1Le centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale en 2018 a donné l’occasion aux spécialistes en sciences humaines de divers pays européens de revenir aux sources écrites (Lemonidou 2018, Gîrleanu, Grandhomme 2022), considérées à un certain moment comme déjà exploitées, épuisées ou moins intéressantes.
2De leur côté, les linguistes se sont montrés passionnés de tels documents susceptibles d’abriter des faits de langue méconnus ou peu connus tels que les écrits privés rédigés sur la ligne de front, dans les tranchées, durant les moments de veille, de cessez-le-feu ou pendant les jours de repos.
3Ces nouvelles recherches permettent de découvrir des particularités linguistiques qui peuvent illustrer certaines caractéristiques archaïques et/ou dialectales, pour aboutir ensuite à une meilleure compréhension de l’évolution de la langue.
4Avant toute chose, il faut préciser que l’effort visant à récupérer et à inventorier de manière systématique et significative le trésor lexical roumain date du xixe siècle (il convient de citer Ion Budai Deleanu avec son LB, Bogdan Petriceicu-Hasdeu avec son HEM et Al. Philippide avec Dicţionarul limbii române) et a été poursuivi dans la première partie du xxe siècle par Sextil Puşcariu (DA), jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale (IR 2015 : 900-903).
5Au lendemain de la Première Guerre mondiale et de la Grande Union des provinces roumaines du 1er décembre 1918, Sextil Puşcariu, professeur et chef de l’école linguistique de Cluj, envisage la possibilité de mener des enquêtes dialectales à l’instar du linguiste suisse Jules Gilliéron qui avait mis en chantier l’Atlas Linguistique de la France (ALF), afin d’élaborer des ouvrages capitaux pour la culture roumaine, tels les atlas et les glossaires linguistiques ainsi que d’autres recherches diatopiques apparentées.
6Dans le cadre du Deuxième Congrès des philologues roumains (les 23-25 avril 1926), organisé par la Commission de l’atlas linguistique, Theodor Capidan intervient et fait connaître aux autres participants le rapport qu’il a rédigé, dans lequel il insiste sur le fait que
- 1 La traduction des citations roumaines en français nous appartient.
le progrès des recherches philologiques dans le domaine de notre langue impose la nécessité de réaliser un atlas linguistique. La rédaction de l’atlas est urgente, car les particularités dialectales, qui intéressent l’étude linguistique, sont menacées de disparition face à la langue commune introduite partout par l’intermédiaire de l’administration, de l’armée, etc. Pour ce qui est de la méthode à appliquer, il faudra tenir compte des expériences faites par l’école de J. Gilliéron1. (Capidan 1927-1928 : 358)
À ce propos, Sextil Puşcariu rapelle dans la préface du premier volume de l’Atlas linguistique roumain (ALR) – dont la première partie a été élaborée par Sever Pop – que
la réalisation de l’unité de la Roumanie après la Grande Guerre a amené pour notre langue une des plus profondes transformations qu’elle ait connues au cours de son évolution. La langue de l’Ancien Royaume – et surtout celle de la capitale – envahissait triomphalement les nouvelles provinces ; par-ci, par-là, le phénomène inverse se produisait aussi : des mots et des expressions de Transylvanie entraient dans la langue littéraire. Il était nécessaire de saisir ce processus si intéressant du point de vue linguistique au cours même de son développement ; en outre, il fallait fixer sur des cartes l’état de la langue avant qu’elle ne perde ses provincialismes les plus précieux. (ALR I/I 1938 : 7-8)
Sur les traces de son maître, Sever Pop reprend l’idée de la nécessité de valoriser la langue des paysans car, par celle-ci, ils « représentent le trésor vivant de la langue roumaine et constituent une preuve évidente de notre passé reflété dans les paroles par lesquelles ils expriment leurs pensées » (ALRM I/I 1938 : 26).
- 2 Notons que, dans un article publié il y cinq ans, Rodica Zafiu (2018 : 6) soulignait elle aussi l (...)
7En prenant comme point de départ ces repères préliminaires, nous envisageons de relever certaines caractéristiques du roumain dialectal identifiées dans des documents à caractère privé qui témoignent de l’essor de quelques formes grammaticales et lexicales. Ceux-ci sont inclus dans un recueil de microtextes manuscrits intitulé Scrieri ţărăneşti. Documente olografe în arhiva IEF (Écrits paysans. Documents olographes dans les Archives de IEF) (siglé DO-AIEF), qui constitue le corpus d’enquête de notre analyse2.
8Les éditeurs des textes nous avertissent du fait que le nombre de documents de ce type est important et qu’il a fallu effectuer un choix :
AIEF abrite environ 1 000 pages écrites par les paysans, en commençant par la fin du xixe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Évidemment, nous n’avons pas pu les présenter tous dans leur intégralité ou même partiellement. La sélection que nous avons opérée a tout particulièrement tenu compte du désir de représenter chaque catégorie d’écrits et de la limite temporelle supérieure, l’année 1944 (DO-AIEF 2005 : 18).
9Tous ces écrits réunis en volume représentent en fait des instantanés de la vie familiale et/ou sociale, de la guerre, des évènements dont des paysans des provinces roumaines ont été acteurs tout au long de la période mentionnée. Il faut préciser tout d’abord que les documents prouvent que la plupart d’entre eux savaient écrire et qu’ils n’étaient pas, comme on pourrait s’y attendre parfois, des illettrés.
10Afin de bien délimiter notre recherche et de nous rapporter strictement à la période de la Première Guerre mondiale, il a fallu procéder préalablement à une sélection des textes.
11Après avoir considéré l’ensemble des documents manuscrits de ce recueil, notre attention a été retenue par deux textes (l’un en vers et en prose et l’autre, fragmentaire, en vers). Ensuite, ceux-ci ont constitué notre micro-corpus analytique proprement-dit. Dans notre étude, nous avons gardé la cote attribuée par les responsables des archives et reprise par les auteurs qui ont édité ce florilège.
12Il s’agit de textes dont le titre a été ultérieurement donné, disponibles sous les cotes I. 4795 – Epistolă scrisă din 31 mărţişor 1918 ‘Lettre écrite le 31 mars 1918’, sans auteur identifié (p. 148-150) et Mss. 40A – Versuri din cătănie şi de câmpul de luptă, 1915 ‘Vers de l’armée et du champ de bataille’, écrits par Neculae V. Clonţea, Viştea Superioară, Comté de Făgăraş (sud-est de la Transylvanie et, actuellement, centre-sud-est de la Roumanie) (p. 175-188).
13En ce qui concerne les informations liées au premier texte et à ses caractéristiques (Cote I. 4795), les éditeurs précisent que celui-ci a été rédigé sur des feuilles à lignes ayant des dimensions 17x21 centimètres, pliées en deux, l’auteur utilisant de l’encre bleue et une graphie cursive (DO-AIEF 2005 : 150). Quant à l’expéditeur, il reste inconnu, mais, d’après les particularités linguistiques, il semble être originaire du nord de la Transylvanie.
14Le second document (Cote Mss. 40A) contient des vers guerriers ou inspirés par la guerre. En plus de l’année, nous en connaissons l’auteur (Neculae V. Clonţea), ainsi que son lieu d’origine (Viştea de Sus, Pays de Făgăraş) et son grade de caporal au moment de la rédaction. Selon les éditeurs, le cahier contient un nombre assez important de pages manuscrites (146), aux dimensions assez réduites 15,5x9,5 centimètres, sans couverture et cousues avec du gros fil. L’écriture est sans fioritures mais cependant soignée (DO-AIEF 2005 : 188).
15Ce manuscrit est donc épais mais il n’a pas été reproduit dans sa totalité dans la chrestomathie (les coupures dans le texte sont signalées par des crochets […]), ce qui nous a empêché d’identifier d’autres particularités qui, probablement, n’affectent pas les remarques générales car la strate linguistique doit être la même et les particularités linguistiques sont parfois répétitives.
16Pour une meilleure compréhension des exemples et afin d’identifier facilement les occurrences, nous avons procédé à un marquage spécifique (DO-AIEF Mss. 40A, p. 176/1915), où DO-AIEF est le sigle du recueil des textes, où I. 4795 ou Mss. 40A représentent la cote des archives, p. x, la page où se trouve l’exemple, et, après la barre oblique (/), la date du texte.
17Au premier abord, au vu des particularités lexicales et surtout grammaticales qu’ils contiennent (nous n’analysons pas les aspects d’ordre phonétique), nous pouvons confirmer l’hypothèse que les deux textes proviennent d’au-delà des montagnes, présupposition formulée d’ailleurs par les éditeurs à l’égard du premier : « Nous ne disposons d’aucune information concernant l’origine, l’âge, la situation sociale de l’expéditeur. Les régionalismes indiquent qu’il provient de Transylvanie » (DO-AIEF 2005 : 150).
18Pour ce qui est des termes dialectaux, nous avons pu remarquer que quelques-uns suscitent l’intérêt pour notre étude, même si, parfois, ils sont assez répandus en Transylvanie. Leur pérennité jusqu’à nos jours confirme le caractère conservateur des aires d’au-delà des montagnes, même si un dialecte transylvain proprement-dit n’existe pas car on ne note aucune particularité dialectale transylvaine (Puşcariu 1974 : 402).
19En effet, ils constituent des témoignages de l’état de la langue : du point de vue du sens, il faut mentionner quelques unités lexicales à sémantisme particulier. Ainsi, le nom carte ‘livre’ (<latin charta ; DLR s.v., DELR s.v., PEW 299) était encore employé avec une de ses significations d’autrefois, respectivement ‘lettre’ : Eu ţi-am fost scris o carte ca să-mi spui cum trăieşti ‘je t’ai écrit une lettre, pour que tu me dises comment tu vas’ – (DO-AIEF I. 4795, p. 149/1918) ou Până la o ţâră de mângâiere prin nişte cărţi ‘jusqu’à un tout petit peu de consolation par l’intermédiaire des lettres’ (DO-AIEF I. 4795, p. 149/1918).
20L’adjectif curat, -ă (<latin colatus et/ou curatus ; DLR s.v., DELR s.v., PEW 457) est employé avec le sens ‘bien, bon, exact, correct’, alors qu’aujourd’hui il a le sens de ‘propre, sans taches, non sali’ – Şi scrieţi pe cufăr sau pe săculeţ adresa curată, să nu o greşiţi ‘et écrivez sur la malle ou sur le sachet l’adresse correcte, pour ne pas vous tromper’ (DO-AIEF I. 4795, p. 149/1918).
21Le pronom négatif nimic (<lat. nec + mica) qui généralement signifie ‘rien’, revêt aussi un sémantisme et une valeur grammaticale particuliers. En effet, il est utilisé dans le sens archaïque ‘pas du tout’, identifiable de nos jours au nord et à l’ouest (Maramureş et Crişana) – Eu acestea le-oi lăsa, / Că nimic nu mi-or ajuta. ‘moi, je vais abandonner celles-ci,/car elles ne vont pas du tout m’aider’ (DO-AIEF I. 4795, p. 149/1918).
22D’autres mots, spécifiques de langues de diverses origines, connaissent une diffusion assez large en Transylvanie, comme : minten ‘immédiatement, déjà’ (<hongr. menten ; EWUR, s.v) – Minten de patru ani n-am grăit ‘ça fait déjà quatre ans que je n’ai pas parlé’ (DO-AIEF I. 4795, p. 149/1918), o ţâră ‘un tout petit peu, un tantinet’ (<onomatopée ; cf. alb. cërre ‘goutte’ ; DLR s.v.) – Până la o ţâră de mângâiere prin nişte cărţi ‘jusqu’à une once de consolation par l’intermédiaire des lettres’ (DO-AIEF I. 4795, p. 149/1918), laolaltă ‘ensemble, tous les deux’ (roum. la + olaltă ; Chircu 2022 : 154-155, DLR s.v.) – până când ne-om povesti gură cu gură laolaltă ‘jusqu’à ce que nous parlions ensemble en face’ (DO-AIEF I. 4795, p. 149/1918), batăr ‘au moins, même si, bien que’ (<hongrois bátor ; EWUR s.v, DELR s.v., Chircu 2022 : 149) – Şi iarăşi mă rog, batăr n-am lucrat patru ani nimica ‘et à nouveau je prie, même si je n’ai rien travaillé pendant quatre ans’ (DO-AIEF I. 4795, p. 149/1918), mălai dulce ‘tarte/gâteau à la farine de maïs’ (mălai – étym. inconnue) – Dacă nu se poate trimite şi alte celea, faceţi nişte mălai dulce în cuptor ‘si on ne peut pas envoyer d’autres choses, préparez une tarte à la farine de maïs au four’ (DO-AIEF I. 4795, p. 149/1918), pită ‘pain’ (<néogrec pita, bulg. numa ; cf. hongrois pita ; DLR s.v.) – o pită făcută bine să nu să sfarme ‘un pain bien fait pour qu’il ne s’émiette pas’ (DO-AIEF I. 4795, p. 149/1918), pe dată ‘tout de suite, immédiatement’ (roumain pe + dată ; DLR s.v.) – Că rău mi-ai făcut pe dată ‘car tu m’as fait mal tout de suite’ (DO-AIEF I. 4795, p. 150/1918), brâncă ‘bras, main’ (<latin branca ; DLR s.v., DELR s.v.) – Dar o supărare adâncă,/Că pe-ai noştri i-a prins în brâncă ‘mais un profond affligement,/car les nôtres sont tombés entre leurs mains’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 176/1915), hârdărit, -ă ‘attisé, -e, énervé, -e, dérangé, -e’ (à l’origine, participe du verbe *a hârdări ‘déranger’, probablement d’une racine slave *g(h)ordŭ ; à comparer avec le hongrois hergel ‘attiser, harceler’ ou même contamination avec le verbe roumain a hârâi ‘grogner’ – Rusul e fiară cumplită,/Când e numai necăjită,/De cineva hârdărită. ‘le Russe est un fauve cruel,/quand il est seulement affligé,/attisé par quelqu’un’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 176/1915), glod ‘boue’ (étymologie inconnue ; DLR s.v. ; cf. hongr. galád, rus. gluda) – Pe drum cu lemne podit,/Lemne frumoase de brad,/Ca să nu să facă glod. ‘sur un chemin pavé en bois, de beaux bois de sapin, afin qu’il n’y ait pas de boue’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 179/1915).
23Une mention à part doit être réservée à l’absence du préfixe în- (îm-), qui est constante au niveau dialectal et caractérisait jadis l’ancien roumain (le préfixe marquait sémantiquement une action qui se réalise par l’intermédiaire d’un instrument ou une transformation) : a puşca vs a împuşca ‘fusiller’ (DLR s.v., MDA s.v.) – Şi-aşa s-a întâmplat/De-ai noştri pe-ai noşti au puşcat ‘et c’est comme ça que s’est passé/que les nôtres ont fusillé les nôtres’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 181/1915) ou a griji vs a îngriji ‘soigner, s’occuper’ (DLR s.v., MDA s.v.) – Şi la ai mei buni părinţi/Că de mine a[u] grijit ‘et à mes bons parents,/car ils m’ont soigné’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 185/1915).
24À mi-chemin entre lexique et morphologie, à part les adverbes déjà mentionnés (minten ‘immédiatement, tout de suite’, o ţâră ‘un tout petit peu, un tantinet’, laolaltă ‘ensemble, les deux’, batăr ‘au moins, même si, bien que’, pe dată ‘tout de suite, immédiatement’ ; voir supra), on trouve d’autres adverbes et locutions adverbiales (parfois anciens et conservés au niveau dialectal) que nous avons décelés dans les documents concernés : dindărăpt ‘de derrière’ (<roumain de + îndărăt ; DLR s.v.) – Iar din cei mai dindărăpt,/Trei oameni a schilodit ‘et ceux de derrière/trois personnes ont estropié’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 178/1915), pe întuneceală ‘dans la soirée, dans la nuit, dans les ténèbres’ (roumain pe + întuneceală) – Apoi pe întuneceală, Am luat-o la drum iarăşi. ‘ensuite, dans la soirée nous avons recommencé à marcher’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 178/1915), de rând ‘l’un après l’autre, d’affilée’ (roumain de + rând) – Stâlpii de la telegraf, Toţi de rând i-au fost tăiat ‘et les poteaux du télégraphe, ils les avaient tous coupés’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 179/1915), cu greu ‘difficilement, à peine’ (roumain cu + greu) – Dar tot cu greu îţi vine,/Să te rogi de nu știu cine. ‘mais c’est toujours difficile,/de prier quelqu’un’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 185/1915). Quelques termes adverbiaux montrent que la variante-type ne s’est pas encore fixée (voir pe dată vs îndată, de rând vs la rând/de-a rândul).
25Certains adverbes-adjectifs sont autonomes du point de vue fonctionnel, comme drept ‘sincèrement, honnêtement, franchement’ (<latin directus ; DLR s.v., PEW 550) – Acum, vă spun drept că eu/Mulţumesc lui Dumnezeu ‘Maintenant, je vous dis franchement que moi/je remercie Dieu’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 185/1915) ; mais d’autres, comme tare ‘fort, fortement, très’ (<latin talis ; DLR s.v., PEW 1713) sont employées en tant qu’intensificateurs des adjectifs proprement-dits ou participes (Chircu 2022 : 157) : Vântul bate tare rece,/Frigul pe căldură-ntrece. ‘le vent souffle très froidement,/Le froid dépasse la chaleur’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 186/1915), Căci un cal speriat tare,/Venea tot în fuga mare ‘car un cheval très effrayé,/venait en courant’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 178/1915), Vântul bate, frunza pică,/Că e tare-ngălbenită. ‘Le vent souffle, la feuille tombe,/car elle est très jaunie’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 186/1915).
26D’autres extraits ne présentent pas de traits particuliers à relever, à part le verbe et les termes adverbiaux (déjà précisés). Mentionnons toutefois le pronom indéfini orişicine ‘n’importe qui’ (<roumain ori + şi + cine ; DLR s.v., OHRM 2021 : 194), qui est une forme archaïque dont les éléments constitutifs sont ressentis de manière autonome (Ca să ştie ori şi cine/Ce trai este la cătănie. ‘afin que chacun sache comment on vit à l’armée’, DO-AIEF Mss. 40A, p. 188/1915) et qui, à ce jour, en roumain, est considéré comme dialectal.
27Dans ces textes, les formes verbales sont assez fréquentes mais répétitives. Parmi les divers traits morphologiques, nous avons constaté l’absence de la désinence à la troisième personne du pluriel, au passé composé (dans le texte Mss. 40A), ce qui entraîne une homonymie entre singulier et pluriel mais qui est plutôt spécifique au sud du territoire linguistique daco-roumain. Cette particularité est signalée entre crochets par les éditeurs et s’explique par le voisinage et par le fait que les parlers du sud de la Transylvanie ont une strate linguistique similaire à celui de la Muntenie : Multe lacrimi s-a[u] vărsat,/În tot timpul ne-ncetat ‘beaucoup de larmes ont été versées tout le temps, sans cesse’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 175/1915), Şi la ai mei buni părinţi/Că de mine a[u] grijit ‘et à mes bons parents,/car ils m’ont soigné’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 185/1915).
28L’auxiliaire du passé composé est employé en postposition (dans le texte I. 4795), l’inversion étant aussi attestée en ancien roumain (Stan 2013 : 108) : spune dacă căpătat-ai ceva ajutor ori nu ‘dis-moi si tu as reçu un peu d’aide ou non’ (DO-AIEF I. 4795, p. 149/1918) şi căpătatu-ai la rând ori ţi-au tras… ‘et as-tu reçu normalement ou ils t’ont retiré…’ (DO-AIEF I. 4795, p. 149/1918).
29L’aphérèse de la consonne initiale de l’auxiliaire verbal du futur (le verbe a vrea ‘vouloir’), attesté déjà en ancien roumain (OHRM 2019 : 363) et qui caractérise aujourd’hui le roumain parlé et surtout les parlers du nord : Până când ne-om aduna,/Dorul ni-l vom astâmpăra. ‘jusqu’à ce qu’on se réunisse,/on va apaiser l’envie’ (DO-AIEF I. 4795, p. 149/1918) ou până când ne-om povesti gură cu gură laolaltă ‘jusqu’à ce que nous parlions ensemble face à face’ (DO-AIEF I. 4795, p. 149/1918).
30Spécifique aux sous-dialectes du nord et à ceux du Banat et de la région de Hunedoara (mais sporadiquement attesté dans le sud) en ancien roumain (Stan 2013 : 107, GLRV 2009 : 114), le plus-que-parfait analytique (en roumain contemporain il est synthétique) est aussi présent dans les deux textes : Eu ţi-am fost scris o carte ca să-mi spui cum trăieşti ‘je t’avais écrit une lettre, pour que tu me dises comment tu vas’ (DO-AIEF I. 4795, p. 149/1918) et Stâlpii de la telegraf, Toţi de rând i-au fost tăiat ‘et les poteaux du télégraphe, ils les avaient tous coupés’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 179/1915).
31En perspective syntaxique dialectale, les structures particulières les plus fréquentes que nous avons identifiées restent celles dans lesquelles, quand deux verbes se suivent, le second est à l’infinitif (d’habitude postposé et rarement antéposé), ce qui est normal pour les anciens stades de la langue (OHRM 2021 : 323-325) et pour certains parlers du nord (TDR 1984 : 377) et pour la plupart des langues romanes (particularité syntaxique héritée du latin).
32En revanche, en roumain actuel, l’emploi du subjonctif (vreau să merg vs. vreau (a) merge ‘je veux aller’) s’est généralisé. Dans Mss. 40A (même si les particularités du sud sont dominantes), l’infinitif accompagné du morphème-particule d’infinitif (a) spécifique reste d’usage (en ancien roumain, la particule est oscillante ; SLRV 2019 : 216-219, GLRV 2009 : 128-129) : Nici a grăi nu voiesc,/Graiul dulce românesc ‘Je ne veux pas non plus parler la douce langue roumaine’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 183/1915), Până acum n-am ştiut/Cât preţuieşte de mult/A scrie şi a citi/Şi bine a socoti ‘jusqu’à présent, je n’ai pas su combien il apprécie d’écrire et de lire et de bien compter’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 185/1915), Atunci ştie a preţui/Ce-i a scrie şi-a citi ‘alors, il sait apprécier ce que représente écrire et lire’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 186/1915), Porunciţi copiilor/La şcoală a se sili/O zi ei a nu lipsi/Să-nveţe a citi şi scrie,/Ca să aibă bucurie. ‘dites aux enfants qu’ils s’efforcent de ne pas manquer un jour d’école, qu’ils apprennent à lire et à écrire, pour s’en réjouir’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 186/1915).
33Nous devons aussi signaler une dislocation syntaxique observée au niveau d’un groupe adverbial où le modificateur de gradation (cât ‘combien’) est détaché de l’adverbe déterminé (greu ‘difficile’), à cause du verbe-centre dont dépend le groupe adverbial : Dar cât îţi vine de greu,/A te ruga tot mereu ‘mais comme il t’est difficile de prier sans cesse’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 185/1915). Cet usage caractérisait surtout l’ancien roumain où des structures similaires étaient courantes (Stan 2013 : 108).
34Une autre particularité que nous avons identifiée dans les textes est l’antéposition du pronom personnel à l’accusatif, troisième personne, féminin singulier, forme atone (o), auprès d’un verbe au passé composé, qui s’est conservée au niveau dialectal (en ancien roumain, le clitique d’accusatif alternait – en position proclitique et enclitique ; SLRV 2019 : 61), tandis qu’en roumain littéraire actuel, cette utilisation n’est plus connue (am văzut-o ‘je l’ai vue’) : de când s-a început/Cu necaz o am petrecut ‘depuis qu’on a commencé,/nous n’avons eu que des ennuis’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 177/1915) et Am văzut sărăcia/Ce ruşii o a[u] făcut/Pe unde ai au trecut. ‘nous avons vu la misère que les Russes ont créée là où il sont passés’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 177/1915).
35Comme emploi syntaxique isolé, identifié dans nos textes et lié à la constitution du génitif roumain (y compris pour le possessif), caractérisant généralement les parlers du nord (TDR 1984 : 218, 260, 303, 333), il faut mentionner l’absence de l’accord de l’article élément fonctionnel (al) avec son antécédent – a invariable, particularité constatée aussi en ancien roumain (Densusianu 1997 : 103, SLRV 2019 : 289, OHRM 2021 : 217, Stan 2013 : 72) : Se-ntâmplă de multe ori,/Zadarnice a[le] tale rugări. ‘il arrive maintes fois que tes prières soient vaines’ (DO-AIEF Mss. 40A, p. 184/1915).
36Malgré le nombre assez réduit de textes ayant trait effectivement à la Grande Guerre inclus dans cette chrestomathie d’écrits paysans, parmi lesquels les deux textes analysés ici, nous avons cependant pu réussir à relever des particularités lexico-grammaticales (souvent communes) décrites ci-dessus.
37Notons que certaines formations lexicales restent encore inédites, non-répertoriées dans les dictionnaires majeurs de la langue roumaine (DLR s.v. ou MDA s.v.), comme c’est le cas de la locution adverbiale pe întuneceală ‘dans la soirée, dans la nuit, dans les ténèbres’ ou l’adjectif participe hârdărită ‘attisée, énervée, dérangée’ qui nous renvoie au verbe *hârdări. En revanche, certains termes dialectaux conservés jusqu’à aujourd’hui en Transylvanie (minten, țâră, glod) avaient déjà connu auparavant une diffusion plus large dans les parlers du nord et du sud-ouest comme le laissent entendre les principaux dictionnaires roumains (DA, DELR, DLR et MDA).
38Quant aux aspects grammaticaux, nous avons constaté un conservatisme évident par rapport à l’ancien roumain, ce qui prouve encore une fois le lien indissoluble entre deux stades de langue, temporellement éloignés. De même, nous avons constaté qu’à l’époque, certaines formes linguistiques connaissaient encore une diffusion plus large que les spécialistes ne l’ont supposée et qu’ils n’ont pas toujours pu confirmer.
39L’étude attentive dans une perspective linguistique de tels textes inédits nous montre que, outre leur importance historico-culturelle indubitable, ils restent, par leur caractère, de véritables sources pour les linguistes, comme le sont, depuis des décennies, les incontournables atlas linguistiques roumains, rédigés en bonne partie pendant la période de l’entre-deux-guerres.