1Cet article se propose d’analyser la création des Opéras d’État en Roumanie entre les deux guerres mondiales. Une première phase correspond aux années 1920 quand les Opéras d’État de Cluj et de Bucarest ont été créés. Leur fonctionnement a été influencé par l’importance politique qu’ils représentaient pour la Grande Roumanie. Après l’union de la Transylvanie avec la Roumanie, l’Opéra de Cluj a été transformé en un symbole de l’union du pays. On identifie une seconde phase dans les années 1930 quand les Opéras de Cluj et de Bucarest sont devenus le terrain de représentation politique des grands pouvoirs européens : l’Allemagne et l’Italie d’un côté, et la France et les États-Unis de l’autre.
2Le premier opéra établi en Roumanie a été l’Opéra de Cluj en raison de son importance symbolique pour cette région. L’Opéra de Cluj a été créé dans l’urgence. Le 25 septembre 1919, le Conseil dirigeant chargé de l’approbation des actes normatifs en Transylvanie a autorisé la création d’un Théâtre national à Cluj avec deux branches bien distinctes : celle du drame et de la comédie, et celle de l’opéra et de l’opérette.
3Cette référence à la musique se trouve utilisée d’un côté dans le but d’intégrer politiquement et culturellement la Transylvanie dans la Grande Roumanie et d’autre part de positionner Cluj au sein de la compétition nationale entre les grandes villes roumaines. La transformation du Théâtre hongrois de Cluj en Théâtre roumain faisait partie des actes normatifs votés par le Conseil dirigeant qui introduisait la langue roumaine dans l’administration des institutions d’État transylvaines. La création d’un Opéra national à Cluj représente plutôt un acte politique que culturel. Pour la première fois de leur histoire les Roumains de Transylvanie s’exprimaient publiquement dans leur langue nationale au travers d’une institution culturelle d’État.
4Le Théâtre roumain remplaçait les compagnies hongroises et allemandes, les seules qui avaient été en droit de donner des représentations théâtrales et lyriques au Théâtre de Cluj avant la Première Guerre mondiale. Les minorités, qui représentaient plus de 20 % de la population, reçurent dès lors le droit d’utiliser leurs propres langues dans les institutions d’État. En conséquence, les langues des minorités : le hongrois et l’allemand ont été acceptées parallèlement à l’italien et au français pour les grands compositeurs qui ne connaissaient pas encore de traduction en roumain.
5L’établissement d’un Opéra d’État à Bucarest a rencontré plus de difficultés à cause des restrictions financières. Après l’union de 1918, l’État roumain n’a pas considéré l’établissement d’un Opéra dans la capitale roumaine comme une priorité, fait qui a remis en question la vie musicale dans cette ville. Pour assurer une continuité des représentations lyriques, plusieurs musiciens ont créé des sociétés lyriques.
6La première s’appelait « La Société Opéra, les artistes associés » qui s’engageait à donner des représentations lyriques dans la capitale de la Roumanie afin de fonder l’Opéra roumain de Bucarest. Elle a été transformée ultérieurement en « Société Lyrique Roumaine – Opéra » à cause des conflits entre les fondateurs de la première société, et a été mise sous le patronage culturel de la Reine Marie avec un comité de patronage composé par des membres de la famille royale et de la noblesse roumaine. La société fonctionnait comme une entreprise au capital privé qui avait comme sources de financement les rémunérations des artistes pour les représentations lyriques, des donations et les encaissements.
- 1 Octavian Goga (1981-1938), poète, dramaturge et journaliste, qui a été ministre des Arts (1920-19 (...)
7La Société Opéra a reçu initialement le droit de chanter au Théâtre. Malgré cela, un an plus tard, le directeur du Théâtre roumain a supprimé ses représentations lyriques. Différentes raisons ont été avancées : le mauvais comportement des chanteurs, le bas niveau des représentations lyriques, l’insuffisance de place pour les deux compagnies. L’État roumain mit à la disposition de la Société un autre théâtre, le Théâtre lyrique. Mais ce petit théâtre était considéré comme inadapté par la Société Opéra. En juin 1921, l’État, à l’initiative d’Octavian Goga1, alors ministre des Arts, a voté l’institution officielle de l’Opéra de Bucarest. La Société Opéra a été transformée en l’Opéra roumain de Bucarest :
dans tous les pays européens, dans les pays voisins, même plus petits que le nôtre, des Opéras d’État ont été établis il y a longtemps […] nulle part, il n’y a de grands Opéras qui ne soient soutenus par une subvention substantielle […] l’Opéra roumain d’État a pour vocation d’encourager les compositeurs roumains, [de promouvoir] la formation artistique du goût du public par la représentation en roumain des compositions lyriques et, finalement, par le maintien dans le pays des chanteurs roumains (Projet de loi pour l’organisation et l’administration des Opéras roumains à Bucarest et Cluj). (Massoff 1974 : 267).
8Les membres de la Société furent considérés comme membres fondateurs et furent embauchés comme salariés dans la première compagnie lyrique roumaine. Au cours de la même année, une loi commune pour l’organisation et l’administration des deux Opéras de Cluj et de Bucarest fut votée. Elle soumettait pour la première fois les deux Opéras roumains au contrôle du gouvernement de Bucarest et des subventions furent votées en leur faveur. C’était un pas en avant pour l’intégration de la Transylvanie dans la Grande Roumanie et le contrôle régional initial disparaissait.
9On accorda à l’Opéra une qualité morale. L’influence morale était fortement liée à la promotion des compositeurs roumains et de la langue roumaine. On peut observer que l’on insistait sur la promotion des musiciens roumains et de la langue roumaine pour la « fierté de la nation ». Néanmoins la qualité des traductions des grands opéras en roumain était considérée comme médiocre. Pour encourager les intellectuels à s’investir dans ce travail, le conseil d’administration théâtrale obtint une subvention pour la traduction des grandes œuvres européennes en roumain. De plus, à la fin de la saison théâtrale, la meilleure traduction en roumain recevait un prix de 10 000 lei. Il faut souligner le fait que chaque saison théâtrale présentait un nouvel opéra traduit en roumain. Souvent, la saison débutait avec un opéra chanté pour la première fois en roumain par des chanteurs roumains.
10L’État roumain stimulait aussi les traductions des œuvres roumaines en hongrois et en allemand. La compagnie lyrique hongroise donna en 1925 des représentations dramatiques des écrivains roumains comme I.L. Caragiale, traduit en hongrois, ou des opéras chantés par une compagnie mixte roumaine-hongroise qui avait comme invités les plus grands chanteurs roumains et les divers premiers solistes de l’Opéra de Budapest.
11La politique culturelle de l’Opéra de Cluj visait l’intégration des minorités à la vie musicale transylvanienne. Le théâtre hongrois n’a jamais été interdit mais il n’intégrait plus le Théâtre national de Cluj. En Transylvanie, l’État octroya le droit de fonctionnement à cinq théâtres privés hongrois et deux théâtres privés allemands. Ainsi ils eurent la possibilité de donner des représentations dans les plus grandes villes de Transylvanie et parfois même au Théâtre national où ils pouvaient louer la salle de représentation. Les artistes hongrois étaient dorénavant soumis aux règlementations roumaines et n’étaient plus protégés par le gouvernement hongrois de Budapest. Ils ne pouvaient plus bénéficier des tarifs réduits pour le transport et perdaient par la même occasion le bénéfice des droits sociaux du gouvernement de Budapest. Pour faciliter l’intégration des minorités, les théâtres hongrois et allemands furent exonérés des taxes pour les représentations considérées comme « étrangères ». En 1920, les directeurs des théâtres allemands et hongrois furent obligés de supprimer toute manifestation politique de la scène théâtrale. La présence de militaires habillés en uniforme impérial et les discours politiques pro-Budapest disparurent après l’union de la Transylvanie avec la Roumanie.
12Les historiens roumains avancent la thèse d’un public éclectique composé par des Roumains, des Hongrois et des Allemands, qui assistaient indifféremment à toutes les représentations. Cette thèse reste néanmoins à confirmer. L’élite hongroise ne daignait s’exprimer dans la langue des Roumains, simplement considérés comme « tolérés » avant la Première Guerre mondiale. Donc, est-ce que l’élite hongroise a accepté après l’union de la Transylvanie avec la Roumanie la suprématie de la langue roumaine dans une institution culturelle jugée depuis sa création comme hongroise ? Le doute s’impose.
13La politique gouvernementale roumaine va dans le sens de la création d’un théâtre de facture nationale et sociale unissant les classes sociales pauvres et riches tout en intégrant les minorités au travers de la langue roumaine :
par le biais du théâtre nous voulons donner à l’ensemble des masses sociales un accès aux produits culturels du génie roumain pouvant compléter leur éducation ; par le biais du théâtre nous voulons redonner aux intellectuels le charme de la langue roumaine dont ils furent privés par l’adversité des temps ; par le biais du théâtre nous voulons nous approcher de tous ceux qui ne nous connaissent pas encore (Massoff 1976 : 186).
14Pourtant, à Bucarest la politique culturelle de l’Opéra était dirigée contre les étrangers et les Transylvaniens. Dans les premières années après l’union, on déniait la nationalité roumaine aux Transylvaniens, discriminés au point de les empêcher d’accéder aux emplois administratifs de l’Opéra de Bucarest. Quand l’écrivain transylvanien Victor Eftimiu fut proposé pour le poste de directeur général des théâtres à Bucarest, Nicolae Iorga, soutenu par d’autres intellectuels du même courant que lui, remirent en question sa nationalité roumaine, ce qui eut comme conséquence directe le report de plusieurs années de sa prise de fonction. Souvent, les chanteurs de l’Opéra de Bucarest refusaient de chanter à l’Opéra de Cluj, qu’ils considéraient de niveau inférieur au leur, si bien que l’accès dans la compagnie roumaine de l’Opéra de Bucarest fut strictement limité aux chanteurs transylvaniens considérés comme des débutants.
15Dans les années 1920, les chanteurs roumains et les directeurs d’opéras de Bucarest demandèrent une interdiction visant le répertoire italien et les chanteurs étrangers. Ils accusaient l’État roumain d’un « dénigrement systématique des éléments roumains » et finirent par influer sur le bon déroulement des saisons théâtrales : grèves et perturbations lors des représentations.
16L’adoption de l’opéra au xixe siècle par les élites roumaines eut comme but d’éliminer le « retard culturel » des Principautés roumaines, généralement imputé à un siècle de régime phanariote, et la réintégration des celles-ci dans l’orbite culturelle européenne. Simultanément, la plupart des élites roumaines refusait l’idée de l’appartenance à l’espace balkanique, considéré comme une région arriérée. Mais entre les deux guerres mondiales, la Roumanie se compara plutôt aux pays voisins balkaniques et s’intégra dans cet espace culturel.
17Dans les années 1930, les Opéras d’État roumains ont connu un énorme développement à la suite de l’intérêt manifesté par l’Allemagne et l’Italie pour les institutions théâtrales, ce qui a généré une stabilité des ressources financières et des revenus, si bien qu’en 1933 la saison lyrique s’est terminée avec un budget excédentaire. Les officiels italiens et allemands ont considéré que le contrôle des Opéras était une priorité les conduisant à la prise en charge des coûts de déplacement et de séjour de leurs compagnies lyriques à Bucarest et à Cluj tout en gérant l’organisation de conférences et de spectacles avec des célébrités italiennes et allemandes. Le répertoire lyrique a été remodelé et les plus célèbres opéras allemands, principalement ceux de Wagner, étaient chantés devant le public roumain. Le répertoire allemand fut souvent chanté en traduction roumaine. En revanche, les offres de collaboration des opéras français étaient moins soutenues en Roumanie par l’État roumain. Les États-Unis, pour la première fois demandèrent des informations sur l’administration et l’impact culturels des théâtres et des opéras en Roumanie.
18Au cours de cette décennie, l’État roumain a témoigné pour la première fois une attention particulière à l’opéra en reconnaissant son importance. L’effet général fut l’apaisement des tensions internes dans les compagnies lyriques. La fidélité du public et la fréquentation régulière des spectacles lyriques ont engendré une augmentation des bénéfices garantissant les salaires des artistes et des saisons complètes. Dans ces bonnes conditions, les rivalités entre les artistes des Opéras de Cluj et de Bucarest ont diminué et les contacts entre les deux Opéras roumains se sont multipliés. La tournée des compagnies roumaines s’est considérablement élargie à tout le pays et parallèlement les invitations furent indifféremment adressées aux artistes de Bucarest et Cluj. Parfois même, ils étaient engagés par l’autre compagnie roumaine pour une saison complète.
19Parmi les œuvres mises au répertoire au cours de cette période (1919-1939), on peut citer Aida, Rigoletto et La Traviata de Giussepe Verdi, Lakmè de Lèo Delibes, Tosca, Madame Butterfly et La Bohème de Giacomo Puccini, Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni, Lucia di Lammermoor de Gaetano Donizetti, Carmen de Georges Bizet.
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20Après la création des Opéras d’État en Roumanie, pour la première fois les artistes roumains prédominaient dans les deux Opéras. La création des Opéras d’État en Roumanie a suscité la prise de conscience, par les chanteurs roumains, de leur propre identité artistique. L’école lyrique roumaine a été fondée dans cette période par les efforts des artistes et musiciens d’exception tels Elena Drăgulinescu-Stinghe (soprano et professeur de chant), Hariclea Darclée (soprano), Jean Athanasiu (bariton), Rudolf Steiner (artiste lyrique), Ion Nonna Otescu (compositeur et chef d’orchestre), Florica Cristoforeanu (artiste lyrique), Gheorghe Folescu (basse et bariton), Alfred Alessandrescu (compositeur, pianist et chef d’orchestre), Teodor Brediceanu (compositeur et folkloriste), qui se sont investis pour la professionnalisation de leur métier et leur acceptation dans la société roumaine, une société encore traditionaliste. La qualité et le talent des chanteurs de cette génération ont été reconnus par les plus célèbres opéras mondiaux avec lesquelles ils ont bien souvent pu signer un contrat.