Navigation – Plan du site

AccueilNuméros29Diplomates, experts et décideurs ...Le comte de Saint-Aulaire, homme-...

Diplomates, experts et décideurs politiques à l’oeuvres

Le comte de Saint-Aulaire, homme-clé des négociations entre la Roumanie et les Alliés

The Count of Saint-Aulaire, the leading figure in the negotiations between Romania and the Allies
Marie Hassler
p. 111-119

Résumés

Le comte de Saint-Aulaire, aristocrate au service de la diplomatie républicaine, est une figure clé des négociations entre les autorités françaises et roumaines au cours de la Première Guerre mondiale. Sa carrière traduit le dévouement d’un homme au service des institutions de son pays mais aussi les valeurs d’un diplomate convaincu de l’importance de sa mission.

Haut de page

Notes de l’auteur

Le dossier personnel du comte de Saint-Aulaire aux archives du ministère des Affaires étrangères (La Courneuve) a aussi été consulté pour la rédaction de cet article.

Texte intégral

1Comment interroger l’action d’un diplomate dans un événement tel que le premier conflit mondial ? Apporter une réponse complète nécessite une analyse à plusieurs niveaux. Tout d’abord, il convient d’envisager la piste de l’individu et de se demander en quoi ce personnage était-il préparé pour assumer ce rôle particulier. Sa formation lui donnait-elle un regard original sur les attendus d’une telle position ? Une autre piste à suivre est celle de l’institution représentée par cet individu : en était-il le reflet ? Correspond-il au portrait de l’ambassadeur de la IIIe République recherché par le régime français ? Enfin, il y a la place des relations internationales : en quoi un homme peut-il symboliser un moment clé de l’histoire diplomatique européenne ? C’est avec l’ensemble de ces interrogations que peut être envisagé le parcours professionnel du comte de Saint-Aulaire.

Un aristocrate au service de la IIIe République

2Charles de Beaupoil, comte de Saint-Aulaire, est né à Angoulême le 13 août 1866. Sa famille est issue de la noblesse et c’est en partie pour le maintien d’un certain prestige aristocratique qu’il s’oriente vers la diplomatie.

Me conformant au vœu de ma famille et à mon goût pour les voyages, j’ai choisi la carrière, où sur sa réputation usurpée, je me flattais de concilier le minimum de travail avec le maximum de facilités pour satisfaire ce goût. Encore deux illusions bientôt perdues (Saint-Aulaire 1953 :7).

3Ces deux phrases introduisent son autobiographie, publiée en 1953 et intitulée Confession d’un vieux diplomate. Saint-Aulaire n’y cache pas ses affinités royalistes et reste fidèle à l’idéal politique familial. Pour parvenir à intégrer le Quai d’Orsay, il prépare le concours d’admission dans les carrières diplomatique et consulaire à l’École libre des sciences politiques, rue Saint-Guillaume, à Paris, où il fait la rencontre de plusieurs de ses futurs collègues, comme Take Ionescu. Pour se présenter au concours, il doit produire une lettre d’appui d’un parlementaire. Or, cela pose problème, comme il l’explique lui-même : « Ancien élève des Jésuites, ancien membre actif, bien qu’également sceptique, d’un comité boulangiste, mon indignité paraissait solidement établie » (Saint-Aulaire 1953 :12). Finalement soutenu, il garde de cette expérience une méfiance envers le parlementarisme. Dernier de sa promotion, il est nommé attaché stagiaire par arrêté du 29 janvier 1892.

4Saint-Aulaire effectue ses premiers mois de stage au Quai d’Orsay ce qui lui permet d’en découvrir les coulisses. Une étape de quelques mois le conduit à la Résidence générale de Tunis, avant de partir pour Santiago du Chili. Faute d’appuis parlementaires, il est en effet conscient que « le plus court chemin de l’avancement passait pour [lui] par les antipodes » (Saint-Aulaire 1953 :46). Il passe ainsi cinq années au Chili, puis, à la suite de son mariage, découvre Rio, où il exerce comme chargé d’affaire, jusqu’en 1901. Pour des raisons familiales, il manifeste néanmoins le désir de se rapprocher de l’Europe. Il souhaite retourner en Tunisie, mais c’est au Maroc qu’il est nommé. À l’occasion de son départ pour Tanger, il fait la rencontre de Théophile Delcassé, alors ministre des Affaires étrangères. Le négociateur de Fachoda le fascine, puisqu’il le qualifie de « plus grand homme d’État de la IIIe République » (Saint-Aulaire 1953 : 51) et insiste sur la noblesse de l’idéal du ministre, « la grandeur française envers et malgré presque tous » (Saint-Aulaire 1953 : 52).

À la découverte des enjeux diplomatiques internationaux

5Ces sept années marocaines familiarisent Saint-Aulaire avec la question des rivalités entre puissances européennes. Si Paris a conclu un accord avec Rome, il remarque qu’« avec la légation d’Angleterre, nous vivions sur le pied de la plus amicale hostilité […]. Nous échangions des coups dans l’ombre aussi cordialement que des balles de tennis en pleine lumière » (Saint-Aulaire 1953 : 71). Or, Delcassé se montre favorable à un rapprochement avec la Grande-Bretagne. La mission du comte de Saint-Aulaire au Maroc est alors d’assurer la solidité de la position de la France, notamment par le biais de l’emprunt, souhaité par le sultan et accordé en mai 1904. Pendant la crise de Tanger, face à la pression de l’Allemagne, Delcassé prône l’intransigeance : il doit démissionner le 6 juin 1905. Cette démission forcée révolte les Britanniques, mais aussi le comte de Saint-Aulaire, qui rencontre Delcassé quelques jours plus tard et écrit :

Sous le coup d’un inique ostracisme et d’ignobles outrages dans une presse au service de l’ennemi, il me parut supérieur à lui-même tel que je l’avais connu à la tête de notre Diplomatie (Saint-Aulaire 1953 : 156).

  • 1 Thèse soutenue le 24 novembre 2005 à l’Université de Paris IV-Sorbonne.

Être à Tanger permet également à Saint-Aulaire de se rendre compte du décalage possible entre les diplomates de terrain et Paris. Il déplore les jeux de pouvoirs et d’ambition qui conditionnent certaines des politiques parisiennes ; mais il manifeste à sa manière un attachement au régime républicain, dans la mesure où celui-ci doit garantir la grandeur de son pays. Comme de nombreux diplomates issus de la noblesse, il accepte la république. Dans son travail de thèse intitulé À la recherche de Monsieur de Norpois : les diplomates de la République (1871-1914)1, Isabelle Dasque a souligné ce mouvement. Malgré une opposition à la fois familiale et personnelle à la IIIe République, les fonctionnaires du Quai d’Orsay issus de l’aristocratie restent fidèles au régime. Le comte de Saint-Aulaire semble correspondre à ce mouvement de loyauté républicaine.

6Après la conférence d’Algesiras, le gouvernement choisit d’envoyer au Maroc le général Lyautey, commandant de la division d’Oran. « Je voyais le général Lyautey pour la première fois. Son charme, son indépendance dépassaient tout ce qu’on m’avait dit » (Saint-Aulaire 1953 : 184). C’est ainsi que le comte de Saint-Aulaire évoque cette première rencontre, décisive pour la suite de sa carrière tout comme sur un plan personnel, les deux hommes partageant de nombreux points communs.

7À la fin de l’année 1909, il est appelé à rejoindre l’ambassade de France à Vienne comme premier secrétaire. Grâce à cette mission, il fait la rencontre de plusieurs personnalités d’Europe centrale, comme les rois Constantin de Grèce et Ferdinand de Bulgarie. Alors qu’il attend une promotion à la tête d’une légation européenne, le Maroc revient. À la suite de la crise d’Agadir, la France accroit son influence sur le royaume chérifien avec la mise en place, en mars 1912, d’un traité de protectorat. D’importantes révoltes en avril de la même année obligent le gouvernement à envisager un militaire en qualité de résident général plutôt qu’un civil. Le choix se porte sur le général Lyautey qui exprime le souhait d’avoir Saint-Aulaire comme délégué à la résidence générale. La proximité entre les deux hommes se renforce, autant que les désaccords entre le Parlement et Lyautey. La loyauté républicaine reste constante, mais les critiques de Saint-Aulaire envers le régime et les politiques du Quai d’Orsay s’intensifient. En 1916, il accueille sa nomination en Roumanie en ces termes :

Catastrophe ! m’écriai-je en tendant le télégramme à Lyautey, et impossible à conjurer, car, en temps de guerre, comment refuser de servir à cet avant-poste de notre front diplomatique ? (Saint-Aulaire 1953 : 301)

Les années roumaines : engagement personnel et désillusions

8Avant son départ pour la Roumanie, Saint-Aulaire consacre son séjour parisien à plusieurs visites afin de se faire l’idée la plus précise possible de la situation de sa future légation. Sur les conseils de Lyautey, il fait la connaissance du général Pellé, alors sous-chef d’état-major du général Joffre et major général des TOE (Théâtres d’opérations extérieurs), qui lui présente la problématique du front d’Orient, alors sous le commandement du général Sarrail. Les entretiens suivants se font avec Philippe Berthelot, directeur de cabinet du ministre, et avec Aristide Briand, ministre des Affaires étrangères. Le Quai d’Orsay ne donne que des éléments très succincts au sujet des objectifs de la mission à venir. On insiste sur l’importance de Bucarest mais on évoque peu les moyens à utiliser pour y renforcer la position des Alliés. Après d’autres entrevues, notamment avec le général Joffre et Raymond Poincaré, le nouveau ministre de France à Bucarest prend conscience de la francophilie de la population roumaine. C’est fort de ces différentes recommandations, impressions et conseils qu’il entame son voyage.

9L’état de guerre en Europe le conduit à passer par Londres, la Norvège, la Suède, puis la Russie. Son arrivée sur le sol roumain, à la fin du mois de juillet 1916 le pousse à écrire les mots suivants : « Je fus reçu en Roumanie, officiellement membre de la Triple Alliance et gouvernée par un Hohenzollern, en allié, en ami, en frère » (Saint-Aulaire 1953 : 317). La remise des services effectuée, Blondel, qui a travaillé activement au rapprochement de la Roumanie avec l’Entente, accompagne son successeur à la rencontre du Premier ministre roumain, Jean Bratiano (Ion IC Brătianu), décrit dans les mémoires du comte dans les termes les plus élogieux :

Un avenir prochain me découvrira en lui de plus hautes qualités qui en font un des plus grands hommes d’État de sa génération, beaucoup plus grand que les « trois grands » Wilson, Lloyd George, Clemenceau (Saint-Aulaire 1953 :320).

Durant son séjour en Roumanie, Saint-Aulaire a des entretiens quasi quotidiens avec Bratiano. Les questions de protocole amènent ensuite à la remise des lettres de créance au chef de l’État, le roi Ferdinand, et à la présentation à la reine Marie. « Je trouvais dans la Roumanie une plus que sœur de la France, unie à elle par l’identité plus que par une simple fraternité » (Saint-Aulaire 1953 :323).

10Les premiers temps sont consacrés à l’entrée en guerre de la Roumanie. Le travail du représentant de la France est de montrer aux autorités roumaines les avantages qu’elles pourraient retirer d’une offensive. Saint-Aulaire peut s’appuyer sur une société roumaine en majorité francophile. Le projet de Blondel et les négociations entre le chef de la mission militaire roumaine à Paris, le colonel Rudeanu, et le général Pellé prévoient les conditions de l’entrée en guerre de la Roumanie, avec un calendrier conjoint des offensives de l’armée d’Orient et de l’armée roumaine.

11Les tractations aboutissent à la signature d’un traité d’alliance entre les cinq puissances de l’Entente (France, Russie, Grande-Bretagne, Italie et Serbie) et la Roumanie, le 17 août 1916. Le 27 août, lors d’un Conseil de la Couronne, Ferdinand Ier annonce qu’il se joint à l’Entente. Le comte de Saint-Aulaire note dans ses mémoires que la foule de Bucarest est en liesse à cette annonce et qu’il doit se montrer plusieurs fois au balcon de la légation. Le 27 août les troupes roumaines pénètrent en Transylvanie et parviennent à occuper brièvement une partie du territoire austro-hongrois. Mais à partir du 15 septembre, l’armée roumaine doit reculer, évacuer même Bucarest (décembre 1916), avant de réussir à stabiliser le front sur le Siret au début de 1917. Les titres des chapitres des mémoires de Saint-Aulaire traduisent cette éprouvante période : « La catastrophe », « La Roumanie martyre » … Depuis Iaşi, il attend que les forces de l’Entente manifestent davantage de soutien à la Roumanie, notamment depuis Salonique. Il songe à demander son rappel, ne supportant pas ce qu’il appelle la « défection » de la France.

12En octobre 1916 apparaît un signe fort de la part de la France. Le 16, le général Berthelot, à la tête d’une mission militaire, arrive en Roumanie (Grandhomme 2009 :89).

Dans un élan réciproque et spontané, nous tombâmes, le général Berthelot et moi, dans les bras l’un de l’autre […]. Nous inaugurions ainsi une fraternité qui se resserrera tous les jours pendant dix-huit mois d’épreuves et, au-delà, jusqu’à sa mort en janvier 1931 (Saint-Aulaire 1953 :347).

Ce lien permet au diplomate d’avoir à ses côtés un personnage qui partage ses vues, notamment ses désaccords avec le gouvernement français. Aux premiers participants de la mission s’ajoutent rapidement de nombreux personnels médicaux. Dans ses courriers à Paris, Saint-Aulaire insiste fortement sur les résultats à long terme de cette nouvelle présence française auprès de la population roumaine. Pour lui, il faut déjà envisager l’après-guerre. Le général et le diplomate partagent enfin les mêmes opinions concernant la Russie. L’inquiétude quant à la position de la Roumanie s’exprime régulièrement et Saint-Aulaire évoque les dangers potentiels liés à ce « faux allié » russe et ce d’autant plus que les troupes austro-allemandes avancent vers Bucarest.

13Sur le terrain, l’alliance franco-roumaine se renforce. Lors de l’évacuation du gouvernement et des diplomates alliés à Iaşi, c’est dans une villa voisine de celle du président du Conseil Bratiano que demeure le ministre plénipotentiaire de la République française. Les deux maisons sont communicantes et à proximité de la légation de Grande-Bretagne. « Dans ce lointain exil, j’étais plus entouré que dans tous mes autres postes », confie Saint-Aulaire (Saint-Aulaire 1953 :355).

14C’est depuis Iaşi qu’il assiste à ce qu’il nomme « le martyre de la Roumanie » : la faim, le froid de l’hiver de 1916-1917, le typhus, l’occupation austro-allemande, l’instabilité russe. Il soutient la mise en place d’hôpitaux, alimentés par des médicaments arrivant de France. Des équipes de médecins et d’infirmières issus de l’armée et de congrégations religieuses, ainsi que de la Société de secours aux blessés militaires, une des composantes de la Croix-Rouge française, épaulent le service sanitaire de l’armée roumaine et les autorités civiles. Malgré tout, dans un premier temps, la mortalité s’accroît de façon dramatique dans tout le pays.

15Depuis Iaşi, Saint-Aulaire assiste aussi à la désorganisation progressive de l’armée russe au courant de l’année 1917. Au début de décembre 1916, le général Berthelot a été officiellement « chargé de la réorganisation des unités retirées du front », et, après l’unification du commandement sur le front russo-roumain dans les mains du roi, il devient inspecteur général de l’armée roumaine et conseiller personnel du souverain. Pour Saint-Aulaire, qui évoque « la faiblesse du gouvernement français et l’outrecuidance sans vergogne de l’état-major russe » (Saint-Aulaire 1953 :369), le désir manifesté par Berthelot de retourner en France une fois sa tâche de restructuration de l’armée roumaine accomplie est malvenu et aurait des conséquences lourdes sur la position des Alliés à l’Est, notamment sur la préparation de l’offensive russo-roumaine, prévue pour l’été de 1917. Pour une fois en désaccord avec son ami, il fait alors comprendre sa détermination à abandonner son poste si Berthelot était rappelé en France, estimant ne plus posséder dans cette éventualité « l’autorité nécessaire pour représenter utilement la République » (Saint-Aulaire 1953 :369). À cette occasion, les relations entre le diplomate et son ministère se dégradent fortement et restent marquées durablement par ces désaccords. Mai 1917 apporte la nouvelle du maintien de Berthelot. Au début de l’été, l’armée roumaine apparaît renforcée.

16L’offensive russo-roumaine est lancée le 23 juillet, mais après la victoire de Mărăşeşti et Mărăşti, que Saint-Aulaire qualifie de « Marne roumaine » (Saint-Aulaire 1953 :404) – tandis que le terme de « Verdun roumain » est aussi employé dès cette époque, les défections d’unités russes augmentent. Les représentants des pays alliés s’unissent pour alerter leurs gouvernements, ainsi ils espèrent peser avec davantage de poids sur les décisions de leurs gouvernements respectifs.

La rédaction de ces télégrammes quotidiens nous réunissait tous les matins dans mon domicile. […] Je faisais indûment, à leur demande, figure de doyen. Ma personne n’était en rien dans cette anomalie. Mais la situation spéciale de la France en Roumanie, où notre mission militaire constituait un gouvernement de guerre s’imposait à tous (Saint-Aulaire 1953 : 406).

À ce moment précis, Saint-Aulaire se trouve au cœur des relations entre les Alliés et la Roumanie. Les demandes principales des diplomates sont d’exiger à la fois une pression de l’Entente sur le gouvernement Kerenski, pour que celui-ci tienne ses engagements militaires, mais aussi d’envisager un plan d’évacuation de la famille royale et du gouvernement roumain en Russie.

  • 2 L’armistice de Focşani est conclu entre l’Empire austro-hongrois, l’Allemagne, la Bulgarie et l’E (...)

17La révolution d’Octobre et l’annonce de la défection de l’armée russe entraînent l’isolement total de la Roumanie. Le 9 décembre, l’armistice de Focşani2 est conclu. Saint-Aulaire et les autres ministres de l’Entente reconnaissent le fait accompli, ce qui entraîne l’indignation de leurs gouvernements. Voilà comment Saint-Aulaire raconte la réaction de Clemenceau :

C’est ce que le « Tigre » ne me pardonnait pas. Dans sa fureur, il m’adressa un télégramme pour me désavouer au nom du gouvernement et m’aviser que j’aurais à rendre compte de mon attitude (Saint-Aulaire 1953 :440).

Dans cette situation de crise, le soutien de Berthelot apparaît comme crucial, mais l’isolement du diplomate s’accroît lorsque, en mars 1918 la mission militaire française est rappelée sous la pression des Austro-Allemands, alors que la crise russo-roumaine en Bessarabie conduit au rattachement de cette province à la Roumanie. Le 7 mai 1918 la paix de Bucarest sanctionne la défaite de la Roumanie et l’oblige à se cantonner à une neutralité favorable aux Puissances centrales. Curieusement, les vainqueurs du jour tolèrent le maintien des représentations diplomatiques de l’Entente à Iaşi.

Quant à moi j’étais dans la nuit, et même officiellement dans le tombeau, dans le néant, puisque, désavoué par Clemenceau, je n’étais plus rien. Il ne m’avait pas encore signifié ma révocation […]. Je me considérais donc comme un condamné en sursis (Saint-Aulaire 1953 :444).

C’est l’intervention du Président de la République Raymond Poincaré qui maintient Saint-Aulaire à son poste. Dans ses mémoires, ce dernier explique que le roi et la reine de Roumanie seraient intervenus, par le biais du roi de Grande-Bretagne – cousin de la reine Marie -, désireux de renforcer le front d’Orient, depuis Salonique.

L’intervention du roi et de la reine en vue de mon maintien à Iassy, […] établissait entre eux et moi une intimité que ne comportent pas les relations normales, le plus souvent purement protocolaires entre souverains et diplomates accrédités (Saint-Aulaire 1953 :447).

Dès janvier 1918, Saint-Aulaire s’insurge contre la proclamation du président Wilson, l’article 10 des Quatorze points, qui concerne l’Autriche-Hongrie maintenant le statu quo ante bellum. Le diplomate relaie la colère de nombreux patriotes roumains, mais aussi de Clemenceau. Son travail au cours des mois qui suivent est de trouver des soutiens occidentaux à la résistance roumaine. En effet, le roi Ferdinand diffère sa signature du traité de paix. Comme l’indique Jean-Noël Grandhomme dans son travail sur La Roumanie de la Triplice à l’Entente (2009), « Saint-Aulaire est le grand chef d’orchestre de cette résistance passive, qui n’attend qu’un signe des Alliés en Orient pour entrer dans une phase plus active » (Grandhomme 2009 :196).

  • 3 Franchet d’Espèrey est nommé général de division en 1912 et se voit confier, par le général Lyaut (...)

18Ce signe intervient le 15 septembre 1918, avec l’offensive alliée déclenchée sur le mont Dobropolje, en Macédoine, sous les ordres du général Franchet d’Espèrey, avec qui Saint-Aulaire est en contact depuis plusieurs semaines, au nom de leur ancienne camaraderie marocaine3. Berthelot est placé à la tête de l’armée du Danube à la fin d’octobre. Le 1er décembre 1918, alors que la famille royale et Berthelot entrent triomphalement dans Bucarest, l’union de la Transylvanie et de la Roumanie est proclamée. Saint-Aulaire décrit le mélange de drapeaux roumains et français dans Bucarest et les jours de liesse qui suivent ce retour dans la capitale.

19Pourtant, après la fin de la guerre, les relations franco-roumaines se tendent, du fait des désaccords autour du traité de Saint-Germain-en-Laye avec l’Autriche et de l’action militaire roumaine en Hongrie en août 1919. Dans ce contexte, le ministre plénipotentiaire de France continue d’afficher son soutien à la Roumanie. Il partage en grande partie les opinions critiques de Bratiano sur les décisions des Alliés, qu’il estime trop conciliants envers le bolchevik hongrois Béla Kun. Il faut noter que plusieurs membres de la légation française partagent le même point de vue. Saint-Aulaire révèle son anticommunisme quelques pages plus loin :

À Bucarest, nous avions trop souffert du bolchevisme et nous avions sous les yeux trop de gens qui en souffraient plus que nous. Tous les jours affluaient des réfugiés russes, dépouillés de tous leurs biens et pleurant la mort atroce de quelques-uns des leurs (Saint-Aulaire 1953 :490).

L’expérience commune conduit le diplomate à s’associer à la situation des Roumains.

Un diplomate en rupture avec le Quai d’Orsay

20Cette roumanophilie ne le rend pas des plus populaires au Quai d’Orsay ou au Foreign Office. On trouve ses positions susceptibles de mettre en péril la situation de sortie de guerre. Désavoué à plusieurs reprises depuis 1917, Saint-Aulaire n’attend plus réellement de progression de carrière. Pourtant, après le départ de Clemenceau, il est nommé à Madrid, le 11 février 1920, avec le titre d’ambassadeur de la République, puis dans un poste encore plus prestigieux, à Londres, en novembre 1920. Saint-Aulaire explique cette nomination par l’intention du nouveau président de la République, Alexandre Millerand de marquer une certaine distance avec Londres. En effet, les relations franco-britanniques connaissent une période de fortes tensions, qui culminent en 1923 lors de l’occupation de la Ruhr. La position du nouvel ambassadeur est pourtant fragilisée lors de l’arrivée au pouvoir en France du Cartel des gauches et d’Édouard Herriot en mai 1924. La méfiance semble réciproque et l’ambassadeur est laissé à l’écart des entrevues officielles de juin 1924. « Fausse depuis l’avènement du Cartel, ma situation le devenait tous les jours davantage » (Saint-Aulaire 1953 :746) : voilà comment Saint-Aulaire évoque les derniers moments de son ambassade à Londres.

21De sa mise à la disposition du ministre le 24 octobre 1924 suit une querelle judiciaire, qui prend fin en 1929. À cette date, Saint-Aulaire est officiellement mis à la retraite, à l’âge de soixante-deux ans. Il intègre les conseils d’administration de certaines entreprises, mais se consacre surtout à l’écriture et publie plusieurs biographies historiques (Mazarin, Louis XIV, François-Joseph, Richelieu, Talleyrand notamment), des préfaces, des articles et ses mémoires, la Confession d’un vieux diplomate, publiés en 1953, un an avant sa mort.

22Homme-clé des négociations entre la Roumanie et les Alliés, le comte de Saint-Aulaire l’a été à plus d’un titre. Par son attachement sincère à la cause roumaine, par sa connaissance du pays et les relations personnelles qu’il y a tissées au cours de ses quatre années en poste, il a trouvé dans la défense de la cause roumaine la définition du métier de diplomate, telle qu’il la concevait. Pour lui, la meilleure garantie de paix est ce qu’il nomme la « diplomatie des diplomates » (Saint-Aulaire 1953 :777), une diplomatie où les ministres et ambassadeurs sont des acteurs à part entière des relations internationales. Mais il constate, avec la fin de la guerre, la disparition de cette diplomatie, au profit des partis et des idéologies. En Roumanie, son lien fort avec le général Berthelot lui a permis de jouer ce rôle de diplomate actif. Et c’est aussi au nom de cette définition de la diplomatie qu’il a tenu tête à son gouvernement, afin de défendre une alliance qui lui était particulièrement chère.

Haut de page

Bibliographie

Dasque Isabelle, 2020, Les Diplomates de la République (1871-1914), Paris, Sorbonne Université Presses.

Grandhomme Jean-Noël, 2009, La Roumanie de la Triplice à l’Entente, 1914-1919, Saint-Cloud, Soteca-14-18 Éditions.

Saint-Aulaire Charles de, 1953, Confession d’un vieux diplomate, Paris, Flammarion.

Haut de page

Notes

1 Thèse soutenue le 24 novembre 2005 à l’Université de Paris IV-Sorbonne.

2 L’armistice de Focşani est conclu entre l’Empire austro-hongrois, l’Allemagne, la Bulgarie et l’Empire ottoman, d’une part, et le royaume de Roumanie de l’autre.

3 Franchet d’Espèrey est nommé général de division en 1912 et se voit confier, par le général Lyautey, le commandement des troupes du Maroc.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Marie Hassler, « Le comte de Saint-Aulaire, homme-clé des négociations entre la Roumanie et les Alliés »reCHERches, 29 | 2022, 111-119.

Référence électronique

Marie Hassler, « Le comte de Saint-Aulaire, homme-clé des négociations entre la Roumanie et les Alliés »reCHERches [En ligne], 29 | 2022, mis en ligne le 30 novembre 2022, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/14333 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.14333

Haut de page

Auteur

Marie Hassler

Docteure en Histoire contemporaine, Université de Lorraine – CRULH.

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search