La contestation de la Bessarabie
Résumé
In the present research, we will present a radiography of the Soviet subversive action in the interwar Bessarabia, a historical province united to Romania in 1918, which had several goals, including challenging the authority of the Romanian administration in the province; the mobilizing Bessarabians of different nationalities against the Romanian state; the presentation inside and outside the Soviet state of a contesting spirit in Bessarabia against the new Romanian order and finally the preparation of its annexation, which will take place on June 28, 1940. The article reveals an annexationist plan meticulously prepared for two decades in Moscow, simultaneously carried out in other neighboring states (Poland and the Baltic States), which is intended to overcome the effects of the paradigm of the Soviet ultimatum as one that “fell out of the blue”, often used to explain the Romanian tragedy in the summer of 1940.
Plan
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- 1 La République Démocratique de Moldavie a d’abord proclamé son autonomie le 2 décembre 1917, puis (...)
1Les études roumaines et occidentales sur l’instauration du communisme en Roumanie se concentrent souvent sur l’année 1940-1941, estimant que l’occupation de la Bessarabie par les armées soviétiques marque le début de la première expérience complète de communisation des Roumains. Cette approche ne reflète que partiellement la réalité, car les Roumains avaient déjà connu le « communisme » de 1917 à 1918, lorsque la Bessarabie et même le Vieux Royaume, lors de la Première Guerre mondiale, étaient entrés dans le tourbillon de la Révolution russe, à Chișinău et à Iași, puisqu’on projetait déjà d’établir le « pouvoir soviétique » des deux côtés du Prut. Plusieurs aspects de l’ingérence soviétique dans l’espace roumain sont connus, depuis la bolchevisation des troupes russes sur le front roumain et leur implication dans la tentative de renverser l’ordre politique du Royaume de Roumanie et de la République démocratique de Moldavie (RDM)1, jusqu’aux solutions militaires proposées par les dirigeants bolcheviques et hongrois pour démanteler la Roumanie en tant qu’État. Une fois ces dangers immédiats écartés, l’État roumain a dû faire face à une pression continue au sujet de la Bessarabie, dont la Russie soviétique a constamment contesté l’intégration à la Roumanie pendant l’entre-deux-guerres.
Un aperçu des politiques soviétiques à l’égard de la Grande Roumanie révèle une grande diversité de procédés, dont certains sont encore d’actualité aujourd’hui. Il convient d’en relever trois composantes importantes : la non-reconnaissance de la réunification de la Bessarabie et l’activité diplomatique visant à contrer le soutien extérieur à la possession de la province par la Roumanie :
– la coordination de l’action subversive soviétique en Bessarabie et en Roumanie, à la fois en organisant le mouvement communiste et en sapant l’autorité de l’administration roumaine ;
– la création de la République autonome soviétique et socialiste de Moldavie (RASSM) et la projection d’un modèle concurrent de construction identitaire sur les Roumains à l’est du Prut.
L’existence de ce parallélisme dans la construction de la nation des deux côtés du Dniestr (Bessarabie roumaine – Transnistrie soviétique) a créé de multiples dysfonctionnements dans le développement naturel de la Bessarabie de l’entre-deux-guerres, mais cela a été encore compliqué par la façon dont la propagande et l’idéologie soviétiques ont tenté de démanteler et de diaboliser l’esprit national roumain dans le territoire situé entre le Prut et le Dniestr après 1940-1944.
2Dans cette recherche, nous présenterons une radiographie de l’action subversive soviétique dans la Bessarabie de l’entre-deux-guerres, qui avait plusieurs objectifs, dont celui de contester l’autorité de l’administration roumaine dans la province, de mobiliser les Bessarabiens de différentes nationalités contre l’État roumain, de présenter à l’intérieur et à l’extérieur de l’État soviétique un esprit de contestation en Bessarabie contre le nouvel ordre roumain, et surtout de préparer son annexion, qui eut lieu le 28 juin 1940.
3Une telle approche nous montre un plan annexionniste scrupuleusement préparé à Moscou, également mis en œuvre dans d’autres États voisins (même à des périodes différentes, y compris de nos jours), qui est censé surmonter les effets du paradigme de l’ultimatum soviétique comme une mise en demeure « tombée du ciel, comme un coup de tonnerre », souvent utilisé pour expliquer l’annexion de la Bessarabie et de la Bucovine du nord à l’été 1940.
Le 6 janvier 1918 et le mythe de l’établissement du « pouvoir soviétique » à Chișinău
4L’un des mythes durable de l’historiographie communiste consistait à soutenir que le 5-6 janvier 1918, le « pouvoir soviétique » avait été instauré à Chișinău, les bolcheviks prenant le contrôle de la Bessarabie. Ce reversement du pouvoir a été « étouffé » par l’intervention des armées roumaines en Bessarabie considérée comme « la première invasion étrangère des troupes de l’Entente en territoire soviétique », raison pour laquelle la Russie soviétique a déclaré la guerre à la Roumanie et arrêté le ministre de Roumanie à Petrograd, C. Diamandy. C’était en définitive la raison de la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays, qui ne furent rétablies qu’en 1934.
5Afin de déconstruire ce mythe, nous allons d’abord clarifier ce qui s’est passé en Bessarabie au début du mois de janvier 1918.
6L’installation des bolcheviks à Chișinău est liée au RUMCEROD (Румчерод), acronyme russe du Comité exécutif central des Soviets du Front roumain, de la flotte de la mer Noire et de la région d’Odessa, organe révolutionnaire installé provisoirement dans le sud de l’Ukraine, et disposant de pouvoirs « bolcheviques » sur le territoire des goubernies de Bessarabie, Herson et Tauride, dans le contexte de la dislocation de l’Empire russe et de la guerre civile. Sous la direction du Rumcerod, la République soviétique d’Odessa est établie (janvier-mars 1918), qui inclut la Bessarabie.
- 2 I. Țurcanu, Sfatul Țării [Le Conseil du Pays], Chișinău, Arc, 2018, p. 127.
7À la fin de 1917et au début de 1918, apparaît à Chișinău le FrontOtdel (Section du Front) du Rumcerod, un comité soutenu par les unités russes des 75e et 260e régiments. Son objectif était d’établir un quartier général militaire dans le but de prendre le contrôle du front roumain et d’attirer les armées russes à ses côtés. Le FrontOtdel, dirigé par Perper, Kabak, Levensohn et le « récidiviste » tout juste libéré par l’amnistie du gouvernement provisoire, Grigory Kotovsky, a promis aux autorités moldaves de « ne pas s’immiscer dans les affaires intérieures de la Bessarabie » et de ne s’occuper que des affaires militaires russes, ce qui n’était en fait qu’une ruse2. Le comité du FrontOtdel a choisi parmi les soldats qui avaient fui le front, des combattants pour former des unités de l’Armée rouge, pour mener par la suite une propagande bolchevique active, élire leur propre direction militaire et ordonner la non-exécution des ordres de la Rada centrale, le gouvernement de l’Ucraine, et du général D. Scerbachev, le commandant des troupes russes sur le front du Siret.
- 3 Gh. E. Cojocaru, Sfatul Țării. Itinerar [Le Conseil du Pays. Itinéraire], Chișinău, Civitas, 1998 (...)
8Dans le contexte de la dissolution par les bolcheviks de l’Assemblée constituante à Petrograd, le 6 janvier 1918, précédée par la déclaration de guerre à la Roumanie le 5 janvier, des détachements bolcheviques attaquent le 6 janvier un détachement militaire transylvain (formé de prisonniers de guerre engagés volontaires aux côtés de l’Entente) venant de Kiev et se dirigeant vers Iași. Le télégraphe, la poste et la gare sont pris d’assaut, et l’état de siège est déclaré à Chișinău, Bender et Bălți. Dans ce contexte de psychose anti-roumaine, Sfatul Țării (le Conseil du Pays – le parlement de la République démocratique de Moldavie) est accusé de collaborer avec la Roumanie et plusieurs députés sont condamnés à mort. Les ministres de la RDM, V. Cristi, N. Codrean, T. Ioncu, I. Pelivan et Șt. Ciobanu se cachent. 80 % des unités moldaves, refusant d’obéir aux ordres des officiers, sont passées du côté du FrontOtdel, sous l’effet des rumeurs et des provocations. Le comité du FrontOtdel a arrêté la Commission interalliée d’approvisionnement en Bessarabie, qui comprenait des représentants des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France et de la Roumanie, et a saisi sa caisse (environ 2 millions de roubles)3.
- 4 I. Țurcanu, op. cit., p. 128.
9Dans ces conditions, certains des députés du Bloc moldave, dont Pelivan, Buruiană, Crihan, Buzdugan, Gafencu, Țanțu, Minciună, en groupes séparés, arrivent à Iași pour exiger l’intervention des armées roumaines. Malgré les circonstances critiques, Sfatul Țării poursuit ses travaux, le FrontOtdel ne parvenant ni à dissoudre le corps législatif bessarabien ni à prendre complètement le pouvoir. On peut plutôt parler d’un semi-échec de la tentative de coup d’État des bolcheviks, qui aurait probablement réussi si les armées roumaines n’étaient pas intervenues le 13 janvier 1918. Les deux pouvoirs – le Conseil du Pays et le FrontOtdel – représentaient « une balance de l’impuissance », aucun des deux n’étant capable d’anéantir l’autre à lui seul, sans faire appel à une force extérieure4.
10Cette ambiguïté du pouvoir est confirmée par la résolution du Conseil du Pays du 9 janvier, qui proteste contre l’arrestation des militaires transylvains et des membres de la Commission interalliée ; elle condamne l’agitation provocatrice contre les institutions législatives et informe la population et les unités militaires que « le Conseil départemental, reconnu par les États amis, est le seul organe légal représentant la République Moldave ».
11Dans le contexte compliqué des transformations européennes et régionales, où se mêlent les effets de la guerre mondiale, de la révolution russe, des revendications territoriales à l’égard de la Bessarabie et du danger du bolchevisme, le 27 mars 1918, le Conseil du Pays opte pour le retour de la Bessarabie à la Roumanie réunifiée.
12Le 28 octobre 1920, la conférence de paix de Paris reconnaît au plan international l’union de la Bessarabie avec la Roumanie. Le traité est signé par les représentants de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Italie, du Japon et de la Roumanie, et est connu dans l’histoire sous le nom de Protocole bessarabien ou Convention bessarabienne.
Les effets de la « révolution mondiale » sur la Bessarabie et la Roumanie
13Après cette tentative de prise du pouvoir le 6 janvier 1918, la Russie soviétique poursuit ses attaques armées depuis l’autre côté du Dniestr, organisant une propagande anti-roumaine à l’intérieur de la Bessarabie et à l’extérieur, notamment à Odessa. Au cours de la Conférence de la Paix de Paris, ces actions de déstabilisation de la situation en province se poursuivent avec une intensité accrue, encouragées par les effets de la « révolution mondiale » lancée à Moscou après la prise du pouvoir par les bolcheviks.
14La Roumanie, à proximité de la Russie soviétique, était l’une des cibles principales de la « révolution mondiale ». Cette fois, la préparation des infiltrations à travers le Dniestr, ainsi que l’organisation de la résistance contre l’administration roumaine, étaient considérées dans un contexte régional plus large, lié aux tentatives d’instauration du communisme en Hongrie par Béla Kun. Par conséquent, l’action des bolcheviks et les opérations menées pour la contrer par l’armée, l’administration et les services de sécurité roumains, soutenus dans leurs efforts par les armées françaises, ont eu pour effet à la fois de sauver la Bessarabie et la Roumanie de l’établissement du régime communiste et de renforcer l’idée, parmi les Grandes Puissances à Paris, que l’intégration de la province à l’État roumain aurait pour effet d’arrêter l’expansion soviétique vers l’Europe occidentale et les Balkans.
- 5 Pour plus de détails liés à l’impact de la « révolution mondiale » sur la Bessarabie et la Rouman (...)
15Au printemps de 1919, la menace soviétique prend la forme d’incursions d’unités militaires de l’Armée rouge en Bessarabie, dans l’espoir de déclencher des soulèvements de la population locale. De même, des actions subversives sont organisées contre l’État roumain par le financement et le soutien logistique de groupes bolcheviques qui se devaient de déstabiliser la Roumanie par tous les moyens5.
- 6 Zaharia I. Husărescu a consigné ses souvenirs de la lutte de l’administration roumaine contre les (...)
16En se synchronisant avec ces actions extérieures, les Russes de Bessarabie commencent à manifester diverses formes de désobéissance et d’agitation. Le rapport du chef de la Sûreté de l’État (dénomination des services secrets roumains avant 1940) pour la Bessarabie, Zaharia Husărescu, notait que la presse de Chișinău avait fait état des révoltes et du mécontentement des Russes, qui « ne voulaient pas du tout renoncer à leurs prérogatives et accepter l’hégémonie des Moldaves ». Le territoire de la Bessarabie est arrosé de manifestes bolcheviques, dans lesquels on retrouve nombre de ces griefs. Dans l’un d’entre eux, publié en janvier 1919, les paysans sont exhortés à créer « dans les rivières de sang du nouveau monde, un corps socialiste ». Le document appelait les habitants de la province à entamer « la lutte pour l’établissement du pouvoir soviétique comme seul pouvoir capable de prendre possession de la terre et des usines du pays ». Le manifeste, qui se terminait par le slogan « Vive la République Fédérative Socialiste de Bessarabie », appelait les Bessarabiens « à s’organiser en régiments de la Garde rouge pour défendre le pouvoir soviétique »6.
17Les soviets ont toujours établi un lien entre les éléments militaires et les élements socio-politiques des actions communistes. La srévolution ne se déroulait pas seulement sur le front militaire, mais aussi sur le front social, celui de la lutte des classes, et l’intervention de l’armée soviétique était considérée comme un acte d’intervention légitime.
- 7 J. Marques-Rivière, L’URSS dans le monde. L’expansion soviétique de 1918 à 1935, Paris, Payot, 19 (...)
18Entre 1920 et 1924, l’État soviétique se trouve dans une phase active de dynamisme révolutionnaire, la doctrine trotskyste de l’imminence de la « révolution mondiale » étant encore un dogme en vigueur. Les États limitrophes de l’Europe de l’Est allaient devenir les premiers acteurs de la « vague rouge »7. Moscou avait en effet déclaré que Riga et Reval (Tallinn) étaient des ports « russes » et que la Bessarabie était un territoire russe « occupé » par la Roumanie.
- 8 J.M. Kopanski, Diplomaţia sovietică în lupta pentru soluţionarea echitabilă a problemei basaraben (...)
- 9 Ibid.
- 10 Al. Boldur, La Bessarabie et les relations russo-roumaines, Paris : Gamber, 1927, p. 84.
19L’intégration de la Bessarabie à la Roumanie se produisit en un moment où la Russie était en proie à des luttes politiques internes. Immédiatement après la rupture des relations diplomatiques avec la Roumanie, le Collège autonome suprême du Conseil des Commissaires du Peuple de la Fédération de Russie pour les affaires russo-roumaines a été créé pour traiter de toutes les questions relatives aux relations avec la Roumanie. Le 15 janvier 1918, le Conseil des Commissaires adopte une résolution stipulant l’allocation de 5 millions de roubles pour l’activité de ce collège8. Le même jour, V. I. Lénine signe les lettres de créance d’A. Jelezneacov, M. Brasov et M. Bujor, nommés par le Commissariat du peuple commissaires organisateurs pour les affaires russo-roumaines9. Sous la direction de ce collège, à la mi-février 1918, les troupes soviétiques, qui avaient participé à la destruction de la Rada ukrainienne et à la conquête de Kiev, se dirigent vers la Bessarabie. Sous la contrainte de la force militaire soviétique, la Roumanie accepte les pourparlers avec Moscou, qui aboutissent à l’accord Averescu-Racovski du 5 mars 1918, engageant la Roumanie à retirer ses troupes de Bessarabie10.
- 11 M. Bruhis, Rusia, România şi Basarabia [La Russie, la Roumanie et la Bessarabie], Chişinău, Unive (...)
20Le retrait de l’Ukraine des mains des armées soviétiques annule les dispositions de l’accord en question, qui est toutefois utilisé en permanence par la suite par la diplomatie soviétique pour justifier ses revendications sur la Bessarabie. Alors qu’elle était en proie à des troubles internes, la Russie soviétique a encouragé une activité incohérente en Bessarabie, les soulèvements et certaines actions irrédentistes dans la province faisant plutôt écho à la guerre civile et à l’intervention étrangère en Russie. C’est également le cas des deux soulèvements de Tighina et Hotin en 1919. Les deux actions étaient de nature anti-roumaine et pro-soviétique, leurs instigateurs essayant d’arracher la Bessarabie à la Roumanie et de l’annexer à la Russie. Malgré les efforts de l’historiographie soviétique pour les présenter comme des mouvements de masse de la population locale pour la « libération » de la Roumanie, des études récentes ont montré que ces deux actions n’étaient rien d’autre que des attaques isolées de détachements soviétiques sur le territoire roumain, ignorés par les Roumains de Bessarabie11.
- 12 Dokumenty Vneșnei Politiki SSSRSSSR [Documents sur la politique étrangère de l’URSS], (DVP) vol. (...)
- 13 I.M. Kopanski, op. cit., p. 83.
21Dans le cas de la Bessarabie, le gouvernement de Moscou a fait preuve de synchronisation entre ses actions diplomatiques et militaires. Après la note soviétique du 2 mai 1919, adressée à la Conférence de la Paix de Paris, demandant à la Roumanie d’évacuer la Bessarabie12, le 11 mai 1919, avec l’accord de V.I. Lénine, les troupes soviétiques commandées par V. Podvoiski traversent le Dniestr et occupent la localité de Ciobruciu. « Hier, les troupes soviétiques ukrainiennes, victorieuses des Roumains, ont traversé le Dniester » – communiquait V.I. Lénine télégraphiquement au dirigeant de la République soviétique de Hongrie, Béla Kun. L’objectif était de rejoindre les troupes de la Hongrie soviétique en passant par la Bessarabie, la Bucovine et la Galicie. Ce plan avait été élaboré personnellement par Lénine et avait été inclus dans ses instructions aux chefs militaires soviétiques13. La réaction rapide de l’armée roumaine et la situation difficile sur le front sud ont permis d’arrêter l’offensive soviétique.
L’insurrection de Tatarbunar et la création de la RASSM
- 14 I. Marques-Rivière, op. cit., p. 188.
22À partir de 1920, lorsque le régime bolchevique est en voie de vaincre ses adversaires dans la guerre civile, qu’il a résisté à l'intervention des puissances de l’Entente et que le Komintern est formé, la Bessarabie fait l’objet d’une attention particulière de la part des Soviets, qui veulent réoccuper la province le plus rapidement possible. À cette fin, un plan est élaboré pour provoquer un soulèvement armé en Bessarabie censé justifier l’intervention des armées soviétiques. Cette méthode d’expansion révolutionnaire bolchevique était particulièrement subtile : il n’était pas question d’une intervention soviétique dans des territoires étrangers, mais seulement de troupes soviétiques « aidant » les « masses révoltées » contre le régime existant. Cette tactique, dont l’exemple classique est le putsch de Reval en décembre 192414, a été utilisée par l’Union soviétique contre la Roumanie à travers les attaques de Hotin et de Tighina, et surtout à travers l’attentat de Tatarbunar en 1924.
- 15 I.M. Kopanski, op.cit., p. 53.
23Afin de coordonner ces actions, le 17 février 1919, le comité central du PC d’Ukraine adopte une résolution sur la création du comité régional du parti de Bessarabie15. Le but de cet organisme était d’introduire en Bessarabie ses propres agents, qui s’efforçaient de saper le régime établi dans cette région.
- 16 D. Stancov, op.cit., p. 39.
24Tous les comités dirigeants des organisations communistes de Bessarabie avaient des liens directs avec la GPU (police politique) de Kharkov, Odessa et Balta, d’où ils recevaient des instructions, des directives, des fonds, du matériel de propagande et surtout des armes. Les armes arrivaient en grande quantité et étaient stockées dans différents centres de Bessarabie, notamment dans les régions du nord et du sud de la province, où les minorités représentaient une part très importante de la population16.
- 17 Selon le journal bessarabien Sfatul Ţării, le 25 août 1920.
25Le journal bessarabien Sfatul Țării rapporte dans son édition du 25 août 1920 que la Sûreté générale de Bessarabie avait réussi à arrêter une organisation communiste bessarabienne, qui était liée aux groupes communistes roumains de Iași, Cernăuţi (Tchernivtsi), Bucarest et au Comité du parti communiste bessarabien à Odessa. Les recherches ont révélé que le mouvement communiste de cette organisation s'était étendu à toute la Bessarabie, y formant non seulement le comité régional, mais aussi des comités départementaux, communaux et de villageois, et que Chișinău était chargé du secrétariat de l’information, de l’agitation et de la propagande17.
- 18 Gh. Tătărescu, Internaţionala III şi Basarabia [La IIIe Internationale et la Bessarabie], Patrimo (...)
26L’action subversive soviétique en Bessarabie d’après l’enquête menée par le gouvernement roumain sur l’insurrection de Tatarbunar, est magistralement présentée par Gh. Tătărescu à la session plénière du Parlement roumain le 19 juillet 192518. Les résultats de l’enquête ont montré qu’un état-major spécial de la Troisième Internationale avait été créé pour la Bessarabie, avec son siège à Kharkov et une antenne à Odessa. Ses tâches comprenaient l’organisation d’attaques sur le Dniestr avec des bandes armées, dans le but de maintenir l’armée roumaine en permanence sur le qui-vive et de provoquer des tensions au sein de la population. L’organisation des attaques et des attentats à l’intérieur de la Bessarabie, avait pour objectif de démoraliser la population et de diminuer le prestige des autorités roumaines aux yeux des habitants.
27C’est dans ces conditions que le soulèvement de Tatarbunar éclate en septembre 1924. Il s’agissait véritablement d’une action de masse violente de la part de la population de Bessarabie, qui était considérée dès le départ comme un soulèvement contre l’ordre existant. Cependant, il convient d’apporter deux précisions au sujet de cette insurrection. La première est qu’elle a été inspirée, préparée et organisée sur le territoire de l’URSS et seulement ensuite exportée en Bessarabie du Sud. La seconde est que le soulèvement a eu lieu dans une région où, en raison de la politique tsariste, de profonds changements démographiques avaient eu lieu, plaçant l’élément roumain en minorité par rapport aux autres nationalités.
- 19 M. Bruhis, op.cit., p. 207-208.
- 20 O. Țâcu, op. cit., p. 194.
28Par conséquent, la grande majorité des participants au soulèvement étaient des Ukrainiens ou des Russes, comme le démontre le « procès des 500 » qui s’est tenu après l’écrasement du soulèvement19. Par la suite, de 1924 à 1940, aucune action majeure de ce type n’a eu lieu en Bessarabie, ce qui a conduit l’historiographie soviétique à noter que « la lutte des paysans de Bessarabie contre les occupants a atteint son apogée lors du soulèvement de Tatarbunar »20.
- 21 A. Repida, Obrazovanie Moldavskoi A.S.S.R., Chişinău, Ştiinţa, 1974, p. 110.
- 22 A. Boldur, Bessarabskii vopros, Chişinău, Tipografia Centralei Cooperativelor, 1930, p. 256-257.
- 23 D.J. Dallin, Russia and Postwar Europe, New Haven, Yale University Press, 1943, p. 213-214.
29Le 12 octobre 1924, un autre coup de théâtre se produit. La troisième session de la huitième législature du CEC de l’Ukraine soviétique décide de créer la République autonome soviétique socialiste de Moldavie (RASSM) en tant que partie de la RSS d’Ukraine21. Des discussions sur la création d’une république moldave à gauche du Dniestr avaient été menées de manière intensive avant même la conférence soviéto-roumaine de Vienne de 1924. Le facteur décisif dans l’émergence de cette autonomie était les objectifs de Moscou dans le problème bessarabien, et non la reconnaissance d’un élément roumain de l’autre côté du Dniestr. Dans son ouvrage de 1927 Rossia na perelome, l’historien russe émigré Pavel Miliukov affirme que la création de la RASSM n’est pas un phénomène isolé. Ce n’était qu’un des modes d’action du gouvernement soviétique en matière de politique étrangère, un des exemples d’inclusion au sein de l’Union soviétique de territoires nationaux comme foyers de déstabilisation dans les États limitrophes22. La création d’États artificiels susceptibles de perturber la situation interne des pays voisins était également valable, selon l’historien D.J. Dallin, dans le cas de la République de Carélie vis-à-vis de la Finlande et de la Biélorussie vis-à-vis de la Pologne23. En créant la République de Moldavie, l’Union soviétique est partie de ses intérêts de grande puissance, qui – après l’échec de la conférence de Vienne de 1924 – se limitent au fait qu’elle considérait comme nécessaire et opportun de créer une menace permanente contre la Roumanie, compte tenu de la position adoptée par cette dernière dans la question bessarabienne.
30Malgré sa petite taille et son caractère ethnique moldave réduit (les Moldaves ne représentaient que 31 % de la population), la république soviétique nouvellement formée était un outil politique et de propagande polyvalent entre les mains des autorités soviétiques :
– d’abord pour souligner les différences dans la solution du problème national sur les deux rives du Dniestr et entre les deux systèmes politiques – capitaliste et communiste, l’un roumain, l’autre soviétique, évidemment en faveur du système soviétique ;
– ensuite, afin de maintenir le problème de la Bessarabie ouvert jusqu’à son annexion, une idée fixe de Moscou tout au long de l’entre-deux-guerres, et de créer ainsi une pression constante sur l’État roumain ;
– et enfin, en cas de changements internationaux majeurs, afin d’utiliser la RASSM comme tête de pont vers les Balkans. Ces plans de Moscou sont mis en œuvre dans le contexte du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.
Le Komintern et l’action subversive contre la Roumanie
31En 1924, le Grand État-major roumain présente dans un document secret un rapport sur la découverte, en octobre 1923, du réseau d’espionnage soviétique en Roumanie (avec des ramifications dans d’autres pays européens également), qui révèle l’étendue de l’organisation et de l’action subversives soviétiques au sein de l’État roumain. Selon le document, en octobre 1923, le réseau d’espionnage politico-militaire en faveur des Soviétiques a été mis à jour. Créé en 1922 par le Bureau central de Vienne, il était basé à Bucarest et possédait des antennes à Brașov, Sibiu, Cernăuți, Bacău et Chișinău.
32L’enquête menée à cette occasion révèle l’organisation du service de renseignement soviétique non seulement en Roumanie, mais dans toute l’Europe. Ainsi, la Centrale principale à Berlin, sous la direction du général Stepanov, avec une branche à Vienne, était destinée à l’Europe occidentale. Cette branche de Vienne, sous la direction du général Inkov, assisté par le colonel Silkin, était destinée à l’Europe de l’Est et se composait des sections Terroriste, Propagande communiste, Faux documents et passeports, et laboratoire photochimique. Le principal centre de renseignement en Roumanie se trouvait à Bucarest, qui coordonnait trois autres centres de renseignement régionaux :
1. en Transylvanie – à Brașov, avec un sous-centre à Sibiu ;
2. en Bucovine – à Cernăuți, avec un sous-centre à Bacău ;
3. en Bessarabie – à Chișinău.
- 24 V. Guzun (éd.), Complimente de la tanti Haritina. Spionaj sovietic în România (1924-1944) [Compli (...)
33Le personnel étranger des centres de Berlin et de Vienne travaillait auprès des ambassades soviétiques respectives, et à Bucarest pour la Légation de Bulgarie. La Direction de la Sûreté de l’État note que la Mission soviétique à Vienne demeurait le principal centre d’activité d’espionnage et de propagande rayonnant vers les Balkans24.
- 25 Em. Bold, I. Seftiuc, România sub lupa diplomaţiei sovietice [La Roumanie sous la loupe de la dip (...)
34Le changement de la situation internationale et le reflux de la vague révolutionnaire dans tous les pays européens, d’une part, et l’échec des tentatives de provoquer une insurrection armée en Bessarabie, d’autre part, ont conduit le Komintern à abandonner le plan d’occupation de la Bessarabie, ce qui a entraîné un changement de la tactique soviétique dans la province. Désormais, la principale mesure a été d’intégrer le mouvement communiste du pays dans celui de la Roumanie, en le subordonnant aux directives du comité central du Parti communiste de Roumanie, reconnu et accepté comme une section du Komintern25. Toutefois, la spécification d’une situation exceptionnelle que la Bessarabie devait avoir en tant que province au sein de l’État roumain, en ne reconnaissant pas le droit de la Roumanie sur elle, n’a pas été abandonnée.
35La revue Krasnaya Bessarabia expose les objectifs de l’Internationale Communiste en Bessarabie :
- 26 Krasnaia Bessarabia, 5-6, 1926.
1. le renversement du joug des boyards en Bessarabie par suite de l’intensification des contradictions de classe et nationales ;
2. la soviétisation de la Bessarabie ;
3. l’unification de la Bessarabie soviétique avec la RASS de Moldavie et, par son intermédiaire, avec l’URSS ;
4. la préparation par l’intermédiaire de la Bessarabie soviétique de la révolution en Roumanie26.
36En Bessarabie et en Bucovine, tout le mécontentement de la population était instrumentalisé contre l’État roumain. On disait aux minorités que leurs droits nationaux n’étaient pas respectés et aux Roumains que la Roumanie et la Moldavie étaient deux nations différentes. Les paysans étaient incités à ne pas payer les impôts et à réclamer des terres aux monastères et à l’État. En matière de religion, on exigeait que les offices fussent célébrés dans les langues minoritaires et que le style ancien fût préservé. Tout mécontentement de la population était interprété de telle sorte que l’État roumain fût considéré comme la cause de tous les maux, et le régime et l’État soviétiques le seul espoir et le seul salut pour les Bessarabiens « opprimés ».
- 27 Arh. St. Bucureşti, Fond Casa Regală, [Archives d’État –Bucarest, fonds de la Maison royale de Ro (...)
37La réaction du gouvernement roumain a été rapide : la police, la gendarmerie et la Sûreté ont dû utiliser tous les moyens possibles pour étouffer la réaction communiste. On a alors parlé de « terreur blanche » roumaine en Bessarabie – un prétexte de plus pour la propagande soviétique pour diffamer l’image de l’administration roumaine en Bessarabie aux yeux des Bessarabiens et de l’opinion publique internationale. Dans les rues de Paris, le « Comité de défense des victimes de la terreur blanche dans les Balkans » déploie des affiches et organise des rassemblements invitant la population « à protester contre les violences commises par les autorités roumaines en Bessarabie »27.
- 28 Arh. St. Bucureşti, Fond Casa Regală, dosar 15/1932, f. 4.
38Par sa politique en Bessarabie, Moscou voulait donner au monde des arguments selon lesquels il existait à Chișinău des forces politiques sérieuses, désireuses de se détacher de la Roumanie et de rejoindre l’Union soviétique. Le rapport de la direction de la société des soldats démobilisés « Défenseurs de la Grande Roumanie » constate, lors des réunions de la société en Bessarabie, que la province entière était le théâtre d’une intense propagande bolchevique, qui se manifestait tant par une propagande écrite (pamphlets, publications, affiches incitant la population locale à la révolution) que par diverses organisations d’espionnage, que l’on découvrait quotidiennement dans toute la Bessarabie et surtout sur les rives du Dniestr28.
39Les changements survenus dans le monde après 1932 ont également modifié le ton de la propagande soviétique. L’adhésion de l’Union soviétique à l’idée de sécurité collective, son entrée dans la Société des Nations et le désamorçage des relations soviéto-roumaines par la reprise des relations diplomatiques en 1934 ont modifié la tactique suivie par le Komintern à l’égard du mouvement communiste en Bessarabie. Il s’agit d’un changement ressenti dans toute l’Europe, visant à créer le « Front populaire », une tentative de légitimation du mouvement communiste, appelé à s’opposer au succès croissant du mouvement de droite. En Roumanie, ce changement a été contrecarré par l’attitude intransigeante des autorités roumaines à l’égard du mouvement communiste, ce qui a conduit à son isolement définitif.
- 29 Arh. St. Bucureşti, Fond Casa Regală, dosar 69/1932, f. 21.
40Ces mutations ont également entraîné une modification de la vie interne de la Bessarabie, caractérisée par l’affaiblissement de la situation exceptionnelle générée dans la province par les effets de la diversion soviétique. C’est la raison pour laquelle le ministre roumain de l’Intérieur, I. Mihalache, en est venu à constater en 1932, à la suite de sa visite en Bessarabie avec P. Halippa et A. Călinescu, que la paix et la sécurité régnaient en Bessarabie, et que le mécontentement général contre l’administration et surtout contre la gendarmerie s’était apaisé29.
41La multitude des documents de l’époque sur le problème de la Bessarabie dans les relations soviéto-roumaines, provenant tant de Roumanie que de la Fédération de Russie, ainsi que de la République de Moldavie, révèle que c’est précisément la lutte contre l’action subversive soviétique et le terrorisme bolchevique qui était le principal élément entravant le déroulement normal de la vie civile et l’intégration harmonieuse de la Bessarabie dans l’État roumain. D’où la principale contradiction entre l’élite politique bessarabienne désireuse de maintenir les conditions de son « autonomie », et la classe politique roumaine, focalisée sur l’idée d’intégrer la Bessarabie à l’État roumain le plus rapidement possible.
42La diversité ethnique et sociale de ce territoire, les particularités de l’héritage tsariste et l’influence bolchevique auraient pu devenir des éléments dangereux pour le travail de pacification de la Bessarabie et finalement compromettre les idéaux de l’Union. Par conséquent, l’objectif principal, à atteindre à tout prix, des dirigeants de l’État, de l’armée et de la diplomatie roumaines était finalement le contrôle total de l’appareil administratif et des forces de l’ordre sur le territoire de la Bessarabie. Face à ce danger, toute initiative visant à stabiliser la souveraineté de l’État sur la province était absolument secondaire.
La préparation de l’annexion : l’implication de la Légation soviétique à Bucarest
43Le mouvement subversif soviétique avait pour but de répandre le communisme en Roumanie, d’espionner, de maintenir un état d’incertitude en Bessarabie par des provocations armées le long du Dniestr et d’organiser la propagande et les réseaux d’agents, en vue de compromettre l’administration roumaine dans la province et de préparer le terrain pour son annexion.
44Ces actions de l’État soviétique ont été menées en l’absence de relations diplomatiques entre les deux pays, la Roumanie étant le seul pays d’Europe à ne pas avoir rétabli de liens avec l’URSS après 1918. Si, toutefois, la Roumanie a accepté, en 1934, de reconnaître de jure l’État soviétique et d’établir des liens normaux avec lui, en recevant des garanties d’autres États (dont la France), cela a reposé sur la conviction que l’Union soviétique renoncerait à toute revendication sur la Roumanie et que des relations diplomatiques normales pourraient être établies entre les deux États. Ces espoirs légitimes de la Roumanie furent pourtant déçus, car une fois la Légation (dans l’entre-deux-guerres, le terme de « Légation » était un rang en-dessous de celui d’« Ambassade », réservé aux liens entre les grandes puissances, n.a.) soviétique établie à Bucarest, elle devient un important centre d’espionnage et l’organe principal du mouvement communiste dans le pays. Peu de temps après, à l’été de 1940, l’URSS, profitant de la situation internationale favorable, s’empare de Bessarabie pour la seconde fois et, en plus, de la Bucovine du Nord.
45L’activité de la Légation soviétique à Bucarest n’a été étudiée que par bribes, ce qui est regrettable en soi, car c’est précisément cette institution qui était chargée de préparer le terrain pour la communisation de la Roumanie et l’annexion de la Bessarabie.
- 30 Arhiva Consiliului Național pentru Studierea Arhivelor Securității (ACNSAS), Fond Informativ, Dos (...)
46Un document du service spécial de renseignement roumain de 1941 sur le rôle de la Légation dans l’organisation et la coordination de l’espionnage soviétique en Roumanie montre que la Roumanie a longtemps refusé de reconnaître de jure l’État soviétique, sur la base de deux considérations bien définies30 :
1. la crainte que le panslavisme ne constitue un enjeu également pour le nouvel État soviétique (d’autant plus que des revendications sur la Bessarabie avaient déjà été formulées par les premières organisations communistes) ;
2. la crainte que le nouvel État de l’URSS, en reprenant ses relations diplomatiques, ne vise, en plus de la mise en œuvre des liens d’État à État, à provoquer des perturbations dans la vie nationale de la Roumanie, dans sa forme de gouvernement et, en la bolchevisant, à atteindre le même objectif d’expansion poursuivi par le passé, sous une autre forme, par la Russie tsariste.
47Le 9 juin 1934 marque effectivement la reprise des relations diplomatiques entre la Roumanie et l’URSS avec l’établissement de la Légation soviétique à Bucarest et l’installation des premiers représentants (le premier ambassadeur était Mihail Ostrovski). Du point de vue de Moscou, le rôle d’une Légation n’était pas seulement celui d’aplanir les aspérités entre deux États afin d’établir des relations normales entre eux, mais surtout d’agir comme un instrument - protégé par l’immunité diplomatique – pour organiser et diriger le mouvement communiste dans le pays concerné et créer un climat propice à la communisation du pays entier, dans le but de l’intégrer dans le système politique des républiques de l’URSS.
48Afin de créer un centre d’espionnage soviétique en Roumanie par l’organisation et la direction du mouvement communiste dans le pays, aucun geste politique, militaire, économique, social, etc. n’échappait aux diplomates soviétiques. Chacun de ces domaines d’activité faisait l’objet d’études méticuleuses, à la suite de quoi les conclusions tirées jalonnaient le programme d’infiltration dans cette zone et de prise de contrôle. La Légation soviétique a également accordé une attention particulière aux représentants autorisés des régions susmentionnées afin de gagner leur sympathie pour le communisme et de les utiliser comme des aides précieuses dans le travail de communisation. Pour atteindre ces objectifs, la Légation soviétique agissait indirectement, par l’intermédiaire des mouvements communistes existant dans les pays concernés – soit sous leur forme légale (comme le parti communiste roumain), soit déguisés sous un autre nom –, auxquels elle donnait des instructions sur la manière dont ils devaient agir pour atteindre les objectifs poursuivis.
49L’organe par lequel la Légation mettait en œuvre son programme d’infiltration du communisme dans les classes sociales et surtout dans la classe ouvrière roumaine afin de créer une atmosphère propice au développement du bolchevisme et à l’imposition de l’idée selon laquelle cette forme d’organisation sociale était la meilleure, était le Parti communiste roumain et les très nombreux groupes déguisés en sociétés culturelles, sportives ou caritatives. La Légation donnait à cet instrument des directives sur la manière dont il devait agir, les objectifs qu’il devait poursuivre et les personnages de la société roumaine qu’il devait faire adhérer à la cause communiste. Tous les représentants de la société roumaine, les dirigeants anciens et actuels, tous ceux qui représentaient la vie politique, culturelle, sociale, journalistique, industrielle, commerciale, artistique, sportive, etc., ainsi que tous ceux qui, en vertu de leur position, auraient pu être utilisés pour la cause communiste, faisaient l’objet de recherches rigoureuses, traduites par des dossiers biographiques.
L’activité occulte de la Légation sous l’angle politique
50Cette action était menée par l’intermédiaire de la Section d’information (SI) et la Section diplomatique (du Service de la chancellerie de la Légation), la SI et la Section des dossiers et des archives (du Service consulaire de la Légation) et la SI (du Service de l’agence télégraphique TASS), qui avaient toutes pour objectif : le recueil d’informations politiques sur l’État roumain, les membres du gouvernement, les chefs des partis politiques, etc., des informations sur l’émigration russe et étrangère, notamment, et la collecte d’informations politiques par le biais d’informateurs, de collaborateurs de la Légation, de documents parus dans la presse, du Parti communiste roumain et de très nombreux groupes déguisés en sociétés culturelles, sportives ou caritatives (comme, par exemple, les Amis de l’URSS, la Mutualité, l’Association pro Biro-Birdjan, l’Organisation antifasciste et antimilitariste, etc.).
51Les résultats de cette activité se concrétisent par des études et des fiches biographiques, dont le rôle était de fournir au pouvoir soviétique un miroir permanent et fidèle de la vie politique roumaine et des individus qui étaient pour ou contre le communisme.
L’activité occulte de la Légation sous l’angle de la propagande
- 31 ACNSAS, Fond Informativ, Dosar 938365, Volum 8, ff. 450-478, 480-488 [Archives du Conseil Nationa (...)
52Cette démarche était réalisée par l’intermédiaire de la section des Liens culturels, de la Section presse et de la Section études et bibliothèque (du service de la chancellerie), de la Section d’informations et de la Section presse roumaine et interprétations (de l’agence TASS), du bureau de représentation d’Inturist et de celui du Trust des films soviétiques-cinématographiques31.
53L’activité de la Légation soviétique de Bucarest nous permet de déduire que l’URSS a établi des relations diplomatiques formelles avec la Roumanie afin de créer, sous couvert de la Légation soviétique de Bucarest, un important centre d’espionnage et de propagande communiste. L’activité diplomatique de la Légation n’était que de surface. Parallèlement, et camouflée par elle, l’activité occulte de la Légation était plus intense, menée par l’intermédiaire des cinq « services d’information », d’un certain nombre de « bureaux de représentation » et d’un personnel composé principalement d’agents du Komintern ou du NKVD, et d’un certain nombre d’informateurs locaux. Le matériel collecté dans l’ancienne Légation soviétique en 1941 démontre amplement que l’ensemble du mouvement communiste en Roumanie était dirigé depuis le territoire de la Légation.
54En outre, une grande partie de l’activité de la Légation était destinée à saisir l’ambiance en Bessarabie, la situation et le positionnement des unités militaires roumaines dans la province et à étudier la capacité de défense du Dniestr. Toutes ces actions étaient censées préparer l’invasion et l’annexion de la province roumaine à l’URSS, qui eurent lieu les 26-28 juin 1940.
Conclusion
55Les difficultés d’intégration de la Bessarabie dans la Grande Roumanie ont été en grande partie dues aux revendications persistantes de l’Union soviétique sur ce territoire. La politique soviétique à l’égard de la Bessarabie a poursuivi trois objectifs majeurs :
a. la non-reconnaissance de la réunification de la Bessarabie avec la Roumanie et l’activité diplomatique visant à contrecarrer le soutien extérieur à la possession de la Bessarabie par la Roumanie ;
b. l’action subversive en Bessarabie et le travail de sape à l’égard de l’autorité de l’administration roumaine ;
c. la création de la RASSM et la conception d’un modèle concurrent de construction identitaire.
56L’existence de ce parallélisme dans la construction nationale des deux côtés du Dniestr (Bessarabie roumaine contre Transnistrie soviétique) a créé de multiples dysfonctionnements dans le développement naturel de la Bessarabie de l’entre-deux-guerres et a déterminé l’avenir de l’« union » politique de 1940 entre la Bessarabie et la RASSM, se répercutant même sur les réalités actuelles de la République de Moldavie.
57Cependant, pendant l’entre-deux-guerres, la population de Bessarabie a connu pour la première fois le sentiment d’être européenne et de faire partie de la civilisation occidentale, le processus de modernisation de la Roumanie se déroulant sur fond d’unification et d’intégration des provinces historiques dans un contexte roumain commun et européen général. L’État roumain a protégé la population de Bessarabie des calamités du régime totalitaire soviétique, qui, dans l’entre-deux-guerres, avait atteint des dimensions inimaginables de souffrance humaine en Union soviétique, se manifestant par des exécutions de masse, des répressions, des famines organisées et des déportations de millions de personnes. Aussi bien la population roumaine majoritaire, qui a connu grâce aux politiques pro-nationales un processus de revitalisation de l’identité roumaine, que les minorités nationales ont pu se développer politiquement, socialement, économiquement et culturellement à l’intérieur des frontières de l’État roumain et, avec lui, au sein de la civilisation européenne.
58Les espoirs de cette continuité ont été anéantis les 26 et 28 juin 1940, lorsque la Roumanie a reçu deux ultimatums de la part de l’Union soviétique, exigeant l’évacuation de l’administration civile et de l’armée roumaines du territoire de la Bessarabie et de la Bucovine du Nord. Ces événements se sont déroulés dans un contexte géopolitique plus large, dans lequel, par le biais du pacte expansionniste Ribbentrop-Molotov du 23 août 1939, l’Allemagne nazie et l’Union soviétique s’étaient réparties de manière impérialiste leurs sphères d’influence territoriale en Europe de l’Est.
Notes
1 La République Démocratique de Moldavie a d’abord proclamé son autonomie le 2 décembre 1917, puis son indépendance le 24 janvier 1918, et le 27 mars 1918, elle a voté pour l’Union avec la Roumanie.
2 I. Țurcanu, Sfatul Țării [Le Conseil du Pays], Chișinău, Arc, 2018, p. 127.
3 Gh. E. Cojocaru, Sfatul Țării. Itinerar [Le Conseil du Pays. Itinéraire], Chișinău, Civitas, 1998, p. 69.
4 I. Țurcanu, op. cit., p. 128.
5 Pour plus de détails liés à l’impact de la « révolution mondiale » sur la Bessarabie et la Roumanie, voir O. Țâcu, Problema Basarabiei și relațiile sovieto-române în perioada interbelică (1919-1939) [Le Problème de la Bessarabie et les relations soviéto-roumaines dans la période de l’entre-deux-guerres (1919-1939)], Chișinău, Prut Internațional, 2004.
6 Zaharia I. Husărescu a consigné ses souvenirs de la lutte de l’administration roumaine contre les Soviétiques dans son livre Mișcarea subversivă în Basarabia [Le Mouvement subversif en Bessarabie], Chișinău, 1925.
7 J. Marques-Rivière, L’URSS dans le monde. L’expansion soviétique de 1918 à 1935, Paris, Payot, 1935, p. 187.
8 J.M. Kopanski, Diplomaţia sovietică în lupta pentru soluţionarea echitabilă a problemei basarabene (1918-1940) [La diplomatie soviétique dans la lutte pour un règlement équitable du problème bessarabien (1918-1940)], Chişinău, Cartea Moldovenească, 1985, p. 47.
9 Ibid.
10 Al. Boldur, La Bessarabie et les relations russo-roumaines, Paris : Gamber, 1927, p. 84.
11 M. Bruhis, Rusia, România şi Basarabia [La Russie, la Roumanie et la Bessarabie], Chişinău, Universitas, 1992, p. 207-220.
12 Dokumenty Vneșnei Politiki SSSRSSSR [Documents sur la politique étrangère de l’URSS], (DVP) vol. II (1919), Moskova, Gospolitizdat, 1949, p. 322.
13 I.M. Kopanski, op. cit., p. 83.
14 I. Marques-Rivière, op. cit., p. 188.
15 I.M. Kopanski, op.cit., p. 53.
16 D. Stancov, op.cit., p. 39.
17 Selon le journal bessarabien Sfatul Ţării, le 25 août 1920.
18 Gh. Tătărescu, Internaţionala III şi Basarabia [La IIIe Internationale et la Bessarabie], Patrimoniu, 3, 1991.
19 M. Bruhis, op.cit., p. 207-208.
20 O. Țâcu, op. cit., p. 194.
21 A. Repida, Obrazovanie Moldavskoi A.S.S.R., Chişinău, Ştiinţa, 1974, p. 110.
22 A. Boldur, Bessarabskii vopros, Chişinău, Tipografia Centralei Cooperativelor, 1930, p. 256-257.
23 D.J. Dallin, Russia and Postwar Europe, New Haven, Yale University Press, 1943, p. 213-214.
24 V. Guzun (éd.), Complimente de la tanti Haritina. Spionaj sovietic în România (1924-1944) [Compliments de Tatie Haritina. L’espionnage soviétique en Roumanie (1924-1944)], Cluj-Napoca, Argonaut, 2018, p. 41-46.
25 Em. Bold, I. Seftiuc, România sub lupa diplomaţiei sovietice [La Roumanie sous la loupe de la diplomatie soviétique], Iaşi, Institutul European, 1998, p. 57.
26 Krasnaia Bessarabia, 5-6, 1926.
27 Arh. St. Bucureşti, Fond Casa Regală, [Archives d’État –Bucarest, fonds de la Maison royale de Roumanie], dosar 31/1925, f. 280.
28 Arh. St. Bucureşti, Fond Casa Regală, dosar 15/1932, f. 4.
29 Arh. St. Bucureşti, Fond Casa Regală, dosar 69/1932, f. 21.
30 Arhiva Consiliului Național pentru Studierea Arhivelor Securității (ACNSAS), Fond Informativ, Dosar 938365, Volum 8, ff. 450-478, 480-488 [Archives du Conseil National pour l’Étude des Archives de la Sécurité, Fonds d’Information, Dossier 938365, volume 8, ff. 450-478, 480-488].
31 ACNSAS, Fond Informativ, Dosar 938365, Volum 8, ff. 450-478, 480-488 [Archives du Conseil National pour l’Étude des Archives de la Sécurité, Fonds d’Information, Dossier 938365, volume 8, ff. 450-478, 480-488].
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Référence papier
Octavian D. Țîcu, « La contestation de la Bessarabie », reCHERches, 29 | 2022, 151-166.
Référence électronique
Octavian D. Țîcu, « La contestation de la Bessarabie », reCHERches [En ligne], 29 | 2022, mis en ligne le 30 novembre 2022, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/14488 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.14488
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