Le cimetière militaire roumain de Soultzmatt
Résumés
Le Cimetière militaire roumain de Soultzmatt, inauguré en 1924 par le roi Ferdinand et la reine Marie de Roumanie, a représenté tout au long du siècle écoulé le théâtre d’un grand nombre de cérémonies, rencontres et visites officielles ou privées. Trois périodes sont à distinguer dans l’approche de ces événements, correspondant chronologiquement aux trois régimes politiques qu’a connus la Roumanie : royaume jusqu’en 1947, dictature communiste totalitaire de 1947 à 1989, régime démocratique depuis 1990. Pendant la première période évoquée, les autorités roumaines ont manifesté une attention particulière pour ce lieu de mémoire. À l’époque communiste, les autorités roumaines ont ignoré presque totalement la nécropole de Soultzmatt, tout comme les autres nécropoles roumaines situées en dehors des frontières du pays. Le flambeau a été repris par les autorités communales et par les différentes associations roumaines. Depuis 1990, des cérémonies religieuses, civiles et militaires ont lieu régulièrement. Les célébrations orthodoxes sont organisées par les paroisses de la région et présidées par Mgr Joseph Pop, Métropolite orthodoxe roumain de l’Europe occidentale et méridionale.
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Mots-clés :
cimetière militaire roumain, Soultzmatt, cérémonies commémoratives, régimes politiques roumains, célébrations religieusesKeywords:
Romanian military cemetery, Soultzmatt, commemorative ceremonies, Romanian political régimes, religious celebrationsPlan
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- 1 J. Nouzille, Le calvaire des prisonniers de guerre roumains en Alsace et Lorraine 1917-1918, Buca (...)
- 2 J.-N. Grandhomme, Le Général Berthelot et l’action de la France en Roumanie et en Russie méridion (...)
- 3 J.-Y. Conrad, Mémoriel des 3 030 soldats roumains « morts pour la France » durant la Grande guerr (...)
- 4 C. Woehrle, « Pe urmele eroilor români căzuți în Alsacia și Lorena: Cum s-a construit necropola d (...)
1Le calvaire des prisonniers de guerre roumains en Alsace et en Lorraine pendant la Première Guerre mondiale est bien connu grâce aux recherches menées depuis une trentaine d’années dans les archives militaires et municipales allemandes et françaises par quelques historiens passionnés, dont tout particulièrement Jean Nouzille1, Jean-Noël Grandhomme2, Jean Yves Conrad3 et, ces dernières années, Christophe Woehrle4 – le dernier s’employant notamment à combler les lacunes qui persistent aujourd’hui dans notre connaissance de ces événements et à identifier les noms des personnes qui reposent sous des croix comportant uniquement la mention « inconnu ».
2Rappelons pour mémoire que ces Roumains ont été faits prisonniers par les Allemands lors des combats qui se sont déroulés dans les environs des Carpates à la fin de l’année 1916. Ces prisonniers ont été envoyés dans toute l’Allemagne – dont l’Alsace-Lorraine – et aussi dans l’Est et le Nord, occupés, de la France, pour travailler derrière la ligne de front. La plupart des 3 030 soldats qui reposent dans les Nécropoles militaires ou civiles françaises, c’est-à-dire environ 70 % d’entre eux, sont morts de froid, de faim ou de mauvais traitements subis, dans un court laps de temps, de janvier à avril 1917. Les expressions rencontrées le plus souvent dans les déclarations des témoins et des historiens lorsqu’ils évoquent les causes de leur décès sont : « traitements inhumains et dégradants », « génocide », « tragédie ». Avec la précision tout aussi récurrente qu’ils sont morts ainsi « parce qu’ils étaient des Roumains », autrement dit par mesure de représailles.
- 5 Boris Crăciun, Regii și reginele României, Iași, Editura Porțile Orientului, 1996.
3On sait que la décision de la Roumanie, membre jusqu’en août 1914 de la Triplice, d’entrer en guerre aux côtés de l’Entente, le 4/16 août 1916, a suscité la consternation en Allemagne, qui s’est sentie trahie, d’autant plus que la famille royale roumaine était d’origine allemande5. Circonstance aggravante : l’offensive germano-bulgare déclenchée durant la période suivante dans la région de Dobroudja, suivie de la jonction des détachements austro-hongrois, a causé dès le début des défaites importantes à l’armée roumaine, peu préparée à faire face à des opérations d’une telle envergure. Des luttes acharnées ont eu lieu sur plusieurs fronts, au terme desquelles l’armée allemande a occupé le sud de la Roumanie, y compris la capitale Bucarest (le 6 décembre 1916). Une partie de la population a quitté la ville et le gouvernement s’est réfugié pour un certain temps à Iași.
- 6 J.-N. Grandhomme, La Roumanie en guerre et la mission militaire italienne (1916-1918), dans Guerr (...)
4La plupart des prisonniers de guerre roumains envoyés en Alsace-Lorraine ont été pris en Munténie et en Olténie par la IXe armée allemande, commandée par le général von Falkenhayn6. Ainsi, entre le 1er et le 18 novembre 1916, ont été capturés 189 officiers et 19 338 sous-officiers et soldats, qui s’ajoutent aux quelques 28 000 prisonniers faits deux mois plus tôt, entre le 1er et le 6 septembre 1916, à Turtucaia (Toutrakan), sur la rive droite du Danube, territoire roumain depuis 1913 (le Quadrilatère), et partagés ultérieurement entre les armées allemande, bulgare et ottomane. Ceux affectés aux Allemands ont été chargés dans des wagons sans chauffage et envoyés dans trois camps de prisonniers situés en Prusse orientale (aujourd’hui Pologne) : 13 539 à Lamsdorf (Łambinowice), 2 237 à Neuhammer (Swietoszow) et 2 398 à Tuchel (Tuchola). Nombre d’entre eux sont morts de froid et de faim pendant le voyage ou peu de temps après l’arrivée à destination.
- 7 La tempête de 1999 a ravagé, entre autres, une forêt à proximité du village vosgien de Belval et (...)
5Dès décembre 1916, mais surtout en janvier 1917, les Roumains de Tuchel sont transférés en Alsace et en Lorraine annexées pour effectuer des travaux derrière les lignes (creuser des tranchées, transporter des blessés et des morts, construire des baraques, des cimetières de guerre7, des voies ferrées pour l’approvisionnement, etc.). Ainsi, l’effectif des détachements varie-t-il en fonction des nécessités concrètes (entre cinq et soixante-dix personnes). Quant à ceux transférés en Lorraine et dans les autres régions de l’Est et du Nord de la France, ils provenaient du camp de prisonniers de Lamsdorf.
6Entassés dans des baraquements insalubres, privés délibérément de chauffage, de nourriture et de tout traitement médical, maltraités et frappés par les soldats allemands qui les surveillaient, deux tiers d’entre eux ont succombé pendant le rude hiver de 1917 (les dates gravées sur les croix attestent que le nombre de décès était de vingt-cinq – trente par jour) et ont été enterrés à la hâte, soit dans des cimetières locaux, soit dans des fosses communes. Entre 1920 et 1924 des comités mixtes franco-roumains chargés de leur identification les ont regroupés dans les nécropoles militaires bien connues aujourd’hui : Soultzmatt (678 tombes), Dieuze (948), Haguenau (475), Labry (166, en ossuaire mixte), Mulhouse (36), Rethel (16), Sedan-Torcy (24), Senones (11), Signy-l’Abbaye (12), Hirson (278), Maubeuge (92), Effry (55), Cambrai-Route de Solesmes (41), Cambrai-Porte de Paris (20), Douai (14), Assevent (12), etc.
7Entre tous, le cimetière de Soultzmatt a toujours occupé une place toute particulière, car non seulement le terrain a été offert par la commune à l’État Roumain dès sa création, en 1920, mais également parce qu’il représente la plus grande nécropole militaire roumaine située en dehors des frontières du pays. À ce titre, tout au long du siècle écoulé, le lieu a fait l’objet de nombreuses attentions et a été le théâtre d’un grand nombre d’événements et de cérémonies organisés tantôt par la Roumanie, tantôt par la France, tantôt par les deux pays conjointement.
8Cet aspect commémoratif n’a pas jusqu’ici bénéficié de l’attention qu’il méritait. Au cours du temps la presse a souvent ignoré ou même caché pour des raisons idéologiques certains aspects significatifs de ces cérémonies, d’où la nécessité d’une approche nouvelle, lucide et libre de tout préjugé afin à la fois d’enrichir la documentation et de confirmer la véritable vocation de ce haut lieu de mémoire. C’est précisément la raison qui a motivé le choix de notre sujet.
Les premières « processions » mortuaires ont lieu pendant la détention
9Nous le savons grâce aux témoignages de quelques Alsaciens âgés, rencontrés au cimetière militaire de Soultzmatt dans les années 1980, qui déclaraient avoir assisté pendant leur enfance – de loin, car personne ne pouvait s’approcher – à de courtes « cérémonies » d’obsèques lors de l’enterrement sommaire des Roumains dans le cimetière communal. Ceux qui étaient chargés du transport des corps, eux-mêmes des prisonniers, « s’arrêtaient quelques instants au bord de la tombe, récitaient des prières et chantaient des chants dans leur langue » (le roumain, évidemment). Ce n’était pas la règle mais l’exception, vu l’impatience des surveillants à retourner au camp et aux travaux. La grande majorité des prisonniers ne bénéficiaient, donc, d’aucun soutien sur le plan religieux – ni pendant leur séjour au camp, ni au moment de leur mort.
10Que pouvaient bien réciter ou entonner ces gens simples, éloignés de leur environnement familier et coupés de toute attache avec leur communauté ? Sans aucun doute, il s’agissait là d’un certain nombre de prières pour les défunts, que tout croyant orthodoxe (ils étaient quasiment tous de confession orthodoxe) peut réciter par cœur, à savoir : « Donne, Seigneur, à l’âme de ton serviteur défunt [nom] le repos dans un lieu de lumière, un lieu de verdure et de repos, où il n’y a ni douleur, ni tristesse, ni gémissement ; pardonne-lui tout péché commis en parole, en action et en pensée, car il n’y a pas d’homme qui vive et ne pèche pas. Toi seul es sans péché, Ta justice est éternelle et Ta parole est vérité », ou bien : « Mémoire éternelle à notre frère défunt [nom] ; son corps descend maintenant dans la terre dont il a été composé et son âme retourne au Seigneur qui l’a créée ». Ce rituel est observé avec rigueur à chaque enterrement, même lorsque les circonstances empêchent la présence d’un prêtre.
La cérémonie d’inauguration du 9 avril 1924 et ses suites
- 8 Hélène Mavrodi, grande maîtresse de la Cour ; Irène Procopin, dame d’honneur de la Reine ; le gén (...)
11Les recherches destinées à identifier les dépouilles des prisonniers roumains, à travers l’Alsace et la Lorraine, et à les réunir dans un seul endroit ont duré environ trois ans. Ces efforts ont été couronnés par l’inauguration du cimetière le 9 avril 1924, en présence du roi Ferdinand de Roumanie et de la reine Marie, accompagnés d’une imposante suite8. Le général Henri Mathias Berthelot, ancien chef de la mission militaire en Roumanie (1916-1918), de l’armée du Danube (1918-1919) et gouverneur militaire de Strasbourg (1923-1926) faisait partie des personnalités françaises présentes.
- 9 Le cimetière militaire de Strasbourg-Cronenbourg comptait au moment de sa création 170 tombes rou (...)
- 10 Voir L’Alsacien du 10 avril 1924. Il est difficile de préciser aujourd’hui ce que pouvait représe (...)
- 11 C’est sans doute lors de cette visite à la Cathédrale que le roi Ferdinand a conféré à l’évêque, (...)
- 12 « À la fin de la cérémonie, le délégué des étudiants roumains à l’Université de Strasbourg remit (...)
- 13 L’Alsacien, 10 avril 1924.
- 14 Ibid.
12À l’issue de la cérémonie religieuse et des discours officiels, la reine Marie dépose des fleurs sur toutes les tombes du cimetière. Le lendemain, le jeudi 10 avril 1924, le roi et la reine, accompagnés de la même suite, doivent inaugurer le carré roumain du cimetière militaire de Cronenbourg9. À cet effet, ils arrivent à la gare de Strasbourg par train spécial « à 11 heures 57, sous une pluie torrentielle », comme le précise le journal L’Alsacien, et sont accueillis par les autorités de la ville ainsi que par une « délégation de la Colonie roumaine10 ». Le programme de la journée est chargé : inauguration du cimetière peu après midi, déjeuner au palais du Gouverneur militaire à 13 heures, à l’invitation du général Berthelot ; visite de la Cathédrale à 15 heures11, visite du Palais du Rhin (ex-palais impérial) à 15h30 et du Palais universitaire à 17h3012. Lors de cette dernière étape, le recteur « remet à la Reine une médaille avec la date de l’entrée des Français dans Strasbourg et les insignes du titre Doctor honoris causa de l’Université de Strasbourg13 ». La presse fait également mention de la présence d’un groupe d’étudiants roumains. La journée se termine par un dîner de gala au commissariat central et par le départ du couple royal pour Paris, « vers minuit cinquante14 ».
- 15 Ibid.
13La presse locale se fait l’écho de cette visite rapide mais dense, en mettant l’accent sur le rôle de la monarchie roumaine en tant que « pilier de stabilité pour l’équilibre de l’Europe de l’Est et un rempart contre les Sowiets… Les intérêts de la Roumanie et de la France sont solidaires et ainsi on peut espérer que d’éventuels accords deviennent des bénédictions pour les deux peuples15 ».
14Même accueil et même ambiance à Paris, où les monarques roumains sont reçus avec des honneurs militaires par le président du Conseil Raymond Poincaré, ancien chef de l’État ; et par le président de la République Alexandre Millerand. Les années suivantes confirment les désidératas exprimés tout au long de la visite royale, en imprimant une ligne ascendante aux échanges entre les deux pays, sur tous les plans.
- 16 Archives de Soultzmatt.
15Par ailleurs, avant de quitter Soultzmatt, la reine Marie avait exprimé le vœu d’y revenir tous les ans pour se recueillir au chevet des fils de son pays « morts pour la France » et pour fleurir leurs tombes. Cependant, les circonstances sociales et historiques ne favorisent pas ses voyages à l’étranger pendant la période suivante, sauf une seule fois, en 1936, après l’installation dans la nécropole, trois ans auparavant, d’une statue fondue à Bucarest et représentant une femme « priant, attendant, espérant », qui peut symboliser « la mère, grand-mère, sœur, épouse ou fiancée du soldat16 ».
La Roumanie communiste et les nécropoles roumaines de l’étranger
16Après la Seconde Guerre mondiale, les autorités communistes de la Roumanie semblent manifester très peu d’intérêt pour les nécropoles militaires situées au-delà de leurs frontières. À Soultzmatt, c’est la municipalité et un certain nombre d’associations qui reprennent le flambeau des cérémonies mémorielles, à prépondérance militaire. Le consulat de Roumanie à Paris y délègue, de temps à autre, un représentant, notamment dans les années 1960, histoire de signifier que le régime Ceauşescu souhaite entretenir de bonnes relations diplomatiques avec le gouvernement du général de Gaulle. Ensuite, ces présences s’espacent de plus en plus pour disparaître presque totalement vers la fin du régime communiste.
17Concomitamment, des associations et des communautés orthodoxes composées d’exilés roumains commencent à s’organiser un peu partout en France et en Allemagne, tout spécialement dans les grandes métropoles, et se donnent pour objectif de renouer les liens spirituels avec leurs devanciers morts et enterrés en France. Du fait de son appartenance à la Roumanie, le cimetière de Soultzmatt devient rapidement le lieu emblématique de prière, de protestation et de résistance anticommuniste des exilés roumains.
18Un premier « pèlerinage », non officiel, est organisé en 1978, par la paroisse roumaine de Fribourg-en-Brisgau, la plus proche géographiquement de Soultzmatt, le jour de l’Ascension orthodoxe, fête traditionnelle de la commémoration des morts pour la patrie. À partir de 1981, à l’initiative d’un réfugié anticommuniste, Remus Radina, s’y joignent les représentants religieux et associatifs de la communauté roumaine de Paris.
19Habituellement, les rencontres à la mémoire des « héros » commencent par un office religieux célébré par un ou plusieurs prêtres – sans lien canonique avec l’Église orthodoxe de Roumanie – et continuent autour d’un repas. Les discussions entre les participants sont à la fois fraternelles et passionnées voire, quelquefois, contradictoires, mais rarement hostiles, malgré la diversité des sensibilités politiques qui s’entremêlent. En général, le fil rouge des débats est la nostalgie de la « patrie perdue », la souffrance causée par l’éclatement des familles et l’impossibilité d’aider les frères restés au pays, inféodés de force à un régime totalitaire, donc hostile à toute manifestation libre.
14 juin 1986 : participation du roi Michel de Roumanie au pèlerinage de Soultzmatt
20Depuis son départ de Roumanie, en 1947, le roi Michel vit discrètement à Versoix, en Suisse. Les organisations et associations roumaines de l’Europe occidentale lui adressent souvent des invitations pour participer à des actions, rencontres, rassemblements ou manifestations contre le régime de Roumanie, mais il se montre sinon insensible du moins prudent face à tout ce qui pourrait générer des conséquences imprévisibles. Ainsi refuse-t-il également toute participation aux rencontres de Soultzmatt, découragé tout d’abord, semble-t-il, par le caractère improvisé de ces cérémonies. Jusqu’en 1986, où, à l’occasion du soixante-deuxième anniversaire de l’inauguration du cimetière par le roi Ferdinand et la reine Marie, il annonce sa venue. La nouvelle fait l’effet d’un événement prophétique, sans précédent, ouvrant une nouvelle étape, décisive, à la fois dans la vie de ce roi bien réservé, mais aussi dans la vie politique roumaine.
- 17 Dumitru Em. Popa, Viorel Mehedinţu, Cezar Codreanu, Gheorghe Cismaru (relevant du Patriarcat œcum (...)
21Le roi Michel est accompagné de la reine Ana et de la princesse Margareta. On compte parmi les participants quelques personnalités de premier plan de l’exil roumain, dont Ion Rațiu, le fondateur de l’Union des Roumains libres de Londres, Dumitru Ionescu et Cicerone Ioanițoiu, du conseil de direction de l’Union des anciens détenus politiques de Roumanie, et bien d’autres. Après l’office religieux célébré par un groupe de plusieurs prêtres17, le roi prend la parole et rend hommage aux soldats enterrés dans les nécropoles militaires de France. Il exprime ensuite son admiration pour l’activité politique, associative, culturelle et religieuse des Roumains de l’exil et remercie les participants pour la sympathie dont ils l’ont entouré tout au long de l’événement. Cependant, en dépit des pancartes arborées à proximité et proclamant l’hostilité face au « fascisme rouge » de Roumanie, le roi s’abstient de toute affirmation ou allusion à caractère polémique.
Roumains de France et Roumains de Roumanie à Soultzmatt
22L’une des tâches les plus délicates lorsque l’on aborde les rencontres roumaines de Soultzmatt est de saisir l’état d’esprit des participants par-delà les apparences, les manifestations ponctuelles et les clivages politiques. La conscience d’appartenir au même peuple, à la même culture, à la même religion et à la même histoire suscite tout naturellement des élans de fraternité et de communion. Les adhésions et les idéologies politiques, réelles ou de façade, peuvent-elles anesthésier cette conscience au point d’en anéantir les effets ? Cela paraît improbable et la réalité Soultzmatt le prouve.
23Ayant participé à un grand nombre de rencontres depuis une quarantaine d’années – non seulement à Soultzmatt, mais partout ailleurs – l’auteur de ces lignes garde l’impression persistante que les Roumains de l’exil et ceux qui conservaient encore des liens avec le pays natal, à peu d’exceptions près, cherchaient toutes les occasions pour se côtoyer et communiquer, se protégeaient pour ainsi dire, tout en gardant entre eux une distance prudente afin notamment d’éviter les suspicions et les complications. Ils se contestaient réciproquement la légitimité de franchir le seuil du cimetière, mais se donnaient directement ou indirectement des nouvelles, se suspectaient de complicités plus ou moins avouables, mais se rendaient à l’occasion des services (comme, par exemple, les prêtres « dissidents » et les prêtres « canoniques », les uns appartenant à l’Église de l’exil, les autres à l’Église de Roumanie, qui se prêtaient ou se procuraient en secret des objets de culte, des livres et des vêtements liturgiques difficilement trouvables en Occident etc.), sachant en fin de compte qu’ils se trouvaient tous unis dans la même souffrance et devant le même ennemi : le régime communiste de Roumanie. C’est ainsi que s’explique, à notre avis, l’absence quasi totale d’incidents entre les divers groupes disparates qui se sont rendus à Soultzmatt. Mais cette page de l’histoire reste encore à écrire.
24Les cérémonies organisées durant la décennie 1980 par les paroisses roumaines appartenant à l’exil ou au Patriarcat de Roumanie se sont déroulées certes à des dates différentes, mais sans heurts et sans incidents majeurs et cela grâce à l’accord discret des prêtres « ennemis », qui s’entendaient entre eux afin d’éviter tout risque de débordement. C’est ainsi que les groupes de pèlerins se sont succédés à Soultzmatt pendant toute cette période singulière, à la fréquence de deux cérémonies par an, de sorte que les gerbes de fleurs apportées par les uns s’ajoutaient à celles déposées à la veille par les autres, dans une complicité somme toute assez fraternelle.
La chute du communisme et le difficile retour à la normale pour les Roumains de l’étranger
25Comme on l’a bien souvent constaté, l’onde de choc provoquée par un événement majeur survenu dans un pays persiste plus longtemps parmi ses ressortissants vivant à l’étranger que parmi ceux de l’intérieur. Ce fut le cas de la chute du communisme en Roumanie. Après une courte période d’euphorie, les indispositions et les divisions du passé ont refait surface et ont empêché les différentes communautés et associations de retisser leurs liens fraternels, rompus depuis si longtemps.
26C’est ainsi que, dans les années 1990, les cérémonies religieuses du cimetière militaire de Soultzmatt ont été organisées par les paroisses orthodoxes de la région soit en commun, soit de manière séparée, comme par le passé, en fonction du choix de leurs recteurs respectifs. Avec la différence notable par rapport à la période précédente qu’il ne s’agissait plus cette fois d’animosité politique, mais d’une inertie plus ou moins assumée.
27Avec le temps, le phénomène s’est estompé et la nouvelle configuration de la diaspora roumaine, composée essentiellement de jeunes formés en Occident et moins enclins à regarder le passé, présuppose une approche différente des valeurs et des préoccupations à privilégier à l’avenir. Cette rupture est nettement visible depuis quelques années non seulement à Soultzmatt, mais dans toutes les circonstances ayant trait à la place des Roumains au sein de la société européenne, qu’il s’agisse de la France ou des autres pays. C’est plutôt aux anciens de s’adapter qu’aux nouveaux de suivre.
28Les pèlerinages actuels, qui réunissent un grand nombre de personnes de tous âges, se font à la veille de la Pentecôte orthodoxe et sont présidés par le Métropolite Joseph Pop de l’Europe Occidentale et Méridionale, entouré de prêtres et de diacres du diocèse. Participent chaque fois les diplomates roumains en poste à Strasbourg et des représentants de la municipalité de Soultzmatt.
Personnalités roumaines ayant visité Soultzmatt après 1990
29Tous les présidents et hommes politiques roumains sont venus au moins une fois à Strasbourg depuis l’entrée du pays dans l’Union Européenne. Une partie d’entre eux ont trouvé le temps et la motivation de se rendre également au cimetière de Soultzmatt pour s’y recueillir ou pour s’imprégner du mystère de ce lieu.
30Le premier a été le président Ion Iliescu, le 5 octobre 1994, qui a visité le cimetière accompagné d’un petit groupe de personnes, sans prendre contact avec la communauté roumaine d’Alsace.
31Trois ans plus tard, le 11 octobre 1997, son successeur, le président Emil Constantinescu, a tenu à s’associer les prêtres et les Roumains de Strasbourg pour une ample cérémonie mixte, religieuse et civile. À la fin, il a remercié les participants, et tout particulièrement les autorités communales de Soultzmatt, parce qu’elles veillent sur « cette véritable ambassade spirituelle de la Roumanie en France », l’entretiennent et honorent ceux qui y reposent.
Le président roumain Emil Constantinescu au Cimetière de Soultzmatt, le 11 octobre 1997, © Vasile Iorgulescu.

32En 2007, à l’occasion de la quatre-vingt-dixième commémoration de la mort de la plupart des soldats inhumés à Soultzmatt (janvier-avril 1917) – 2007 fut aussi l’année de l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne – le président roumain Traian Băsescu, sans y participer personnellement, a fait venir une partie de sa garde présidentielle. Au déroulé traditionnel de la rencontre, composée comme d’habitude du service religieux, présidé par le métropolite Joseph Pop, et du dépôt de gerbes par les nombreuses autorités diplomatiques, municipales et associatives présentes, s’est greffé cette fois-ci un impressionnant défilé militaire. La bonne organisation de l’événement a été largement redevable à l’implication des deux diplomates roumains en poste à Strasbourg, le consul général Marcel Alexandru et le représentant permanent de la Roumanie auprès du Conseil de l’Europe Stelian Stoian. Ils ont agi de pair avec la Paroisse orthodoxe roumaine de Strasbourg, organisatrice de tous les pèlerinages de Soultzmatt jusqu’en 2007 (depuis, c’est la paroisse de Mulhouse qui en a pris la responsabilité).
Autorités diplomatique et militaire roumaines et officiels français à Soultzmatt en 2007, © Vasile Iorgulescu.

33Enfin, le 29 septembre 2018, ce fut la princesse Margareta de Roumanie, devenue entre-temps, après le décès du roi Michel (le 5 décembre 2017), « Princesse héritière et gardienne de la Couronne roumaine », qui s’est rendue à Soultzmatt en visite officielle, accompagnée du prince Radu, pour marquer l’anniversaire du centenaire de la fondation de l’État roumain moderne en 1918. La cérémonie s’est déroulée en deux temps. La première partie a été consacrée à l’accueil du couple princier par les autorités de la commune – au cours duquel le maire, Jean-Paul Diringer, leur a accordé le statut de citoyens d’honneur de la ville –, la seconde au service religieux dans l’enceinte du cimetière, en présence du métropolite Joseph et de plusieurs prêtres, au dépôt de gerbes et aux entretiens avec le nombreux public venu de toute l’Alsace.
La princesse Margareta et le Prince Radu au Cimetière militaire de Haguenau, le 30 septembre 2018, © Vasile Iorgulescu.

34Le lendemain, 30 septembre, la princesse Margareta et le prince Radu ont participé à une cérémonie similaire au carré roumain du cimetière militaire de Haguenau, à l’invitation de la communauté roumaine de Strasbourg, en présence d’un nombre impressionnant de personnes. C’était la première visite d’un membre de la famille royale roumaine dans ce cimetière.
35Venant d’un passé qui dépasse à peine un siècle, les nécropoles roumaines de France – notamment celle de Soultzmatt – témoignent à travers le temps d’une proximité jamais démentie entre les peuples français et roumain, proximité scellée non seulement par d’innombrables faits historiques, mais aussi, dans ce cas, par le sacrifice des quelque 3 030 soldats roumains reposant en terre alsacienne. L’inscription que portent les croix blanches placées sur leurs tombes – « soldat roumain mort pour la France » – est porteuse d’un profond message de fraternité et de paix adressé tout autant à notre génération qu’aux générations futures.
Notes
1 J. Nouzille, Le calvaire des prisonniers de guerre roumains en Alsace et Lorraine 1917-1918, Bucarest, Editura militară, 1991 (traduction roumaine : Calvarul prizonierilor de război români în Alsacia-Lorena : 1917-1918, Bucarest, Editura Semne ’94, 1997).
2 J.-N. Grandhomme, Le Général Berthelot et l’action de la France en Roumanie et en Russie méridionale (1916-1918) : genèse, aspects diplomatiques, militaires et culturels avec leurs incidences ; prolongements et perspectives, Vincennes, Service historique de l’Armée de Terre, 1999. Voir, également, du même auteur : « “L’homme fort du royaume” : la reine Marie et la construction de la grande Roumanie (1913-1922) », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 264, 2016/4 <https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2016-4-page-7.htm#re5no5>, consulté le 20 janvier 2023.
3 J.-Y. Conrad, Mémoriel des 3 030 soldats roumains « morts pour la France » durant la Grande guerre 1916-1918, Bucarest, Tracus Arte, 2019.
4 C. Woehrle, « Pe urmele eroilor români căzuți în Alsacia și Lorena: Cum s-a construit necropola de la Soultzmatt », RFI România, 22 février 2021, <https://www.rfi.ro/social-130863-urmele-eroilor-romani-cazuti-alsacia-lorena-construit-necropola>.
5 Boris Crăciun, Regii și reginele României, Iași, Editura Porțile Orientului, 1996.
6 J.-N. Grandhomme, La Roumanie en guerre et la mission militaire italienne (1916-1918), dans Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 224, 2006/4, p. 11 sq.
7 La tempête de 1999 a ravagé, entre autres, une forêt à proximité du village vosgien de Belval et a fait découvrir, au pied du col du Hantz, un petit monument en pierre appelé le « Monument des Roumains ». Les documents de 1917 conservés aux archives du village attestent, en effet, la présence d’une dizaine de prisonniers roumains, utilisés comme du « matériel humain » pour la construction d’un cimetière militaire allemand entouré d’épicéas. Morts assez rapidement, les Roumains n’ont pas été inhumés ici, mais un peu plus loin, dans la sapinière (les corps des prisonniers n’étaient jamais enterrés aux mêmes endroits que ceux des Allemands). En 1920, lors de la création de la nécropole nationale de Senones, tous les corps y ont été transférés (onze croix portent des noms roumains).
8 Hélène Mavrodi, grande maîtresse de la Cour ; Irène Procopin, dame d’honneur de la Reine ; le général de division Paul Anghelesco, maréchal de la Cour ; le colonel Nicolas Radesco, aide de camp de la Reine ; le colonel Tsenesco, aide de camp du Roi ; les majors Koslinski et Skeletti, aides de camp du Roi ; Ioan Duca, ministre des Affaires étrangères ; et Constantinesco, son chef de cabinet ; Victor Antonesco, ministre de Roumanie à Paris ; le colonel Opresco, attaché militaire à Paris ; l’archimandrite Algazi, le comte de Manneville, ministre de France à Bucarest, et la comtesse ; le lieutenant-colonel d’Humières, attaché militaire de France à Bucarest, et Madame ; le colonel de Vassoigne, de la maison militaire du président de la République ; et le capitaine de vaisseau O’Neill, chef du 2e Bureau (Renseignements) à l’état-major général de la Marine (L’Alsacien, 9 avril 1924).
9 Le cimetière militaire de Strasbourg-Cronenbourg comptait au moment de sa création 170 tombes roumaines. En 1969, au moment de la construction de l’autoroute qui devait passer au milieu du cimetière, les dépouilles des soldats roumains ont été transférées au carré roumain du cimetière « Saint-Georges » de Haguenau.
10 Voir L’Alsacien du 10 avril 1924. Il est difficile de préciser aujourd’hui ce que pouvait représenter « la colonie roumaine de Strasbourg » en 1924. Les documents mentionnent « environ cinquante étudiants » d’origine roumaine poursuivant des études en tant que boursiers de l’État français dans les différentes facultés de l’Université. Leur présence est attestée jusqu’en 1939, lorsque la guerre met fin à tout échange universitaire entre la France et la Roumanie.
11 C’est sans doute lors de cette visite à la Cathédrale que le roi Ferdinand a conféré à l’évêque, Mgr Charles Ruch, la plus haute distinction roumaine de l’époque, l’ordre de la Couronne. L’exemplaire est conservé dans un écrin de l’archevêché catholique de Strasbourg et a fait l’objet d’un article publié dans l’Almanach Sainte-Odile en 2011.
12 « À la fin de la cérémonie, le délégué des étudiants roumains à l’Université de Strasbourg remit à la Reine un magnifique bouquet de fleurs avec ces paroles : ‘‘Ce jour glorieux, qui scelle l’amitié entre l’Alsace et la Roumanie, sera un point de repère dans la vie de chacun d’entre nous. Nous ne pourrons jamais oublier ce que nous devons à la France et nous saurons à l’avenir unir d’un seul et même amour notre chère patrie roumaine et la patrie française, qui nous a accueillis si maternellement’’ » (L’Alsacien, 10 avril 1924).
13 L’Alsacien, 10 avril 1924.
14 Ibid.
15 Ibid.
16 Archives de Soultzmatt.
17 Dumitru Em. Popa, Viorel Mehedinţu, Cezar Codreanu, Gheorghe Cismaru (relevant du Patriarcat œcuménique) ; Gheorghe Calciu-Dumitreasa (Diocèse roumain d’Amérique), Gheorghe Ursache (Diocèse russe hors-frontières, Suisse) et Mihai Costandache (Diocèse russe hors-frontières, Paris). Voir l’article « Relation gratiæ », publié par Sorin Petcu sur le site de la paroisse orthodoxe roumaine de Fribourg.
Haut de pageTable des illustrations
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Titre | Le roi Michel de Roumanie à Soultzmatt le 14 juin 1986. © Vasile Iorgulescu. |
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Titre | Le président roumain Emil Constantinescu au Cimetière de Soultzmatt, le 11 octobre 1997, © Vasile Iorgulescu. |
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Titre | Autorités diplomatique et militaire roumaines et officiels français à Soultzmatt en 2007, © Vasile Iorgulescu. |
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Titre | Défilé de la garde présidentielle roumaine à Soultzmatt en 2007, © Vasile Iorgulescu. |
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Titre | La princesse Margareta et le Prince Radu au Cimetière militaire de Haguenau, le 30 septembre 2018, © Vasile Iorgulescu. |
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Pour citer cet article
Référence papier
Vasile Iorgulescu, « Le cimetière militaire roumain de Soultzmatt », reCHERches, 30 | 2023, 195-206.
Référence électronique
Vasile Iorgulescu, « Le cimetière militaire roumain de Soultzmatt », reCHERches [En ligne], 30 | 2023, mis en ligne le 15 juin 2023, consulté le 10 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/15356 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.15356
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