1Le 11 novembre 1918, après la signature de l’armistice sur le front occidental marquant la fin de la Première Guerre mondiale, nommée aussi la « Grande Guerre » afin qu’on la différencie des autres conflits militaires antérieurs, la Roumanie se trouva à nouveau aux côtés de l’Entente, dans le même camp, dans la même alliance. Le 10 novembre, la Roumanie était en effet entrée pour la seconde fois dans le conflit, ce que le roi Ferdinand portait à la connaissance de ses concitoyens par une proclamation.
- 1 Pour les négociations de la Roumanie avec l’Entente, voir Leanca 2016 ; Guzun 2016 et Dabija 1919
2La Roumanie fut neutre pendant la période allant de juillet 1914 à août 1916, mais peu à peu elle s’orienta vers l’Entente, la France étant le partenaire le plus recherché. Le 17 août 1916, à la suite d’intenses négociations, furent signés le traité politique et la convention militaire entre la Roumanie et l’Entente, sur la base desquels l’État roumain entra en guerre contre les Puissances centrales1.
- 2 On trouvera une présentation complète de la personnalité de Berthelot dans Grandhomme 2011.
- 3 Il existe une riche historiographie sur la mission militaire française en Roumanie : Cipăianu et (...)
3Sollicitées par le roi Ferdinand et le gouvernement dirigé par Ion I.C. Brătianu, les autorités françaises envoyèrent en Roumanie une mission militaire commandée par le général Henri M. Berthelot, vite devenu une figure légendaire parmi les Roumains2. La Mission militaire française et la personnalité de Berthelot sont des sujets bien connus dans l’historiographie. À notre avis, les accomplissements importants de la mission militaire française en Roumanie sont au nombre de trois : le rôle politique de protection des intérêts roumains contre les injonctions de l’allié russe ; le soutien apporté au processus de planification stratégique et des opérations menées par les troupes roumaines pendant les deux campagnes de 1916 et de 1917 ; le redressement et la réorganisation de l’armée roumaine pendant l’hiver et le printemps de l’année 19173.
- 4 Le traité de paix de Bucarest avec les Puissances Centrales a été évalué différemment à l’époque, (...)
4La débâcle du front oriental à la suite des révolutions de Russie de mars et de novembre 1917 fit que la Roumanie conclût d’abord l’armistice de Focşani (le 9 décembre 1917) et ultérieurement la paix de Bucarest (le 7 mai 1918), sortant ainsi de la guerre4. Dans ces conditions, la mission militaire française fut obligée de quitter la Roumanie en mars 1918, et l’armée démobilisée. Le roi Ferdinand ne ratifia pas le traité de paix de Bucarest et cette décision fut très importante pour la Roumanie.
5Pendant les mois de septembre et d’octobre 1918, sur fond de victoires de l’Entente sur les théâtres d’opérations balkanique, italien et français, on souleva la question de la seconde entrée en guerre de la Roumanie auprès de ses alliés. Cette fois, l’impulsion décisive vint de la France. La liaison avec les Alliés fut établie par l’entremise de Victor Antonescu, l’ancien ministre de Roumanie à Paris, arrivé par avion à Jassy, après un voyage non dépourvu d’aventures. Il apportait la sollicitation de Clemenceau pour que la Roumanie accélérât son retour dans la guerre, ce qui correspondait en même temps au souhait du roi Ferdinand et du camp de l’Entente. Les liaisons avec les Alliés furent consolidées aussi par l’accréditation du colonel Radu R. Rosetti, officier roumain, reçu dans l’armée française, auprès du commandement de l’armée du Danube (Rosetti 1997 : 265-317). Pendant la nuit du 8 au 9 octobre, le général Berthelot fut nommé commandant de cette armée, importante unité formée dans le but de protéger le flanc droit de l’armée alliée d’Orient contre les troupes allemandes et austro-hongroises de l’Ukraine. Ultérieurement, sa mission fut d’agir au sud de la Russie contre les forces bolcheviques (Torrey 1987 : 175-193). Elle était composée de trois divisions : 16e coloniale, 30e française et 26e britannique.
6Le 6 novembre 1918, le souverain remplaça le gouvernement Marghiloman par un autre, dirigé par le général Constantin Coandă, dont faisaient aussi partie les deux anciens commandants d’armée, les généraux Grigorescu (ministre de la Guerre) et Văitoianu (ministre des Affaires intérieures) (Marghiloman 1995 : III, 200-217). Compte tenu de cette composition, on a dit que ce fut un « gouvernement de généraux ».
7Cette décision a été prise en accord avec les ministres alliés à Iassy, comme le montre cet extrait de leur télégramme commun de ce 6 novembre :
- 5 Serviciul Arhivelor Naționale Istorice Centrale (SANIC), fond Microfilme Franţa, rola 182, cadre (...)
Un Ministère de transition paraît donc seul à même de satisfaire toutes les exigences de la situation. Ce Ministère composé exclusivement de généraux et de fonctionnaires aurait pour programme avoué le maintien de l’ordre. En fait, selon les instructions du Roi et sous la direction occulte de M. Bratiano, il prendrait immédiatement toutes les mesures préparatoires à la mobilisation et pour assurer le moment venu la transmission sans secousse du pouvoir au Ministère à constituer sous la présidence de M. Bratiano. […] Le Général Coandă s’est aussitôt mis en rapport avec nous. Il nous a déclaré que le Roi lui a donné pour consigne de n’agir qu’en accord avec nous5.
La tâche la plus urgente du nouveau gouvernement était celle du retour dans la guerre car celle-ci approchait de sa fin et la Roumanie devait être aux côtés de ses alliés, objectif que poursuivait également, avec insistance, le général Berthelot qui, par l’entremise de Robert de Flers, revenu par avion à Jassy, après maintes péripéties, essayait de convaincre les dirigeants de la nécessité de passer immédiatement à l’action. Le 8 novembre, les premiers éléments de l’armée du Danube arrivèrent dans la zone du grand fleuve, se préparant à passer au nord de celui-ci. Des démarches similaires furent aussi entreprises par les ministres alliés de Jassy. Mais le feldmaréchal von Mackensen menaçait les autorités roumaines de la destruction des puits de pétrole et des voies de communication si on reprenait les armes.
8Le 8 novembre 1918, eut lieu à Jassy une rencontre décisive à laquelle participèrent Ion I.C. Brătianu, le général Constantin Coandă, le ministre de France, le comte de Saint-Aulaire, le général Pierre Henry Lafont, l’attaché militaire de France, le général Constantin Prezan, Nicolae Mişu, l’ancien ministre de Roumanie à Londres. Le retour de la Roumanie dans la guerre fit l’objet de longues discutions contradictoires. Les Français insistaient pour une entrée immédiate en action, l’argument invoqué étant l’imminence de la conclusion de l’armistice. En revanche, le général Prezan exposait les difficultés considérables auxquelles se heurtait la mobilisation, à cause du manque d’hommes, d’armement, de munitions, de chevaux, etc. (Brătianu 2001: 22-23). Malgré l’intervention de Prezan, le roi Ferdinand et Brătianu prirent la décision de faire entrer en action la Roumanie et les documents nécessaires furent préparés dans ce sens.
9Le 9 novembre 1918, le gouvernement roumain adressa aux troupes d’occupation de Roumanie un ultimatum, leur demandant de quitter le pays dans un délai de vingt-quatre heures. Mackensen ne donna aucune réponse, la seule mesure prise étant le repli de la mission militaire allemande du colonel Brandenstein de Jassy à Bucarest. Le lendemain, le 10 novembre, on décréta la mobilisation de l’armée roumaine (le Haut Décret no. 3179 du 27 octobre/9 novembre 1918), le général Prezan étant réinstallé officiellement dans ses fonctions de chef du Grand Quartier Général.
- 6 Ardeleanu, Arimia et Muşat 1986 : 50.
10En même temps, le gouvernement roumain remit aux représentants de l’Entente à Jassy un mémoire relatif aux sacrifices consentis par la Roumanie pendant la guerre et à la reprise de la collaboration avec les Alliés6.
- 7 Ibid., document nr . 491
Fidèles à nos engagements, disait ce document, nous sommes heureux et fiers de pouvoir nous retrouver aux côtés de vos glorieuses armées dans la lutte pour le triomphe de la grande cause pour laquelle les Alliés et nous avons déjà versé tout le sang et subi sans regret de si grandes épreuves7.
Le Roi avait, en effet, répondu immédiatement à l’appel du général Berthelot, sans aucune hésitation et sans attendre la nouvelle, non encore parvenue alors, que le passage du Danube par les troupes alliées s’était effectué. « Il ne nous a pas demandé non plus, avant de prendre sa décision, la confirmation de nos engagements8. » À son tour, le général Prezan apprit à Berthelot qu’il avait été réinvesti dans ses fonctions de chef du GQG et que les troupes de couverture avaient déjà reçu l’ordre de pénétrer en territoire occupé.
- 9 Monitorul Oficial, nr. 176, 28 octombrie/10 noiembrie 1918 ; SANIC, fond Alexandru Marghiloman, d (...)
- 10 Arhivele Militare Naționale Române (AMNR), fond 948/52, dosar nr.833/1918, f. 83.
11À l’occasion de la reprise des hostilités, le roi Ferdinand adressa au peuple une Proclamation dans laquelle – après avoir rappelé les circonstances qui avaient imposé à la Roumanie la cessation du combat – il annonçait la seconde entrée en action de la Roumanie aux côtés de l’Entente pour qu’ensemble « nous nous dirigions vers la victoire définitive qui nous apportera tous les fruits de nos sacrifices et de notre bravoure9 ». Le souverain exprima sa conviction que l’idéal des Roumains, l’Union de tous les Roumains, devait s’accomplir bientôt. Le même jour, 10 novembre, le roi lança un Ordre du jour aux soldats, les appelant de nouveau à accomplir leur devoir pour réaliser l’union de tous les Roumains, objectif pour l’accomplissement duquel ils avaient combattu héroïquement pendant les années 1916-1917. « Vos frères de Bucovine et de Transylvanie vous appellent pour mener ce dernier combat afin que, par votre élan, vous les sauviez de l’oppression étrangère10 ».
12Du 10 au 11 novembre, tandis que la Roumanie revenait dans le camp allié, les troupes de l’armée du Danube franchirent le grand fleuve à Zimnicea et Turnu Măgurele (Torrey 1987 : 186). Le 15 novembre, le général Berthelot entra dans la ville de Giurgiu, accueilli avec enthousiasme par les habitants. Le 14 novembre 1918, à l’occasion de la traversée du Danube, il avait adressé aux Roumains une Proclamation dans laquelle il dénonçait le comportement de l’ennemi pendant l’occupation, en l’accusant, entre autres, de vouloir introduire le bolchevisme dans le pays où il avait fait tant de mal. Il demandait aux Roumains d’être dignes de leurs traditions de lutte du Jiu, de l’Olt, de l’Argeş, de Mărăşti et Mărăşeşti, et de conserver leur calme pendant ces moments où l’ennemi était vaincu (Grandhomme 1999 : 1025-1026).
13Pendant ce temps, la préoccupation du GQG était de réaliser la mobilisation, opération difficile à cause des restrictions de la paix de Bucarest, de l’état des communications, des nécessités de toute sorte. Sur un total de quinze divisions d’infanterie et deux de cavalerie dont disposait la Roumanie, furent mobilisées à grand-peine cinq divisions d’infanterie (les 6e, 7e, 8e, 13e et 14e) et les deux de cavalerie, auxquelles s’ajouta la formation de deux divisions de chasseurs à partir des régiments attachés aux divisions d’infanterie. Cinq états-majors de corps, les colonnes de munitions, les compagnies de pontonniers, les détachements de la gendarmerie à pied et rurale furent aussi mobilisés. Pour compléter les effectifs furent appelés sous les drapeaux les contingents de 1912-1916, différenciés par catégories de personnel. Au total, furent mises sous les armes neuf divisions, c’est-à-dire plus de la moitié du potentiel mobilisable du pays dans la configuration de l’automne de 1918. Les états-majors d’armée, les régiments d’artillerie lourde, les services divisionnaires, ainsi que d’autres unités et formations encore ne furent pas mobilisés.
14La durée de la mobilisation des grandes unités dépassa de beaucoup le temps prévu dans les instructions en vigueur à cause de l’hiver qui s’était installé de bonne heure, des difficultés de transport, des manques de matériel de toute sorte. Ce retard affecta l’accomplissement des missions opérationnelles par les troupes roumaines aussi bien que leur état combatif.
15L’une des premières opérations ordonnées par le général Prezan fut la prise de contrôle des villes de Focşani et Brăila. Dans ce but, la 6e division d’infanterie du 3e corps d’armée forma deux détachements, Focşani et Brăila, qui, le matin du 11 novembre, sans se heurter à aucune résistance, se saisirent des deux localités. En revanche, les détachements destinés à entrer dans le territoire de la Dobroudja n’eurent pas le même succès, étant rejetés par les forces bulgares à Tulcea, Reni et Isaccea.
16Attaquée au sud par les forces alliées, l’armée de Mackensen fit retraite vers la Transylvanie selon deux axes principaux. Le groupe Est fut dirigé, par les cols de Bran, de Predeal et de Buzău, vers Braşov, Sighişoara, Teiuş ; et le groupe Ouest à travers la vallée de l’Olt sur l’axe Alba Iulia, Deva, Lugoj, Arad (Preda, Alexandrescu et Prodan 1994 : 71-74). Le déplacement des colonnes allemandes se fit avec retard malgré les avertissements envoyés par les Alliés et les accords auxquels on était parvenu, si bien qu’il ne prit fin que le 15/28 décembre 1918.
17La retraite des troupes allemandes fut accompagnée par le déplacement des unités du 3e corps d’armée roumain dans ses garnisons de résidence au sud des Carpates, opération exécutée non sans difficultés pendant les mois de novembre et de décembre. Revenues dans les localités du temps de paix, les unités continuèrent leurs opérations de mobilisation jusqu’à l’été de 1919, imposées par la situation stratégique très compliquée de la Roumanie.
18Tandis que les forces armées roumaines étaient remobilisées, le 13 novembre 1918, on signait à Belgrade un document supplémentaire à l’armistice du 3 novembre, plus exactement une convention militaire entre le commandement de l’armée alliée d’Orient et le gouvernement hongrois. La convention de Belgrade, qui a engendré des complications dans les relations franco-roumaines, fut signée par le général Paul Prosper Henrys et le voïvode Živojin Mišić, le chef du grand état-major serbe, de la part des Alliés, et par Béla Linder, le délégué du gouvernement hongrois. L’article 1 de cette convention obligeait le gouvernement hongrois dirigé par Mihály Károlyi – qui, au début du mois de novembre 1918, avait pris le pouvoir à Budapest, proclamant l’indépendance de la Hongrie – de retirer les troupes au nord de la ligne du Grand Someş, de Bistritza, puis du cours du Mureş jusqu’à sa confluence avec la Tisza, de Subotica, Baja, Pécs, du cours de la Drave jusqu’à la frontière avec la Slovénie. L’évacuation devait se dérouler dans un délai de huit jours.
19En même temps, l’armée hongroise était démobilisée à l’exception de six divisions d’infanterie et deux de cavalerie destinées à assurer l’ordre. Les Alliés avaient le droit de passage et de séjour pour leurs troupes sur tout le territoire hongrois ; ils pouvaient occuper n’importe quel point stratégique si les nécessités militaires l’imposaient. Les troupes allemandes devaient se retirer de la Hongrie dans un délai de quinze jours, celle-ci étant obligée de cesser toutes les relations avec l’Allemagne. L’Entente s’engagea à ne pas intervenir dans les affaires internes de la Hongrie11.
20La convention de Belgrade fut conclue sans la participation du gouvernement roumain et ne tint pas compte de la déclaration des dirigeants roumains de Transylvanie présentée par Alexandru Vaida-Voevod au Parlement hongrois le 18 octobre, et laquelle il contestait le droit des autorités hongroises de représenter les territoires habités par les Roumains. En même temps, le document était en contradiction avec le traité d’alliance signé par la Roumanie avec l’Entente, le 17 août 1916.
- 12 SANIC, fond Alexandru Vaida-Voevod, dosar nr. 95, f. 24-25.
21Après avoir pris connaissance des protestations ultérieures des Roumains, le général Franchet d’Espèrey se défendit en affirmant qu’à cette date-là il ne connaissait pas le contenu des documents signés par la Roumanie avec l’Entente avant l’entrée en guerre de l’armée roumaine. Pendant l’automne de 1919, à Paris, Franchet d’Espèrey présenta d’ailleurs ses excuses aux membres de la délégation roumaine pour la signature de la convention de Belgrade12.
- 13 Cette controverse est détaillée dans Leuştean 2002 :19-22.
22La signature de la convention de Belgrade représente un objet de controverse dans l’historiographie non seulement à cause de son contenu qui mécontenta profondément les Roumains, mais aussi à cause du problème soulevé par le fait de savoir si Franchet d’Espèrey avait agi par initiative personnelle ou s’il avait suivi les indications reçues de Paris13.
23Indiscutablement, pendant la période ultérieure, les Roumains et les Hongrois eurent une perception différente de cette convention. À Bucarest, elle était envisagée comme un simple armistice militaire, tandis qu’à Budapest, comme une frontière définitive. Les Roumains firent de multiples démarches pour que cette convention ne fût pas mise en application, en sollicitant avec insistance le respect des décisions adoptées à Alba Iulia et l’autorisation de faire avancer l’armée au-delà du Mureş. Les Hongrois essayèrent par tous les moyens - y compris le transfert du pouvoir aux mains des bolcheviques – de déterminer les Alliés à considérer comme définitive la Ligne Díaz, ainsi qu’elle fut dénommée.
24Cependant, la convention de Belgrade, très critiquée, incluait l’article III qui pouvait être, et qui fut, invoqué plus d’une fois par les autorités roumaines, et qui stipulait
le droit d’occupation par les Alliés de n’importe quelle localité ou point stratégique, que le général commandant en chef de l’armée alliée aura le droit de fixer en permanence ; le droit de passage et de séjour des troupes alliés sur tout le territoire hongrois ; le droit permanent d’utilisation pour les nécessités militaires des Alliés de n’importe quel matériel navigant appartenant à l’État ou aux particuliers habitant la Hongrie ; idem pour les animaux de traction et les bêtes de somme (Ardeleanu, Arimia et Muşat 1986 : 72).
À la date de la conclusion de cette convention, la Roumanie avait repris sa place aux côtés des puissances de l’Entente. Par conséquent, après la reconnaissance du statut d’allié, elle pouvait se prévaloir de cet article pour déplacer les troupes sur le territoire promis par l’Entente par le traité d’août 1916 et consacré par la décision de la Grande Assemblée nationale d’Alba Iulia. L’article comportait aussi un autre aspect significatif : celui qui décidait de la direction et des modalités des déplacements des troupes sur le territoire de l’ancien État hongrois était le commandant de l’armée alliée d’Orient. C’est pourquoi les autorités militaires roumaines, avec à leur tête le général Prezan, entreprirent des démarches insistantes auprès du général Franchet d’Espèrey afin d’obtenir l’autorisation pour la plus puissante force militaire alliée de la région, l’armée roumaine, de placer sous son contrôle le territoire de la Transylvanie et du Banat.
25En même temps, avec la remobilisation, l’armée traversa les Carpates. L’intervention fut demandée d’urgence par les Roumains de Transylvanie qui préparaient la Grande Assemblée nationale d’Alba Iulia et qui étaient confrontés aux agressions des Hongrois désireux de conserver l’ancien état des choses. Malgré la mobilisation effectuée à grand-peine et des manques considérables, l’armée roumaine réussit à franchir rapidement les montagnes. En évoquant cette période, Gheorghe I. Brătianu, engagé volontaire pendant la première campagne et blessé pendant la bataille de l’Oituz, note :
Je me souviens de mon départ lorsqu’on m’appela la seconde fois sous les drapeaux – il traçait ces mots dans la cour de la caserne de Roman, pendant une sombre soirée d’hiver - pour nous embarquer dans le train qui allait partir pour Piatra Neamţ. À partir de là, dans la vallée de la Bistriţa, la 7e division devait passer en Transylvanie. Tous les chevaux que nous avions rassemblés, tant bien que mal, tiraient en fournissant de grands efforts les canons, qui bougeaient à peine en raison de la boue mêlée de neige. Les officiers et les soldats avançaient à pied, à côté des chevaux et des caissons pour ne pas les surcharger d’un poids qu’ils n’auraient pas pu porter. C’est ainsi que la seconde campagne démarrait, en portant nos soldats dans les Monts Apuseni, qu’ils conquirent, et puis dans les plaines de la Hongrie. Dans la nuit obscure, nous avions l’impression d’un cortège de fantômes glissant sur la neige plutôt que d’une armée volant vers la victoire. Nous devions franchir les montagnes, car en Transylvanie l’agitation allait toujours s’intensifiant ; le 1er décembre l’Union devait être proclamée au cours de la Grande Assemblée d’Alba Iulia (Brătianu 2006 : 24-25).
26Le 14 novembre 1918, le général Prezan ordonna que la 7e division d’infanterie, commandée par le général Traian Moşoiu, accélérât la mobilisation pour être envoyée dans la vallée du Mureş et, en attendant, qu’elle concentrât une avant-garde à Piatra Neamţ, d’où elle avancerait vers la Transylvanie. Le 18 novembre, le GQG émit un nouvel ordre en montrant la nécessité d’accélérer le mouvement par les cols des Carpates. « Le franchissement des montagnes – dit le document signé par Prezan – se produit à l’appel de nos frères et par ordre de SM le Roi. Le but est d’assurer l’ordre, la tranquillité, la vie et les biens des habitants. » Pour cette mission furent désignées la 7e division d’infanterie du 4e corps d’armée, qui devait se concentrer dans la zone Topliţa-Ditrău-Gheorghieni et la 1re division de chasseurs, subordonnée au GQG et commandée par le général Aristide Leca, qui devait prendre sous son contrôle, dans une première étape, la zone située entre Comăneşti et Bran, où Miercurea Ciuc est la localité la plus importante. L’avance s’effectuait par les itinéraires suivants : Piatra Neamţ-Prisecani-Borsec-Topliţa-Ditrău, et Asău-Palanca-Miercurea Ciuc.
27Les avant-gardes des deux grandes unités, ayant la force d’un régiment, se mirent en marche le 20 novembre, et, trois jours plus tard, celle de la 1re division de chasseurs passa de la vallée du Trotuş à l’ouest des Carpates, en occupant, le 29, Miercurea Ciuc. Le 24 novembre, les éléments avancés de la 7e division traversaient eux aussi la frontière dans la zone Prisecani-Tulgheş et, jusqu’au 28, prenaient le contrôle du secteur Topliţa-Ditrău. Le GQG envoya ces détachements à travers les montagnes sans le soutien des principales forces, qui se trouvaient à environ 100-150 km. Ce fut une initiative à la fois risquée et hardie, prise en raison des nécessités politiques et opérationnelles. Et pourtant, par cette action, les zones de concentration pour les deux divisions passèrent sous le contrôle des troupes roumaines, ce qui représenta un avantage pour les opérations ultérieures. De plus, lorsque la Grande Assemblée nationale décida, le 1er décembre, l’Union de la Transylvanie, l’armée roumaine n’était ainsi qu’à environ 80 à 100 km à l’est d’Alba Iulia.
28À la demande de Berthelot, l’armée roumaine devait initialement concentrer ses actions vers le sud de la Roumanie, l’objectif principal étant la ville de Ploieşti. Mais la retraite de l’armée allemande détermina le général français à demander aux divisions roumaines une accélération de leur marche en Transylvanie pour intercepter les colonnes ennemies. Les difficultés relatives à la mobilisation et au transport firent que le GQG ne pût pas répondre aux exigences du commandement allié. Celles-ci furent beaucoup moins pressantes après la conclusion de l’armistice du 11 novembre. Le GQG opta pour une action d’est en ouest parce que les troupes roumaines étaient concentrées en Moldavie, qui n’avait jamais été sous l’occupation des Puissances Centrales, et parce qu’elles connaissaient le terrain pour y avoir combattu pendant les premiers mois de la campagne de 1916. En même temps, en contrôlant la Transylvanie orientale, essentiellement habitée par les Sicules (Szeklers), on neutralisait une éventuelle résistance de cette population.
29La précipitation des événements et la nécessité de la coordination des efforts entre les Alliés et les autorités roumaines déterminèrent Berthelot à intervenir, le 22 novembre, auprès du gouvernement roumain et à solliciter l’accélération de l’occupation de Bucarest par les troupes roumaines et l’installation de la famille royale et des autorités légitimes dans la capitale.
30En même temps, pour établir d’urgence des contacts avec les autorités roumaines, il envoya à Jassy, le 23 novembre, le colonel Radu R. Rosetti, chargé d’une triple mission – conseiller au roi de venir le plus vite possible à Bucarest, demander au général Prezan et à un ministre d’établir la coopération militaire roumano-alliée, former un gouvernement dirigé par Ion I.C. Brătianu. Berthelot portait à la connaissance des autorités qu’il avait plein pouvoir de la part de Georges Clemenceau pour établir les détails de la coopération entre les Roumains et l’Entente (Rosetti 1997 : 285).
- 14 AMNR, fond 948/52, dosar nr. 292, f. 57-58.
31À la suite de ces démarches, le général Prezan partit en auto de Jassy, au soir du 11/24 novembre, vers Giurgiu, pour y rencontrer le général Berthelot. L’entretien eut lieu le 13/26. Prezan et Berthelot, qui se connaissaient très bien, se rencontraient pour la première fois depuis sept mois. Furent abordés quelques aspects d’une importance considérable non seulement du point de vue militaire mais aussi politique. Le premier, qui intéressait au plus haut degré les Alliés et dont on observe le manque de réalisme, fut la reconstitution de la Russie et, question annexe, celle de la Bessarabie. Berthelot informa Prezan du fait qu’il avait été désigné comme commandant de toutes les forces ayant la mission de détruire le bolchevisme en Russie du Sud. Étant donné qu’il ne disposait que de quatre divisions, il aurait besoin de seize régiments roumains. Avec leur aide, Berthelot avait l’intention d’organiser des divisions franco-roumaines. Les unités roumaines étaient à la charge de l’Entente quant à leur nourriture, équipement et armement14.
32Les hommes politiques roumains se montraient très réticents face à cette perspective, car une Russie restaurée, même avec l’aide des Alliés, en viendrait fatalement à soulever le problème de la Bessarabie. Au moment de l’entrée en guerre de la Roumanie, l’Entente avait garanti la réunion au royaume des Roumains de l’Autriche-Hongrie, et non ceux d’au-delà du Prut. Or, la conclusion de la paix séparée avec les Puissances Centrales avait apporté - certainement d’une manière presque fortuite - une nouvelle province à l’État roumain en dehors des engagements des Alliés. Les anciens ennemis encouragèrent cette aspiration, d’ailleurs naturelle, légitime, du royaume roumain, en faisant un calcul politique très simple : rendre digérable la perte de la Dobroudja, que convoitaient la Bulgarie, la Turquie et même l’Allemagne. Par conséquent, c’était un nouveau problème et les projets de reconstitution de la Russie nourris par les Alliés pouvaient signifier un retour de la Bessarabie dans l’orbite russe. Rien n’obligeait l’Entente, ni légalement, ni moralement – car, contrairement à ses engagements, la Roumanie avait signé une paix séparée avec l’ennemi, malgré l’opposition des gouvernements alliés -, d’accepter l’union de la Bessarabie avec la Roumanie.
33Cependant, ainsi que Saint-Aulaire le relate dans ses mémoires, une série d’hommes politiques russes, pro-ententistes et monarchistes, affirmèrent dans une déclaration solennelle qu’ils n’étaient pas intéressés par la Bessarabie. Par ailleurs, cette région devenait une base pour les opérations interalliées contre le bolchevisme. La Pologne fit une déclaration identique (Saint-Aulaire 2002 : 240). Toutefois, à Giurgiu, Berthelot crut nécessaire d’affirmer avec fermeté que la Russie allait se reconstituer sans la Bessarabie, qui resterait roumaine. Cette importante précision détermina le général Prezan à promettre le concours sollicité dans les prochaines opérations alliées contre le bolchevisme.
34Un autre problème pressant était celui de la Dobroudja qui, à la fin de la conflagration, se trouvait toujours sous le contrôle des forces bulgares. Berthelot informa Prezan qu’il avait décidé le retrait de celle-ci au sud de la frontière de 1913, le Quadrilatère revenant à la Roumanie. Après le départ des Bulgares, les autorités roumaines purent se réinstaller dans la région, mais cette opération dut être bien préparée par le gouvernement. Deux régiments alliés restaient basés en Dobroudja. Le régiment français était disposé dans les parties nord et centrale, avec des bataillons à Constanţa, Cernavodă et Medjidia (Medjidieh) ; et le régiment britannique dans le Quadrilatère, avec les bataillons à Dobritch (Bazargic), Silistra et Turtucaia.
35La principale question à l’ordre du jour était celle de la Transylvanie, divisée arbitrairement par une ligne d’armistice qui ne tenait compte d’aucun critère, même pas militaire. Nicolae Bălan, présent à la réunion, représentant des Roumains de Transylvanie, fit un large exposé sur la question transylvaine. À son tour, Constantin Prezan mit en évidence l’injustice infligée à la Roumanie par l’établissement de la ligne Díaz, mais Berthelot expliqua que les décisions pouvaient être modifiées. Les deux généraux décidèrent que les troupes roumaines occuperaient la Transylvanie jusqu’à la rivière Mureş et que quelques détachements français stationneraient, dans un délai de quinze jours, sur la ligne prévue par le traité d’alliance du mois d’août 1916. Selon Berthelot, Clemenceau désirait à tout prix éviter les conflits entre les Hongrois et les Roumains, entre les Bulgares et les Roumains, et dans ce sens il insistait pour que les règlements de la fin de la guerre fussent respectés jusqu’à ce que la Conférence de la Paix, prochaine, adoptât des décisions définitives (Otu 2008 : 261-262).
36En ce qui concerne le Banat, Berthelot informa ses partenaires roumains qu’il avait demandé au gouvernement français que toutes les troupes serbes, qui avaient occupé toute la région jusqu’à Arad y compris, fussent retirées à l’ouest de la Tisza, et qu’à leur place fussent disposées des troupes françaises (Otu 2008 : 262).
37Un autre point abordé par Prezan fut la fourniture à l’armée roumaine d’équipements et d’armement, les nécessités, dans ce domaine, étant considérables. Berthelot assura que la France enverrait le plus vite possible le nécessaire pour 200 000 soldats et qu’elle constituerait une base d’approvisionnement à Odessa pour les troupes du sud de la Russie et de la Bessarabie, et une autre à Constanţa pour l’armée roumaine. Comme symbole de la solidité de l’alliance franco-roumaine, Berthelot avait l’intention de laisser en Roumanie deux régiments français : l’un à Bucarest, avec un bataillon à Ploieşti, et l’autre à Jassy, avec un bataillon dans la région Galaţi-Brăila.
38La rencontre de Giurgiu eut une grande importance parce qu’elle avait rétabli la liaison entre le GQG roumain et le commandement français (allié) qui agissait dans les Balkans et qu’elle avait établi un agenda des problématiques entre les deux parties. La solution de la plupart d’entre eux entraîna, durant la période ultérieure, non seulement une grande dépense d’énergie de la part des autorités politiques et militaires roumaines auprès des Français (alliés), mais aussi pas mal de divergences avec ceux-ci (Otu 2008 : 263).
39À Giurgiu on avait aussi discuté une question d’intérêt immédiat – l’entrée de la famille royale à Bucarest. Berthelot demanda d’avancer la date au 23 novembre (ancien style), au lieu du 30, prévu initialement, afin de libérer au plus vite des troupes pour la Dobroudja et Odessa. Prezan porta à sa connaissance le désir de Coandă d’organiser la cérémonie le dimanche 1er décembre 1918, et ceci pour deux raisons – pour que les autorités disposassent d’un jour de plus pour la préparation de la solennité et que la population pût y participer en nombre accru, le jour mentionné étant un jour férié. Berthelot fut d’accord avec cette proposition et par conséquent les manifestations purent avoir lieu, avec le faste requis, à la date choisie.
- 15 SANIC, fond Barbu Ştirbei, dosar nr. 13, f. 360 (Lettre du colonel Radu R. Rosetti à son beau-frè (...)
40Berthelot demanda qu’à l’armée roumaine revînt l’honneur d’être la première à faire son entrée dans la capitale. Par conséquent, ni les troupes franco-britanniques, ni le commandant de l’armée du Danube n’entrèrent à Bucarest avant l’arrivée du roi Ferdinand à la tête de son armée. « Il ne faut, même pas en apparence, que le Roi, le gouvernement et les troupes roumaines – transmettait Berthelot de Jassy – reviennent dans la capitale sous l’égide des baïonnettes alliées. » Berthelot et les troupes alliées devaient être invités dans la capitale en qualité d’hôtes et frères d’armes15.
- 16 Ibid., Microfilme Franța, rola 182, c. 296.
Le Roi et la Reine, ayant à leurs côtés le Général Berthelot, écrit Saint-Aulaire, ont fait aujourd’hui leur entrée solennelle à Bucarest à la tête des troupes roumaines, françaises et d’un détachement anglais. Les correspondants de presse rendront compte de cette solennité quoique, à bien dire, l’émotion en soit indescriptible. La France, l’armée française, et le Général Berthelot ont été longuement acclamés sur tout le parcours. La France doit être reconnaissante au Gouvernement de la République de lui avoir préparé cette journée triomphale dont les conséquences immenses pour les rapports des deux pays sont incalculables16.
Le retour de la famille royale à Bucarest a mis fin à la seconde campagne de guerre de la Roumanie aux côtés de ses alliés traditionnels. Simultanément à l’entrée des autorités roumaines dans la capitale, la Grande Assemblée d’Alba Iulia décida de réunir la Transylvanie et la Roumanie. Ce fut la dernière étape de la formation de la Grande Roumanie.
41On peut estimer que pendant les années 1916-1918, la France fut l’allié le plus important de la Roumanie, leur coopération, surtout dans le domaine militaire, aboutissant au plus haut niveau connu jusqu’alors. Elle devint par la suite un point de référence dans les relations politiques, économiques, militaires, culturelles entre les deux pays latins, unis par une communauté spirituelle.