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Avant-propos

Identité et mémoire dans la littérature et les arts hispano-américains
Nathalie Besse
p. 5-8

Texte intégral

1« Sans la mémoire, que serions-nous ? », demandait Chateaubriand rappelant ainsi le lien indéfectible entre mémoire et identité qui définissent toutes deux le rapport de soi à soi sur un plan individuel mais également collectif (72).

  • 1 Qu’on pense aux « indocumentados » ou à l’intitulé du film Sin nombre réalisé par Cary Fukunaga ( (...)

2Questionner identité et mémoire, dans leur dimension collective, c’est s’intéresser aux relations de l’identité avec l’histoire, la culture, les croyances, cette « mémoire antérieure » dont parlait Asturias, ou ces « cadres sociaux de la mémoire » pour reprendre la théorie de Halbwachs qui définit ainsi l’ensemble du contexte, des notions et pensées qui entourent les souvenirs et qui sont façonnés en grande partie par la société, la mémoire collective enveloppant les mémoires (36). Ainsi, « il n’est point de mémoire collective qui ne se déroule dans un cadre spatial » (146) : mémoire et identité ressortissent à l’espace autant qu’à l’histoire, et il n’est pas incident en l’espèce d’étudier le lieu de production de la parole identitaire ou mémorielle – et avec elle la position d’énonciation en littérature –, notamment la dissonance centre-marges ou les notions d’intérieur et extérieur qui, entre inclusion et exclusion, renvoient au discours hégémonique et intéressent la pensée décoloniale (Mignolo : 33) ; on songe également ici aux mémoires diasporiques liées aux phénomènes migratoires et, consécutivement, aux problèmes de la clandestinité, l’anonymat, l’(auto)invisibilisation qui sont autant de “troubles dans l’identité”1.

  • 2 Nous pensons derechef à l’apport des pensées postcoloniale et décoloniale et aux travaux, entre a (...)
  • 3 Nous songeons ici aux travaux d’Ángel Rama : Transculturación narrativa en América Latina et d’An (...)

3Ces aspects ne sont pas sans lien avec les rapports, moins antinomiques que dialectiques, entre identité et altérité : comment considérer le soi sans que surgisse l’autre ? Si l’identité « se cherche et se forme dans un contexte multiculturel et plurilingue », comment dit-on, pense-t-on, ou voit-on l’autre ? (Vladimirska, Ponchon : 10) Quel statut donne-t-on à l’autre par rapport au même ? En Amérique latine, on songe à la question des indigènes, des afro-descendants, des peuples autochtones ou premiers, des subalternes2 et, avec eux, à des processus bien connus dans cette aire géographique : identification et assimilation, acculturation et transculturation, hétérogénéité3 et interculturalisme, sans omettre les évolutions discursives et définitoires (de « indio » à « indígena », par exemple), elles aussi signifiantes en matière de mémoire et d’identité, entre autres formes de revendications questionnant une improbable unité faite de tensions, et qu’on retrouve profusément dans les littératures hispano-américaines.

4Entre intériorisation et transgression des normes, héritages et ruptures, identité et mémoire inspirent de nouvelles résistances et de nouvelles alternatives, sociales ou culturelles, elles-mêmes à l’origine de diverses formes de résiliences. Des racines vernaculaires au transnationalisme, les identités font l’objet de déplacements (migratoires et sémantiques), laissent la place à la post-identité qui, au-delà d’un repère chronologique, rend compte, non plus de communautés (ou de ce qui est commun) mais de différences et de singularités, d’espaces d’indétermination et d’indiscernabilité (Jagodzinski : 120).

  • 4 Nous pensons aux études incontournables de P. Ricœur : La mémoire, l’histoire, l’oubli, P. Nora ( (...)

5Ces revendications et résistances, identitaires et mémorielles, ne sont pas étrangères à un devoir de mémoire guetté par certains abus ou glissements : des différences fondamentales distinguent mémoire et histoire dans le rapport qu’elles entretiennent avec le passé, celle-ci supposant une distance critique quand celle-là, dépendant d’un vécu subjectif, peut préférer la consolation à la vérité des faits4 — en Amérique latine, on songe par exemple aux contextes de guerre, génocidaires ou dictatoriaux qui, entre trauma et résilience, silences et parole, oubli et mémoire, n’ont pas manqué d’intéresser la littérature.

  • 5 Dans Les écritures du moi. Lignes de vie I, le philosophe évoque une mythistoire « à l’œuvre dans (...)
  • 6 Le mythe possède une fonction de restructuration mentale et sociale, et s’affirme d’autant plus l (...)

6On touche ici aux possibles failles de la mémoire, sujette à diverses altérations tant sur le plan collectif qu’individuel : souvenirs-écrans, amnésie, refoulements, déplacements, « fantômes » ou « cryptes » (Abraham et Torok) entre autres reconstructions ou déformations, « mnémostratégies et léthostratégies » (Madoglou : 431-448). Approximative et fantasmatique, non dénuée d’une fonction fabulatrice, la mémoire se prête volontiers aux réélaborations, au point de faire dire à Gusdorf : « nos souvenirs nous ont faits ; nous faisons nos souvenirs (Gusdorf 1951 : 256), la mémoire produisant, dans sa quête de sens plus que de vérisme, une « mythistoire » (Gusdorf 1991 : 15)5. L’histoire, et dans son sillage la littérature, recèle de réécritures mythifiantes, le mythe s’avérant un « révélateur idéologique, le reflet d’un système de valeurs » (Girardet : 83)6 – de fait, si la mémoire intègre les archétypes, identité et culture ne refusent pas les stéréotypes.

7Les questions identitaires et mémorielles traversent les littératures hispano-américaines, imprègnent imaginaires et récits qui les considèrent et les réinventent ; on peine à dénombrer les écrits qui font œuvre de mémoire, transmettent, préservent ou réhabilitent, interpellent et dénoncent, en assumant la part de subjectivité qui existe dans la perception du passé et, à plus forte raison, du vécu. La littérature œuvre alors à remplir les vides discursifs et à questionner les falsifications du discours et de l’historiographie officiels, assumant, entre déconstruction et reconstruction, une fonction subversive de dévoilement, de réécriture de la mémoire collective, dans une perspective en un sens éthique. L’objectif subversif qui préside à la récupération de la mémoire, consubstantielle à l’élaboration de l’identité et à la conscience qu’un peuple ou une personne a de soi, n’amène pas seulement à écrire pour le présent mais également à resignifier le passé et certains de ses acteurs jusqu’à inverser parfois l’image transmise jusqu’alors.

8Rien de surprenant dès lors si, dans le prolongement des chroniques et de la littérature de témoignage, les écrits de l’aire hispano-américaine ne manquent pas de personnages journalistes, archivistes, mémorialistes, ou recourent au topos du manuscrit retrouvé, aux enquêtes révélatrices du roman policier, aux fragments épistolaires ou au journal intime alliant généalogie et histoire collective, parfois au moyen de photos intégrées au cœur de la fiction – pour ne mentionner ici que quelques exemples d’intergénéricité et d’intermédialité.

9Comment la littérature et les arts hispano-américains abordent-ils identité(s) et mémoire(s), et selon quelles relations, corrélatives ou dilemmatiques ? Quelles en sont les modalités et les fonctions ? À quelles stratégies narratives, discursives et esthétiques recourent ces œuvres ?

10Les études du présent volume, décliné en deux volets, abordent, selon des perspectives diverses, le lien indéfectible entre identité et mémoire : le premier volet, sur la question de l’histoire et l’histoire en question, porte d’abord sur les pouvoirs, les crises et parfois les violences qui agissent sur l’identité et la mémoire ; puis, dans le sillage de ces rapports entre histoire et pouvoirs, il s’intéresse à la question du trauma, lui-même indissociable de la parole, entre déconstruction et reconstruction. Le deuxième volet recueille des aspects plus socio-culturels : identités et minorités, idiosyncrasie et sociétés, selon la même approche dialectique.

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Bibliographie

Abraham N., Torok M., 1996, L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion.

Aguirre E., 2005, Subversión de la memoria. Tendencias en la narrativa de postguerra, Managua, Centro Nicaragüense de Escritores.

Chateaubriand, 1947, Mémoires d’Outre-Tombe, t. I, Paris, Éditions Biré-Moreau, Garnier.

Friedman J, 1994., Cultural Identity and Global Process, London, Sage, Theory Culture and Society Series.

Girardet R., 1986, Mythes et mythologies politiques, Paris, Editions du Seuil.

Gusdorf G., 1951, Mémoire et personne, t. I, La mémoire concrète, Paris, PUF.

Gusdorf G., 1991, Les écritures du moi. Lignes de vie I, Paris, Éditions Odile Jacob.

Hachet P., 2000, Cryptes et fantômes en psychanalyse. Essais autour de l’œuvre de Nicolas Abraham et de Maria Torok, Paris, L’Harmattan.

Halbwachs M., 1968, La mémoire collective, Paris, PUF.

Heinich N., 2018, Ce que n’est pas l’identité, Paris, Gallimard.

Jagodzinski J., 2020, « Explorations of Post-Identity in Relation to Resistance. Why Difference Is Not Diversity », in Peter Pericles Trifonas (ed.), Handbook of Theory and Research in Cultural Studies and Education, Suiza, Springer.

Kohut K., 1997, « Literatura y memoria », in Kohut K. (ed.) La invención del pasado, Frankfurt am Main, Madrid, Vervuert, Iberoamericana.

Madoglou A., 2008, « Mnémostratégies/léthostratégies et contenu de la mémoire individuelle volontaire et involontaire », Bulletin de psychologie n° 497, 5.

Mignolo W., 2015, La désobéissance épistémique. Rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.

Vladimirska E., Ponchon T., 2016, « Présentation : dire l’autre, voir autrui », in Vladimirska Elena, Ponchon Thierry (dir.), Dire l’autre, voir autrui. L’altérité dans la langue et les discours, Paris, L’Harmattan.

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Notes

1 Qu’on pense aux « indocumentados » ou à l’intitulé du film Sin nombre réalisé par Cary Fukunaga (2009). Et, au-delà de ces exemples, aux propos de Nathalie Heinich dans Ce que n’est pas l’identité : « Perdre son nom, perdre l’aspect de son visage, perdre la mémoire : autant de façons de se perdre soi-même en perdant sa relation aux autres » (95).

2 Nous pensons derechef à l’apport des pensées postcoloniale et décoloniale et aux travaux, entre autres, de Gayatri Spivak : Les subalternes peuvent-elles parler ? et de Walter Mignolo : Historias locales/diseños globales. Colonialidad, conocimientos subalternos y pensamiento fronterizo, ou La idea de América Latina. La herida colonial y la opción decolonial.

3 Nous songeons ici aux travaux d’Ángel Rama : Transculturación narrativa en América Latina et d’Antonio Cornejo Polar : Escribir en el aire. Ensayo sobre la heterogeneidad socio-cultural de las literaturas andinas.

4 Nous pensons aux études incontournables de P. Ricœur : La mémoire, l’histoire, l’oubli, P. Nora (dir.) : Les lieux de mémoire, J. Le Goff : Histoire et mémoire et T. Todorov : Les abus de la mémoire. Les travaux de Joël Candau, notamment Mémoire et identité, montrent également que la construction de l’identité ressortit à une mémoire affective.

5 Dans Les écritures du moi. Lignes de vie I, le philosophe évoque une mythistoire « à l’œuvre dans la conscience des individus comme elle l’est dans la conscience des nations » (15). Selon lui, « L’écart entre le moi remémorant et le moi remémoré permet l’intervention de l’instance mythique, remaniant la réalité du vécu pour la rendre plus semblable à l’identité que le sujet se reconnaît par-delà les déformations et malentendus de l’événement. […] le mythe peut être plus vrai, plus signifiant que la vérité » (481-482).

6 Le mythe possède une fonction de restructuration mentale et sociale, et s’affirme d’autant plus lorsque l’identité paraît compromise.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nathalie Besse, « Avant-propos »reCHERches, 32 | 2024, 5-8.

Référence électronique

Nathalie Besse, « Avant-propos »reCHERches [En ligne], 32 | 2024, mis en ligne le 15 juin 2024, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/16465 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11uyw

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Auteur

Nathalie Besse

Maître de conférences HDR en études hispaniques, CHER UR 4376, Université de Strasbourg

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