre devise « Le travail rend libre » au-dessus de la porte d’entrée des camps14.
14Dans la troisième scène, une petite fille joue avec sa poupée et lui apprend à nager. Le rythme est donné par l’alternance de trois scènes et la répétition mécanique et dissonante de dialogues qui sont repris, comme une sonnerie d’alarme intermittente, perçante, inquiétante, et qui donne toute la mesure de cette impression dont parle le délégué de ne pas avoir eu affaire à des humains mais plutôt à des automates. Les acteurs de cette sinistre farce apparaissent comme des fantoches, des pantins manipulés par un invisible metteur en scène. La fumée qui donne son titre au tableau est ce qui brouille le regard, celui du représentant de la Croix Rouge, censé être « les yeux du monde », le nôtre peut-être si nous voulons bien, en tant que spectateurs, nous interroger sur ce qu’aurait été notre propre capacité à dissiper le rideau de fumée, à déchirer le rideau de théâtre qui voile, mais aussi qui dévoile. Car la fumée, c’est la vie qui s’en va par les cheminées des fours crématoires. Voir la fumée, c’est se condamner, comme l’a fait irrémédiablement l’actrice rousse de la première répétition qui posait trop de questions – à la fois sur la fumée et sur le bruit des trains – et qui ne reparaîtra pas dans la troisième répétition où elle sera remplacée par une autre actrice « qui n’est plus rousse » précise alors la didascalie. Ne pas voir la fumée, c’est se condamner à l’indignité. La violence est là, posée comme une évidence, dans ce choix impossible, comme est là, au cœur de ce brouillage sonore et visuel, la question lancinante, intermittente, stridente, irrésolue : aurait-on eu la force de voir la fumée ?
15Le troisième tableau « Así será el silencio de la paz / Le silence de la paix sera pareil à celui-ci » est constitué par le discours du commandant dans un espace-temps mouvant. D’emblée, ce discours va contribuer à superposer de façon encore plus explicite notre regard de spectateur à celui des membres de la délégation de la Croix Rouge :
- 15 « Vous me reconnaissez ? C’est bien moi. Vous avez fait bon voyage ? Il est joli le trajet depuis (...)
¿Me reconocen? Sí, soy yo. ¿Han tenido buen viaje? Es un bello trayecto desde Berlín, lástima todos esos controles que afean la ruta, maldita guerra15. (Mayorga 2014 : 312)
Nous sommes en tant que spectateurs, les seuls à pouvoir le reconnaître, puisque le délégué a brossé son portrait dans la première scène. Pourtant, c’est bien du voyage des représentants de la Croix Rouge dont il est question dans son monologue. Ainsi, plusieurs espaces-temps vont progressivement se superposer. Le premier correspond au récit « dramatisé » du commandant, avec pour temps référentiel réel juin 1944, où nombre de références renvoient au discours de Rossel : les remarques du Commandant du camp à propos de son accent, le fait qu’il dise apprécier son pays, etc.
16Le portrait du Commandant est relativement conforme au témoignage : il s’agit d’un homme affable, distingué et cultivé. Mayorga insiste sur ce dernier aspect et multiplie dans sa bouche les références à Calderón, Corneille ou Shakespeare. Il en parle comme de ses amis, cite Spinoza et Pascal et lorsqu’il prendra en charge la mise en scène du camp factice, il se servira de sa connaissance de La poétique d’Aristote qu’il fera lire à Gottfried. Mais certaines répliques, appartenant au témoignage réel
- 16 Ces éléments sont extraits du témoignage de Rossel concernant le camp d’Auschwitz, non de Terezin
Le pyjama rayé, une petite calotte sur la tête. Ces gens, maigres, comme il n’y a pas besoin de le dire, quoi ! […] C’était… C’était… C’était ça, c’étaient véritablement des squelettes ambulants parce qu’ils n’étaient pas nourris16,
sont transposées dans un discours monstrueusement cynique :
- 17 « Vous avez imaginé des choses terribles et vous pensez qu’il faut agir. Ce qui vous amène jusqu’ (...)
Ustedes han imaginado cosas terribles y creen que deben hacer algo. Les han traído aquí su buena voluntad y sus pesadillas. Hombres flacos con pijamas de rayas. También yo he tenido esas pesadillas, ¿quién puede dormir hoy en día?17 (Mayorga 2014 : 313)
Puis, au milieu du monologue se produit une sorte de décrochage par rapport au temps de l’histoire et on assiste alors à un brouillage dissonant des temporalités. À l’espace-temps du souvenir, vient alors, sans l’effacer, se superposer, l’espace-temps de l’ici et maintenant où un Commandant factice, censé se trouver sur les lieux désertés de l’ancien camp, interroge et interpelle, au-delà des membres fantômes du comité de la Croix-Rouge, le spectateur contemporain que nous représentons :
- 18 « Comment ne vous ai-je pas tout de suite reconnus. Je savais que vous finiriez par revenir, que (...)
¿Cómo no los he reconocido hasta ahora? Sabía que acabarían por volver, sólo era cuestión de tiempo18. (Mayorga 2014 : 314)
Il s’agit, à partir du passé, de faire résonner quelques unes des interrogations majeures posées par la Shoah. Un des objectifs de « Así será el silencio de la paz » est de dénoncer l’idée que la culture puisse être toujours un rempart contre la barbarie, que les nazis n’étaient que des monstres sanguinaires d’exception. Mayorga a par ailleurs affirmé clairement partager les vues d’Hannah Arendt sur « la banalité du mal ». À ce propos, je voudrais citer Johann Chapoutot qui affirme que
[…] le travail intellectuel nazi ne restait pas cantonné à des revues ou à des séminaires confidentiels, mais il était massivement publicisé, par la presse, par l’enseignement secondaire, par le cinéma (actualités, documentaires et fiction), par la formation idéologique dispensée dans les organisations du parti (SA, SS, Jeunesses hitlériennes, etc.). (Chapoutot 2014 : 31)
montrant parfaitement que Terezin n’est pas un cas isolé du mensonge généralisé diffusé par la propagande nazie, que c’est juste un cas exemplaire de ce que fut cette propagande. Et il conclut :
Si l’universalité et la réflexion sur les fins manquent trop dans le discours nazi pour qu’on puisse le qualifier de « pensée », on aurait cependant tort de ne pas prendre au sérieux le projet intellectuel qui le fonde : il est moins remarquable par son originalité que par ses ambitions affichées de créer un univers mental nouveau19 où les impératifs et les pratiques du Reich de mille ans ont leur justification propre. Plus fondamentalement, si l’on veut comprendre quelque chose au phénomène nazi, on est bien forcé de considérer cette dimension : les acteurs du nazisme ne furent pas, ou pas seulement, des fous, des sadiques, ou des démons, mais bien des hommes qui évoluaient dans un univers de sens. (Chapoutot 2014 : 31)
- 20 « Les gens pensent que nous sommes des bêtes mais regardez ma bibliothèque » (Mayorga 2006 : 40).
Les répliques du commandant qui reviennent en boucle concernant sa bibliothèque : « La gente piensa que somos animales, pero miren mi biblioteca »20 (Mayorga 2014 : 313) semblent se faire l’écho des paroles du philosophe. Et c’est ce « nouvel univers mental » qui permit à certains officiers allemands, dont témoigne Rossel, d’être fiers de mettre leur action au service de la noble cause du national-socialisme qui repoussa jusqu’à l’inconcevable les limites de la toute-puissance de la raison.
- 21 « Notre objectif final est de prouver que tout est possible. Tout est possible. Tout ce qu’il est (...)
Nuestro objetivo final es demostrar que todo es posible. Todo es posible. Todo lo que podamos soñar, podemos hacerlo realidad. Aquí, en este mundo. Incluso lo que nunca nos hemos atrevido a imaginar. […] Por eso, sea lo que sea lo que vayan a ver aquí, no lo cuenten. No serían creídos, y si insistiesen, serían tomados por locos21. (Mayorga 2014 : 315-316)
Toujours est-il que le discours du commandant nous somme de réagir lorsque par exemple, craignant quelque dérapage dans les rôles qu’il a intimé aux juifs de jouer, il pousse le cynisme jusqu’à affirmer :
- 22 « Génération après génération, ces gens ont été élevés dans la dissimulation. Il y a des siècles, (...)
Generación tras generación, esa gente ha sido educada en el disimulo. Hace siglos, esa gente descubrió que no hay nada más rentable que pasar por víctima. Pero ustedes no van a dejarse engañar22. (Mayorga 2014 : 315)
Ou bien encore lorsqu’il évoque en filigrane le rôle central joué par Eichmann dans la mise en œuvre du programme nazi :
- 23 « Nous avons été les premiers à nous rendre compte qu’il s’agissait fondamentalement d’un problèm (...)
Nosotros hemos sido los primeros en darnos cuenta que se trataba, fundamentalmente, de un problema de transporte. Nuestro mayor mérito reside en haber solucionado ese problema técnico23. (Mayorga 2014 : 315)
Mayorga met également en scène en scène la fascination exercée par la beauté, la culture ou bien encore l’aisance due à une haute naissance. Jusqu’à quel point son complexe de classe n’a-t-il pas anesthésié la capacité critique du délégué de la Croix Rouge qui revient à deux reprises dans son témoignage sur la différence de culture et de classe entre lui et le commandant du camp ? Jusqu’à quel point ne sommes-nous pas les otages de nos propres frustrations ?
17La quatrième partie intitulée « El corazón de Europa / Le cœur de l’Europe » rassemble au cours de 11 tableaux successifs, l’ensemble des images que la pièce a égrenées jusqu’ici, essentiellement dans deux espaces-temps différents : celui des répétitions avant la visite, celui des commentaires après le passage de la Croix Rouge. Dans chacun de ces tableaux va fonctionner ce que Dällenbach nomme un « processus d’élucidation rétrospective » (1977) qui permet au spectateur de mieux comprendre le rôle de chacun dans la sinistre farce que le Commandant-metteur en scène fait jouer aux juifs. Ces scènes de mise au point ou de répétitions générales avant la première sont l’occasion pour Mayorga de faire rayonner une myriade de questions autour du mensonge. Pourquoi les juifs ont-ils accepté de jouer ce jeu, au sens propre, avaient-ils les moyens de s’y refuser (Gottfried pose d’ailleurs explicitement la question) ? Peut-on sacrifier un innocent pour sauver la vie de quelques-uns (débat qui opposerait les sept prophètes d’Israël à la philosophie de Hegel) ? Aurions-nous eu, comme Gottfried, l’illusion qu’en acceptant de remplacer ceux qui n’y parvenaient pas par d’autres, plus forts, capables d’endosser le rôle qui leur était demandé, d’œuvrer pour le bien de la communauté ?
18Au cours de cette mise en abyme de la mise en scène elle-même, Mayorga va jusqu’à traiter le dialogue réel (qui eut lieu entre Rossel et le commandant du camp) comme du théâtre et on assiste aux répétitions de répliques, réelles et historiques, du Commandant.
- 24 « (Il joue comme s’il recevait un visiteur). Si je peux me permettre, votre accent… J’ai d’abord (...)
(Actúa como si recibiese a un visitante). Permítame, su acento… Por un momento pensé que usted era… Pero no, ¿cómo he podido equivocarme? ¿Un café? Su acento es inconfundible, me trae recuerdos muy hermosos. Me gusta mucho su país24. (Mayorga 2014 : 328)
- 25 Il faut savoir que le seul bémol que l’on trouve dans le rapport, historique et réel, du délégué (...)
Ce que le théâtre permet ici, paradoxalement, c’est de mettre en scène, non pas la vie de ces juifs mais leur non vie, leur négation fondamentale par la représentation factice de ce qu’ils ne sont pas, c’est-à-dire des êtres normaux vivant dans cette « colonie de repeuplement ». Le rythme ici est donné par les ratés des répétitions, les acteurs qui « jouent mal », l’actrice rousse en particulier alors que c’est une comédienne professionnelle, Gottfried qui n’arrive pas à dire son texte sur l’horloge avec naturel, le problème posé par les acteurs en surnombre25.
19Ces acteurs miment donc une vie qui n’est pas la leur, ils incarnent un rôle qu’ils n’ont pas choisi. L’Histoire leur a à la fois volé leur vie et leur vérité, les a dépossédés de leur enveloppe charnelle ; la parole qu’ils font entendre n’est pas leur parole, ils ne sont que les supports de la parole d’un Autre terrifiant, au point que plus rien ne leur appartienne plus dans l’ici et le maintenant de la représentation. On pourrait dire que cette parole factice tout à la fois les nie, les dénie et les renie. Ils ne sont que des êtres de papier dont la parole n’existe que pour mieux les anéantir, sans que personne ne s’en aperçoive. Cette parole est tributaire de l’odieux chantage qui a fréquemment été celui des nazis et qui consiste en une promesse de vie sauve pour quelques-uns, en contrepartie des services rendus.
20Mayorga ne nous demande pas seulement de nous interroger sur notre propre réaction face à pareil dilemme tragique mais aussi de vivre l’expérience, de partager ce vécu, d’éprouver la non vie de cette non parole. Cette contrainte du mensonge qui est contrainte de trahison (de soi, des autres, de la vérité de l’être), outre le fait qu’elle place virtuellement les individus devant un peloton d’exécution, la mort en face et la peur au ventre, leur fait éprouver toute la vilénie fondamentale de cet alliage explosif de violence et de mensonge sur lequel repose en grande partie la possibilité de la Shoah.
21Dans le cinquième et dernier tableau « Una canción para acabar / Une chanson pour finir », beaucoup plus bref que les autres, la mise en abyme de la mise en scène se poursuit, avec cette fois Gottfried dans le rôle du metteur en scène. Comme les acteurs ont des difficultés à se conformer au rôle, il leur rappelle qu’il suffit d’imiter la vraie vie où il est si facile de mentir :
- 26 « Qui n’a pas à jouer la comédie au moins une fois ? Pendant des années, en rentrant à la maison (...)
¿Quién no ha tenido que actuar alguna vez? Durante años, cada tarde, al volver a casa y encontrarme con mi familia, fingía que todo iba estupendamente por muy malo que hubiese sido el día. Todo el mundo ha actuado alguna vez, no hay por qué avergonzarse26. (Mayorga 2014 : 332)
22La dernière scène, sans doute la plus émouvante est celle où il s’adresse à la petite Rebecca, dont on sait par le discours et les reproches du commandant à la scène antérieure, qu’elle seule est sortie de son rôle lors de la visite du délégué et qu’au lieu de la phrase, maintes fois entendue au cours des répétitions où s’adressant à son baigneur, elle disait « Walter dis bonjour au Monsieur », elle a dit « sauve-toi, Rebecca, l’Allemand arrive ». À la dernière image, on comprend que Rebecca est la fille de Gottfried et qu’elle attend que l’un des trains du matin puisse lui ramener sa mère.
23Pour mener à bien son projet, la subtilité du traitement que Mayorga fait subir au matériau historique est manifeste. S’il ne s’adonne jamais complètement au mensonge, le dramaturge prend néanmoins quelque liberté dans ses choix par rapport à l’Histoire. Je relèverai essentiellement deux exemples dans sa façon d’aborder le sujet.
24Premièrement, dans sa présentation du délégué de la Croix Rouge, il gomme sciemment tous les aspects négatifs d’une personnalité qui transparaissent pourtant clairement à travers l’interview de Lanzmann. Ce qui l’intéresse, c’est la dimension ordinaire de cet homme qui pourrait être n’importe qui, n’importe lequel d’entre nous, y compris lui-même. Et le personnage fictif répète ainsi à l’envi, contre la vérité historique :
- 27 « Les autres ont toujours compté pour moi, c’est pour ça que j’ai choisi de travailler à la Croix (...)
Siempre me ha importado la gente… Siempre me ha importado la gente… […] Pensé que podría hacer algo por la gente… Mis padres me educaron en la compasión. Nunca cierro mis ojos al dolor ajeno. Por eso ingresé en la Cruz Roja, porque quería ayudar…27 (Mayorga 2014 : 299, 303)
Alors que dans son témoignage, Rossel affirme clairement :
[…] je ne me suis pas engagé dans la Croix Rouge internationale par, comment dire, par un esprit d’apôtre ou de monsieur qui veut aller prêcher la bonne parole, j’y suis allé simplement pour échapper à l’armée. J’étais officier de l’armée suisse et nous occupions ici les frontières, c’était un métier horriblement abrutissant et j’aurais fait n’importe quoi, n’importe quoi plutôt que de rester à faire ce travail d’idiot et c’est la raison, somme toute, pour laquelle je me suis engagé au CICR… (Lanzmann 1997b : 10)
Il raconte même la façon dont il s’est fait « pistonner » par un ancien camarade de lycée pour obtenir le poste et ainsi, selon ses propres termes, se « sortir de ce guêpier militaire » (Lanzmann 1997b : 11).
25Par ce travestissement de la réalité, Mayorga empêche ainsi son spectateur de juger les faux-fuyants, les contradictions (oui je savais, non, je ne savais pas vraiment) et finalement la lâcheté explicite du personnage historique. Si le dramaturge avait brossé le « vrai » portrait du Responsable de la délégation, la force de son propos aurait perdu en intensité car alors le spectateur aurait pu se mettre à distance, se sentir différent de lui et finalement s’illusionner sur sa propre capacité critique par rapport au personnage historique. Le dispositif de l’observation de ces scènes factices place finalement le spectateur, avec une rigueur quasi mathématique, à équidistance de l’identification et du rejet critique.
26D’autre part, le dramaturge a volontairement épuré le décor, ne conservant que quelques images entrevues dans le film de propagande nazie, comme celle des deux amoureux sur le banc ou du kiosque à musique au milieu de la place. Il passe complètement sous silence ce foyer de culture que constituait le camp de Terezin. Il ne va pas demander aux acteurs de jouer la musique des « vrais » musiciens du camp ni de jouer les pièces que quelques-uns des prisonniers avaient écrites dans les latrines du camp. Il va ne garder de leur réalité que la plus sinistre des farces qu’ils aient eu à jouer, devant un spectateur téléguidé, portant les œillères imposées par la violence de la situation. Il fait ainsi « résonner » le silence des victimes, d’abord parce que le dramaturge s’est toujours refusé à substituer sa parole à celle des victimes – il s’en explique au cours de plusieurs entrevues qui ont été publiées –, ensuite parce que ce silence imposé a aussi été une arme de guerre dans la machine nazie et a même, comme on sait, donné lieu par ailleurs, à de nombreuses polémiques.
27Le seul moment où il donne la parole au représentant réel du camp, le Dr Epstein (dont Gottfried n’est que la transposition), il ouvre les guillemets et rapporte mot pour mot ses paroles, citées par Lanzann :
« Theresienstadt n’assurera sa survie qu’en se mobilisant radicalement pour le travail ». Ils pensaient que le travail les sauverait – dit Lanzmann, et il continue à traduire le discours d’Epstein : « Il ne faut pas parler mais travailler. Pas de spéculations. Nous sommes comme un bateau qui attend d’entrer au port, mais qui ne peut pas pénétrer dans la rade parce qu’une barrière de mines l’en empêche. […] Seul le commandement du navire connaît la passe étroite qui mène vers le havre. Il ne doit pas prêter attention aux lumières trompeuses et aux signaux qui lui sont faits de la côte. Le navire doit demeurer où il est et attendre les ordres. Il faut faire confiance à votre commandement qui fait tout ce qui est humainement possible pour assurer la sécurité de notre existence ». (Lanzmann 1997 : 77-78)
La déstabilisation que ce discours produit sur le commandant – et que Mayorga fait prononcer à Gottfried lors de la visite de la délégation – appartient à la fiction puisque le discours fut prononcé juste avant la mort d’Epstein, trois mois plus tard, mais elle rend en quelque sorte hommage à cette parole confisquée :
- 28 « Je n’ai rien compris à ton histoire de navires Gerhard. Tu crois que lui a compris ? (Silence.) (...)
No he entendido eso de los barcos, Gerhard. ¿Crees que él te ha entendido? (Silencio.) No era un hombre de cultura. Cuando he citado a Spinoza, he tenido la impresión de que nunca había oído a ese nombre. Tocaba mis libros como si fuesen ladrillos. (Silencio.) «Somos un barco que quiere entrar a puerto, pero las minas se lo impiden… El capitán aguarda una señal verdadera… mientras tanto, tiene que conservar la paciencia». No, no lo has dicho así. ¿Qué querías decir? Hay veces que no te entiendo, Gerhard. ¿Era eso que llaman el humor judío?28 (Mayorga 2014 : 329)
- 29 « Ce navire, il représente quoi ? Le port, il signifie quoi ? Bon sang, le capitaine c’est qui ? (...)
Et un peu plus loin, il reprend : « El barco, ¿qué representa ? ¿Qué significa el puerto? ¿Quién demonios es el capitán? ¿Tú?, ¿yo?, ¿él? »29 (Mayorga 2014 : 330).
28Dans Himmelweg, on entend le bruit des trains, on évoque l’image de la fumée que l’on sent, que l’on ne voit pas, que l’on ne peut pas voir. On ne voit pas le mal, on n’entend pas les victimes. La mise en scène consiste en une transfiguration de la réalité invisible, en la mise en creux de l’irreprésentable. La seule façon de représenter l’irreprésentable est peut-être de remplir les mots de mensonge, de les court-circuiter par des pauses, du silence, du non-dit, des points de suspension. La construction emprunte un chemin circulaire, entre un avant et un après, un passé et un présent, en utilisant des lentilles à focale variable, qui élargissent les perspectives ou au contraire se focalisent sur le détail et la pièce travaille inlassablement sur le court-circuit strident, répétitif et obsessionnel de la parole tronquée, falsifiée, usurpée.
29Mayorga affirme que « la mission de la philosophie et de l’art est de dire la vérité ». Dans Himmelweg, il va ainsi décider de mettre en scène le mensonge car il s’agit moins de dévoiler la réalité cachée que d’approcher la vérité qui fait, pour reprendre les mots de Lanzmann, que « tel est le tragique de l’Histoire, qui interdit l’illusion rétrospective, oublieuse de l’épaisseur, des pesanteurs, de l’illisibilité d’une époque, configuration vraie de l’impossible ». Cette vérité / ces vérités, imparfaite(s), complexe(s), contradictoires(s) même, c’est l’artifice du théâtre, c’est-à-dire son fondement même, qui est le plus propre à en rendre compte. « La vérité n’est pas naturelle – dit Mayorga –, la vérité est une construction. On a besoin d’un artifice pour montrer ce que l’œil ne voit pas ».