1Notre étude commence au lendemain du 31 octobre 1918, jour qui marque l’éclatement de l’Empire austro-hongrois. Nous suivons le combat pour l’autodétermination du peuple roumain, à travers la loupe du Temps, un quotidien qui paraît à Paris du 25 avril 1861 au 29 novembre 1942. Déjà avant la Première Guerre mondiale, il est considéré comme l’un des journaux les plus tournés vers l’actualité internationale. On juge son information de qualité, sérieuse et objective, bien que liée au Quai d’Orsay.
2Curieusement, il existe peu d’études sur ce journal, mais l’une d’entre elles aborde la question du traitement des conflits balkaniques (Bonnefoi 1997). Son auteur y affirme que si la majorité des journaux se concentrent sur les questions économiques et coloniales, les relations franco-allemandes et franco-britanniques, Le Temps se distingue en s’intéressant aux questions qui agitent l’Europe orientale et centrale, et tout particulièrement les conflits entre la Serbie et l’Autriche-Hongrie, qui remettent en question l’équilibre d’une région qui se trouve à la frontière entre l’Orient et l’Europe. Le chroniqueur de la politique internationale André Tardieu, y développe l’idée qu’il faut encourager le rapprochement des États balkaniques, ainsi que leurs velléités d’indépendance. Cela lui semble indispensable pour établir un ordre durable dans la région. Ainsi, le journal ne cesse de rapporter d’éventuels signes de faiblesse de l’Empire austro-hongrois afin d’encourager les mouvements d’émancipation des nationalités d’Europe centrale et orientale. Le successeur de Tardieu, mobilisé, Roland de Marès, qui écrit pendant le conflit, prend le relais de sa position pro-serbe et lance le journal dans une opposition systématique aux Habsbourg dans une logique non pas d’une Europe des Nations, mais d’une Europe des nationalités (Bonnefoi 2000). Nous traitons ici du cas emblématique des Roumains.
3Dans un premier temps, nous aborderons la couverture par le journal de la revendication des Roumains à disposer d’eux-mêmes. Suivra l’étude du front de Transylvanie et enfin, on clôturera cette contribution par l’organisation politique de la nouvelle Roumanie.
Ill. 1 : Les nationalités d’Autriche-Hongrie, publiée dans le numéro du 15 novembre 1918 du journal Le Temps.
4Le 8 janvier 1918 le président américain Wilson énonce ses Quatorze points, qui visent non seulement à hâter la fin du conflit, mais proposent également un programme pour la reconstitution de l’Europe. Les idées mises en avant sont la création d’une Société des Nations et surtout le droit à l’autodétermination des peuples. L’Autriche-Hongrie est concernée au premier chef. Dans un article assez conséquent, daté du 15 novembre 1918, Le Temps explique à ses lecteurs la situation des nationalités de l’ex-Empire (ill. 1). Cet article regroupe de courtes études démographiques, géographiques et culturelles à propos des principaux groupes nationaux de l’ex-Monarchie danubienne : les Polonais et Ruthènes de Galicie ; les Tchéco-Slovaques de Bohême-Moravie et Slovaquie, les Hongrois ou Magyars de la plaine pannonienne et des monts de Transylvanie, les Allemands d’Autriche, les Slaves du Sud et les Roumains de Transylvanie. Selon le recensement de 1910, rappelle l’auteur, ces derniers sont au nombre de 1,972 million sur une population totale de 2,650 millions d’âmes. D’autres chiffres sont indiqués au niveau de l’ensemble de la Couronne de Saint-Étienne avec 9,945 millions de Magyars, la majorité au pouvoir, contre 2,948 millions de Valaques, une appellation de moins en moins utilisée pour parler des minorités roumaines dans les Balkans et pourtant reprise ici ; ils représentent la deuxième nation de Hongrie avec 18 % de la population. Ainsi, leur donner leur indépendance équivaudrait à se priver d’une partie importante du dynamisme démographique du pays. De surcroît, en perdant la Transylvanie, la Hongrie abandonnerait une des parties la plus chère, au point de vue sentimental, de son territoire.
- 1 Moroiano, George, « Dans les Balkans », 3 novembre 1918.
- 2 « Un manifeste du Conseil national Roumain », 18 décembre 1918.
5L’État hongrois refuse d’ailleurs de reconnaître ces chiffres, qui sont pourtant cités en référence lors de la Conférence de la Paix. Bernard Michel affirme quant à lui qu’en 1910 les Magyars étaient en fait minoritaires en Hongrie, avec 48 % de la population, contre 25,8 % de Slaves (Slovaques, Croates, Serbes, Ruthènes), 14 % de Roumains et 9,8 % d’Allemands (Michel, Piétri et Rey 1996 : 14 et 55). Une chose est sûre, la nation magyare exerce le pouvoir sans partage sur les autres nations. Parmi celles-ci, les Transylvains de langue roumaine comptent bien bénéficier de leur droit à l’autodétermination afin de se lier au Vieux Royaume de Roumanie, qui a rejoint les Alliés en août 1916. Le 17 octobre 1918 au Parlement hongrois ils proclament leur refus de reconnaître plus longtemps l’autorité hongroise. Cet épisode est rapporté dans un article du 3 novembre écrit, non pas par un journaliste, mais par George Moroiano, présenté comme un membre transylvain du Conseil national pour l’Unité des Roumains (CNUR). L’auteur proteste contre les propos du comte Apponyi, ancien-ambassadeur d’Autriche à Paris et membre de la noblesse hongroise, qui rejette l’idée d’un traitement égal des nations magyare et roumaine en Transylvanie. « Nous maintiendrons l’unité politique de l’État magyar aussi longtemps qu’il existera un seul Magyar », affirmait-il1. À cela Moroiano répond simplement que la révolte des nations des Balkans est à venir. Effectivement, la détermination des Roumains est forte, elle aussi. L’édition du 2 décembre 1918 cite un manifeste du CNUR, où il est question de préférer « mourir jusqu’au dernier homme que de vivre en relations d’État avec la nation magyare2 ».
- 3 « Les Menées hongroises en Transylvanie », 1er décembre 1918.
- 4 18 décembre 1918.
- 5 3 février 1919.
- 6 13 novembre 1919.
6Les Hongrois ne se sont pas résignés à perdre la Transylvanie et si l’on en croit les informations publiées par Le Temps – mais il faut évidemment faire la part de la propagande –, ils sont au contraire prêts à tout pour conserver leur domination sur les allogènes, et à ruiner le projet national des Roumains de Transylvanie. Le 1er décembre 1918, le Conseil national roumain, organe représentatif des Roumains de Hongrie, aurait ainsi découvert un complot préparé par les agents du comte Mihály Károlyi pour assassiner les membres qui le composent3. À la tête du Conseil national hongrois – puis du gouvernement révolutionnaire de Budapest –, Károlyi a cherché en octobre à proposer une alternative aux nationalités non-magyares qui consistait en une large autonomie, laquelle les maintiendrait dans le cadre de la Hongrie. Cependant, la création, une semaine plus tard, du Conseil national roumain, signifia un clair refus de cette proposition (Grandhomme 2009 : 221‑222). C’était l’indépendance ou rien. Si Iuliu Maniu est présenté par le quotidien comme la figure de la liberté transylvaine, Károlyi est le visage de l’oppression magyare. Ce n’est d’ailleurs pas la seule fois que sont publiées des accusations à son égard : tentative de division des Roumains en utilisant le mouvement socialiste4, publication d’« histoires fantaisistes » dans la presse visant à entamer la crédibilité de la cause roumaine5, entre autres. Károlyi n’est pas le seul visé. Une rumeur d’offensive de l’amiral Horthy sur la Transylvanie et la Slovaquie, « avec près de 80 000 hommes » est ainsi relayée6. On affirme aussi que parmi les réfugiés qui ont fui en Transylvanie pour échapper aux troubles civils de la Hongrie se trouvent des agents hongrois chargé d’y organiser la contre-révolution et l’irrédentisme (31 décembre 1919). En publiant ces informations pour la plupart non vérifiées, Le Temps entend mobiliser l’opinion française autour de l’idée d’une Transylvanie roumaine victime d’un État revanchard qui n’accepte pas sa défaite. Face aux forces hongroises, les Roumains doivent pouvoir compter sur le soutien des Alliés, c’est ce que martèle le quotidien.
- 7 Lansing Robert, « Message de M. Wilson aux Roumains », 8 novembre 1918.
- 8 « L’Unité nationale roumaine », 20 novembre 1918.
- 9 « Message de M. Poincaré au gouvernement conseil roumain », 17 janvier 1919.
- 10 « Jules Maniu dans Le Moniteur », 29 mars 1919.
7Avant même la fin du conflit, il publie un message adressé à la nation roumaine de la part du président américain Wilson par son secrétaire d’État (ministre des Affaires étrangères) Robert Lansing, qui fait sienne leur revendication d’autodétermination, mais en leur demandant toutefois d’attendre leur tour7. Le président du CNUR se prévaut quant à lui dans le journal, dans un télégramme envoyé au président Poincaré, de l’appui de la France8, de la Grande-Bretagne, de l’Italie, mais aussi les États-Unis, en vue de la création d’un État unitaire roumain. De même, est publié un message du président de la République adressé au CNUR, où il affirme qu’il « ne doute pas que la paix qui consacrera, cette année, la victoire du droit et réalisera l’unité nationale du peuple roumain, ne resserre encore entre nos deux pays les liens de leur traditionnelle amitié9 ». Et, Maniu exprime dans Le Moniteur de Transylvanie, un journal roumain francophone, « la gratitude de la nation roumaine envers les nations de l’Entente10 ».
- 11 8 novembre 1918.
- 12 10 novembre 1918.
- 13 14 novembre 1918.
8De son côté, la Hongrie, malgré les soutiens engrangés par les Roumains, est toujours bien résolue à ne pas céder la Transylvanie si facilement. Dès le 8 novembre 1918, Le Temps signale que les journaux de Budapest ont demandé « qu’on ramène les troupes magyares des fronts étrangers et qu’on les dirige sur les frontières roumaines11 ». Le lendemain de cette annonce, ce que le rédacteur appelle « l’Assemblée nationale roumaine en Transylvanie » recrute sa propre armée, sous commandement et surtout sous drapeau roumain12. Quelques jours plus tard, c’est l’armée royale roumaine qui entre à son tour en Transylvanie13. La guerre semble continuer sur le front oriental, en dépit de l’Armistice.
- 14 4 décembre 1918.
- 15 « Événements graves en Transylvanie », 29 novembre 1918.
- 16 Ibid.
- 17 « Les Atrocités hongroises en Transylvanie », 18 février 1919.
9Le journal affirme, le 4 décembre 1918, que 170 000 soldats hongrois se trouvent encore en Transylvanie14, malgré la convention d’armistice de Belgrade du 13 novembre 1918. Or, le traité de Belgrade du 18 septembre 1739 fixait la frontière austro-turque le long de la Save, rappelle-t-il en passant. À en croire le quotidien, ces soldats hongrois multiplient les exactions envers la population roumaine de Transylvaine ; l’expression « assassinat en masse des Roumains » est même employée, dès la fin de novembre 191815. Ştefan Popp, ministre de Transylvanie dans le cabinet roumain, lance une enquête sur les « attentats » commis par des Hongrois. Plusieurs exemples sont cités. L’officier Jean Urmancy aurait ordonné l’exécution de trente-cinq civils roumains16. À Josikatalva [localité non identifiée] quatre-vingt-onze Transylvains auraient été brûlés vifs. À Coslari des « bandes magyars » auraient fusillé onze hommes et un enfant ; à Igrishi trente habitants auraient été passés par les armes par des gendarmes hongrois ; à Ciuciu, le lieutenant roumain George Danciu aurait été forcé à creuser sa tombe avant d’être torturé, puis tué. La liste continue ainsi dans la région d’Arad et de Bihor. Ces atrocités auraient poussé environ 40 000 Roumains à se réfugier dans les montagnes, où ils souffriraient du froid et de la faim. Popp fait retomber la responsabilité directe de toutes ces exactions sur le comte Károlyi et émet l’hypothèse que bien d’autres attentats ont eu lieu dans la région, dont il n’a pas eu connaissance17.
- 18 5 mars 1919.
- 19 « Dans les Balkans. Exactions magyares », 13 mars 1919.
- 20 « Dans les Balkans. Atrocités hongroises », 24 mars 1919.
- 21 « Dans les Balkans. Atrocités hongroises », 26 mars 1919.
- 22 Ibid., 28 avril 1919.
10D’après Le Temps, l’armée hongroise ne s’arrête pas là : quatre-vingt-deux Roumains auraient été assassinés à Siria18. Selon le correspondant du journal à Bucarest, les Magyars chercheraient à « décapiter l’élite intellectuelle du pays », et il donne l’exemple de l’avocat transylvain Hotaran, qui aurait été mutilé, puis tué, tout comme sa famille, tandis qu’une centaine de paysans étaient assassinés dans le voisinage. À cette même date, le comitat d’Arad fait un premier bilan des pertes roumaines : 182 Roumains tués et/ou torturés depuis le 1er novembre, alors que la garnison française n’est qu’à seulement vingt kilomètres, mais n’a pas le droit d’intervenir19. Selon une enquête publiée par le quotidien, mais effectuée pour le conseil de guerre de Versailles, des soldats de la commission mixte, composée de Français, de Roumains et de Hongrois, auraient constaté la réalité des supplices endurés par Mme Hotaran, ainsi que de son meurtre et le cambriolage de sa maison20. Le journal regrette donc d’autant plus le manque de réaction de la part des troupes alliées ; de même lorsque la mère et la sœur de Maniu sont enlevées et emmenées comme otages au centre de la Hongrie, le 17 mars21, sur un ordre, apprend-on quelques jours plus tard, donné par Béla Kun, commissaire aux Affaires étrangères de la nouvelle République des Conseils de Hongrie22. Dans un laps de temps de six mois, il n’y a pas moins de huit articles concernant les exactions effectuées par les Hongrois en Transylvanie. En face de cela, on trouve également des comptes rendus de la propagande des gouvernements hongrois successifs.
- 23 30 novembre 1918.
- 24 6 janvier 1919.
- 25 5 février 1919.
- 26 « Les Atrocités hongroises en Transylvanie », art. cit.
11Celle-ci, dirigée contre les Roumains, a pour but de leur faire perdre le soutien des opinions alliées, en particulier en dénonçant leur supposé antisémitisme. Le 30 novembre 1918 Le Temps rapporte que des troubles ont eu lieu à Crades-Marc [localité non identifiée], en Transylvanie. Les commerces juifs auraient été pillés et la presse magyare s’est empressée de mettre ces actes au compte de l’antisémitisme atavique des Roumains. Le journal français contre-attaque en précisant que le gouvernement de Bucarest rejette catégoriquement cette accusation et condamne l’antisémitisme23. Les Hongrois jouent également avec le bolchevisme, qui progresse dans l’est de l’Europe. Ainsi, au début de 1919, Le Temps rapporte que des agents hongrois auraient distribué en Roumanie des tracts appelant à renverser le gouvernement et la royauté roumaine afin de pouvoir procéder au partage des terres24. D’autres encore auraient tenté de fomenter une révolution ouvrière dans les mines de Petroşani25. La presse hongroise aurait également publié des fausses nouvelles, comme celle de la fuite du roi de Roumanie, le début d’une révolution, d’une grève générale, ou encore de massacres de citoyens hongrois dans les territoires occupés par les Roumains26 (ill. 2), informations qui ne sont pas toujours, dans ce cas, complètement fantaisistes car des exactions ont lieu des deux côtés.
- 27 « La Roumanie en danger », 30 mars 1919.
- 28 « De Dantzig à Odessa », 14 avril 1919..
- 29 Ibid.
12La peur du bolchevisme est aussi agitée par les Roumains, pour hâter l’intervention des Alliés, comme le demande le correspondant du Temps le 6 janvier 1919. La menace serait réelle si l’on en croit le gouvernement de Bucarest, qui affirme avoir arrêté en Transylvanie des agents bolcheviques provenant non seulement de Hongrie, mais aussi de Russie et d’Ukraine27. Surtout, le journal rappelle que « la Roumanie est, sur la route du bolchevisme, le dernier rempart de l’ordre européen », et il demande une nouvelle fois la garantie d’une protection de forces alliées, placées, précise-t-il, sous un commandement unique28 (ill. 3). Le chroniqueur militaire du Temps, le général de Lacroix, ancien vice-président du conseil supérieur de la Guerre (« généralissime » désigné avant la guerre, mais trop âgé en 1914) publie de son côté une lettre ouverte, le 14 avril 1919, en faveur d’un soutien accru aux troupes de « l’héroïque » Roumanie, alors aux prises avec les bolcheviques hongrois et russes29.
Ill. 2 : « Les Atrocités hongroises en Transylvanie », Le Temps, 18 février 1919.
- 30 21 novembre 1918.
- 31 « La Conférence de la Paix. Communiqué officiel du 26 février », 28 février 1919.
- 32 « L’Armée roumaine en Transylvanie », 24 avril 1919.
- 33 24 mars 1919.
- 34 « L’Avance roumaine en Transylvanie », 12 mai 1919.
13On l’a vu, les troupes roumaines sont entrées en Transylvanie dès novembre 1918 afin d’y soutenir le mouvement national roumain30. La Conférence de la Paix entreprend toutefois de délimiter ce territoire occupé dans l’espoir de créer une zone neutre entre Hongrois et Roumains afin d’empêcher les affrontements31, mais l’armée roumaine ne respecte pas cette décision. Selon le correspondant du Temps, qui épouse une nouvelle fois le point de vue du gouvernement de Bucarest, elle aurait été obligée d’occuper les territoires habités par les Roumains parce que les Hongrois auraient continué à y masser leurs troupes afin de piller et de massacrer la population roumaine32. En mars 1919 Károlyi démissionne justement parce qu’il refuse, entre autres, de consentir à l’établissement de cette zone neutre, qui signifie pour lui un acte de renoncement33. Le 8 mai on trouve dans Le Temps un article conséquent rédigé par le même correspondant anonyme sur son expérience aux côtés de l’armée roumaine pendant ce conflit roumano-hongrois. Dans un autre, daté du 12 mai, on peut retenir l’expression : « L’armée roumaine mandataire tacite de l’Europe civilisée », ce qui résume la position que le journal a défendue depuis le début du conflit34.
Ill. 3 : « De Dantzig à Odessa », Le Temps, 14 avril 1919.
- 35 12 novembre 1919.
- 36 Ibid.
- 37 11 décembre 1919.
- 38 5 avril 1920.
- 39 6 avril 1920.
- 40 10 avril 1920.
- 41 12 avril 1920.
- 42 24 avril 1920.
14Après la victoire des troupes royales, celui-ci s’intéresse à la construction de la Grande Roumanie, désormais délivrée de la menace magyare, et qui met en place son système politique : une démocratie parlementaire. C’est le gouvernement du général Vaitoyano (Văitoianu) qui organise les élections du 2 novembre 191935. Les résultats définitifs sont publiés dans Le Temps du 12 novembre. Le premier Parlement de la Grande Roumanie est dominé par le parti national de Transylvanie (PNT), avec près de 170 sièges, contre environ 130 pour le Parti libéral36. Cela se retrouve dans la composition du gouvernement, à la tête duquel est nommé Alexandru Vaida-Voevod – et c’est donc un Transylvain qui dirige le nouveau royaume37. Le 13 mars 1920, c’est l’italophile et francophobe Averesco, président de la Ligue du Peuple, qui arrive au pouvoir et qui annonce, au début d’avril, la dissolution du Conseil dirigeant de Transylvanie via un décret-loi38, précisant qu’il appelle à la disparition de tous les partis régionaux, qui n’ont plus de raison d’être dans la nouvelle union39. Le PNT est opposé à cette dissolution40, ainsi qu’à la suppression annoncée des secrétariats d’État à la Bessarabie et à la Bucovine41. Un autre article précise que ses chefs, Maniu, Vaida-Voevod et Goldish (Goldiş), ont exprimé leurs réticences face à des mesures décidées sans qu’ils aient été consultés42.
- 43 8 mai 1920.
- 44 8 juin 1920.
- 45 13 juin 1920.
15Pour asseoir son autorité, Averescu a obtenu la dissolution de la Chambre par le roi Ferdinand et la tenue de nouvelles élections. Cependant, au lieu de se dérouler partout en même temps, le scrutin est décalé en Transylvanie, sous prétexte qu’on y rencontrerait encore des problèmes dans la définition des nouvelles circonscriptions. Cette décision surprend les dirigeants du PNT, qui s’y montrent très hostiles car ils ont peur que cela fournisse un moyen de pression sur la masse électorale transylvaine, susceptible de se laisser influencer par les résultats de l’ancien royaume43. Il est difficile de leur donner tort lorsque Le Temps publie les résultats puisque la nouvelle formation politique d’Averesco, le Parti populaire (PP), remporte une grande victoire, en obtenant 160 sièges à la Chambre, le général lui-même étant élu dans dix circonscriptions44 de l’ancien royaume. Les résultats en Transylvanie suivent cette tendance : le 12 juin le PP obtient 56 des 121 sièges réservés à la Transylvanie contre seulement 21 pour le PNT45. Cela donne une majorité de 220 sièges à la Chambre au gouvernement Averesco, qui peut en outre compter sur une opposition désunie. Le particularisme de la Transylvanie est largement effacé en faveur d’une unification des Roumains.
- 46 3 juin 1920.
- 47 « Le Règlement de la paix. Signature de paix avec la Hongrie », 5 juin 1920. Pour plus de détails (...)
16Dans Le Temps, les débats de la campagne sont en grande partie escamotés par la couverture du traité du Trianon. Le 3 juin 1920 des détails précis sont publiés sur la mission roumaine46, dont ne fait pas partie Averesco, qui fait alors campagne en Transylvanie. Jusqu’au dernier moment, on craint l’absence de la délégation hongroise à Paris. Selon le Times, rapporte Le Temps, la Hongrie aurait été mise en garde : une politique de la chaise vide n’empêcherait pas la signature du traité, mais il serait ensuite imposé au titre du droit international. Le 5 juin, le compte rendu de la signature du traité (ill. 4-5) apprend aux lecteurs que le gouvernement hongrois a finalement envoyé à Versailles August Beynar (Ágost Benárd), ministre du Travail et Alfred de Drasche-Lazar (Alfréd Drasche-Lázár), secrétaire d’État, ministre plénipotentiaire, accompagnés du colonel Henry, chef de la mission militaire française à Budapest47. De nombreuses puissances sont présentes à cette signature : la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, la Belgique, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Japon, la Grèce, la Pologne, le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la Chine, le Portugal, Cuba, le Nicaragua, le Panama, et même le Siam. On peut se demander quel rôle certains de ces États ont joué dans la négociation du traité.
Ill. 4 : « Le Règlement de la paix. Signature du traité de paix avec la Hongrie », Le Temps, le 5 juin 1920.
Ill. 5 : « Le Règlement de la Paix. Signature de la paix avec la Hongrie », Le Temps, 6 juin 1920.
- 48 « Le Règlement de la paix. Signature de paix avec la Hongrie », 6 juin 1920.
17Le lendemain, le journal rapporte les réactions des Hongrois, unanimes à trouver le traité mauvais et à prédire qu’il sera la source de futurs affrontements dans la région. Au cours d’une allocution à la Chambre à Budapest, son président, Rakoczy (Rákóczi), décrète que le 4 juin sera désormais un jour de deuil, tout en avertissant l’Europe : « Nous nous séparons, mais pas pour toujours. » Le président de la délégation hongroise au Trianon affirme avoir signé le traité avec la conviction qu’il était inacceptable sur tous les points et il se dit convaincu que les puissances alliées qui l’ont poussé à cet acte honteux regretteront ce texte, et que, bien plus, elles « s’efforceront alors de réparer le mal qu’elles nous auront fait »48. En particulier, les Hongrois ne sont pas résolus à abandonner la Transylvanie.
•
18Les Roumains découvrent à Paris le poids d’une vision américaine de l’après-guerre que ne partagent ni Clemenceau ni Poincaré. La délégation roumaine apprend le lobbying et sait trouver les bons interlocuteurs au Quai d’Orsay49, mais également dans la presse française comme auprès du Temps, qui couvre presque quotidiennement le conflit qui oppose Roumains et Hongrois en Transylvanie, brossant un tableau où les Roumains sont présentés comme une minorité exploitée par une élite étrangère, qui souhaitent rejoindre leurs « frères roumains » au sein d’une seule et même nation.
19Si Le Temps contribue à propager la réputation de « prison des peuples » de l’Empire, il omet de dire qu’un certain universalisme était l’une des composantes de l’idéologie impériale de l’Autriche-Hongrie. L’Empire était cependant devenu une utopie, dans la mesure où il consistait dans l’association, en la personne de l’empereur, de peuples et de territoires trop disparates. Le compromis de 1867 avec la nation hongroise peut être interprété comme un début de fédéralisme, mais jamais mené à son terme, notamment à cause de l’opposition des Hongrois. À la veille de la Première Guerre mondiale, l’héritier du trône François-Ferdinand était partisan d’un octroi aux Slaves de l’Empire du même statut que les Hongrois. Cependant, son assassinat, puis la guerre firent échouer ce projet.
20Ce conflit, et le traité du Trianon qui acta la dislocation de la vieille Hongrie, a laissé une cicatrice profonde dans l’imaginaire hongrois. Un siècle plus tard, la rancœur est encore présente et le traité est devenu un outil pour le discours anti-européen. Comme l’affirme l’historienne Catherine Horel, directrice de recherche au CNRS, il y a là une spécificité hongroise. « Car si l’angoisse de la disparition est un trait commun à tous les pays d’Europe centrale et orientale, qui se posent en victimes des appétits des puissants, il n’y a qu’à Budapest que les traités de paix reviennent sans cesse dans le langage courant. » En revanche, la Grande Roumanie, née en 1918-1920, a conservé la plupart des territoires qui lui avaient été attribués à cette époque, et en tout cas l’intégralité de la Transylvanie.