Navigation – Plan du site

AccueilNuméros32Identité et mémoire : la question...Pouvoirs, crises, violencesMexico, 1968

Identité et mémoire : la question de l’histoire et l’histoire en question
Pouvoirs, crises, violences

Mexico, 1968

À cinquante ans des événements, quelles fictions ?
México, 1968. Cincuenta años después, ¿qué ficciones?
Mexico, 1968. Fifty Years after the Events, which Fictions?
Anaïs Fabriol
p. 23-32

Résumés

Cinquante ans après les événements de 1968 à Mexico, des œuvres de fiction ont représenté la mémoire de cette période. Le roman graphique La pirámide cuarteada (L. Fernando, 2017) et la série audiovisuelle Un extraño enemigo (G. Ripstein, 2018) situent leur diégèse durant cette année troublée, avec deux objectifs différents : narrer un roman d’apprentissage et dresser un panorama de la corruption au sommet de l’État. Dans les deux cas de figure, l’on observe un décentrement d’un moment clé, le massacre de la place Tlatelolco. Comment situer cette mémoire dans une perspective historique plus large ?

Haut de page

Texte intégral

  • 1 Président du Mexique de 1964 à 1970.

1L’année 1968 occupe une place particulière dans l’histoire contemporaine du Mexique, et plus particulièrement dans celle de sa capitale. En effet, située dans une période déjà troublée au niveau mondial, les événements qui s’y sont déroulés, entre juin et octobre, ont reçu une couverture médiatique mondiale du fait même que le pays accueillait les Jeux olympiques d’été. Des manifestations étudiantes ont été brutalement réprimées, jusqu’au point culminant du 2 octobre 1968, où, sur la place Tlatelolco, l’armée a ouvert le feu sur les manifestants. Le nombre de victimes réelles, qui n’a jamais pu être prouvé, oscille entre les vingt à quarante morts (reconnus par le gouvernement du président Díaz Ordaz1) et probablement plusieurs centaines selon les syndicats.

2Du fait d’une vague d’indignation de la part de la classe intellectuelle, la répression des manifestations étudiantes et le massacre de Tlatelolco ont suscité presque immédiatement la publication de nombreux ouvrages et chroniques (La noche de Tlatelolco d’Elena Poniatowska, ou encore Días de guardar de Carlos Monsiváis, tous deux publiés en 1971 pour ne citer que les plus reconnus de cette longue postérité). Cette documentation de l’événement, visant à conserver sa mémoire traumatique, comme en écho au slogan apparu quelques années après, « dos de octubre, no se olvida », reste celle d’acteurs proches des faits.

  • 2 Le PRI, au pouvoir sous différentes appellations de la fin de la révolution mexicaine à l’an 2000

3Durant ces cinquante dernières années, si les pouvoirs publics ont tenté d’occulter la responsabilité de l’État (et probablement des services proches du président Díaz Ordaz) dans ces faits sanglants, il n’en reste pas moins qu’un souvenir commun s’est préservé, notamment autour des ouvrages cités précédemment, ainsi que dans la mémoire collective mexicaine. En 2017-2018, parvenues à une date anniversaire appelant à une commémoration – d’autant que le Mexique n’est plus gouverné par le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI)2, alors au pouvoir –, plusieurs fictions vont reprendre les événements pour les remettre en perspective et tenter d’établir un lien entre archives, mémoires et souvenirs plus personnels. Nous nous intéresserons dans cet article à deux récits, l’un sous forme de roman graphique, La pirámide cuarteada (Fernando 2017) et l’autre sous forme de série audiovisuelle, Un extraño enemigo (Ripstein 2018).

Caractérisation des récits

  • 3 L’équivalent du maire de la ville. Alfonso Corona del Rosal (1906-2000), qui apparaît dans la sér (...)

4Si ces deux documents suivent une évolution parallèle des faits, faisant commencer l’action au début de l’année 1968, pour culminer lors du massacre de Tlatelolco et finir lentement sur les conséquences de celui-ci, ils n’utilisent absolument pas les mêmes prismes ni le même type de narration – indépendamment du fait qu’il s’agit de supports différents. La pirámide cuarteada, récit à visée autobiographique, narre la vie d’un adolescent qui étudie le dessin et qui, peu à peu, va s’éveiller à l’action politique, dont il restera un observateur presque tout au long du récit, réussissant ainsi à éviter d’être victime de la répression. A contrario, Un extraño enemigo situe la narration du point de vue de l’appareil politique, à savoir au sein même du service de sécurité du PRI et de la présidence de la République. Apprenant que le regente3 de Mexico, Corona del Rosal, a l’intention de dissoudre son service, le chef de la sécurité Barrientos décide de se venger et de le faire évincer des cadres du parti ; sa tâche est complexifiée par le fait qu’il sait que le président considère son rival comme un successeur potentiel. Afin de le discréditer, il va fomenter des émeutes, qui vont aller crescendo jusqu’à ce qu’elles lui échappent complètement. Il parviendra à son objectif – le candidat à la présidentielle de 1970 sera celui qu’il a soutenu, Echeverría –, mais ne s’en tirera pas indemne.

  • 4 Contrairement à la plupart des personnages de la série, Barrientos n’a pas réellement existé, mai (...)

5Au vu des trames employées, l’on peut donc d’ores et déjà mettre en avant que ce même fait suscite à la fois une mémoire intimiste, avec un récit construit comme un roman d’apprentissage, où le protagoniste (sobrement nommé « El Adolescente ») va aller de rencontre en rencontre, jusqu’à découvrir les actions des syndicats étudiants et s’opposer à sa propre famille, qui souhaiterait qu’il reste en-dehors de tout cela, et, d’autre part, une narration à focale large, centrée sur des intrigues de palais et des vengeances entre membres du PRI, et beaucoup plus détachée de l’action des étudiants, dont certains chefs sont du reste des infiltrés au service de Barrientos4.

6Dès lors, on peut donc dire qu’il s’agit de deux récits proposant des focalisations contradictoires sur cet événement, tout en offrant un déroulé parfois similaire. Que dit cette plurivocité de la mémoire de l’année 1968, et, a fortiori, du massacre du 2 octobre ? Quelle place accorde-t-il dans la diégèse à cet événement ?

7Il convient maintenant de nous interroger sur la manière dont sont agencés les récits, afin de distinguer ce qui fait sens dans le déroulé des événements. Ensuite, nous chercherons ce qui fait sens dans cette mise en perspective, tant d’un point de vue du réalisme, que des possibles interprétations de ce qui est montré. Enfin, nous questionnerons la place même du 2 octobre dans les récits, et en règle générale, dans la représentation globale de cette année 1968.

Construction des récits autour de perspectives mémorielles

  • 5 Selon l’auteur, il s’agit de « camionnettes de la police destinées au transfert de détenus » (Fer (...)

8La pirámide cuarteada se subdivise en huit chapitres sans titre ni numérotation. L’action commence en juillet 1968. Après une longue présentation du protagoniste, l’Adolescent, et de la situation politique au Mexique, le récit des événements commence au troisième chapitre, avec la manifestation du 26 juillet sur la place du Zócalo. Au début peu impliqué, le jeune homme va participer à une première manifestation au sixième chapitre – donc assez tard dans la construction du récit, bien que l’on ne soit qu’en août dans la diégèse –, puis y participer de plus en plus, jusqu’au fatidique 2 octobre – qui n’occupe qu’une demi-page, puisque ce jour-là, au lieu de se rendre à la manifestation, il a préféré revoir de vieux amis de son quartier pour fêter son dix-huitième anniversaire, ce qui lui a peut-être sauvé la vie. Ce personnage somme toute secondaire dans sa participation aux luttes, plutôt témoin qu’actif, décrit comme un rêveur passionné de musique et de récits fantastiques au début du roman, va surtout être représenté comme faisant son éducation politique à travers des images d’archives de périodiques qu’il récupère (parfois sous le manteau, du fait de la censure). Ainsi, le massacre de Tlatelolco n’est pas montré à la première personne (le protagoniste ne fait que croiser la longue procession de julias5 pleine de prisonniers), et les images des violences apparaissent peu à peu, au fur et à mesure que l’Adolescent se fournit en revues les jours suivants. Le récit s’achève sur la fin du mouvement, en décembre de cette même année ; une dernière page narre à la première personne le retour du protagoniste, devenu un homme d’âge mûr, dans son ancienne maison, s’interrogeant sur ce qu’il a vécu autrefois et se considérant comme gagnant puisqu’il a survécu. La toute dernière page, qui s’interroge sur l’oubli et les morts, se termine (textuellement) sur la mémoire de la marche sur l’avenue Reforma, à laquelle il avait participé :

Esta imagen por encima de todo: la feroz alegría avanzando como ola indetenible creyendo en la quimera.
Y los árboles…
…los enormes árboles, haciéndole valla a las marchas que pasan interminables a lo largo del Paseo de la Reforma. Tan incendiados ellos por el sol. Nunca los he visto más vivos (Fernando 2017 : 118).

9Ainsi, le narrateur, ayant supplanté l’Adolescent dans les deux dernières pages, place la fin du récit sous le signe d’une mémoire intimiste. Si tout l’ouvrage a gravité autour de clichés souvent célèbres (que ce soit des manifestations à Paris, à Mexico, du Printemps de Prague, des émeutes raciales aux États-Unis ou encore du podium avec Tommie Smith et John Carlos), dont l’Adolescent a été spectateur, la dernière image, floue, focalisée sur les branches des arbres, avec un texte occupant quasiment toute la page, signe le souvenir de sa propre présence lors de l’événement.

  • 6 Ce service a réellement existé sous le nom de DFS (Dirección Federal de Seguridad) de 1947 et 198 (...)
  • 7 Prononcé le 1er septembre 1969, ce discours évoque « las disímiles fuerzas del exterior e interna (...)
  • 8 D’où le titre de la série, provenant des paroles de l’hymne mexicain (« mas si osare un extraño e (...)

10À l’inverse, Un extraño enemigo se situe sur une focale beaucoup plus large. L’action commence à la fin du printemps 1968, lors de la construction de la piscine olympique, et se poursuit jusqu’en 1970 – même si le récit principal est bouclé après Tlatelolco. Comme indiqué précédemment, le spectateur suit, durant huit épisodes d’une cinquantaine de minutes, la trajectoire sanglante de Fernando Barrientos, bien décidé à sauver son statut de chef de la Dirección Nacional de Seguridad6 (DNS), corps alors placé sous l’autorité directe du président de la République. Tlatelolco n’occupe que les deux derniers épisodes et n’est qu’un enjeu secondaire dans la quête de pouvoir du personnage principal. Néanmoins, la démultiplication des personnages et des représentations des groupes sociaux auxquels ils appartiennent – étudiants, policiers, politiciens, intellectuels, journalistes, femmes de la haute société – permet de mettre en lumière la manière dont les rumeurs se propagent et les faits sont perçus selon les couches de la société. De plus, l’idée véhiculée par les premiers épisodes de la série est que les mouvements ont été infiltrés pour faire dégénérer la situation, et que, contrairement à ce qu’a pu affirmer Díaz Ordaz dans son Quinto Informe de Gobierno7, l’ennemi n’était pas extérieur8, ni même issu de mouvements politiques dissidents, mais bien interne à son propre appareil politique. La CIA et le KGB sont plutôt représentés comme des outils dont Barrientos se sert pour asseoir sa vengeance ; les mouvements étudiants, eux, sont infiltrés par le biais de plusieurs personnages au service de Barrientos, dont l’un d’eux, Beto, est caractérisé comme lâche et manipulateur, puisqu’il n’hésite pas à trahir ses amis et sa propre compagne pour sauver sa couverture.

  • 9 À plusieurs reprises, les hommes de la DFS sont montrés « préparant » des éléments sur le théâtre (...)

11De plus, Barrientos apparaît dès le premier épisode comme sous l’emprise d’une mystérieuse figure enfantine qui lui dicte ses actes – une manière très machiavélique de concevoir l’enfant intérieur jungien. C’est cette figure qui lui intime de « reventarle la ciudad a Corona del Rosal » (épisode 1), ordre qui incite le chef de la DNS à profiter de conflits liés au tournoi de football universitaire pour commencer à créer une sensation d’insécurité à quatre mois des Jeux olympiques. Tout va donc être formaté pour qu’il en soit ainsi : manipulation de la presse (tentative de transformer un accident sur le chantier du métro en attentat, mise à disposition d’images venant du Mai 68 français, intimidations diverses), préparation de matériel pour que les manifestations tournent à l’émeute9, montage de chantages divers sur des membres influents du parti ou des personnages publics tels que le directeur de l’Université autonome de Mexico (UNAM). Ainsi, a contrario de l’Adolescent rêveur de La pirámide cuarteada, les personnages principaux sont montrés comme acteurs et ayant un poids réel sur des événements qui, cependant, ne vont pas tarder à les dépasser. L’idée principale qui ressort pourtant du visionnage de la série est que, d’une manière ou d’une autre, les événements d’octobre 1968 peuvent avoir été induits par une guerre de succession au sein du PRI, où certains ne voyaient pas d’un bon œil l’accession au pouvoir de Corona del Rosal, puisque le désigner en 1969 comme le successeur de Díaz Ordaz équivalait à l’époque à le déclarer vainqueur de la présidentielle de 1970.

12La série se défend, par un carton posté au début de chaque épisode, en disant avoir inséré des personnages et des dialogues de fiction au milieu des faits réels, déclarant que « cualquier semejanza con eventos e interpretaciones históricas generalmente aceptadas es completamente fortuita e involuntaria ». Si l’on peut bien entendu l’interpréter comme une protection juridique face à d’éventuelles poursuites, ce carton est d’autant plus problématique qu’il intervient après un long générique composé d’images d’archives bien réelles – à la fois du Mai 68 français, des manifestations pour les droits civiques aux États-Unis ou encore de l’automne 1968 mexicain – et que seule une partie des personnages principaux est réellement fictive. Il pose également la question de ce qu’est une interprétation historique généralement acceptée : est-ce le fait de penser que les mouvements étudiants ont été manipulés ? Que la presse – dont la censure est très clairement représentée dans la série – a joué le jeu du pouvoir ? Qu’il y a eu bien plus de morts et de personnes arrêtées que ce que le bilan officiel a bien voulu dire ?

Percevoir la polysémie des événements et les altérations de la réalité

13Il va sans dire que la série recherche, de par sa construction narrative, une certaine polyphonie, mais aussi une polysémie. Un événement peut, selon la manière dont il est narré dans les médias – et à l’époque, ils se réduisent à la presse écrite, aux films et à la radiophonie – passer à la postérité d’une manière ou d’une autre. Ce point est également abordé dans les derniers chapitres de La pirámide cuarteada : l’adolescent se procure de nombreuses publications, tracts et fanzines locaux, ou magazines étrangers comme la revue Times, dont les images de violence sont plus impactantes que les journaux locaux que lit son grand-père, plutôt conservateur et qui ne changera pas d’avis tout au long de l’année, quand bien même son petit-fils essaierait de le contredire. Dans tous les cas de figure, la violence est de mise : réelle dans les images de la presse clandestine ou étrangère, symbolique dans le cas des titres, qui appellent par exemple à punir les « alborotadores ».

14Ces différentes manières d’aborder le mouvement social montrent qu’il n’y a pas de construction mémorielle unique, mais bien que celle-ci s’édifie à travers le prisme des perceptions des différents « blocs » communautaires : le point de vue politique et les enjeux de chaque personnage construisent la manière dont il réagit à l’événement. Ainsi, lorsque Barrientos décide de manipuler la presse, lui faisant craindre un Mai 68 français à portée de main, ce qui serait déplorable pour l’image du Mexique à quelques mois des Jeux (épisodes 1 et 2), il leur dicte également des éléments de langage pour galvaniser le bloc conservateur contre les étudiants. D’une certaine manière, le résultat de la manifestation et ses possibles dégâts sont anticipés avant même que celle-ci n’ait lieu. Par des paralepses (Genette 1972 : 211) habilement placées dans la bouche de l’enfant qui hante le personnage, une sorte d’ironie dramatique continue se forme. L’esprit dicte sa conduite à Barrientos, qui dicte la sienne à ses hommes et à la presse, ce qui amène peu à peu les événements à se matérialiser. Pourtant, pour les personnages impliqués dans le mouvement, à l’instar d’ailleurs de l’Adolescent du roman graphique de Luis Fernando, les événements se déroulent à travers des choix politiques et personnels ; ainsi, ils n’en ont qu’une vision tronquée. Vision tronquée qui est aussi celle des lecteurs des journaux et autres suiveurs du PRI, pour qui ce qui est apparu sur la première page d’El Excelsior ou El Sol de México est forcément vérité.

15Ainsi, la présence de documents d’archives, qu’ils soient textuels (tracts, périodiques) ou audiovisuels (films, enregistrements, caricatures, photographies) matérialise le passé et permet de donner corps à la construction du récit mémoriel. Cependant, du fait que la censure et la manipulation de l’information soient omniprésentes, le lecteur (ou le spectateur) est contraint d’analyser constamment d’où provient ce document et ce qu’il cherche à susciter chez lui.

16Dans La pirámide cuarteada, l’innocence initiale du protagoniste permet à un lecteur peu averti d’entrer peu à peu dans le récit de ce que fut l’année 1968, alors que la série cherchera plutôt une connivence avec un spectateur déjà informé des faits et capable de décrypter la possible altération de leur représentation par Barrientos et ses sbires.

  • 10 Le toxcatl, situé en mai dans l’ancien calendrier mexica, était l’une des fêtes majeures de la so (...)

17Cette altération de la réalité transparaît également dans La pirámide cuarteada. Quasiment chaque chapitre se conclut par une discussion des dieux mexica Huitzilopochtli (dieu de la guerre) et Tezcatlipoca (dieu-jaguar capable de dire l’avenir des hommes), réclamant des sacrifices et situés en haut d’une pyramide stylisée, censée représenter les conservatismes de la société mexicaine – celle qui donnerait son titre à l’œuvre. Bien entendu, ces discussions métaphoriques rappellent surtout le massacre à venir, car les dieux ont soif de sang. Tout comme l’enfant suggère à Barrientos ses actions les plus crapuleuses, Tezcatlipoca et Huitzilopochtli regrettent le « toxcatl10 », puisque depuis l’arrivée des Espagnols, on n’a plus que des massacres désordonnés. Buvant du coca-cola en lieu et place du sang, ils se lamentent qu’il n’y a plus de valeurs ni de sacrifices, puis Huitzilopochtli propose à son camarade de profiter du spectacle du massacre à venir car « son otros tiempos, asímilalo ya » (Fernando 2017 : 51). À la fin de l’ouvrage, cependant, ils se récrieront de la sauvagerie et de la violence du massacre du 2 octobre, considéré comme trop barbare, même pour un dieu mexica (Fernando 2017 : 115).

18Ainsi, cette série de scènes, que l’on pourrait qualifier de licence poétique et qui laisse penser à un chœur de tragédie grecque, déjà au fait des événements qui se préparent, peut être vue comme une volonté de resituer les violences du 2 octobre dans un processus plus global de l’histoire mexicaine : les massacres n’ont jamais cessé depuis 1520, et avant, il y avait des sacrifices humains. Le 2 octobre entre donc parfaitement dans cette logique mortifère, dont il n’est finalement qu’un maillon de la chaîne. L’ironie des dieux, plaisantant et se plaignant du manque d’éducation de la société coloniale, puis mexicaine quant à l’art du sacrifice, sert également de contrepoint comique (même si le récit initial n’en est pas dénué). Métaphoriquement, ces dieux sont tout autant des spectateurs que le lecteur ou le protagoniste ; si, à la différence de ceux-ci, ils possèdent la capacité de voir le futur, en revanche, ils peuvent encore moins intervenir sur le cours des événements que l’Adolescent.

19Ainsi, d’une certaine manière, la mise en place d’altérations de la réalité, dans des récits cherchant à mettre à jour une certaine mémoire historique, va dans le sens général de la diégèse. Barrientos, présenté comme celui qui a provoqué l’enchaînement de faits menant au massacre du 2 octobre, voit un double enfantin qui lui donne des ordres et le pousse à agir. À l’inverse, les dieux présentés dans La pirámide Cuarteada sont avant tout des observateurs dont le point de vue omniscient surplombe celui de l’Adolescent, encore en pleine phase de découverte du monde et de l’engagement politique.

Se souvenir de 1968 au-delà de Tlatelolco

20Si les ouvrages produits presque en aval direct de l’événement se centraient directement sur le mouvement étudiant et sur le massacre de Tlatelolco en tant que tel, la période représentée par les deux fictions commémoratives – objets de notre étude – est presque similaire. En effet, leurs diégèses débutent à l’été 1968, alors que le mouvement étudiant commence à se structurer au Mexique, et se terminent à l’hiver de cette même année, à la fin des Olympiades et la dissolution du Consejo Nacional de Huelga – comme nous l’avons constaté plus haut, il existe dans les deux fictions une sorte de coda ou d’épilogue, situé de nos jours pour La pirámide cuarteada et en 1970 pour Un extraño enemigo. Dans les deux cas de figure, également, comme nous avions pu le mentionner, le massacre n’occupe finalement qu’une place secondaire, et même plus que marginale dans le roman graphique.

21Interroger ces choix narratifs nous amène assez rapidement à considérer que si le massacre de Tlatelolco est devenu la part visible des événements de 1968 à Mexico, c’est en partie par sa couverture médiatique – celle qui est retranscrite dans les images des deux récits –, par l’ouvrage de 1971 de Poniatowska, mais également parce qu’il s’agissait en réalité d’un point de non-retour, tant pour le mouvement étudiant que pour la propagande gouvernementale, et ce, à dix jours du début des Jeux olympiques. Ce qu’illustrent tant Un extraño enemigo que La pirámide cuarteada, c’est un processus de plusieurs mois, où l’on voit comment se cimente un mouvement de contestation et sa couverture médiatique. Le massacre du 2 octobre n’en est ni le point de départ, ni la conclusion, mais le point de non-retour : après celui-ci, le mouvement étudiant sera définitivement affaibli et ne pourra perturber les Jeux olympiques, Corona del Rosal aura définitivement perdu l’aura qui aurait fait de lui un présidentiable acceptable pour le PRI et l’Adolescent sera définitivement devenu un homme. Bien qu’ensuite les Jeux aient lieu et que tout se déroule comme prévu, ou presque, le massacre a entaché à jamais le triomphe qu’espérait faire le parti – comme il est rappelé dans La pirámide cuarteada, Díaz Ordaz fut hué lors de la cérémonie d’ouverture. Ainsi, l’année peut se terminer et le mouvement gréviste disparaître, d’une certaine manière, quelque chose d’inoubliable a eu lieu, et toute la propagande du gouvernement n’y pourra rien.

22Reste la question de la commémoration, objectif des deux fictions analysées. Les deux font référence à cette impossibilité d’oublier, soit dans leur paratexte – le sous-titre de l’affiche d’Un extraño enemigo est 2 de octubre, ¡no se olvida! –, soit dans la diégèse : il convient de se souvenir une fois de plus de l’excipit de La pirámide cuarteada, où le narrateur insiste sur le fait qu’il n’oubliera jamais les morts. Ainsi, la volonté de ne pas oublier, plus que celle de conserver une mémoire, du reste, est réaffirmée à des endroits capitaux des fictions. C’est ce refus de l’oubli qui fonde la construction narrative et agence les souvenirs, d’un point de vue presque didactique dans le cas de La pirámide cuarteada. La mémoire, dans ce cas, vient des documents et des lieux qui rappellent au narrateur âgé qu’un jour, il a été cet Adolescent qui s’est brièvement engagé auprès des grévistes qu’il a reconnus comme étant ses pairs. Et que c’est dans la violence de cet instant qu’il est devenu adulte.

Conclusion(s)

23Dès lors, est-on face à de réelles fictions commémoratives, ou bien face à une déconstruction de la mémoire populaire ? Il convient de préciser qu’aucun des deux récits ne manifeste une quelconque volonté de faire autorité sur la question. Le sous-titre de La pirámide cuarteada, Evocaciones del 68, à l’instar de la dernière image du roman graphique, sous-entend qu’il ne s’agit pas d’un récit ayant pour objectif d’être précis et réaliste, mais bien d’une série sélective de souvenirs, avec une focale plus que floue. L’Adolescent est assumé comme un personnage très secondaire des événements, une sorte de témoin qui est agi par ceux-ci plus qu’il n’y agit lui-même. La question est plus complexe dans le cas de Un extraño enemigo : si la série se défend au début de chaque épisode de n’être autre chose qu’une fiction basée sur les faits réels, quand bien même ceux-ci seraient très similaires à une situation pouvant s’être déroulée de la sorte, de nombreux éléments, notamment sur les rapports entre Barrientos/Gutiérrez Barrios et la CIA, sont quasiment calqués sur des données déclassifiées peu avant la sortie de la série. Cependant, l’avertissement de début d’épisode pourrait nous mener à la réflexion suivante : l’idée n’est pas de savoir ce qui a été et ce qui n’a pas été, mais bien de réfléchir à la manière dont s’est construit un événement, par ses ordonnateurs et ses victimes, en sachant que personne n’a nécessairement vocation à rester dans l’une ou l’autre de ces catégories.

  • 11 Ainsi, en 2021, l’hommage a été rendu directement par la maire de Mexico, C. Sheinbaum, qui a gar (...)

24Dans les deux cas de figure, la question mémorielle ne se veut ni exhaustive, ni exacte : La pirámide cuarteada se défend d’être un récit initiatique et partant, subjectif, et Un extraño enemigo se revendique de la fiction pour ses actions principales. Cependant, la date de leur mise en circulation initiale (2017-2018) laisse entendre une visée commémorative, qu’on le veuille ou non. En nous rappelant par divers éléments (paratexte, dialogues, archives) que « 2 de octubre no se olvida », elles permettent de réaffirmer la présence de cette mémoire dans les imaginaires populaires, au moment où le pouvoir, détenu désormais par le parti MORENA, veut la visibiliser11. Il convient cependant de rappeler que les deux fictions étudiées « décentrent » les événements de Tlatelolco, pour les replacer dans un tout, un ensemble qui engloberait toute l’année 1968, ou plus loin encore, toute l’histoire du Mexique, des mexicas à nos jours.

Haut de page

Bibliographie

Article commentant la déclassification de données liées à la DFS : <https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Fwww.huffingtonpost.com.mx%2F2017%2F10%2F31%2Fdocumentos-desclasificados-evidencian-que-tres-presidentes-mexicanos-trabajaban-para-la-cia_a_23261261%2F>, consulté le 03/10/2023.

Article portant sur la cérémonie commémorative du 2 octobre 2021 : <https://www.capital21.cdmx.gob.mx/noticias/?p=27277>, consulté le 03/10/2023.

Discours du Quinto Informe de Díaz Ordaz : <http://www.diputados.gob.mx/sedia/sia/re/RE-ISS-09-06-13.pdf 7>, consulté le 03/10/2023.

Fernando L., 2017, La pirámide cuarteada, Mexico, Editorial Resistencia.

Genette G., 1972, Figures III, Paris, Seuil, « Poétiques ».

Monsiváis C., 1971, Días de guardar, Mexico, Era.

Poniatowska E., 1971, La noche de Tlatelolco, Mexico, Era.

Ripstein G., 2018, Un extraño enemigo, saison I, 8 épisodes de 45 minutes.

Haut de page

Notes

1 Président du Mexique de 1964 à 1970.

2 Le PRI, au pouvoir sous différentes appellations de la fin de la révolution mexicaine à l’an 2000.

3 L’équivalent du maire de la ville. Alfonso Corona del Rosal (1906-2000), qui apparaît dans la série sous sa véritable identité, a été l’une des étoiles montantes du PRI dans les années 1950 et 1960, ayant occupé à peu près tous les postes militaires et politiques possibles (l’interdiction de la réélection au Mexique contraignant les politiciens à ce type de carrière continuellement ascendante). Dix ans avant les faits (1958), il avait en outre été président du PRI. Comme la série le montre, une partie de la presse le considérait comme le successeur naturel de Díaz Ordaz.

4 Contrairement à la plupart des personnages de la série, Barrientos n’a pas réellement existé, mais il est très clairement inspiré de Gutiérrez Barrios (1927-2000), chef de la police de Mexico lors des faits, probablement lié à la CIA et dont les archives venaient d’être déclassifiées (2017) lors de la rédaction du scénario.

5 Selon l’auteur, il s’agit de « camionnettes de la police destinées au transfert de détenus » (Fernando 2017 : 108).

6 Ce service a réellement existé sous le nom de DFS (Dirección Federal de Seguridad) de 1947 et 1985.

7 Prononcé le 1er septembre 1969, ce discours évoque « las disímiles fuerzas del exterior e internas, disputándose entre sí la dirección, confluyeron para agravar y extender el conflicto, y alentaron a la comisión de excesos y delitos graves ».

8 D’où le titre de la série, provenant des paroles de l’hymne mexicain (« mas si osare un extraño enemigo/profanar con su planta tu suelo/piensa, ¡o patria querida! Que el cielo / un soldado en cada hijo te dio »).

9 À plusieurs reprises, les hommes de la DFS sont montrés « préparant » des éléments sur le théâtre des manifestations pour que celles-ci dégénèrent, par exemple au début de l’épisode 2, où des poubelles pleines de détritus sont remplacées par des poubelles remplies de gravats, afin qu’ils puissent servir de projectiles lors du passage du cortège.

10 Le toxcatl, situé en mai dans l’ancien calendrier mexica, était l’une des fêtes majeures de la société aztèque. On y célébrait de nombreux sacrifices à la gloire de Tezcatlipoca. Le toxcatl de 1520 donna lieu au grand massacre de Pedro de Alvarado, comme le rappelle Huitzilopochtli (Fernando 2017 : 21).

11 Ainsi, en 2021, l’hommage a été rendu directement par la maire de Mexico, C. Sheinbaum, qui a garanti qu’un musée serait installé dans un des immeubles proches du massacre : <https://www.capital21.cdmx.gob.mx/noticias/?p=27277>, consulté le 03/10/2023.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Anaïs Fabriol, « Mexico, 1968 »reCHERches, 32 | 2024, 23-32.

Référence électronique

Anaïs Fabriol, « Mexico, 1968 »reCHERches [En ligne], 32 | 2024, mis en ligne le 15 juin 2024, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/16468 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11uyx

Haut de page

Auteur

Anaïs Fabriol

Maître de conférences en études hispaniques et hispano-américaines, CELLAM, Université de Rennes 2

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search