Avant-propos
Texte intégral
1La problématique de la violence au théâtre donne lieu, le plus souvent, soit à la représentation sur scène d’une violence tangible et manifeste, soit à la violence même de la représentation, lorsque celle-ci est théâtralisée et emprunte la voie du spectaculaire. Chez Juan Mayorga (1965), la violence n’est rien de tout cela. Elle est d’abord l’objet d’une réflexion personnelle que l’auteur dévoile dans plusieurs de ses écrits théoriques, à commencer par sa thèse de doctorat sur la pensée de Walter Benjamin, qui demeure sans doute l’un de ses écrits les plus explicites et les plus complets sur le sujet. La question de la violence dans son théâtre se trouvant ainsi en étroite relation avec la conception du penseur judéo-allemand, on ne s’étonnera pas dès lors que le prisme benjaminien soit à l’œuvre dans tous les articles de cet ouvrage.
2Mais la violence est aussi, et peut-être surtout, un des axes dramaturgiques majeurs du théâtre de Juan Mayorga. La violence qui se déploie au fil des pièces, dans ses dimensions politique et historique, voire métaphysique, constitue un véritable défi pour la scène, d’autant que ce n’est pas l’aspect visible de la violence qui est mis en exergue mais son caractère latent et souterrain, ses mécanismes profonds, ses rapports complexes et souvent opaques avec le pouvoir, l’Histoire et le mal. Ce sont ainsi toutes les composantes de la structure théâtrale – temps, espace, personnages, action, rythme, langage – qui se voient affectées et modulées par cette ligne de force et qui construisent une dramaturgie singulière qui place le spectateur en position d’observateur critique face à la violence du monde.
3Cet ouvrage commence par retracer le parcours de l’auteur, à la croisée du théâtre et de la philosophie (Erwan Burel). La trajectoire particulière de Juan Mayorga au sein du théâtre espagnol contemporain mérite en effet d’être exposée car elle nous donne déjà quelques pistes de compréhension de son œuvre et quelques clés concernant son écriture. La parole est ensuite donnée à l’auteur lui-même qui nous offre une lecture de la violence dans son théâtre, en partant de sa pièce phare Himmelweg (Juan Mayorga). Cette lecture se veut ouverte et s’érige comme le point de départ d’un dialogue avec le récepteur. L’entretien qui suit (Carole Egger) est d’ailleurs l’occasion pour le dramaturge d’approfondir certains points et de revenir sur l’importance de la question juive dans son œuvre, sur la question du mal et sur la violence de l’Histoire. Ces trois interventions (contextualisation, conférence de l’auteur et entretien) constituent la première partie de l’ouvrage.
4La deuxième partie est composée exclusivement d’études de chercheuses et de chercheurs, pour la plupart spécialistes de cette œuvre majeure du théâtre espagnol actuel, qui se sont penchés sur la problématique de la violence dans l’œuvre de Juan Mayorga. La contribution de Cristina Oñoro Otero nous offre une exégèse remarquable de la Critique de la violence (1921) de Walter Benjamin. Si l’influence des Thèses sur le concept d’histoire (1940) est l’une des plus évidentes chez Juan Mayorga, peu de réflexions ont été menées sur la portée de l’essai benjaminien de 1921. Cela est probablement dû à la grande complexité et au caractère parfois énigmatique de ce texte que Cristina Oñoro surmonte avec brio pour éclairer d’une lumière nouvelle l’approche de la violence dans le théâtre de notre auteur. Gabriela Cordone, qui se penche notamment sur des pièces telles que Himmelweg ou Cartas de amor a Stalin, décide de mettre en regard la production dramatique de Mayorga avec les écrits de Imre Kertész, Jean Améry, Primo Levi ou, sur le plan philosophique, Hannah Arendt. Se faisant, elle trace une ellipse productive entre tous ces auteurs, destinée à nourrir une réflexion originale sur plusieurs questions liées à la violence, comme le statut de l’auteur-témoin, la communicabilité esthétique de l’Holocauste ou encore la mise en scène de la violence totalitaire. Manuel Aznar Soler continue d’exploiter la problématique de la mise en scène de l’Holocauste en nous offrant une étude rigoureuse et approfondie de Himmelweg. Il nous montre ainsi avec habileté que la violence est structurelle et qu’elle participe pleinement de la dramaturgie de l’œuvre, tant d’un point de vue idéologique qu’esthétique. Carole Egger se penche également sur Himmelweg pour y étudier la combinaison extraordinaire de mensonge et de violence qui fut à l’origine de la mascarade mise en place par les nazis à Terezin. Se faisant, elle met au jour une dramaturgie très élaborée qui cherche à dévoiler au spectateur les rouages complexes de la tromperie organisée et qui permet de dénoncer et de déjouer les pièges du passé.
5Emilio Peral Vega nous entraîne ensuite vers l’examen d’autres pièces – Hamelin et Reikiavik – qui lui permettent d’aborder la question du langage, de sa perversion et des mécanismes violents qui y sont à l’œuvre. L’analyse nous montre de façon subtile que le théâtre de Juan Mayorga permet de mettre au jour les rapports de domination qui se cachent dans le langage et qu’un tel constat nous appelle, finalement, à récupérer la dimension dialogique du discours comme forme de réhumanisation. Claire Spooner exploite également les liens essentiels entre langage et violence en situant son travail sous l’égide d’une réplique de La tortuga de Darwin : « Las palabras preparan muertes, las palabras matan / Les paroles préparent des morts, les paroles tuent ». Auteure d’une thèse sur l’œuvre de notre auteur, la double formation d’hispaniste et de philosophe de la chercheuse lui permet à la fois d’aborder une grande partie de la production dramatique de Juan Mayorga et d’appuyer sa réflexion sur les considérations à la fois théoriques et philosophiques les plus pertinentes.
6Refugio Chávez Ramírez s’intéresse à la dimension politique de la violence et, tout particulièrement, à son expression dans l’espace. Son étude offre au lecteur une approche socio-politique de la violence qui constitue une assise théorique singulière et novatrice dans la manière dont elle permet, ensuite, d’aborder le théâtre de Juan Mayorga et d’analyser la relation entre espace et violence. Zoe Martín Lago se focalise de façon judicieuse sur Animales nocturnos et sur le travail théorique réalisé en amont d’une représentation de la pièce en tant qu’assistante-metteur en scène. Elle met l’accent sur l’espace de tension délimité par la violence quotidienne et sur des questions telles que la « zone grise » – concept défini par Primo Levi – des personnages et le pouvoir de séduction du langage. Mónica Molanes Rial se penche sur le théâtre bref de Juan Mayorga en analysant avec finesse Pastel de Lagrange, pièce qui associe de manière troublante mais originale la question de la violence à la sphère domestique et à la science. Comme rarement dans le théâtre de notre auteur, il s’agit ici d’une violence concrète (le meurtre) mais qui n’apparaît jamais sur la scène et n’est que suggérée. Joana Sanchez, enfin, conclut l’ouvrage avec une réflexion sur la dimension souterraine de la violence dans les rapports humains, abordée sous l’angle de la famille où elle trouve une expression particulièrement intéressante. Dans El chico de la última fila, la violence, toujours latente, rarement manifeste, surgit dans le quotidien des personnages qui se situent, comme souvent chez notre auteur, dans une « zone grise » où la frontière entre le bien et le mal s’avère toujours fragile.
7Les analyses qui suivent démontrent à la fois que la conception de la violence chez Mayorga est l’objet d’une réflexion fine et riche, ancrée dans un terreau philosophique et métaphysique qui continue à nourrir aujourd’hui encore la pensée contemporaine et qu’elle est également un pilier incontournable d’une des dramaturgies les plus originales et les plus engagées de l’Espagne actuelle. La très large audience qui est la sienne, tant sur les scènes européennes que sur celles du monde entier, de même que dans le monde universitaire – et les chercheurs réunis ici en font la preuve – atteste que la violence demeure un sujet brûlant de notre monde contemporain. Elle est sans doute une des voies les plus fécondes pour aborder l’œuvre de Juan Mayorga. C’est pourquoi nous avons voulu exploiter en profondeur cette ligne de force de son théâtre, en convoquant non seulement les chercheuses et les chercheurs spécialistes de cette œuvre mais en donnant aussi la parole à l’auteur lui-même, dramaturge, philosophe et théoricien du théâtre.
8La mise en regard de ce que dit Mayorga sur son œuvre et de ce qu’en disent, de leur côté, les chercheurs, est finalement une manière de faire rayonner le message inscrit en filigrane dans l’œuvre du dramaturge : face à la violence, de l’Histoire, du langage et des hommes, seuls le dialogue, l’échange, la conversation – le langage qui ne s’érige plus comme véhicule du pouvoir et de la domination mais comme principe dialectique et révélateur –, permettent d’envisager les moyens de la déjouer et de la mettre en échec.
Pour citer cet article
Référence papier
Erwan Burel et Carole Egger, « Avant-propos », reCHERches, 19 | 2017, 5-8.
Référence électronique
Erwan Burel et Carole Egger, « Avant-propos », reCHERches [En ligne], 19 | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/1389 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.1389
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