José Carlos Avellar, Père pays, mère patrie. Cinéma et société au Brésil (1994-2012)
José Carlos Avellar, Père pays, mère patrie. Cinéma et société au Brésil (1994-2012), L'Harmattan, coll. Champs visuels, 2022, 198 pages.
Texte intégral
1Ce livre posthume du critique José Carlos Avellar (1936-2016) dans lequel il analyse la production brésilienne des années 1990 à 2012, nous plonge d’emblée dans l’univers du journaliste, essayiste, gestionnaire culturel et enseignant, qui a été avant tout un amant du cinéma mondial et un passeur généreux, cheville ouvrière précieuse de nombreux festivals, oreille attentive des réalisateurs, et reconnu en France, qui l’a nommé Chevalier des Arts et Lettres en 2006. Nous plongeons avec délices dans la pensée d’un auteur pour qui le cinéma, plus qu’un thème ou un objet, était le point de vue choisi pour réfléchir de manière critique sur la vie, la société, la famille et le Brésil. Nous y découvrons un univers sans frontières entre le cinéma, la littérature, les arts plastiques, la psychanalyse et l’histoire.
2Chacun des 28 brefs chapitres sans titre est construit sur une succession de scènes de films décrites par la plume de l’écrivain et magistralement analysées par la tête du critique : ils composent ainsi une mosaïque en tension et évolution permanentes tel un kaléidoscope, agencée avec l’intelligence d›un profond connaisseur d›Eisenstein. Comme sur un banc de montage imaginaire, grâce à sa mémoire prodigieuse, Avellar nous dévoile les films sous une nouvelle perspective, analyse les personnages sous un angle imprévu et révèle des filiations inattendues entre les œuvres qui traduisent les évolutions politiques profondes traversées par la société brésilienne depuis l’apogée cinématographique des années 1960, où brusquement, le Brésil avait donné à voir son vrai visage sur les écrans, grâce aux réalisateurs du Cinema Novo.
3En effet, l’analyse de la société brésilienne déployée au long de ce parcours filmique repose sur l’hypothèse suivante : le cinéma brésilien et latino-américain à partir des années 1990, au virage de la transition démocratique, a représenté la famille et ses problématiques à partir d’histoires individuelles et fragmentées, et non plus à partir de destins collectifs et politiques, porteurs d’espoirs de changements. Les préoccupations sociales et économiques ont cédé la place à des inquiétudes personnelles et privées ; les relations familiales miment la scène politique et sociale.
4Contrairement à un Manuel ou à un Fabiano, figures emblématiques du paysan du Nord-Est, nous découvrons une pléiade d’individus citadins de Rio et São Paulo, tels Paco, Alex, Josué, Dora, etc., prisonniers de leur solitude et condamnés à l’oubli du « père pays et de la mère patrie ». Tous sont soumis à l’injonction d’oublier. Paco supplie sa mère d’oublier son rêve de retour dans son pays natal (Terre étrangère) ; Dora ne pense qu’à oublier son père qui ne l’a pas reconnue et avertit Josué qu’il l’oubliera dès son retour à Rio (Centrale du Brésil) ; l’enfant sans nom est appelé à oublier le livre (Avril brisé) ; d’autres encore sont hantés par le désir d’oublier le père violent, comme Marcela (L’huître et le vent), André (À la gauche du Père), le fils de La bête à sept têtes ou la fille de Désert heureux. Finalement, certains vont jusqu’à revendiquer l’oubli de l’Histoire, et notamment de la dictature et de l’exil (Os dias com ele, Diário de uma busca, Que bom te ver viva).
5Autre caractéristique marquante commune à tous ces personnages : ce sont des électrons libres dispersés aux quatre vents ! Rien ne les retient nulle part ; ils ne possèdent ni famille, ni identité, ni pays, ni passé, ni futur, ni père, ni mère ! La multiplication de personnages élevés sans père renvoie indirectement à l’absence d’État. Et quand le père se manifeste, c’est toujours sous la forme de la violence et de la répression, à l’égal de celles exercées par l’État. Seule la mère survit comme figure centrale, qu’elle soit biologique ou adoptive. Pour étayer ses analyses, José Carlos Avellar convoque les textes de Kafka, Louise Bourgeois, Sigmund Freud, Octavio Paz, Carlos Fuentes et Sérgio Buarque de Holanda.
6Poursuivant l’idée de Pasolini qui affirme que « le cinéma est un plan-séquence infini qui exprime la réalité à partir de la réalité », José Carlos Avellar soutient qu’« il n’y a pas de re-présentation, mais une représentation de la réalité, non pas une reproduction, mais une production de la réalité, une façon de rendre visible, par l’intermédiaire d’une image de cinéma, ce qui ne peut pas être vu dans la réalité ». Ce jeu constant de mise en perspective du réel à travers l’image pour faire voir quelque chose de ce réel, est ce qui guide la lecture du monde que fait l’auteur à travers le cinéma. Ce livre quasi testamentaire du critique est aussi une grande leçon de cinéma pour celui qui considérait le « cinéma comme la langue écrite de la réalité. »
Pour citer cet article
Référence papier
Sylvie Debs, « José Carlos Avellar, Père pays, mère patrie. Cinéma et société au Brésil (1994-2012) », reCHERches, 29 | 2022, 226-227.
Référence électronique
Sylvie Debs, « José Carlos Avellar, Père pays, mère patrie. Cinéma et société au Brésil (1994-2012) », reCHERches [En ligne], 29 | 2022, mis en ligne le 30 novembre 2022, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/13902 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.13902
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