Avant-propos
Texte intégral
1Petit royaume resserré entre les Carpates et la mer Noire en 1914, la Roumanie est devenue une grande puissance régionale à la fin de 1918 et elle participe le 28 avril 1919 à la création de la Société des Nations. Après bien des épreuves pendant la guerre, elle voit ses rêves d’unité nationale réalisés au-delà de toutes ses espérances.
- 1 Il serait resté encore près de 600 000 Roumains en dehors de ces nouvelles frontières, en grande (...)
2Elle conserve en effet le Quadrilatère (Dobroudja du Sud), acquis en 1913 sur la Bulgarie, et intègre tous les territoires historiques où les Roumains sont majoritaires : la Transylvanie et les régions limitrophes (Banat, Crișana et Maramureș), avec 2 800 000 Roumains se trouvant sous autorité hongroise ; la Bucovine où vivent près de 230 000 Roumains, sous autorité autrichienne depuis 1774 ; et même la Bessarabie, en possession de la Russie depuis 1812, avec ses 1 000 000 d’habitants roumains. Les Roumains dans leur grande majorité se retrouvent ainsi réunis à l’intérieur de nouvelles frontières1. Conformément aux rêves des patriotes, la dernière étape de la constitution de l’État-nation roumain est accomplie. Pour affirmer son autorité sur ces nouveaux territoires, l’État roumain doit cependant mener des guerres contre les bolcheviks russes et hongrois.
3Les contours de la Grande Roumanie sont définitivement dessinés par les traités de l’Île-de-France (Saint-Germain, Neuilly et Trianon) grâce à l’habileté du président du Conseil, le libéral Ion I.C. Brătianu, du roi Ferdinand et de la reine Marie, soutenus par le chef conservateur Take Ionescu, le général Henri Mathias Berthelot, ancien chef de la mission militaire française en Roumanie (1916-1918) devenu commandant en chef de l’armée du Danube (1918-1919), le comte Auguste de Saint-Aulaire, ministre de France à Bucarest, le général Pétin, attaché militaire, et le capitaine de Belloy de Saint-Liénard, attaché naval.
4Après l’Union, la population du pays a presque doublé, passant de 7,8 millions d’habitants en 1914 à 14,7 en 1920, ainsi que sa superficie, désormais de 295 641 km2. Le 15 octobre 1922, à Alba Iulia, en Transylvanie, Ferdinand Ier et Marie sont couronnés roi et reine de ce nouveau royaume. L’intégration dans un creuset unique de populations diverses – Roumains très majoritaires, mais aussi Hongrois et Sicules (7,2 %), Allemands (4,1 %), Juifs (4 %), Ukrainiens (3,2 %), Russes (2,3 %), Bulgares (2 %), Tziganes, Lipovènes, Serbes, Turcs, Tartares, Polonais, Arméniens et d’autres encore - qui ont vécu jusque-là sous quatre lois différentes (russe, hongroise, autrichienne et roumaine) - s’avère pourtant délicate, tandis que les voisins vaincus n’acceptent pas leur défaite et ne songent, avec le soutien de l’Allemagne, qu’à une révision des frontières.
5C’est cette période d’enfantement, difficile, de la Grande Roumanie qui est évoquée ici, en faisant à la fois appel à des universitaires confirmés et à des jeunes chercheurs, provenant de France, de Roumanie, de la République de Moldavie, de Bulgarie et du Canada. Le but est de faire un tour d’horizon, le plus complet possible, de l’état de nos connaissances sur la question, un siècle après ces mémorables événements.
6À partir du socle constitué par une rencontre scientifique organisée par le Département d’études roumaines de l’Université de Strasbourg et la Faculté d’histoire de l’Université de Lorraine au Cercle des officiers de Strasbourg en janvier 2019, ont été bâtis deux volumes enrichis par des textes nouveaux et complémentaires, ainsi que par des documents inédits provenant d’archives privées. Ce premier volume porte sur les aspects géopolitiques, militaires et diplomatiques de la Grande Union, alors que le second abordera cet événement sous l’angle des politiques sociales et éducatives, ainsi que des représentations littéraires et artistiques.
- 2 Voir la recension d’Arndt Weinrich et Nicolas Patin (dir.), Quel bilan scientifique pour le cente (...)
- 3 François Lagrange, Christophe Bertrand, Carine Lachèvre, Emmanuel Ranvoisy (dir.), À l’Est, la gu (...)
- 4 On peut également signaler Petronel Zahariuc, Adrian-Bogdan Ceobanu et Adrian Viţalaru (dir.), „M (...)
7Les manifestations et les publications scientifiques qui ont commémoré en France le Centenaire de la Grande Guerre, de l’Armistice et des Traités ont été extrêmement riches et nombreuses2. Néanmoins, peu d’entre elles ont accordé une attention particulière à ce qui s’est passé à l’est de l’Europe au moment de l’effondrement des grands empires. Parmi les exceptions notables, il convient de mentionner l’exposition d’ampleur organisée au Musée de l’Armée à Paris, du 5 octobre 2018 au 20 janvier 2019, intitulée « À l’Est la Guerre sans fin 1918-19233 » et réalisée par un comité scientifique sous la direction de John Horne. De même, le volume collectif dirigé par Catherine Durandin, Irina Gridan et Cécile Folschweiller, 1918. Nations et révolutions. Roumanie, Bessarabie, Transylvanie, paru en 2022 chez L’Harmattan, réinterroge la complexité de ce moment national et révolutionnaire, analysant en particulier ses enjeux politiques, idéologiques et intellectuels4.
8Le présent numéro de ReCHERches, qui aborde la naissance de la Grande Roumanie dans son contexte national et international, offre un utile complément à ces publications. Le volume est constitué de quatre parties qui se suivent et se complètent, d’une cinquième qui présente des documents et témoignages inédits, et de deux recensions d’ouvrages parus en Roumanie l’année du Centenaire, en lien avec notre problématique. Sont d’abord abordés les aspects géopolitiques et militaires de la question, fondamentaux pour comprendre les autres, dont les aspects intellectuels et identitaires. Les contributions de la section « Diplomates, experts et décideurs politiques à l’œuvre » analysent le rôle joué par quelques figures politiques de premier plan (I.C. Brătianu, Georges Clemenceau, le comte de Saint-Aulaire et Woodrow Wilson) dans les mécanismes diplomatiques des négociations. Dans un quatrième temps sont abordés les efforts fournis par les États révisionnistes pour remettre en cause l’« ordre de Versailles », souvent avec succès. Enfin, dans la partie « Regards et témoignages » – des descendants des membres de la mission Berthelot en Roumanie, la plus importante de toutes celles envoyées par la France à l’étranger pendant la Grande Guerre, racontent l’empreinte qu’un cousin ou un grand-père ont laissé dans leur famille.
9Nous avons voulu faire de ce recueil le lieu de rencontre de plusieurs perspectives disciplinaires (histoire et géographie militaires, histoire intellectuelle et diplomatique, biographie, synthèses et monographies), donner voix à plusieurs discours (des universitaires, des doctorants, des militaires, des descendants des membres de la mission Berthelot) pour fait surgir des points de vue qui se complètent ou s’opposent, afin de mieux éclairer la Grande Union et ses enjeux d’hier et d’aujourd’hui.
10Pour clore ce rapide avant-propos, la directrice et le directeur de cette publication tiennent à remercier M. l’Ambassadeur Sabin Pop ; le Consulat général de Roumanie à Strasbourg ; M. le Consul par intérim Remus Mărășescu ; l’Institut culturel roumain de Paris, sa directrice Mme Doina Marian et Mme Iulia Chealfa, chargée de projets ; M. Robert Adam ; les laboratoires de recherches CHER (Culture et histoire dans l’espace roman) de l’Université de Strasbourg et CRUHL (Centre de recherche universitaire lorrain d’histoire) de l’Université de Lorraine ; les représentants des armées française et roumaine, les généraux Marc Ollier et Constantin Paraschivu ; les descendants des membres de la mission Berthelot, M. Jean-Claude Dubois, M. François Lesavre ; M. Patrice Lamy, collectionneur ; Mme Patricia Apostol pour sa traduction ; et, enfin, Mme Ersie Leria pour la mise en œuvre du volume.
Notes
1 Il serait resté encore près de 600 000 Roumains en dehors de ces nouvelles frontières, en grande partie dispersés dans les Balkans (Macédo-Roumains ou Aroumains) et au-delà du Dniestr, notamment dans la région d’Odessa ; ainsi que de petites minorités en Hongrie et dans la partie du Banat accordée par les traités au Royaume des Serbes, Croates et Slovènes.
2 Voir la recension d’Arndt Weinrich et Nicolas Patin (dir.), Quel bilan scientifique pour le centenaire de 1914-1918 ?, Paris, Sorbonne Université Presses, 2022. En ce qui concerne les traités de paix et le règlement général du conflit, on se reportera utilement à Margaret McMillan, Les Artisans de la paix. Comment Lloyd George, Clemenceau et Wilson ont redessiné la carte du monde, Paris, Lattès, 2006 ; Olivier Lowczyk, La Fabrique de la paix. Du Comité d’études à la Conférence de la Paix, l’élaboration par la France des traités de la Première Guerre mondiale, Paris, Economica, 2010 ; Jacques-Alain de Sédouy, Ils ont refait le monde. 1919-1920 : le traité de Versailles, Paris, Tallandier, 2017 ; Georges-Henri Soutou, La Grande illusion. Quand la France perdait la paix, 1914-1919, Paris, Tallandier, 2019 ; Jean-Yves Le Naour, 1919-1921. Sortir de la guerre, Perrin, 2020 ; « L’Europe de Versailles », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2021/2, n° 282 ; François Cochet (dir.), Les Guerres des années folles, 1919-1925, Passés/composés, Ministère des Armées, Paris, 2021.
3 François Lagrange, Christophe Bertrand, Carine Lachèvre, Emmanuel Ranvoisy (dir.), À l’Est, la guerre sans fin, 1918-1923, Paris, Gallimard – Musée de l’Armée, 2018 (catalogue de l’exposition).
4 On peut également signaler Petronel Zahariuc, Adrian-Bogdan Ceobanu et Adrian Viţalaru (dir.), „Marea Unire a Românilor (1918). Istorie şi Actualitate/ The Great Union of the Romanians (1918). History and Actuality”, Analele ştiinţifice ale Universităţii „Alexandru Ioan Cuza” din Iaşi, t. LXIV, 2018, n° spécial ; et Vojislav G. Pavlović (dir.), Finir la Grande Guerre dans les Balkans, Belgrade, Institut des études balkaniques, 2022.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Ana-Maria Gîrleanu et Jean-Noël Grandhomme, « Avant-propos », reCHERches, 29 | 2022, 5-8.
Référence électronique
Ana-Maria Gîrleanu et Jean-Noël Grandhomme, « Avant-propos », reCHERches [En ligne], 29 | 2022, mis en ligne le 30 novembre 2022, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/13924 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.13924
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