1Le premier contact entre Clemenceau et l’espace roumanophone intervint lors du mémorandum contenant les principales doléances des roumanophones transylvains présenté en 1892 par une délégation de trois cents membres du Comité central du Parti national roumain à François-Joseph. L’empereur refusa de le recevoir et le dirigea vers le gouvernement de Budapest. Ce fut une grande déception à l’égard de Vienne, les regards de certains leaders transylvains se tournèrent alors vers Bucarest. Le procès intenté par l’État contre vingt-neuf responsables du Parti national en mai 1893 attira des milliers de paysans, solidaires de leurs élites, dont quinze meneurs furent condamnés à des peines de prison. La presse européenne leur manifesta de la sympathie, entre autres des personnalités comme Zola et Clemenceau, ce dernier notamment par un article de mai 1894, « La lutte des races », paru dans La Justice (Rusu 1992 : 56). Sous le premier gouvernement Clemenceau (1906-1909) fut aussi signée la convention commerciale franco-roumaine de février 1907, qui n’empêcha pas la domination allemande et austro-hongroise sur le commerce roumain (Vesa 1986 : 19-20). Lorsque la Roumanie, de moins en moins liée à la Triplice, entra dans la Seconde Guerre balkanique contre la Bulgarie, alliée favorite des puissances germaniques, le quotidien de Clemenceau, L’Homme libre, s’en félicita, puis insista pour que la France renforçât ses relations diplomatiques et économiques avec Bucarest (Vesa 1986 : 55 et 58).
2Mais ses prédispositions favorables à la cause des nationalités – qui ne faisaient d’ailleurs pas du Tigre un contempteur acharné de l’Empire austro-hongrois – trouvèrent surtout à se manifester lors de la Première Guerre mondiale, lorsque la Roumanie entra en guerre du côté de l’Entente en août 1916 et que Clemenceau revint aux affaires en novembre 1917.
3Quand Brătianu se décida enfin, après deux ans de neutralité et influencé par la pro-ententiste reine Marie de Roumanie, qui dominait son mari Ferdinand Ier, ce fut au moment de la bataille de Verdun, qui faisait rage depuis février : Joffre et Briand réussirent à persuader des Russes rendus trop confiants par le succès de l’offensive Broussilov en juin d’accepter l’exigence de la Roumanie de concentrer son offensive contre la Transylvanie qu’elle convoitait, et de ne pas la réduire au rôle de supplétif destiné à tenir seulement les bouches du Danube face aux Bulgares (Grandhomme 2009 : 69). Le général Alexeiev, chef d’état-major des armées russes, avait fini par reprendre à son compte les formules françaises concernant la Roumanie : « Maintenant ou jamais » (Vesa 1986 : 198) !
4Par le traité du 17 août 1916, les États de l’Entente promettaient au nouvel allié roumain l’annexion de la Transylvanie au sens large – jusqu’à la Tisza par endroits –, du Banat en entier – au mépris des aspirations serbes. L’accord militaire prévoyait l’approvisionnement de l’armée roumaine, une attaque roumaine vers Budapest, couverte au nord par l’offensive Broussilov et au sud par l’offensive Sarrail, à la tête de l’armée d’Orient, à partir de Salonique. Le 27 août, Bucarest déclara donc la guerre à Vienne, mais Berlin répliqua dès le 28 et la Turquie suivit le 30. Après les lourdes défaites du second semestre de 1916 dues aussi aux échecs des deux missions confiées aux armées alliées, l’espace roumain fut limité au réduit moldave avec l’occupation de la capitale par les Centraux en décembre 1916.
- 1 « Un grand Européen », L’Homme libre du 14 décembre 1914, cité dans Vesa 1986 : 109, puis dans L’ (...)
- 2 « Le Latin des Balkans », L’Homme enchaîné du 3 juillet 1915, cité dans Ibid. : 133, ainsi que le (...)
5Pendant ces longues négociations qui avaient enfin abouti, Clemenceau avait été critique et méfiant face aux atermoiements du national-libéral Ionel Brătianu à entrer en guerre du côté de l’Entente – après qu’il eût néanmoins contribué à arracher la neutralité de la Roumanie pourtant alliée aux Centraux au début de la guerre. Il fit donc, dans son journal (qui se transforma en L’Homme enchaîné, après qu’il eût été censuré au début du conflit), la promotion d’autres hommes politiques plus favorables à une entrée rapide dans la guerre, comme Grigore Filipescu et, surtout, Take Ionescu1. Ses articles à l’égard de Brătianu se firent de plus en plus durs2, malgré des entretiens avec son ministre de la Justice, Victor Antonescu, dépêché en janvier 1916 pour contrer la propagande hostile de Filipescu et rassurer l’opinion française (Vesa 1986 : 168-169). Aristide Briand se sentit même obligé d’interdire pendant quinze jours L’Homme enchaîné au printemps, afin de faire baisser la pression sur Brătianu, qui pouvait s’avérer improductive selon lui pour faire basculer la Roumanie du côté de l’Entente (Vesă 1986 : 187).
6Lorsque Clemenceau accéda à la présidence du Conseil et au ministère de la Guerre en novembre 1917, la situation de la Roumanie en tant qu’allié était désespérée. Après un premier décrochement quasi immédiat après son entrée en guerre, les autorités et l’armée s’étaient réfugiées dans le réduit moldave et avaient laissé la Valachie aux occupants. Un an après, la révolution bolchevique privait le pays de son grand allié et la condamnait à sortir des combats malgré un outil militaire rétabli par la mission française du général Henri Mathias Berthelot et qui s’était illustré avec succès lors des combats de l’été sur les cols des Carpates à Mărășești, à Mărăști et sur l’Oituz.
- 3 De même, ce serait l’ententophile Brătianu qui aurait persuadé le roi de nommer le germanophile M (...)
- 4 Voir Sandu 1999a : 34. J’y cite les mémoires du ministre de France à Bucarest (réfugié à Iași), C (...)
7Dans un premier temps, Clemenceau s’insurgea contre l’ouverture des pourparlers d’armistice, qu’il appela « manœuvre de capitulation » (Grandhomme 2009 : 154), mais se montra plus compréhensif lorsque l’armistice fut signé à Focşani le 9 décembre 1917. Toutefois, en mars 1918, la mission Berthelot dut quitter la Roumanie, qui s’acheminait vers une paix séparée, ce qui hypothéquait les promesses du traité avec l’Entente. En effet, le château de cartes de l’Entente s’écroulait à Iaşi : un ultimatum allemand du début de février contraignit Brătianu à la démission, puis les dures conditions préliminaires de paix à Buftea eurent raison en mars de son successeur, l’italophile et ambitieux général Averescu. Le conservateur Alexandru Marghiloman, plus favorable aux Centraux, signa enfin le traité de paix à Bucarest le 7 mai 1918. Ce traité dur, qui rognait les frontières roumaines dans les Carpates et dans la Dobroudja et qui livrait blé, pétrole et chemins de fer roumains aux Empires centraux, n’était pas un Diktat, malgré la réputation que lui firent les Roumains, soucieux de maintenir l’hypothèque roumaine sur les promesses de l’Entente (Soutou 1989 : 668-681)3. Paris confirma le traité de 19164 afin de contrer les offres des Centraux, qui espéraient rallier la Roumanie en la dédommageant en Bessarabie aux dépens de la Russie bolchevique. Mais Marghiloman refusa jusqu’au bout (traité de Brest-Litovsk entre Centraux et bolcheviks début mars) de faire combattre des troupes roumaines aux côtés des Centraux contre les bolcheviks (Grandhomme 2009 : 183).
8En effet, la France hésita à approuver le rattachement de la Bessarabie à la Roumanie, car cela créait une tension entre Paris et les Russes blancs. Ces derniers risquaient en effet de basculer du côté des Centraux si la France entérinait les abandons territoriaux des bolcheviks. Ce fut le très roumanophile ministre de France Saint-Aulaire qui déploya de sérieux efforts pour le rapprochement entre Bessarabie et Roumanie. La Bessarabie proclama son autonomie en décembre 1917, à l’initiative de la diète locale, dominée par la majorité moldave. Grâce à Saint-Aulaire et à Berthelot, la Diète moldave appela en janvier 1918 des troupes de l’Entente, pour assurer la sécurité de la Bessarabie et le refuge moldave contre les bolcheviks et les Centraux occupant l’Ukraine. Brătianu envoya les troupes roumaines dans un but annexionniste patent, afin que sa politique portât au moins ce fruit inattendu. L’opinion bessarabe n’était pas forcément favorable aux Roumains, car dans un premier temps la population attendit avec plus de confiance une réforme agraire de la part des bolcheviks que des Roumains.
9En exil, des dizaines de membres de l’élite roumaine, hommes politiques et universitaires entre autres, tentaient de maintenir la légitimité des engagements réciproques entre la Roumanie et l’Entente. Clemenceau assista ainsi le 24 janvier 1918 à une séance de la Chambre durant laquelle Paul Deschanel évoqua les sacrifices roumains ; par la suite, il reçut un mémoire de la communauté roumaine de Paris sur son intention à poursuivre le combat aux côtés de l’Entente, ce qu’il aurait commenté ainsi : « C’est bien, l’honneur est sauf » (Grandhomme 2009 : 192 et 193). Mais il avait besoin d’un interlocuteur représentatif : le 3 septembre 1918 fut constitué le Comité national, qui devint en octobre le Conseil de l’Unité Roumaine. Il était dirigé par le chef conservateur-démocrate et ententophile Take Ionescu, qui s’était réfugié en France dès le printemps de 1918. Les dirigeants français le percevaient plus favorablement que son rival Brătianu, trop opportuniste en diplomatie et protectionniste en affaires. La France reconnut donc le Conseil de l’Unité Roumaine le 12 octobre et les autres Alliés l’imitèrent en novembre (Sandu 1999a : 37-38).
- 5 Sandu 1999b : doc. n° 1. Voir aussi Torrey 1987 : 175 pour l’exclamation de Berthelot.
10La victoire approchant, Paris songea, dès septembre 1918, à englober la Roumanie dans son système d’alliances de revers à l’est de l’Allemagne, donc à satisfaire ses revendications (avec un doute sur la Bessarabie). Sa réinsertion dans le concert des vainqueurs comportait des divergences stratégiques et tactiques entre Français et Roumains en octobre 1918. L’offensive victorieuse dans les Balkans du général Franchet d’Espèrey, commandant en chef des armées alliées en Orient, découvrit « la possibilité, pour l’Entente, de porter la guerre sur la frontière même de l’Autriche » grâce à la « reprise du contact avec la Roumanie, puis avec la Russie méridionale, en vue de la reconstitution progressive d’un front oriental ». L’Entente se proposait de remobiliser la Roumanie grâce à la présence du « général Berthelot, agissant en qualité de conseiller technique auprès du commandement roumain, et de chef de la mission militaire alliée en Roumanie » ; ceci prit, dans le langage truculent de Berthelot, sans doute inspiré aussi par la verve de Clemenceau, la formulation suivante : « 1er octobre. Chez Clemenceau à 9 heures : il m’envoie soulever la Roumanie ! »5
- 6 Note du 10 octobre 1918, Bibliothèque nationale roumaine, fond Saint-Georges, paquet CVI, dossier (...)
- 7 Télégramme sans numéro de Clemenceau à Berthelot du 26 octobre 1918, Archives du ministère des Af (...)
11Toutefois, Clemenceau ne désirait encourager les ambitions territoriales des petites puissances balkaniques que dans la mesure de leurs efforts de guerre au bénéfice de l’Entente. L’offensive alliée avait besoin de relais locaux, dans l’ignorance de la durée de résistance des Empires centraux. Ces projets ne correspondaient pas au plan roumain de rentrée en guerre. Les autorités roumaines espéraient que la progression se fît « vers Budapest, pour pouvoir, à l’abri de la force armée, faire le partage de l’Autriche-Hongrie »6. Clemenceau prévoyait le soulèvement du pays avant l’intervention alliée, les Roumains attendant jusqu’à l’arrivée des armées alliées sur le Danube. Clemenceau en fut irrité, car il jugeait le moment opportun pour dénoncer un traité de Bucarest jamais ratifié par le roi et pour engager les troupes contre les Allemands, « sans quoi, il ne saurait être question que la Roumanie partage les fruits de la victoire des Alliés. »7 La non-ratification du traité de Bucarest permettait aux Centraux d’avoir accès aux communications à travers la Roumanie, officiellement toujours en guerre.
- 8 Tél. n° 1607 de Jules Jusserand, ambassadeur à Washington, du 6 novembre 1918, AMAEF, série A Pai (...)
12La rentrée en guerre et la reconnaissance du statut d’allié fut déterminée par la précipitation des événements militaires en Orient. La chronologie en est éloquente. Le 30 octobre, la Turquie signa l’armistice de Moudros, l’Autriche-Hongrie se décomposa et reconnut sa défaite par l’armistice de la Villa Giusti le 3 novembre ; mais ce texte ne concernait pas la Hongrie et la Roumanie. Brătianu persuada donc le roi de n’utiliser son armée que lorsque Wilson adressa, le 5 novembre, « au gouvernement roumain une note assurant que le gouvernement américain consid[érait] toujours avec faveur les aspirations des Transylvains à être réunis à la Roumanie »8.
13Le 4 novembre, le Conseil Suprême de la Guerre s’était rangé à l’opinion de Pichon plutôt qu’à celle de Clemenceau, en acceptant le statut d’allié pour la Roumanie et en incluant la caducité du traité de Bucarest parmi les clauses de l’armistice avec l’Allemagne. Mais il avait également prévu qu’à la conférence de la paix les petites puissances ne discuteraient que les questions les intéressant directement, amorçant ainsi la distinction entre États à intérêts généraux et États à intérêts limités (Spector 1962 : 64-65). La capacité de la Roumanie à défendre ses revendications fut ainsi obérée dès le début.
- 9 Voir, pour le détail, Grandhomme 2009 : 203-212.
14Brătianu, soutenu par les ministres alliés, obtint le 6 novembre la démission de Marghiloman (dont l’ultime décision fut d’envoyer un détachement militaire en vue d’obtenir l’annexion de la Bucovine face aux concurrents ukrainiens), immédiatement remplacé par un proche du chef libéral, le général francophile Constantin Coandă, qui ouvrit la voie à la ré-intervention roumaine (Saint-Aulaire 1953 : 473). Sur le plan militaire, ce fut le passage du Danube par les troupes de Berthelot durant la nuit du 9 au 10 novembre qui donna le signal : prévenus le 9, les Roumains décidèrent enfin de faire entrer le 10 leurs troupes en Transylvanie et en Valachie, derrière les troupes allemandes qui se repliaient9. Le 11, l’armistice de Rethondes était signé et le 13, l’armistice de Belgrade avec la Hongrie. Le 11 aussi, un ordre de Clemenceau fit évacuer aux Bulgares la Dobroudja, qui revint à la Roumanie (Grandhomme 2009 : 228).
15Ces illusions furent de deux ordres : d’abord croire que la Roumanie obéirait à l’Entente, alors que c’était le moment des faits accomplis liés aux effondrements impériaux, dont la Roumanie profita comme d’autres ; ensuite espérer une intégration harmonieuse de la Roumanie dans un système de cordon sanitaire anti-bolchevik d’abord, d’alliances de revers antiallemandes ensuite.
16Le principal souci de Brătianu, de retour au pouvoir le 12 décembre, fut d’obtenir le statut d’allié, la reconnaissance du traité de 1916 et des unions auto-proclamées par les roumanophones des diverses provinces, parfois en présence de l’armée roumaine. Clemenceau accepterait-il de perdre le bénéfice moral, politique et militaire de la présence des troupes françaises et de l’autorité de la conférence de Paris sur l’attribution de ces provinces ? Mais pouvait-il résister au grignotage par l’armée roumaine des territoires revendiqués, avec l’accord tacite des représentants français sur place et en présence d’armées alliées à bout de forces ? Il céda aussi aux promesses roumaines d’une intervention militaire contre les bolcheviks en Russie et d’une intégration à un système français d’alliances de revers en Europe centrale contre l’Allemagne, en remplacement de la Russie si les Blancs ne l’emportaient pas. Or, comment la Roumanie serait-elle entrée dans le « cordon sanitaire » anti-bolchevik de Foch, alors que les bolcheviks abandonnaient (relativement) volontiers les marges de l’Empire russe, dont la Bessarabie, que les Blancs voulaient récupérer ? Et comment la Roumanie entrerait-elle dans un système antiallemand alors que ses principales préoccupations étaient antirusses, anti-hongroises et anti-bulgares ?
- 10 Voir le texte des débats et de la résolution d’Alba Iulia dans Moisuc 1996 : doc. n° 152, 500-540
17Officiellement, les grandes puissances alliées et associées, et notamment les États-Unis, attribuaient les décisions territoriales finales à la conférence de la paix. Elle seule pouvait juger les différends entre les ambitions des petites puissances et limiter leur brutalité dans le traitement des minorités. Mais Brătianu s’appuyait sur le Conseil national roumain central, créé par les Roumains à Budapest le 31 octobre et reconnu par la Hongrie et par l’Autriche. Les Roumains de Transylvanie franchirent le pas du rattachement à la Roumanie après l’armistice du 13 novembre, par lequel la Hongrie avait prouvé son incapacité à maintenir l’unité de la province en acceptant l’avance de l’armée roumaine jusqu’à une ligne de démarcation qui la divisait. Avec l’encouragement de Brătianu, les dirigeants transylvains appelèrent à une grande manifestation en faveur de l’union avec la Roumanie à Alba Iulia, le 1er décembre 1918. Cette réunion eut lieu en présence d’une foule de cent mille personnes10 : outre l’union dans le cadre d’une Roumanie démocratique, libérale et respectueuse des minorités, l’Assemblée d’Alba-Iulia reconnut l’autorité de la conférence de la paix, alors que Brătianu voulait se contenter de la présence militaire roumaine et de l’assemblée d’Alba Iulia. Mais l’Assemblée reconnut aussi au Conseil dirigeant issu de son sein le droit de faire appel à l’armée roumaine pour concrétiser l’union.
18En janvier 1919, Clemenceau trancha en faveur de Franchet d’Espèrey et contre son subordonné Berthelot pour geler la situation en Transylvanie, afin d’utiliser l’armée du Danube dans la lutte antibolchevique en Russie méridionale et d’y tourner également une partie de l’armée roumaine ; celle-ci ne devait pas désespérer les Hongrois et les faire basculer dans le bolchevisme, donc dans une alliance avec la Russie, qui eût compromis l’équilibre de la zone. Or ce fut précisément la politique de la Roumanie en vue de finir d’isoler la Hongrie. Clemenceau attendait donc de la Roumanie un appui militaire en Russie méridionale, en échange de son soutien éventuel à l’annexion de la Bessarabie. Mais là encore, Bucarest joua la politique du fait accompli : la Diète, réduite à ses membres roumanophones, vota l’union sans conditions à la Roumanie dans la nuit du 8 au 9 décembre.
- 11 Télégrammes n° 834-836 pour Bucarest, Archives du Quai d’Orsay, série Z Europe, sous-série Rouman (...)
19Parmi ses moyens de pression, Paris comptait la reconnaissance du statut d’allié, qui ne fut annoncée par Pichon aux postes diplomatiques que le 30 décembre 191811. La France céda donc, tout en se réservant un autre levier avec l’annulation du traité de 1916 et avec l’annexion de la Bessarabie. La seule puissance sur laquelle la Roumanie pouvait compter était l’Italie, car elle attendait elle-même l’application du traité de Londres d’avril 1915. À l’inverse, les États anglo-saxons se rallièrent à la position française. La réaction de Bucarest à l’invalidation du traité fut très négative : Brătianu menaça de démissionner et de livrer le pays à l’anarchie bolchevique ! Ce fut dans cette atmosphère de méfiance et de frustration que le Premier roumain participa à une conférence où il avait arraché avec peine un strapontin – deux délégués, alors que la Belgique, la Serbie et la Grèce en avaient trois.
- 12 Voir, entre autres, Hovi 1984, Spector 1962 : 180 et Sandu, 1999a.
20La Puissance la plus intéressée par la sécurité continentale restait la France, et ce fut en grande partie pour la circonvenir que Brătianu avait essayé de pousser son avantage auprès des Anglo-Américains et des Italiens. Seuls les Italiens développaient un projet concurrent – fondé sur les mécontents – à l’amorce de système centre-européen français. Ainsi, avec l’intégration éventuelle de la Roumanie, l’Italie aurait isolé le concurrent yougoslave en Adriatique et, secondairement, la Grèce et la Tchécoslovaquie, par une barrière pro-italienne comprenant l’Autriche, la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie et qui aurait coupé transversalement l’axe Baltique-Égée de la France qui comprenant les petits vainqueurs et était structuré par la voie ferrée Salonique - Lvov (Lemberg), dont un tronçon passait par les villes du pourtour transylvain, ajoutant un argument de poids à l’attribution de la province à l’allié roumain12. Mais l’Italie n’avait pas la puissance de la France pour faire fonctionner un système composé d’États qui se déchiraient.
21L’intégration de la Roumanie dans les plans français de la sécurité européenne comportait des bénéfices territoriaux et statutaires énormes, mais aussi des obligations pesantes : la Roumanie tenta d’engranger les premiers et d’éluder les seconds. Brătianu usa de tous les stratagèmes à cet effet, y compris en organisant un voyage en Occident de la reine Marie, qui rencontra Clemenceau au Quai d’Orsay le 7 mars 1919 : si elle ne parvint pas à émousser les griffes du Tigre à l’égard de Brătianu, du moins fut-il obligé de reconnaître la constance du couple royal en faveur de l’Entente et en toutes circonstances (Pakula 1989 : 277-278 et Spector 1962 : 111-112).
22Ainsi, durant les deux premiers mois de 1919, la Commission territoriale chargée de l’étude des frontières coopéra en pleine harmonie avec la délégation roumaine et avec les militaires et les diplomates roumanophiles de Paris et de Bucarest. La personnalité de son président, André Tardieu, un proche de Clemenceau, en contact étroit avec les militaires, pesa sur la définition du nouveau territoire, qui entérina des revendications territoriales que l’armée roumaine était en cours de réaliser manu militari sur place.
23Mais cela avait un prix : la Roumanie devait appuyer la France contre les bolcheviks russes, pour dégager des troupes polonaises qui auraient éventuellement aidé l’armée française à imposer le traité de paix aux Allemands. Or, c’était compter sans une réaction de la Hongrie de Béla Kun à partir de mars : elle chercha sans grand succès, sous couvert de solidarité révolutionnaire avec la Russie, à obtenir l’alliance de celle-ci pour enserrer la Roumanie entre deux fronts au printemps de 1919.
24Dès lors, le choix militaire de Bucarest s’effectua à l’encontre des injonctions de la France : sous le prétexte de réprimer le bolchevisme, son effort militaire se dirigea vers la Hongrie, alors que les stratèges français désiraient le porter vers l’est. C’est le sens de l’échec du projet de Clemenceau de commandement militaire unifié en Orient sous l’égide d’un général français en avril 1919.
25Or, le recul des troupes d’intervention françaises en Russie méridionale amena Paris à opter pour l’abandon de l’intervention directe : sa pression sur Bucarest baissa, mais cela diminua d’autant l’intérêt à récompenser la Roumanie ailleurs, en Transylvanie notamment. En outre, la notification prochaine à l’Allemagne du traité de paix, risquait de rencontrer une résistance à la répression de laquelle les troupes françaises stationnées en Orient devaient se tenir prêtes : il ne s’agissait donc pas d’ouvrir un autre front en Europe centrale qui eût distrait une partie des forces françaises en cas de reprise des combats à l’Ouest. Clemenceau songeait-il y employer une partie de l’armée roumaine avant que son projet de commandement militaire unifié en Orient n’échouât ?
26Les Roumains voulaient surtout une intervention solitaire en Hongrie. Ils occupèrent la nouvelle zone de démarcation, donc l’ensemble de la Transylvanie, à partir de la mi-avril, en livrant des combats. C’était le moment où le risque d’une collusion entre Hongrie et Russie bolcheviques à travers les cols de Slovaquie et de la Ruthénie subcarpatique était le plus fort. C’est une des raisons pour lesquelles l’opération roumaine ne comportait pas une offensive limitée au territoire accordé par la conférence et visait déjà l’occupation de Budapest pour y changer le régime bolchevik et imposer l’annexion de la Transylvanie. La France avait aussi une option de rechange avec l’organisation à Arad, puis à Szeged, d’une force armée hongroise antirévolutionnaire dont prendrait bientôt la tête le très conservateur amiral Miklós Horthy. La France ne livra donc pas la Hongrie aux troupes roumaines, puisque Clemenceau et le Conseil suprême avaient notifié à toutes les parties les frontières définitives le 10 juin. Mais il souhaitait également, ainsi que le reste du Conseil des Quatre, intimider Béla Kun avec les seules troupes disponibles à cet effet : l’armée roumaine (Spector 1962 : 161).
27Le 2 juillet, après avoir signé le traité de Versailles, Brătianu quitta la conférence de la paix. Officiellement, c’était en raison de dissensions au sujet des minorités et du Banat, mais la lettre qu’il adressa à la conférence ne laissait aucun doute sur la véritable raison : il y réclamait le désarmement des Hongrois. Kun mit fin au suspens en annonçant le 21 juillet sa volonté de faire retrouver aux troupes roumaines les limites de leurs frontières : quinze jours après, elles entraient à Budapest.
28L’occupation de Budapest est un acte fondateur et un tournant. La petite puissance balkanique avait profité de l’écroulement de l’Empire et de la faiblesse complaisante des alliés pour asseoir l’agrandissement territorial sur le droit de conquête. Servirait-elle alors l’intérêt de stabilisation continentale globale en puissance responsable, ou bien se cantonnerait-elle à sauvegarder ses intérêts locaux, comme elle l’avait fait jusque-là ?
29L’occupation roumaine de Budapest donna à la Roumanie un moyen de pression pour négocier les traités que les Quatre entendaient initialement imposer aux Petites puissances, notamment sur la protection des minorités. Cette obligation de traiter irrita surtout les Anglo-Américains, qui soupçonnaient, à juste titre, les militaires et les diplomates français de soutenir la Roumanie. Clemenceau pouvait-il couvrir ses subordonnés, alors qu’il devait conserver la solidarité avec les Grands ? Mais comment négliger la force régionale supposée des petits alliés dans la définition de la sécurité française, surtout que la ratification du traité de garantie franco-américain par le Sénat américain était rien moins qu’acquise ? (Spector 1962 : 180)
30La crise avec les Alliés laissa des traces et le problème de l’utilisation par la France de l’Europe centrale, et notamment du récalcitrant allié roumain, subsista durant cette période. En outre, les Roumains avaient pillé le potentiel économique – et notamment ferroviaire – hongrois, malgré les protestations de la conférence. Sous prétexte de récupérer les prélèvements des Centraux durant leur propre occupation en Roumanie, ils hypothéquaient ainsi la reprise du commerce dans la région et condamnaient Budapest à la famine. Clemenceau en était furieux et contribua alors à la vaine pression alliée pour essayer de déloger les Roumains de la capitale hongroise dès le début d’août et leur faire abandonner les prétentions territoriales issues du traité de 1916 et supérieures aux nouvelles frontières définies à Paris (Spector 1962 : 174 et 176).
31Brătianu dut néanmoins démissionner et laisser la place, en septembre 1919, au général Artur Văitoianu, à la tête d’un gouvernement de généraux d’ailleurs inféodé au Parti national libéral. La disponibilité nouvelle des troupes roumaines et la présence du général blanc Denikine sur le Dniestr, posaient à nouveau la question d’une collaboration roumano-russe sous égide française. Les deux verrous que la France devait faire sauter pour utiliser la Roumanie sans s’attirer la réprobation des Anglo-Américains étaient la signature des traités et le repli sur la frontière transylvaine définitive. L’occasion ne se présenta qu’après un ultimatum allié remis le 24 novembre à Văitoianu (Spector 1962 : 202), qui laissa le pouvoir le 1er décembre à un personnel d’origine transylvaine, plus souple.
32Une solution à la crise hongroise se dessina en effet avec l’écroulement des Russes blancs à la fin de 1919 : l’Entente put enfin garantir l’attribution de la Bessarabie à la Roumanie, en échange du retrait des troupes roumaines de Budapest en novembre, puis de la Tisza en mars 1920. Mais le gouvernement du Transylvain Alexandru Vaida-Voevod agissait dans le contexte difficile de l’élaboration de la réforme agraire et de manifestations ouvrières. Le 11 décembre, il accepta néanmoins de signer les traités de Saint-Germain avec l’Autriche, de Neuilly avec la Bulgarie et celui de protection des minorités, qui l’avaient été sans la Roumanie en raison de la résistance de Brătianu vis-à-vis de la politique des Alliés de négociations avec Budapest, de son opposition au traité de protection des minorités et aux clauses de libre transit des produits de l’Entente chez les petits alliés. Cette garantie des droits des minorités fut largement instrumentalisée par Brătianu dans un sens de surenchère nationaliste. Elle se trouvait au croisement des préoccupations humanitaires wilsoniennes et du souci français de stabiliser les nouveaux États ethniquement hétérogènes d’Europe centrale à son profit. Bucarest avait obtenu le contrôle de la Société des Nations – et non des puissances – sur les minorités et l’abandon d’une allusion blessante sur la souveraineté nationale. La fin de la résistance roumaine permit à la France de jouer la carte centre-européenne au moment où les Russes blancs perdaient tout espoir de victoire sur les bolcheviks et où l’échec, en novembre, du traité de garantie franco-américain devant le Sénat des États-Unis jetait une ombre sérieuse sur le pilier anglo-américain de la sécurité française.
33En somme, lorsque Clemenceau quitta la présidence du Conseil, en janvier 1920, pour échouer à celle de la République et se retirer, à près de quatre-vingts ans, de la vie publique active, sa politique roumaine, et plus largement centre-européenne, avait été en grande partie remise en cause par la révolution bolchevique et par l’échec du traité de garantie franco-américain. Dans ses Grandeurs et misères d’une victoire (1930), de quelques mois posthumes, il défend l’œuvre de traités qu’il savait imparfaits, mais y salue le retour de la France à une politique de défense de l’Europe des nations par le droit, somme toute héritée des régimes monarchiques – napoléoniens et même bourbon, avec la Pologne – précédents : « Soudainement, par la honteuse paix de Brest-Litovsk, nous voilà libérés du prétendu secours d’alliés oppresseurs pour refaire nos forces morales supérieures au contact des peuples opprimés de l’Adriatique à Belgrade, de Prague à Bucarest, de Varsovie aux pays du Nord qui n’ont pas encore recouvré l’équilibre perdu » (Clemenceau 1930 : 143-144). Mais alors que d’autres dirigeants d’Europe centrale, orientale et balkanique sont nommés dans l’ouvrage, aucune personnalité roumaine ne l’est, ni même les ententophiles Take Ionescu ou la reine Marie.
34Sans jamais relâcher sa pression envers les atermoiements de Brătianu à entrer en guerre contre les Empires centraux ou envers son activisme de 1919 pour en cueillir les fruits d’une Grande Roumanie un peu trop lourds à porter pour le jeune État, il sut ménager suffisamment le petit et hésitant allié pour l’insérer dans un système de sécurité centre-européen dont il fut un pivot. Et si cet ensemble dominé par la France échoua à Munich et lors de la drôle de guerre, il contribua au moins durant l’entre-deux-guerres à l’impression d’une France puissante et active dans un espace où ses régimes passés lui avaient déjà assuré un prestige dont la Troisième République finissante ne démérita que lors de son dernier souffle. La mort de Clemenceau, un mois après le début de la crise de 1929, épargna à un homme né en 1841 de connaître un nouveau cycle de déclin français. Après 1989, la Roumanie postcommuniste s’est souvenue de lui et l’a fait bénéficier des inévitables changements des noms qui accompagnent les changements de régimes : on trouve ainsi, entre autres, une rue Georges Clemenceau à Bucarest, qui débouche dans la grande artère historique de la capitale, Calea Victoriei (la voie de la victoire, celle de 1878…), et à Timișoara, une place porte son nom.