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Avant-propos

La naissance de la Grande Roumanie dans son contexte national
Ana-Maria Gîrleanu-Guichard et Jean-Noël Grandhomme

Texte intégral

  • 1 Route sans horizon. Les eaux sanglantes du beau Danube bleu, Paris, Plon, 1981, p. 152. Le généra (...)

Ainsi, la Première Guerre mondiale terminée, la Roumanie, qui s’était jetée courageusement dans la lutte et avait connu le plus terrible des calvaires, sortait du cauchemar, rayonnante et comblée. Elle avait vécu la destinée la plus extraordinaire que puisse connaître une nation1. (René Chambe)

  • 2 Plusieurs autres hypothèses : système fédéral ou confédéral, selon les modèles américain ou suiss (...)

1L’union du Vieux Royaume [Vechiul Regat] avec toutes les provinces d’Autriche, de Hongrie et de Russie qui comptent une population majoritairement roumaine donne naissance, à l’issue de la Grande Guerre, à un pays qui a doublé son territoire et sa population, appelé dans l’historiographie roumaine et internationale : « Grande Roumanie » ou țara întregită. Ce nouveau pays, dont les frontières ont été ratifiées par les traités de l’Île-de-France, cherche à se construire sur le principe d’un État unitaire et centralisé, selon le modèle français2. L’unité politique accomplie, il reste à construire l’unité socio-culturelle, juridique et administrative, et pour ce faire tous les moyens d’action étatiques et non étatiques sont mobilisés.

  • 3 « Daunting tasks lay ahead [Rumania]. », K. Hitchins, România (1866-1947), Oxford, Clarendon Pres (...)
  • 4 Le terme de « minorité nationale » est défini par la Société des Nations. Voir Sebastian Bartsch, (...)
  • 5 Selon le recensement de 1930. La signature du Traité de garantie des minorités a considérablement (...)
  • 6 N. Djuvara, O scurtă istorie ilustrată a Românilor, Bucarest, Humanitas, 2019, p. 311. Voir aussi (...)

2« La Roumanie se confronte à des tâches redoutables3 » (Keith Hitchins). Les défis sont en effet nombreux aussi bien au niveau international, en particulier en Europe centrale où le découpage des nouveaux États-nations suscite des tensions grandissantes, qu’au niveau national où l’ancienne répartition des forces politiques s’en trouve bouleversée et où les « minorités nationales4 » (Hongrois et Sicules, Allemands, Juifs, Ukrainiens, Russes et Bulgares – près de 28 % de la population du nouvel État5) doivent se soumettre à des institutions politiques communes et apprendre à vivre ensemble. À cela s’ajoute, au lendemain de la Guerre, une grave crise économique et sociale que le roi Ferdinand Ier et le gouvernement essaient d’endiguer, principalement à travers deux grandes réformes démocratiques, promises au peuple dès 1917 : le suffrage universel masculin et la réforme agraire de 1921, réformes qui contribuent à changer la composition du Parlement6 et à renouveler la vie politique roumaine.

3Après un premier volume consacré aux aspects géopolitiques, militaires et diplomatiques de la Grande Union, le présent ouvrage aborde cet événement sous l’angle des politiques sociales, culturelles et éducatives, ainsi que des représentations littéraires. Une place à part est faite aux questions mémorielles portant sur la Première Guerre mondiale (nommée aussi dans l’historiographie roumaine « guerre d’unification du pays » [război de întregirea neamului]), avec ses héros et ses principaux acteurs, ainsi que sur l’interprétation fluctuante, voire l’instrumentalisation, de son histoire par le politique au cours du siècle dernier.

4L’ouvrage est composé de quatre parties qui se complètent et s’articulent dans une dynamique interdisciplinaire portée par des chercheurs venus d’horizons scientifiques différents (histoire, linguistique, études littéraires, études politiques et juridiques) et des spécialistes des services d’archives et des bibliothèques publics et universitaires, aussi bien que des musées, autant d’institutions qui ont joué un rôle de premier plan en Roumanie dans la diffusion scientifique du Centenaire.

5Les trois premières parties apportent chacune un éclairage différent sur les réalités roumaines au lendemain de la Grande Guerre.

  • 7 Figure de proue des modernistes Eugen Lovinescu (1881-1943), critique et théoricien littéraire, d (...)
  • 8 Pour le débat identitaire K. Hitchins, op.cit., p. 292-335. Voir aussi D. Tomescu, Roumanie. Hist (...)
  • 9 La revue Gândirea literară, artistică, socială [La Pensée littéraire, artistique et sociale] (192 (...)

6La France, évoquée dans la première partie « Les relations bilatérales franco-roumaines », demeure pour le nouvel État roumain un allié politique de taille, même si elle ne recueille pas dans le domaine économique tous les dividendes qu’elle escomptait. Son modèle politique et culturel continue à fasciner une partie de l’élite intellectuelle roumaine, les penseurs, écrivains et artistes modernistes (rassemblés autour de la revue et du cénacle littéraire Sburătorul d’Eugène Lovinescu7) que le « grand débat8 » identitaire oppose pendant l’entre-deux-guerres aux traditionnalistes (formés pour la plupart à l’école allemande et ralliés autour de la revue d’inspiration expressionniste Gândirea [La Pensée9].

7Tandis qu’Ana-Maria Stan évoque la relation privilégiée entre l’Université roumaine de Cluj et la France, Alain de Bonadona s’intéresse aux coopérations France-Roumanie dans le domaine de l’aviation et Justine Carvalho à la manière dont le grand quotidien Le Temps soutient la cause de la Transylvanie roumaine au moment de l’élaboration des traités de paix. Parmi les collaborations académiques les plus durables qui remontent à cette époque il convient de mentionner celle établie entre « Cluj – l’université de la Grande Roumanie et Strasbourg – l’université de la Grande France » (Sébastien Charlety). Suivre l’évolution des fonds roumains patrimoniaux de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, présentée par Catherine Soulé-Sandic et Dmitry Koudryashov, permet de reconstituer un pan de cette histoire commune.

8Dans la deuxième partie « La Grande Roumanie dans la littérature et les arts », Romanița Constantinescu présente l’héritage politique, social et artistique de Carmen Sylva (Élisabeth de Roumanie, épouse de Carol Ier) dans l’œuvre de celle qui lui a succédé, la reine Marie ; Lăcrămioara Petrescu montre comment l’expérience de la Grande Guerre conduit la romancière Hortensia Papadat-Bengescu à inventer une « écriture du témoignage » dans le roman Le Dragon (1923), alors que Corina Croitoru questionne le profil éthique et les constantes esthétiques de trois « poètes civils » – Nicolae Iorga, Alexandru Vlahuță et George Ranetti. Après la littérature est présenté le domaine de l’art lyrique, avec la contribution de Sabina Cismaș au sujet de l’émergence d’un opéra national en Roumanie (1919-1939).

  • 10 Sur le passage de la conception romantique de la langue en tant qu’élément déterminant de l’ident (...)

9Dans la troisième partie « Politiques éducatives, législation et cohésion nationale », est abordée dans un premier temps la question de la langue comme « source de la nation10 », mais aussi comme ressource ou matériel scientifique dont l’école philologique roumaine en plein essor pendant l’entre-deux-guerres, se saisit, comme d’un « trésor vivant » (Server Pop). Olga Țurcan étudie les politiques linguistiques éducatives dans la Bessarabie roumaine (1918-1940), puis Adrian Chircu met en évidence les particularités lexico-grammaticales dialectales roumaines dans les écrits paysans rédigés sur le front de la Grande Guerre. Des aspects politiques, juridiques et sociaux sont par la suite traités par Raluca Alexandrescu qui interprète la pensée politique sous-jacente au concept de « Grande Roumanie », et par Vlad Constantinesco qui évalue la Constitution dont le nouvel État s’est doté le 29 mars 1923 ; Monica Negru envisage enfin un aspect moins présent dans l’historiographie de la Grande Union, les féministes et l’idéal national roumain en 1918.

10La quatrième partie « Les vicissitudes de la mémoire » aborde des questions mémorielles : les figures du roi Ferdinand et de la reine Marie dans l’historiographie communiste, par Irina Gridan ; les cérémonies qui ont marqué l’histoire des nécropoles roumaines en Alsace et en Lorraine, par Vasile Iorgulescu ; et le bilan de 2018 : une année de commémorations et de célébrations en Roumanie, par Nora-Sabina Neamț. Michel Louyot est l’auteur de la conclusion de ce volume, qui s’achève sur deux recensions d’ouvrages en relation avec le Centenaire signées par Ana-Maria Stan et Sanda Safta.

11Avec ces deux volumes dédiés à la naissance de la Grande Roumanie, nous ne prétendons nullement avoir fait le tour d’un sujet si vaste, mais nous espérons proposer des regards divers et argumentés sur un événement historique marquant et donner l’envie à d’autres chercheurs de poursuivre dans cette voie.

12Enfin, nous voudrions renouveler les remerciements que nous avions adressés à de nombreuses personnes à l’issue de l’introduction du premier volume, ainsi qu’aux laboratoires auxquels nous appartenons, CHER (Culture et histoire dans l’espace roman) et CRULH (Centre de recherche universitaire lorrain d’histoire).

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Notes

1 Route sans horizon. Les eaux sanglantes du beau Danube bleu, Paris, Plon, 1981, p. 152. Le général d’aviation René Chambe (1889-1983) fut membre de la mission aéronautique française en Roumanie (1916-1918).

2 Plusieurs autres hypothèses : système fédéral ou confédéral, selon les modèles américain ou suisse, notamment, ont fait l’objet de débats passionnés, mais ont fini par être rejetées.

3 « Daunting tasks lay ahead [Rumania]. », K. Hitchins, România (1866-1947), Oxford, Clarendon Press, 1994, p. 291 (notre traduction).

4 Le terme de « minorité nationale » est défini par la Société des Nations. Voir Sebastian Bartsch, « Le poids de l’expérience. Le système de protection des minorités dans la Société des Nations », in Andre Liebich et André Reszler (dir.), L’Europe centrale et ses minorités : vers une solution européenne ?, Genève, Graduate Institute Publications Collection, 1993, p. 37-50

5 Selon le recensement de 1930. La signature du Traité de garantie des minorités a considérablement prolongé les négociations à Versailles. Après avoir longtemps rechigné à le faire, les Roumains finissent par le signer.

6 N. Djuvara, O scurtă istorie ilustrată a Românilor, Bucarest, Humanitas, 2019, p. 311. Voir aussi, sur le bilan des énormes pertes humaines et matérielles subies par la Roumanie pendant la Guerre, K. Hitchins, op. cit., p. 291.

7 Figure de proue des modernistes Eugen Lovinescu (1881-1943), critique et théoricien littéraire, défend la nécessité de « synchroniser » la culture roumaine avec la culture occidentale, dans les pages de la revue Sburătorul ainsi que dans ses propres écrits. Son cénacle littéraire promeut la littérature occidentale (en particulier française – lectures de Proust etc.) dont l’action sur la création locale ne tarde pas à se manifester dans les œuvres d’écrivains majeurs, tels les romanciers Camil Petrescu (1894-1857), HortensiaPapadat-Bengescu (1876-1955), Liviu Rebreanu (1885-1944) ou le poète Ion Barbu (1895-1961).

8 Pour le débat identitaire K. Hitchins, op.cit., p. 292-335. Voir aussi D. Tomescu, Roumanie. Histoire d’une identité, Paris, L’Harmattan, 2019, p. 314-329.

9 La revue Gândirea literară, artistică, socială [La Pensée littéraire, artistique et sociale] (1921-1944), est d’inspiration à la fois traditionnaliste, par son intérêt pour les traditions locales, la foi chrétienne orthodoxe et ses préoccupations ethnographiques, et avant-gardiste par ses accents expressionnistes. Des intellectuels de premier plan de la vie culturelle et politique roumaine de l’entre-deux-guerres y ont collaboré régulièrement ou occasionnellement, dont Nichifor Crainic (1889-1972), Lucian Blaga (1895-1961), Dan Botta (1907-1958), Vasile Voiculescu (1884-1963), Mircea Eliade (1906-1986).

10 Sur le passage de la conception romantique de la langue en tant qu’élément déterminant de l’identité d’un peuple, de son « esprit » (le Volksgeist de Herder, repris par Michelet), à la revendication de l’unité politique, en Europe Centrale et Orientale, au xviiie-xxe siècles, voir P. Caussat, D. Adamski, M. Crépon, La langue, source de la nation, Hayen, éditions Mardaga, 1996.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ana-Maria Gîrleanu-Guichard et Jean-Noël Grandhomme, « Avant-propos »reCHERches [En ligne], 30 | 2023, mis en ligne le 15 juin 2023, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/14700 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.14700

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Auteurs

Ana-Maria Gîrleanu-Guichard

Maître de conférences à la Faculté des langues de l’Université de Strasbourg, elle dirige le Département d’études roumaines et l’unité de recherche 4376 CHER (Culture et histoire dans l’espace roman).

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Jean-Noël Grandhomme

Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lorraine à Nancy et membre du Centre de recherche universitaire lorrain d’histoire (CRULH).

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