- 1 Déclaration au sujet de la reine Marie, comte de Saint-Aulaire, Confesiunile unui bătrân diplomat (...)
Dans l’Antiquité païenne,
plus proches que nous de l’Olympe,
les mortels auraient fait d’elle une déesse1.
- 2 Constantin Kiriţescu, 1925, p. 327 : le roi déclare entrer en guerre « pour la victoire finale qu (...)
- 3 Films historiques, Tudor. À partir de 1983, Ion Ardeleanu fait paraître en quatre volumes Mihai V (...)
- 4 Cf. également Catherine Durandin, Nicolae Ceauşescu, vérités et mensonges d’un roi communiste.
- 5 Cf. Gabanyi Anneli Ute, Cultul lui Ceauşescu, [Le culte de Ceauşescu].
1Le discours historique est vecteur d’inflexions mémorielles : il sélectionne ce qui est transmis et modifie ce qui subsiste dans la conscience et le récit collectifs. La mise en récit, entre 1945 et 1989, de la place occupée dans l’histoire nationale par les premiers souverains de la Grande Roumanie, le roi Ferdinand et la reine Marie, répond à des schémas simples mais, comme nous le verrons dans cette contribution, mouvants. Elle contraste avec les hagiographies de l’entre-deux-guerres, qui dépeignent les souverains en « artisans de la victoire2 », auréolés du « sacrifice de leur être entier pour le pays et pour le peuple » (Iorga,1920 : 435), en « fusion affective avec le pays et le peuple de Roumanie » (Lupaş 1938 : 340), portant « d’abord la couronne d’épines de la retraite en Moldavie, puis celle d’acier de la cathédrale d’Alba Iulia » (Lupaş 1938 : 380) ; au sujet de la reine Marie, on peut lire que « dans la réalisation de l’union nationale, [elle a joué] un rôle des plus bienfaisants auprès de son héroïque époux » (Lupaş, 1938 : 345), elle qui allie, aux dires de Nicolae Iorga, « de grands dons de beauté et de grâce à une grande intelligence » (Iorga 1938 : 353). Le mythe royal est à son apogée dans un ouvrage comme Cei trei regi [Les trois rois], publié par Cezar Petrescu en 1934 : hormis les souverains, aucune personnalité politique n’est évoquée (Boia 1997 : 331-332). Une réécriture complète de l’histoire est cependant opérée dès le début de la période communiste : le roi et la reine deviennent un sujet gênant, puis totalement tabou, dans une historiographie placée sous le signe du matérialisme historique et de l’antimonarchisme. Quand cette période de dénigrement – ou d’occultation – des figures royales prend-elle fin ? Dans les travaux historiques portant sur la réalisation de l’unité nationale, les années 1960 sont une période charnière : 1918 devient alors l’un des piliers d’une historiographie libérée des carcans de la période stalinienne, instrumentalisée au service du communisme national lancé par Gheorghe Gheorghiu-Dej, poursuivi et amplifié par Nicolae Ceauşescu à compter de 1965. Avec ce tournant national de l’historiographie, le panthéon national repeuple de ses figures mythiques pré-communistes les manuels, les articles et les ouvrages de référence3 : le roi Ferdinand et la reine Marie y trouvent-ils leur place ? Nous montrerons qu’il existe un décalage entre le moment où la Grande Roumanie redevient « grande » dans l’historiographie, et celui de la réapparition des figures royales, plus tardive, et qui coïncide avec l’évolution du régime de Ceauşescu vers un « socialisme dynastique4 » (Tismăneanu, 2005 : 234) mêlant personnalisation du pouvoir5 et implication dans l’État de cercles concentriques de la famille du Conducător.
- 6 Pour cette biographie dont les débuts sont en pointillés, cf. Liviu Pleşa, 2006 : 165-177 ; Ştefa (...)
2Mihail Roller préside à la refonte de l’historiographie roumaine pendant la première décennie communiste. Membre du Parti communiste de Roumanie (PCdR) depuis les années 19306, il passe une partie de la Seconde Guerre mondiale à Moscou, où il collabore avec les instituts de recherche héritiers du Komintern (Constantiniu 2007 : 23-24). De retour à Bucarest à la fin de 1944, il intègre la Direction générale de propagande et d’agitation du Comité central, bientôt chargé des questions d’enseignement. À la tête d’une équipe d’historiens, il s’attèle à la rédaction d’un manuel dont la première édition, en deux parties, date de 1947 (Istoria României. Manual unic pentru clasa a VII-a elementară [Histoire de la Roumanie. Manuel unique pour la classe de quatrième] ; Manual unic pentru clasa a VIII-a secundară [Manuel unique pour la classe de troisième]) et connaît plusieurs rééditions : en 1948, 1952 (Istoria RPR. Manual pentru învăţământul mediu [Histoire de la RPR (République Populaire Roumaine). Manuel pour l’enseignement secondaire]) et la dernière en 1956.
3Dans l’édition de 1947, le manuel n’occulte pas totalement les figures royales, malgré une sélection drastique des événements mentionnés. Après l’évocation de l’accession au trône de Ferdinand Ier (Roller 1947 : 606) et du conseil de la Couronne qui se prononce en faveur de l’entrée de la Roumanie en guerre en août 1916 (Roller, 1947 : 608), la troisième mention du roi le montre demandant des renforts militaires russes d’urgence, en octobre 1916 (Roller 1947 : 620). Sur la page qui décrit l’assemblée d’Alba Iulia du 1er décembre, bien que son nom soit absent, figure un portrait du roi en uniforme (Roller 1947 : 629). Il n’y a ensuite plus aucune mention dans les développements consacrés à la vie politique des années 1919-1920. On le retrouve ponctuellement au sujet de la réforme agraire de 1921, dont Roller rappelle qu’elle avait été promise par le roi, quelques semaines après la révolution russe (Roller 1947 : 660). Le dogme est posé : les limites de l’orthodoxie excluent l’évocation de la reine Marie, et le roi Ferdinand apparaît comme une figure dénuée de toute prérogative et implication réelle dans le processus ayant conduit à l’union, ainsi que dans la vie politique de cette période charnière. Les éditions successives du manuel pérennisent une image insignifiante du rôle joué par les souverains dans l’histoire politique de la Grande Roumanie. Dans celle de 1952, Roller dépeint un roi Ferdinand assujetti au capital étranger, qui engage la Roumanie dans la « guerre impérialiste » en 1916 uniquement en raison de pressions économiques britanniques (Roller 1952 : 492).
4Hormis le manuel de référence de Mihail Roller, emblématique de la ligne historiographique du régime, des ouvrages sont spécifiquement voués au dénigrement des figures royales : le côté insignifiant se double d’un côté sombre. Tel est le cas dans Adevărata istorie a unei monarhii. Familia Hohenzollern [La véritable histoire d’une monarchie. La famille des Hohenzollern], écrit par Alexandru Gârneaţă peu après la proclamation de la République populaire roumaine. Dès les premières lignes de présentation de Ferdinand, traitant de son accession au trône au début d’octobre 1914, l’auteur insiste sur la liste civile dont il dispose, sa « manie de construire des palais » (Gârneaţă 1962 : 81)la transformation de Cotroceni en un lieu de « débauches orgiaques […] sous la houlette de Marie la débauchée » (Gârneaţă 1962 : 82), ajoutant qu’« à Balcic, la reine Marie fait construire pour son usage personnel le plus luxueux des palais, amené à devenir une véritable taverne du luxe où s’enchaînent les orgies » (Gârneaţă 1962 : 93), lors desquelles elle finit souvent ivre-morte. Ferdinand n’est pas en reste, décrit comme un Don Juan avec « un penchant particulier pour les Tziganes, pour les femmes des rues » (Gârneaţă 1962 : 95). L’autre chef d’accusation réside dans les relations du roi avec le grand capital, avec des sociétés allemandes, les parts qu’il détient au capital de différentes banques et sociétés pétrolières. Concernant l’entrée en guerre de la Roumanie en 1916, Gârneaţă soutient que Ferdinand ne s’y est résolu que lorsqu’il n’y avait plus d’affaires rentables à faire et que le sort de l’Allemagne paraissait scellé (Gârneaţă 1962 : 86). Au sujet du retour du couple royal dans la capitale à la fin de l’année 1918 et de son passage sous l’Arc de triomphe, l’auteur écrit : « Aux côtés du roi se trouvait la reine, qui avait baladé sa débauche dans tous les cantonnements des armées alliées » (Gârneaţă 1962 : 88). Pour ce qui est de la conduite de la vie politique dans les années d’après-guerre, Ferdinand est incriminé pour être totalement inféodé au « vizir » Ion I. C. Brătianu, ce à quoi concourt également « la reine Marie, qui avait d’étroits liens “sentimentaux” avec Barbu Ştirbey, beau-frère du “vizir” » (Gârneaţă 1962 : 92) – la relation est décrite dans le détail, allant jusqu’à la paternité de la princesse Ileana (Gârneaţă 1962 : 96).
5Dans ce même registre du dénigrement on trouve également l’anthologie publiée en 1950 par Barbu Lăzăreanu, intitulée Din literatura antimonarhică [De la littérature antimonarchique], qui connaît une seconde édition augmentée en 1957, dans la collection « Biblioteca pentru toţi » [La bibliothèque pour tous]. Dès le début, le ton est à la dénonciation de la « monstrueuse coalition » entre « la bourgeoisie, les propriétaires et la dynastie des Hohenzollern », l’auteur affirmant qu’aucune différence ne peut être faite entre les quatre têtes couronnées : « Est-il possible de distinguer un bandit d’un autre bandit ? » (Lăzăreanu 1957 : 3). Le palais royal est « un nid de Junkers » et « un repaire de voleurs », les monarques sont « avides d’argent et de luxe, souvent dépravés, entourés de flagorneurs et de parasites » (Lăzăreanu 1957 : 4-5), la monarchie une institution « féodale, corrompue et antipatriotique » (Lăzăreanu 1957 : 9). Si les propos les plus durs visent Carol Ier et Carol II, les incriminations directes ne manquent pas à l’égard de Ferdinand : « C’est sous la satrapie de Ferdinand “le loyal” que l’armée royale a massacré les ouvriers rassemblés, le 13 décembre 1918, sur la place du Théâtre national à l’occasion de la grève générale » (Lăzăreanu 1957 : 5). Parmi les textes reproduits, un article signé Nicolae Dumitru Cocea, socialiste, député à partir de 1920, journaliste et romancier, qui explique en 1923 que Ferdinand est responsable de tous les maux qui accablent la Grande Roumanie naissante :
Qui est le responsable ? Sans haine et sans parti pris, sans ironie superflue et sans injures inutiles, nous pouvons répondre simplement, tranquillement, clairement : le roi.
Le roi Ferdinand, à l’encontre de la volonté clairement exprimée par le précédent Parlement et contre la volonté unanime du pays, a mis au pouvoir les Brătieni et les maintient depuis à la tête de l’État.
Le roi Ferdinand, malgré les avertissements répétés de l’opposition, a déclaré que l’actuel projet de Constitution devait être voté et a insisté autant qu’il a pu, s’abaissant à de nombreuses reprises jusqu’au rôle d’un vulgaire propagandiste et d’un agent du gouvernement, pour convaincre les uns et arracher le consentement des autres.
Le roi Ferdinand a provoqué ou il a toléré la suppression de toutes les libertés publiques […].
Le roi Ferdinand a sciemment comploté contre des hommes politiques qui avaient et ont toujours la confiance de la majorité du peuple roumain ; et par-dessus leur tête, il essaye d’assurer la continuité du pouvoir à un parti qui a pris l’engagement douteux de respecter une Constitution arrachée par des coups d’État et de tenter d’écraser le parti paysan.
Le roi Ferdinand, en guerre ouverte avec son propre peuple, monte les chefs des troupes contre les leaders de l’opposition, arme une partie du pays contre une autre, transforme la terre unitaire de la patrie en deux camps ennemis.
Le roi Ferdinand est responsable, par voie de conséquence ; le seul et le véritable responsable de tous les crimes commis en son nom et de toutes les suites que ces crimes auront, inévitablement. (Lăzăreanu 1957 : 309-310)
Le fossé entre les préoccupations futiles de la monarchie et la dure réalité de la vie des gens est au centre d’une autre publication de Nicolae Dumitru Cocea reproduite dans l’anthologie. Il juge outrageant que la seule volonté de la reine de disposer d’une résidence en bord de mer, à Mamaia, ait conduit la mairie de Constanţa à octroyer un terrain à la famille royale :
L’on s’étonnera que les imposants millions de la liste civile n’aient pas suffi à la reine Marie pour se construire des palais, des résidences marines, des pavillons de chasse, les habitations lacustres – ou sait-on encore ce qui lui passe par l’esprit – et qu’elle soit contrainte – la pauvre ! – afin de faire construire un château de… repos à Mamaia, d’en recourir à l’aumône de la ville et du département de Constanţa ! […] Les raisons de ce nécessaire repos ne nous sont d’ailleurs pas très claires. Que le roi se repose ? Pourquoi ? En raison de ses chasses aux bécasses ? La reine après ses voyages à l’étranger ? Le prince Carol après ses entraînements avec les fascistes ? (Lăzăreanu 1957 : 312-313)
- 7 Apud Andreea Lupuşor, « Despre monarhie, sub comunism » [Au sujet de la monarchie, à l’époque com (...)
- 8 Ce ne sont pas les enjeux historiographiques qui ont valu à Roller sa disgrâce en 1958. S’il est (...)
C’est dans cette même veine du dénigrement que s’inscrit l’ouvrage publié en 1958 par deux militaires, Vasile Anescu et M. Popa et intitulé Jefuirea poporului român de către monarhie [Le pillage du peuple roumain par la monarchie] : « Enrichissement de parvenus insolents, luxe et débauche de la clique dynastique7 », voici quelques-unes des expressions employées dans cet ouvrage antimonarchiste, qui montre la continuité dans la tonalité de ce type de récits. Les années 1956-1958 constituent pourtant des années de transition pour la discipline, et le « front historique » connaît ses premières fissures. Gheorghiu-Dej reçoit en effet, en 1956, un rapport signé par d’autres historiens, parmi lesquels Andrei Oţetea et Constantin Daicoviciu – membres de la Section des sciences historiques de l’Académie (Constantiniu 2007 : 112), Oţetea est même chargé de la rédaction d’une nouvelle Histoire de la Roumanie. Ce rapport sur l’historiographie roumaine est un véritable réquisitoire contre Roller et son équipe – il est notamment accusé de plagiat, d’antinationalisme et d’antipatriotisme (Constantiniu 2007 : 129) et tombe en disgrâce8.
- 9 Urecheat est également employé en roumain pour désigner un âne.
6Le virage national pris par Gheorghiu-Dej permet, quelques années plus tard, une réécriture de 1918. Est-ce pour autant le début d’un procès en révision du rôle des souverains ? Plusieurs ouvrages parus en 1962 permettent de conclure à une permanence du dénigrement des figures royales. Plus que sur la monographie Hohenzollernii în România [Les Hohenzollern en Roumanie] de Gheorghe Ţuţui et Mircea Popa, penchons-nous sur l’anthologie de textes antimonarchistes éditée par Alec Hanţă en 1962. Intitulé Mare farsor, mari gogomani. Literatura antimonarhică [Grand farceur, grands imbéciles. La littérature antimonarchiste], ce recueil reprend le titre d’un pamphlet satirique écrit par Ion Luca Caragiale et publie des articles tels « Urecheatul » [Celui aux grandes oreilles9] de 1914, au ton particulièrement acerbe :
Vous ne pensiez pas le prince Ferdinand capable d’ouvrir la bouche pour autre chose que pour son éternel havane et d’avoir des avis et des convictions personnelles ? Eh bien, vous vous êtes trompé.
Un télégramme de Berlin informe l’univers que le journal Localanzeiger vient d’apprendre positivement que l’héritier du trône roumain, le prince Ferdinand, aurait déclaré qu’il ne monterait jamais sur le trône si l’agitation russophile amenait le roi à abdiquer.
Nous n’avons aucune raison de douter du contenu du télégramme allemand et de l’information, bien évidemment vérifiée, du journal allemand. Nous n’avons aucune raison de douter que notre Grandes Oreilles national ait pu avoir, une fois dans sa vie, un avis personnel sur sa destinée allemande sur cette terre.
Mais si nous acceptons comme valable le télégramme du Localanzeiger et si nous admettons l’impossibilité que le prince Ferdinand soit capable, un seul instant, de penser à quelque chose et de mettre dix mots les uns à la suite des autres, cela ne veut pas dire pour autant que nous puissions tolérer ce que contient ledit télégramme et que nous puissions admettre l’immixtion de l’héritier de la couronne de Roumanie dans la politique extérieure de l’État.
Le prince Ferdinand n’a pas la possibilité de parler au nom de ou contre les courants politiques du pays. Le prince Ferdinand n’a le droit d’exprimer d’autre opinion que celle du gouvernement responsable. Que le prince Ferdinand n’oublie pas qu’il est ici en tant qu’héritier du trône roumain et non comme agent de propagande de la politique allemande.
Si sa situation de privilégié comme héritier de la couronne lui convient, qu’il se calme, qu’il attende tranquillement la mort de son oncle et qu’il se taise.
Par contre si les agitations de la politique militante le tentent plus que la perspective de la couronne et si les douleurs de l’Allemagne le travaillent davantage que les aspirations roumaines, qu’il fasse bien vite ses valises et qu’il prenne ses jambes à son cou pour retourner d’où il vient, sans caprices, sans bruit et sans interviews à des journaux allemands.
Le pays ne va quand même pas mourir parce que Fritz lui manque.
Et le peuple se remettra de ne plus pouvoir s’abriter derrière les oreilles de Grandes Oreilles (Hanţă 1962 : 196-197).
Dans le même recueil, un article de novembre 1919 évoque un roi « ivrogne, coureur et lamentable crétin » (Hanţă 1962 : 198) ; un autre, datant de mars 1920, le décrit en des termes tout aussi virulents :
Imposant comme une marionnette un jour de carnaval, avec sa voix suraiguë, massacrant horriblement la douce langue roumaine, avec son front étroit, ses yeux troubles et effacés, les oreilles dressées, repliées, inadmissibles, comme deux ailes de chauve-souris. […] Les propos royaux grinçaient comme un orgue de Barbarie détraqué, comme un gramophone allemand, roumanisé et détérioré.
[…] Comment la destinée aurait-elle pu, d’un roi éternellement égaré entre deux jupes et entre deux verres, faire le roi de la paysannerie ?
Et pourtant, nos nationaux-paysans se sont bercés de cette illusion, qu’ils ont touchée du doigt dans les bras de la “mère des blessés” […]. (Hanţă 1962 : 202)
Ces extraits montrent la permanence d’une tonalité désacralisante, de propos irrévérencieux ou outranciers au sujet des figures royales. Pourtant, l’historiographie connaît au même moment des bouleversements d’ampleur concernant une période importante du règne de Ferdinand et de Marie : l’année 1918.
- 10 Andrei Oţetea, Stanislas Schwann (éds), 1964. La décision d’autoriser cette publication est prise (...)
- 11 Pour l’allocution de Ceauşescu, cf. Mioara Anton, Ioan Chiper (éds), 2003.
71964 constitue en cela un moment charnière. La question des frontières redevient petit à petit un sujet autorisé hors du cercle restreint des décideurs politiques, autour de Dej. Rappelons par exemple la publication, en novembre 1964, des Notes sur les Roumains de Karl Marx, qui condamnent l’annexion de la Bessarabie en 181210. Alors membre de l’Institut d’histoire de l’Académie, Florin Constantiniu confesse qu’à partir de ce moment il était possible, à l’oral, de mentionner le protocole additionnel secret du pacte Molotov-Ribbentrop (Constantiniu 2007 : 11). En octobre 1965, Ceauşescu s’entretient avec les cadres de l’Institut d’histoire du parti de la nouvelle histoire de la Roumanie dont il souhaite la rédaction11 : il convient selon lui de réfuter en bloc l’idée que les rattachements territoriaux de 1918 étaient des annexions « impérialistes » (Constantiniu 2007 : 299). L’écriture d’un autre 1918 est désormais possible. En septembre 1967, Ion Calafeteanu signe ainsi un texte destiné à rester secret et qui réécrit totalement l’histoire de l’entre-deux-guerres. Dans ce document, on peut lire que la Roumanie n’est pas entrée en guerre avec des intentions d’annexion territoriale (p. 1), que la révolution en Bessarabie en 1917-1918 fut celle « du peuple » (p. 2), trois pleines pages sont consacrées au pacte Molotov-Ribbentropp, dont l’article 3 est reproduit (p. 88) : le renversement est total, ce qui rend le silence concernant les figures royales d’autant plus assourdissant. Dans cet ouvrage emblématique de l’historiographie non officielle, tout comme dans les travaux officiels, on observe en effet dans la seconde moitié des années 1960, ainsi que dans la décennie suivante, la perpétuation des mêmes canons du récit historique au sujet des souverains.
8Dans les travaux de Miron Constantinescu et de Ştefan Pascu, deux des nouveaux « barons » de l’historiographie roumaine, ce constat est patent : l’ouvrage qu’ils codirigent en 1963, Desăvârşirea unificării statului naţional român. Unirea Transilvaniei cu vechea Românie [Le parachèvement de l’unification de l’État national roumain. L’union de la Transylvanie avec le Vieux Royaume], ne mentionne Ferdinand qu’à quatre reprises – pour rappeler que son nom est volontairement passé sous silence dans la déclaration d’Alba Iulia et que cette dernière lui a été remise le 14 décembre 1918 – ce qui souligne par contraste son absence jusque-là (Constantinescu, Pascu 1968 : 315, 424). Marie n’est jamais mentionnée. Dans un autre ouvrage que Ştefan Pascu publie en 1968, Marea adunare naţională de la Alba Iulia – încununarea ideii, a tendinţelor şi a luptelor pentru unitate a poporului român [La grande assemblée nationale d’Alba Iulia – couronnement de l’idée, des tendances et des luttes du peuple roumain pour l’unité], on observe tout de même une très légère inflexion. Le conseil de la Couronne d’août 1916 est cité :
En ouvrant la séance, le roi a fait savoir aux personnes présentes qu’il les avait convoquées pour leur demander leur soutien à moment décisif pour l’avenir du peuple roumain. […] Les dés étaient jetés. La proclamation du roi le même jour informait le pays de l’entrée en guerre et des buts qui l’avaient rendue nécessaire. (Pascu 1968 :265)
Le texte ne fait l’impasse ni sur la remobilisation de l’armée roumaine décidée par Ferdinand le 10 novembre 1918 (Pascu 1968 : 353), ni sur la liesse qui accompagne la présentation au roi de l’acte d’union par la délégation transylvaine et l’adoption du décret royal sur l’union de la Transylvanie à la Roumanie, le 24 décembre 1918 (Pascu 1968 : 386). En cette année 1968 qui marque la célébration des cinquante ans de l’union, le discours historique se veut moins clivant. Dans le volume collectif dirigé par Dumitru Berciu (1968), Unitate şi continuitate în istoria poporului român [Unité et continuité dans l’histoire du peuple roumain], auquel contribuent Constantin Daicoviciu, Aurelian Sacerdoţeanu, Miron Constantinescu, Constantin Giurescu et Ştefan Pascu, le 1er décembre 1918 est dépeint comme un moment de communion de toutes les forces politiques, des nationalistes aux sociaux-démocrates, de toutes les forces sociales – « paysans, ouvriers, artisans, intellectuels », « hommes et femmes, jeunes et vieux » –, de l’armée et de l’Église.
9La « trêve » est cependant conjoncturelle et de courte durée : après 1968 débute une nouvelle phase d’occultation des figures royales. Dans le manuel d’histoire pour les classes de Terminale édité en 1969 sous la direction de Constantin Daicoviciu et de Miron Constantinescu (1969 : 281), la leçon sur la participation roumaine à la Première Guerre mondiale encense les « classiques » héros de guerre – les généraux Ion Dragalina et Eremia Grigorescu, Ecaterina Teodoroiu –, cependant que le nom de Ferdinand n’est jamais cité et que les élites sont dénoncées comme profiteuses de guerre (Daicoviciu, Constantinescu 1969 : 278). La même année, l’Institut d’études historiques et social-politiques (ISISP) auprès du CC du PCR publie un ouvrage intitulé Contribuţii bibliografice privind unirea Transilvaniei cu România [Contributions bibliographiques sur l’union de la Transylvanie avec la Roumanie], dans lequel on peut relever qu’aucune mention n’est faite de Ferdinand – ni de Marie – dans le récit des événements de l’année 1918. Si la monarchie est évoquée, c’est pour constater à regret que sa « liquidation » n’était alors pas possible (Nuţu, Tomescu 1969 : 22-23). L’année suivante, Ion Popescu-Puţuri et Augustin Deac (1970) dirigent un ouvrage collectif de près de huit cents pages consacré à l’union de la Transylvanie. Une volonté d’infléchir certains postulats de l’historiographie antérieure est présente dès l’introduction : « Nous avons renoncé au contenu négativiste de certaines appréciations de notre historiographie d’après août 1944. Cette étude met en évidence la lutte des masses populaires […] mais sans pour autant estomper la contribution de personnalités remarquables » (Popescu-Puţuri, Deac 1970 : 8) – Mircea cel Bătrân, Iancu de Hunedoara, Vlad Ţepeş, Ştefan cel Mare, Mihai Viteazul –, mais aucune mention n’est faite de la reine Marie et Ferdinand n’est cité qu’à trois reprises : au sujet des actes de bravoure des soldats roumains lors de la bataille de Mărăşeşti, dans les propos d’exilés à Odessa au début de 1918 et à travers la comparaison peu flatteuse faite par un paysan transylvain entre Ferdinand de Hohenzollern et Guillaume II (Popescu-Puţuri, Deac 1970 : 501, 506, 575). Istoria României. Compendiu [Histoire de la Roumanie. Compendium], publié en 1970 sous la direction de Miron Constantinescu, Constantin Daicoviciu et Ştefan Pascu (1970 : 299), est quasiment un copier-coller du manuel pour les classes de Terminale paru un an plus tôt. Dans la version française de l’ouvrage, les auteurs réussissent le tour de force de n’évoquer qu’à une seule reprise les figures royales, en ces termes : « Marie, femme de Ferdinand de Hohenzollern, princesse d’origine anglaise, politique habile et tenace, écrivain médiocre, reine ambitieuse, avide de luxe et de gloire personnelle, a joué un rôle actif dans le rapprochement de la Roumanie et de l’Entente » (Constantinescu, Daicoviciu, Pascu 1970 : 299). La chronologie générale finale ne mentionne guère l’accession au trône de Ferdinand.
10Un pas vers une présentation plus équilibrée aurait pourtant pu être franchi en cette même année 1970 : Andrei Oţetea dirige alors l’Histoire du peuple roumain, avec pour objectif d’« éclairer et de renforcer la conscience patriotique ». Le chapitre sur la participation de la Roumanie à la Première Guerre mondiale s’ouvre sur l’évocation du conseil de la Couronne du 21 juillet 1914, auquel assiste le prince héritier Ferdinand (Oţetea 1970 : 308), puis évoque l’accession au trône de « Ferdinand dont l’épouse, Marie, proche parente des dynasties anglaise et russe, ne cachait pas son penchant pour l’Entente, [et qui] allait lui aussi se prononcer en faveur de la guerre de libération de la Transylvanie » (Oţetea 1970 : 309). Oţetea rappelle également certaines actions de la royauté après les revers de la fin de l’année 1916 et son retrait en Moldavie : « Lors de l’ouverture de la session parlementaire à Iaşi, pour remonter le moral des soldats, l’adresse du souverain a à nouveau montré la nécessité de la réforme agraire et de l’élargissement du droit de vote » (Oţetea 1970 : 314). Dans le contexte du printemps de 1917, il est précisé que « le roi Ferdinand a proclamé le 23 mars/5 avril la promesse faite aux paysans des terres et le droit de vote universel, qu’il a réitérée le 23 avril/6 mai. Les promesses solennelles du roi ont reçu un bon accueil parmi les soldats, contribuant à leur remonter le moral. En juin, la Constituante a voté la modification de la Constitution, y inscrivant la réforme agraire et le suffrage universel » (Oţetea 1970 : 315).
- 12 Mentionnons Alec Hanţă, 1972 et Virgiliu Ene (éd.), 1977.
11En dépit de ces avancées, dans le contexte consécutif à l’adoption des « thèses de juillet » en 1971, l’ouvrage Istoria Românilor din cele mai vechi timpuri până astăzi [Histoire des Roumains depuis les temps les plus anciens], codirigé par Constantin et Dinu Giurescu, est emblématique de la nouvelle doxa concernant le traitement du sujet. Le chapitre intitulé « L’État national unitaire » commence par évoquer le contexte dans lequel Ferdinand succède à Carol en 1914 (Giurescu, Giurescu, 1971 : 594) ; le roi est ensuite totalement absent de l’exposé, qu’il s’agisse des passages consacrés au « développement économique et social » ou de ceux sur la « vie politique interne » du pays. La succession de Carol II à Ferdinand est passée sous silence, Marie n’est jamais mentionnée : les figures royales sont bien gommées de cette synthèse se voulant un ouvrage de référence, cependant que des ouvrages spécifiquement antimonarchistes continuent de paraître, dans une veine similaire à celle de la fin des années 1940 et du début des années 195012.
12Ce même constat vaut pour l’ouvrage que Mircea Muşat et Ion Ardeleanu – tous les deux membres de la Section de propagande du CC – font paraître, en français, en 1970. La Vie politique en Roumanie. 1918-1921 traite la question de l’union de manière chronologique et non centrée exclusivement sur la Transylvanie – les cas de la Bessarabie et de la Bucovine sont évoqués avec force détails. Il aura donc fallu soixante ans pour que dans l’historiographie roumaine officielle, la Grande Roumanie redevienne grande. Pourtant, ce même ouvrage de Muşat et d’Ardeleanu réussit, dans son premier chapitre consacré à la situation socio-politique de la Roumanie pendant la période 1918-1921, le tour de force de ne jamais évoquer le souverain et celui de traiter des événements de l’année 1918 en ne faisant qu’une seule référence aux classes dirigeantes : « L’union a été réalisée sous l’hégémonie de la bourgeoisie, classe sociale dont le rôle historique n’était pas encore épuisé et dont les intérêts ont coïncidé à cette étape avec les nécessités historiques objectives du peuple roumain » (Muşat, Ardeleanu 1978 : 23). Dans le deuxième chapitre intitulé « Partis politiques de Roumanie durant les années 1918-1921 », la présentation énumère successivement les différentes formations politiques, en ne faisant référence que très ponctuellement au roi Ferdinand, par exemple au sujet des proclamations aux soldats de mai 1917 sur la réforme agraire et le droit de vote (Muşat, Ardeleanu 1978 : 51). Le développement consacré au Parti national libéral évoque laconiquement ses « relations étroites avec la monarchie » (Muşat, Ardeleanu 1978 : 79). Aucune avancée sur la présentation des figures royales donc. Au contraire.
13En 1979 paraît un recueil de textes édité par Gheorghe Ghimeş et intitulé Gândirea social-politică antimonarhică şi republicană din România [La pensée socio-politique antimonarchiste et républicaine en Roumanie]. Cet ouvrage, qui présente l’idée républicaine comme consubstantielle de l’unité nationale, fustige la dynastie des Hohenzollern, son origine « prussienne », le « caractère réactionnaire et antipopulaire » de sa politique, soulignant parallèlement « les profonds sentiments et les convictions antimonarchiques du peuple roumain » (Ghimeş 1979 : 5-6). L’auteur ajoute que
l’origine étrangère de la monarchie et ses liens extérieurs […] ont facilité la pénétration du capital étranger dans l’économie nationale et même permis l’exercice d’immixtions politiques aux conséquences les plus graves sur la souveraineté nationale (Ghimeş 1979 : 26).
En rapport avec les événements de 1918, Ghimeş écrit :
Dans le contexte historique d’alors, celui du processus de radicalisation des masses populaires, le courant d’opinion favorable à la république, puissamment exprimé dans ces années d’élan révolutionnaire, n’a […] pu être ignoré. Les représentants des organisations ouvrières se sont opposés aux tendances à décerner des éloges à la dynastie et ont fait en sorte que le nom du roi Ferdinand ne figure pas dans la proclamation de l’union […] qui ne précisait pas non plus la forme constitutionnelle du nouvel État. (Ghimeş 1979 : 41)
À noter que le portrait de Carol II est plus dur encore : Ghimeş le qualifie d’« agent de la finance internationale », « pilleur éhonté de la population ouvrière et besogneuse », « sauvage exploiteur de la classe ouvrière », « expropriateur de la paysannerie », « homme pourri, porté sur le luxe et la débauche », « dictateur sanglant et rapace » (Ghimeş 1979 : 404-407). Si, à la fin des années 1970 on constate toujours une très forte asymétrie dans la manière dont l’historiographie évoque les acteurs et les événements de 1918, la décennie suivante voit pourtant une réapparition des figures royales.
14Dès le début de la décennie, les références au roi – et dans une moindre mesure, à la reine – deviennent plus nombreuses dans les travaux historiques, dans le contexte particulier de la célébration des 2 050 ans de l’État dace unitaire. En 1980, Vasile Netea dresse la succession des événements décisifs et le roi y est mentionné – signataire du traité d’alliance avec l’Entente le 4 août 1916, présidant le conseil de la Couronne du 15 août, subissant la paix séparée de mai 1918, « imposée » par les Allemands, recevant, le 14 décembre 1918, la proclamation d’Alba Iulia, « l’un des documents fondamentaux de l’histoire des Roumains » (Netea 1980 : 242, 246, 250). Un an plus tard, Ion Bituleanu publie un ouvrage dans lequel on dénombre pas moins de trente-deux occurrences pour le roi, présenté en arbitre de la vie politique, voyageant en France et en Pologne, et cinq pour la reine, dépeinte comme une ambitieuse intrigant au service d’« actions politiques indépendantes » (Bitoleanu 1981 : 25, 202, 183, 60).
15On retrouve la même structuration dans les deux volumes de La Construction de l’État national unitaire roumain que Ştefan Pascu publie en 1983. L’union de 1918 y est dépeinte, à la suite de 1848, 1859, 1877, 1882, comme l’une des « colonnes, durables et imposantes, qui soutiennent l’édifice national » (Pascu 1983 : 8). Jusqu’ici, rien que de très convenu. À noter tout de même les analyses plus détaillées concernant par exemple la préparation de l’union par les diasporas – l’une des spécificités de l’ouvrage. Le roi Ferdinand est mentionné à vingt reprises, la reine Marie trois fois seulement. L’auteur rappelle ainsi que lorsqu’il succède à Carol, Ferdinand reçoit des mémoires d’intellectuels lui demandant d’entrer en guerre aux côtés des Alliés et l’appelant à se conduire « en bon Roumain », ou encore les appels de la Ligue pour l’unité politique de tous les Roumains, en 1915, lui demandant de « devenir celui qui réalise le rêve d’un peuple entier, de se parer du titre de Michel le Brave prince de l’Ardeal tout entier, du Pays Roumain et de la Moldavie, ou bien de se sacrifier » (Pascu 1983 : 355, 357). À plusieurs reprises, il est présenté comme un fervent partisan de l’union et le rôle joué à l’été de 1916 est décrit très positivement : « Dans ce moment décisif pour le destin du peuple roumain […] le roi Ferdinand déclara que la décision de participer à la guerre aux côtés de l’Entente était “la seule conforme aux intérêts du pays”, et que pour la prendre, il était “guidé par les seuls sentiments du peuple roumain”. […] Le jour était venu de l’avènement du projet de Michel le Brave, l’union des Roumains de part et d’autre des Carpates » (Pascu 1983 : 380-381). La reine Marie trouve grâce également aux yeux de Pascu, qui rappelle qu’elle « n’a jamais perdu foi en la victoire finale. Elle a gardé la tête haute, même aux heures sombres de la défaite. En quittant Bucarest, elle était persuadée qu’elle y reviendrait en “reine de tous les Roumains” » (Pascu 1983 : 398-399).
16Cette tendance d’un retour en grâce des figures royales dans l’historiographie se confirme les années suivantes. En 1986, Mircea Muşat et Ion Ardeleanu font paraître un ouvrage qui se veut une référence pour la période 1918-1933, dans lequel le roi et la reine sont bien représentés – avec respectivement quarante-deux et douze mentions. Pour la période de la guerre, l’auteur note, dès la fin de l’année 1916, le ralliement de Ferdinand à la nécessaire distribution de terres aux paysans (Muşat, Ardeleanu 1986 : 216). Il est décrit dans ses relations de connivence avec les libéraux de Ion I. C. Brătianu, « sous l’influence de la reine, liée aux intérêts des libéraux » (Muşat, Ardeleanu, 1986 : 799), mais aussi comme signataire du décret d’amnistie de condamnés communistes en 1922 (Muşat, Ardeleanu 1986 : 181) ; le couronnement à Alba Iulia est évoqué à plusieurs reprises et décrit, par des citations d’époque, comme devant « sacrer à jamais l’union de tous les Roumains sous le sceptre de Ferdinand Ier » ; les paroles de Ferdinand qui affirme avoir « mené la guerre pour le parachèvement de la nation et vaincu les épreuves pour voir se réaliser l’unité nationale attendue depuis si longtemps » sont reproduites (Muşat, Ardeleanu 1986 : 313). Les auteurs évoquent également les très larges prérogatives politiques dévolues au monarque par la Constitution de 1923 (Muşat, Ardeleanu 1986 : 979). Si la reine Marie est mentionnée en lien avec des affaires de corruption, les auteurs ne manquent pas de souligner le rôle important qu’elle a joué aux côtés de Ferdinand non seulement pendant la Première Guerre mondiale, mais aussi pendant la Conférence de Paris (Muşat, Ardeleanu 1986 : 274).
- 13 Apud Constantiniu Florin, « Relaţiile româno-ruse şi româno-sovietice în perioada regimului Ceauş (...)
17Par contraste, on ne peut pourtant manquer de relever qu’à la fin de la période, dans un recueil de documents consacré à l’union publié en 1989, Ion Popescu-Puţuri et Ştefan Pascu jettent – à nouveau – un voile sur les figures royales. Lorsqu’ils évoquent dans l’introduction la manière dont le vote de l’assemblée d’Alba Iulia a été transmis aux autorités de Bucarest, il est fait mention du gouvernement, du Parlement roumain et de ceux qui dirigeaient alors le pays, sans jamais que Ferdinand ne soit mentionné (Popescu-Puţuri, Pascu 1989 : XXVII). Pourquoi ? Est-ce parce que le curseur historiographique est à nouveau déplacé, à l’initiative des autorités, sur la question des frontières ? C’est ce que peut laisser penser le discours de Ceauşescu lors du XIVe congrès du parti, en novembre 1989 : en faisant référence à la nécessaire révision des conséquences du pacte Molotov-Ribbentrop, il donne ainsi une nouvelle impulsion – et une nouvelle mission – à l’historiographie roumaine. Dès les premiers jours de décembre 1989, Mircea Muşat signe d’ailleurs dans Magazin istoric [Magazine historique] un article intitulé « Politique de force et diktat à la veille de la Seconde Guerre mondiale »13.
18Il faut attendre une quinzaine d’années après la chute du régime communiste pour un retour en force du mythe des figures royales, avec par exemple la traduction en roumain de la biographie consacrée à Ferdinand par Eugen Wolbe, soixante-dix ans après sa publication. Un début d’interrogation sur le traitement historiographique des figures royales intervient plus tardivement encore, vingt-cinq ans après 1989, avec la publication en 2015 par Cornel Jurju de l’ouvrage Tovarăşii împotriva coroanei [Les camarades contre la Couronne] : véritable « procès en révision » du rôle des souverains, l’ouvrage traite paradoxalement moins de la manière dont l’histoire a été réécrite par les communistes qu’il ne propose une réécriture hagiographique du rôle des souverains. Mentionnons pour finir le remarquable travail d’Alin Ciupală sur les femmes dans la Première Guerre mondiale, publié en 2017 chez Polirom, absolument inégalé dans les développements – d’ampleur ! – qu’il consacre à la reine Marie.