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Regards et témoignages

Le colonel Paul Marie, sa présence au sein de la mission militaire française en Roumanie et ses liens avec la famille royale

François Lesavre
p. 195-204

Texte intégral

  • 1 Brevet de pilote n° 80 obtenu le 17 mai 1910 après écolage à Pau sur Blériot XI.

1Pour me situer, je dirai en préambule que je ne suis qu’un « héritier » de deuxième génération, puisque avant-dernier petit-fils de Paul Joseph Marie, colonel d’artillerie spécialisé dans l’emploi du canon de 75. Compte tenu de l’histoire familiale, il m’est impossible d’évoquer Paul Marie sans parler de son plus jeune frère, Léon Félix Marie (1870-1938). Les deux frères sont passés par Polytechnique puis par l’école d’application de l’artillerie et du génie de Fontainebleau pour intégrer tous deux l’artillerie. Paul y a fait toute sa carrière, alors que Félix a opté pour l’aéronautique dès 19101.

Portrait de Paul Marie , daté du 15 février 1917 à Băcau, avec dédicace en roumain et français.

2Le 22 septembre 1916 à 20 heures, Paul reçoit du général Joffre, commandant en chef, le message qui suit :

  • 2 Extrait de Paul Marie, Mon journal, fonds privé.

Chef d’escadron Marie, 22e d’artillerie, désigné pour mission militaire en Roumanie, sera dirigé d’extrême urgence sur Paris, 2e bureau, laisse ses chevaux, emmène son ordonnance et son harnachement2.

3Visiblement, l’alternative n’est pas de mise ! Alors, première question qui me vient à l’esprit, pourquoi retirer du front un officier commandant d’un groupe d’artillerie (c’est-à-dire de trois batteries) dans le secteur des Éparges, après deux passages à Verdun, en avril puis en mai-juin 1916 ? Le général Berthelot est dans le même cas de figure, puisqu’il est au Mort-Homme en septembre 1916. Qui décide des affectations pour les futurs membres de la mission, et sur quels critères ? Est-ce que la présence de Félix Marie au ministère de la Guerre, en tant que chef du secrétariat particulier du général Roques, depuis mars 1916, a pu influer dans le cas de Paul ? La question est difficile et je n’ai pas trouvé la réponse.

4Paris n’est qu’une étape – essentiellement administrative – car la destination finale est la Roumanie… en passant par Lorient et Arkhangelsk. L’embarquement sur la Médie se fait le 27 septembre pour un départ à 15 h 30. Bâtiment réquisitionné à l’entrée en guerre, la Médie réalise là sa deuxième rotation vers la Russie avec, dans ses soutes des canons de 120, des avions Breguet-Michelin, des munitions et, comme passagers, les premiers officiers de la Mission et leurs ordonnances. Arrivés le 10 octobre à Arkhangelsk, ils rejoignent, le 15, le général Berthelot, le lieutenant-colonel Petin et le capitaine Marchal avant l’entrée en Roumanie. Accueillis à Bucarest le 16 octobre, Paul Marie et cinq officiers français sont missionnés dès le 17 pour « prendre la température » auprès des 12e et 22e divisions, en position vers Câmpulung et Rucăr. Les lettres de mission (cf. Annexe I) sont rapidement distribuées et Paul Marie est affecté au groupement de la Prahova, avec la responsabilité de l’artillerie, tout en servant de relais entre les officiers de terrain et le roi Ferdinand.

Les officiers de la mission militaire française en Roumanie à bord de la Médie, dont Paul Marie 2e en partant de la droite.

Le pont de la Médie, avec une caisse marquée "Avions B.M." (Breguet-Michelin), septembre-octobre 1916.

  • 3 Il a été reçu au concours d’entrée à Polytechnique et au concours d’entrée à l’École normale supé (...)
  • 4 Il a traduit en français nombreux documents et ouvrages allemands.

5Après la retraite des armées roumaine et russe, en décembre 1916 et janvier 1917, il est affecté à la 2e armée du général Averescu pour y organiser et commander toute l’artillerie en liaison avec les Russes. En quelques mois, par ses capacités intellectuelles3, sa connaissance approfondie de l’artillerie allemande et de son fonctionnement4, par l’expérience acquise après trente mois de campagne, Paul Marie met en place toutes les conditions favorables à l’exécution du plan d’attaque de grande envergure, programmé pour cette fin de printemps de 1917. Si l’engagement principal n’est pas dévolu à la 2e armée, sa percée à la jonction des lignes allemandes et austro-hongroises à Mărăşti reste dans la mémoire collective comme un véritable succès des forces alliées.

Paul Marie avec le général Averescu

  • 5 Représentée par Françoise, la sœur aînée d’Ileana.

6Paul Marie, comme tous les membres de la Mission, quitte la Roumanie en mars 1918 pour retrouver la France au début de mai et de nouvelles affectations. À partir de 1919, il est nommé à la tête du 61e d’artillerie basé à Metz. Les déplacements fréquents, dans cet après-guerre, sont bien mis en lumière par la correspondance (cf. Annexe II) échangée entre les deux frères. Au détour des pages, on peut découvrir l’importance que le séjour roumain a pu revêtir dans les esprits, et plus particulièrement dans celui de mon grand-père. En septembre 1920, ma tante Ileana voit le jour et est baptisée à Metz (cf. Annexe III), avec le général Berthelot comme parrain et la reine Marie de Roumanie pour marraine5 ; en avril 1922, Gisèle (Jeanne Mioara) nait à Kreuznach (Pays Rhénans) et est baptisée le 8 juillet 1924, à Montigny, en présence de son parrain, le prince Carol de Roumanie et de sa marraine, la générale Buat.

Photographie prise à l'issue du baptême de Gisèle le 8 juillet 1924, 101 rue de Pont-à-Mousson, Montigny-lès-Metz. De gauche à droite : Françoise Marie, Thérèse Marie, Ileana Marie, prince Carol de Roumanie, Gisèle Marie, générale Buat, Jacques Marie, colonel Paul Marie.

7Autre interrogation, pourquoi ce double lien avec la famille royale ? J’imagine que mon grand-père a dû être à l’origine de ces deux liens en formulant une demande auprès de la famille royale mais, que peut-on penser de la réponse de celle-ci ? Y avait-il une volonté, de la part des souverains, d’établir ou de renforcer des liens publics ou privés entre la famille royale et les membres de la mission militaire française ? Ou bien, ces marrainage et parrainage étaient-ils une exception ? Toujours est-il que, pour ma génération, l’histoire familiale avait intégré ce double lien comme quelque chose de naturel. D’ailleurs, j’ai entendu mon père, à une ou deux reprises, parler de ma mère comme « sa princesse Hohenzollern ».

8Des souvenirs de Roumanie ramenés ou offerts à mes grands-parents, il subsiste quelques pièces qui se sont trouvées réparties entre mes frères et sœurs et moi. Aujourd’hui, je vais vous présenter deux objets pour qui manquent quelques informations quant à leur origine. Le premier est une chope de bière, d’une contenance gravée de 0,3 litre, à l’effigie de Carol de Roumanie, numérotée en pied d’anse 2 532. Je n’ai jamais eu d’explications venant de ma mère, mais il est certain qu’il ne s’agit pas d’une chope britannique, du fait de la contenance gravée en litre. Le second objet, dont les hasards des successions font de moi l’heureux détenteur, se présente sous la forme d’une chemise de femme dont la partie supérieure est ornée/ouvragée de broderies de couleur noire, rehaussées de « pastilles d’aluminium et de laiton » fixées par des micro-perles vertes pour l’aluminium et jaunes pour le laiton. On y décèle des traces manifestes de port, visibles au niveau du col. Est-ce que cette chemise est revenue en France par la voie « diplomatique » entre la fin de 1916 et le début de 1918 ? Ou bien est-ce que Paul Marie a ramené ce cadeau pour Thérèse, ma grand-mère ? Je crains bien de rester avec mes hypothèses, pour longtemps encore.

Chemise roumaine : 1. devant, 2. le motif en cœur sur l'épaule, 3. dos.

Chope à l'effigie de Carol II de Roumanie.

Annexes

I.

Ordre de service N/298 du 7 octobre 1916, Service historique de la Défense (SHD), Vincennes, Fonds Félix Marie, cote Z 35624.

Ordre du 11/24 [octobre] 1916, Service historique de la Défense (SHD), Vincennes, Fonds Félix Marie, cote Z 35624.

Lettre N/175 du 1er/14 décembre 1916, Service historique de la Défense (SHD), Vincennes, Fonds Félix Marie, cote Z 35624.

II. Lettre de Paul Marie à son frère Félix

9Camp de Mailly, juin 24
Mon cher Félix,

10Je n’ai plus eu de tes nouvelles depuis ton départ de Vichy, j’imagine que tu as pu sans trop de fatigue arriver à Cazaux via Nevers et que tu sais te reposer un peu avant d’entreprendre de nouvelles luttes.

11Je suis également sans nouvelles de Metz depuis deux jours et après ma semaine de gros travail à Mailly, il me tarde d’être à ce soir pour revoir tout mon monde et savoir ce que vous devenez Made et toi.

12Je verrai aussi comment notre jeune taupin a fait ses compositions de l’X dans les séances de turne qui devaient avoir exactement la même durée qu’à l’examen, et s’il a commencé à prendre ses leçons de natation.

  • 6 Charles Marie de Lardemelle (1867-1935), commandant du 6e corps d’armée, gouverneur militaire de (...)
  • 7 Georges René Alexandre (1864-1931), commandant de l’artillerie du 6e corps et de la 6e brigade d’ (...)

13J’irai promener Th. et les enfants quelque part - je ne sais où encore - pendant ces fêtes de Pentecôte, mais il faudra que nous soyons de retour à Metz pour assister lundi soir à une soirée du général de Lardemelle6, à laquelle assistera le Maréchal Pétain et mercredi je présenterai le régiment aux écoles à feu devant le général Alexandre7.

14Tu le vois, ce sont là pas mal d’occupations et je continue dans les intervalles mon travail sur la Roumanie, où il est beaucoup parlé du général Averesco – tout en entrainant mes officiers au concours hippique.

  • 8 Paul Painlevé (1863-1933), mathématicien et homme politique, plusieurs fois ministre de la Guerre (...)

15Pendant que nous sommes l’un et l’autre au camp, de grands événements se passent à Paris, et d’autres se préparent en Allemagne. Mr Painlevé8 est président de la Chambre, et sera peut-être bientôt président de République. Que tu restes à Cazaux ou que tu le suives au Palais-Bourbon ou à l’Élysée, c’est un événement très heureux pour toi, dont tu devras profiter sans énervement en songeant tout d’abord à ce que je t’écrivais dans ma dernière longue lettre : à nos âges, lorsque nous avons acquis de l’expérience et que nous avons encore de la puissance de travail, un problème important pour les autres aussi bien que pour nous, c’est de durer.

16J’espère que tu as reçu avant ton départ de Vichy la longue lettre que je t’écrivais en réponse à la tienne. Nous sommes en ce moment dans un moment important du déclin de notre vie et je serai très heureux de continuer cette correspondance, qui nous obligera l’un et l’autre à réfléchir davantage encore à nos actes. Nous éviterons ainsi les discussions qui t’énervent et pour lesquelles je ne suis pas fait. J’ai appris à commander ; je n’ai pas voulu apprendre à discuter. Mais je t’assure, ma plume te sera toujours d’un grand secours car elle suit ma pensée, alors que souvent dans une discussion rapide comme le sont les tiennes, ma parole la précède-et comme je suis très entêté – sans en avoir l’air – je n’aime pas à faire contremarche et je suis ma parole.

  • 9 Berceau de la famille, dans le Vaucluse.

17Mais voilà assez de confessions pour aujourd’hui. Parlons un peu de Sault9 : […] Pour le lavandin, il paraît qu’on laboure. Mr Vendran a lui aussi eu beaucoup de mal sans doute à trouver de la main d’œuvre. Tu es peut-être au courant et tu dois l’encourager.

18Je serais très heureux que Th. et Made trouvent beau le pays qui nous a vu naître.

19Je vous embrasse Made et toi affectueusement.

20P. Marie

  • 10 Théâtres d’opérations extérieurs.

21Bonne lettre de Maurice qui mérite la croix de guerre des TOE10. Je vais écrire à son colonel à ce sujet.

III.

Extrait d’acte de baptême d’Ileana Marie, Fonds François Lesavre.

Extrait d’acte de baptême de Gisèle Marie, Fonds François Lesavre.

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Notes

1 Brevet de pilote n° 80 obtenu le 17 mai 1910 après écolage à Pau sur Blériot XI.

2 Extrait de Paul Marie, Mon journal, fonds privé.

3 Il a été reçu au concours d’entrée à Polytechnique et au concours d’entrée à l’École normale supérieure en 1888.

4 Il a traduit en français nombreux documents et ouvrages allemands.

5 Représentée par Françoise, la sœur aînée d’Ileana.

6 Charles Marie de Lardemelle (1867-1935), commandant du 6e corps d’armée, gouverneur militaire de Metz.

7 Georges René Alexandre (1864-1931), commandant de l’artillerie du 6e corps et de la 6e brigade d’artillerie à Metz

8 Paul Painlevé (1863-1933), mathématicien et homme politique, plusieurs fois ministre de la Guerre, mais jamais président de la République.

9 Berceau de la famille, dans le Vaucluse.

10 Théâtres d’opérations extérieurs.

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Table des illustrations

Légende Portrait de Paul Marie , daté du 15 février 1917 à Băcau, avec dédicace en roumain et français.
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Légende Les officiers de la mission militaire française en Roumanie à bord de la Médie, dont Paul Marie 2e en partant de la droite.
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Légende Le pont de la Médie, avec une caisse marquée "Avions B.M." (Breguet-Michelin), septembre-octobre 1916.
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Légende Paul Marie avec le général Averescu
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Légende Photographie prise à l'issue du baptême de Gisèle le 8 juillet 1924, 101 rue de Pont-à-Mousson, Montigny-lès-Metz. De gauche à droite : Françoise Marie, Thérèse Marie, Ileana Marie, prince Carol de Roumanie, Gisèle Marie, générale Buat, Jacques Marie, colonel Paul Marie.
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Légende Chemise roumaine : 1. devant, 2. le motif en cœur sur l'épaule, 3. dos.
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Légende Chope à l'effigie de Carol II de Roumanie.
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Légende Ordre de service N/298 du 7 octobre 1916, Service historique de la Défense (SHD), Vincennes, Fonds Félix Marie, cote Z 35624.
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Légende Ordre du 11/24 [octobre] 1916, Service historique de la Défense (SHD), Vincennes, Fonds Félix Marie, cote Z 35624.
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Légende Lettre N/175 du 1er/14 décembre 1916, Service historique de la Défense (SHD), Vincennes, Fonds Félix Marie, cote Z 35624.
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Légende Extrait d’acte de baptême d’Ileana Marie, Fonds François Lesavre.
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Légende Extrait d’acte de baptême de Gisèle Marie, Fonds François Lesavre.
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Pour citer cet article

Référence papier

François Lesavre, « Le colonel Paul Marie, sa présence au sein de la mission militaire française en Roumanie et ses liens avec la famille royale »reCHERches, 29 | 2022, 195-204.

Référence électronique

François Lesavre, « Le colonel Paul Marie, sa présence au sein de la mission militaire française en Roumanie et ses liens avec la famille royale »reCHERches [En ligne], 29 | 2022, mis en ligne le 30 novembre 2022, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/14612 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.14612

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Auteur

François Lesavre

Petit-fils du colonel Paul Marie, titulaire d’un Master d’histoire, Université de Lorraine.

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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