Avant-propos
Texte intégral
L’histoire de l’humanité est celle des migrations.
Pas un seul pays, pas une seule communauté n’a échappé
à un moment donné de son histoire au besoin d’émigrer.
Antonio Lozano
1Les déplacements de population sont une constante dans l’histoire de l’humanité. Pour des motifs économiques, politiques ou pour des raisons personnelles, des hommes, des femmes, des enfants quittent les lieux où ils sont nés, où ils ont grandi, vers un ailleurs la plupart du temps inconnu. Si ce voyage est une séparation, une rupture qui s’effectue parfois dans des conditions traumatisantes, à la déchirure initiale peut succéder une reconstruction, et ce déracinement est synonyme de perte mais aussi d’enrichissement.
2Nous nous intéresserons dans le présent volume aux exils et aux migrations dans différents pays de l’aire romane : Espagne, Italie, Argentine, Mexique, Uruguay et France. Nous verrons comment le théâtre et le roman contemporains fictionnalisent la notion d’exil, c’est-à-dire, selon une des acceptions données par le Trésor de la langue française « tout changement de résidence, volontaire ou non, qui provoque un sentiment ou une impression de dépaysement ». Comment ils fictionnalisent aussi le terme migration qui renvoie, toujours selon le Trésor de la langue française, à un déplacement de personnes qui est le fait « soit d’une population entière soit d’individus s’intégrant dans un phénomène social plus large ». C’est aussi de ce phénomène social dont témoignent la photographie et le cinéma, de fiction ou documentaire.
3Les différents textes de ce recueil abordent les conséquences des migrations qui se sont produites aux xxe et xxie siècles. Les structures sociales ont été profondément modifiées par l’exode rural tout au long du xxe siècle, les populations du continent américain dans sa totalité sont le résultat de diverses vagues migratoires. L’Argentine et l’Uruguay ont accueilli au vingtième siècle de nombreux immigrés qui ont modelé le pays, mais ont aussi été marqués par des départs vers d’autres continents : les Mexicains sont nombreux à devoir s’exiler, principalement vers les États-Unis. En Europe, les conflits et les nécessités économiques ont donné lieu à d’importants mouvements de population entre pays européens ou en provenance d’autres continents. Si l’Espagne et l’Italie, autrefois pays d’émigration, sont devenues depuis peu des terres d’immigration, en France, les populations d’immigrants se sont succédé au vingtième siècle : Arméniens, Russes, Italiens, Polonais, Espagnols, populations d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne – une liste non exhaustive –, autant d’expatriés dont les enfants ont adopté la langue et la culture françaises tout en gardant le souvenir de celles des parents ou des grands-parents, la mémoire de l’exil. Ils ont donné aux expressions artistiques le visage de la diversité présente dans la littérature. Quelques exemples de cette diversité parmi tant d’autres que nous pourrions citer : Cavanna se souvient de son enfance dans Les Ritals (1978) ; la Franco-Canadienne Nancy Huston dans Nord perdu (1999), raconte avec humour son arrivée en France et la nouvelle perception de soi née de la découverte d’une nouvelle langue ; Leïla Sebbar, née en Algérie, remémore la rupture culturelle avec son père dans Je ne parle pas la langue de mon père (2003) ; Gaël Faye, né au Burundi, franco-rwandais, évoque dans Petit pays (2016) la perte de repères née de la violence et du déracinement.
4L’exil républicain espagnol de 1939 a inspiré de nombreux témoignages et récits fictionnels ou autofictionnels écrits d’abord par ceux qui l’ont vécu puis par leurs descendants, enfants, petits-enfants, voire arrière-petits-enfants : la Française Olivia Ruiz, se souvient de son grand-père exilé dans La commode aux tiroirs de couleurs (2020) ; le Mexicain Jordi Soler, petit-fils d’un républicain catalan, se souvient de son enfance et son adolescence à ses côtés dans Los rojos de ultramar (2004), montrant cette dichotomie née de l’évidence de l’appartenance au pays où il est né et les traditions catalanes conservées dans le foyer familial.
5Si en Espagne les voix de l’immigration sont encore peu répandues dans la littérature, Raúl Caplán montre qu’immigration et émigration sont des thèmes récurrents de la littérature uruguayenne. Par ailleurs, l’immigration est au centre de nombreux films en France, en Italie, et aussi en Amérique Latine. Rappelons à titre d’exemple, en France, le film à succès de Philippe Le Guay, Les Femmes du 6e étage (2011), Le Gone du Chaâba (1998), film franco-algérien réalisé par Christophe Ruggia ou encore Le noir (te) vous va si bien (2012), de Jacques Bral. Dans les pays de l’aire romane, qui connaissent depuis des années l’émigration ou l’immigration, ces thèmes sont largement traités par le cinéma. En Espagne, Las cartas de Alou (1990) de Montxo Armendáriz, montre la dure condition des travailleurs subsahariens en Espagne, un sujet que l’on retrouve quelques années plus tard dans Poniente (2002) de Chus Gutiérrez. La dureté du voyage vers les États-Unis est au centre du film hispano-mexicain de Diego Quemada-Díez La jaula de oro (2013) et c’est l’immigration albanaise en Italie que le cinéaste Gianni Ameilo choisit de présenter dans son film Lamerica (1994).
6De nombreuses fictions, ainsi que les films documentaires ou les photographies (rappelons celle du petit Aylan Kurdi qui marqua les esprits dans le monde entier) témoignent des tragiques périples des migrants mais aussi de leur arrivée dans cette autre terre, qui s’accompagnera soit de la rupture de l’exil, soit de la fusion de deux cultures s’enrichissant mutuellement. Toutes les œuvres précédemment citées sont des récits plus ou moins fictionnalisés de personnes ayant vécu intimement l’exil et ses conséquences. Le drame des migrants a aussi inspiré des auteurs, des cinéastes ou des photographes qui ont voulu en témoigner. C’est le cas d’Antonio Lozano, disparu en 2019, auquel ce volume rend hommage. Son exemple est assez singulier car il se situe au croisement entre l’Afrique et l’Espagne. Né à Tanger en 1956, il fait ses études à Grenade et devient conseiller municipal à Agüimes aux Canaries, une région autonome espagnole au large des côtes marocaines où de nombreux migrants africains arrivent dans de déplorables conditions. Il a été l’instigateur du Festival Sur (qui a fêté ses 25 ans en 2012), un espace de rencontre entre trois continents : l’Afrique, l’Amérique et l’Europe. Par ailleurs, il a valorisé le domaine du conte avec le projet Raconte avec Agüimes qui vise à revivifier l’art de conter et à favoriser les rencontres culturelles autour de l’oralité. Très sensible au problème des migrants, comme le montre la conférence donnée à Strasbourg en 2015, que nous transcrivons au début de ce recueil, il en fait les protagonistes de trois de ses romans : Harraga (2002), Donde mueren los ríos (2003) et Me llamo Suleimán (2014) analysés par Isabelle Reck. Celle-ci décrit comment la voix narrative prend en charge les multiples micro-récits de migrants africains, qui, une fois traversée la frontière, doivent se confronter à une autre frontière, invisible, celle des ghettos dans le pays d’accueil. Elle souligne également l’intérêt d’Antonio Lozano pour la géopolitique du continent africain qui explique en partie le problème des migrations, justifiant sa conception de la littérature comme acte politique. Mario Vega, avec la collaboration de l’auteur, a proposé en 2015 une adaptation théâtrale du roman Me llamo Suleimán, dont nous proposons une traduction, en collaboration avec Teresa Lozano.
7Après cette première partie consacrée à Antonio Lozano, la voix des immigrés, la deuxième partie s’attachera au sentiment d’absence dans le lieu d’origine de ceux qui sont partis. Sonia Kerfa analyse cette absence dans le film documentaire de María Ruido, La memoria interior : la mère partie travailler en Allemagne laisse sa fille en Espagne. En s’attachant aux photos de sa mère qui reflètent une réalité que sa fille n’a pas connue, en interrogeant les témoins de cette époque, la cinéaste met en récit l’histoire de sa mère pour essayer de « combler cette géographie de l’absence ». C’est une absence poignante et un silence palpable, tragique, que reflètent les deux séries de photos analysées par Virginia de la Cruz, représentations du vide qu’ont laissé les populations déplacées en raison de la violence que subit la Colombie depuis des décennies, dans ces « non-lieux » qui gardent malgré tout les traces du passé.
8Les textes de la troisième partie sont centrés sur les manifestations de l’altérité, qui engendre opposition, refus ou acceptation et fusion culturelle. Gonzalo Toledo s’intéresse aux « dramaturgies du désert » aux frontières nord du Mexique et du Chili, à travers deux monologues qui présentent deux points de vue différents : Ilegala, de la mexicaine Virginia Hernández, met en scène une jeune femme migrante, représentation des violences subies par les femmes qui tentent de passer la frontières, tandis que dans Partir, du chilien Ronald Heim, Raquel exprime toute sa haine envers l’Autre en séquestrant un migrant, se faisant ainsi le porte-parole d’un discours de haine que le dramaturge dénonce. À l’opposé de ce violent rejet, l’altérité devient richesse et source de création dans le Teatro delle Albe présenté par Francesco d’Antonio. Cette compagnie théâtrale a fourni, entre 1988 et 1996, une série de spectacles « interethniques ou afroromagnoles » où se mêlent la culture italienne et la culture de l’Autre dans une fructueuse rencontre. Enfin, l’altérité est aussi au centre de la pièce analysée par Aicha Haroun El Yacoubi, Princesses, de l’Algérienne Fatima Gallaire, dont la protagoniste prend conscience d’un impossible retour vers les siens en raison de la distance de l’exil et des transformations dans sa propre identité qui en ont résulté.
9La dernière partie de cet ouvrage est consacrée aux éclatements et fusions que supposent l’émigration et l’adaptation à un nouvel environnement. Raúl Caplán rappelle que l’histoire de l’Uruguay présente une alternance de périodes d’immigration et d’exil, avec, actuellement une nouvelle immigration qui s’apparente à un nomadisme. Il montre comment, dans ces conditions, les écrivains uruguayens questionnent l’identité uruguayenne, une interrogation constante dans l’histoire de ce pays. Enfin, dans les deux dernières études de ce volume, Ibtissam Ouadi Chouchane et Gregoria Palomar s’intéressent, d’une part, aux dramaturges Némer Salamún et Juana Escabias, et, d’autre part, à la romancière catalane Najat El Hachmi pour montrer que, si l’exil est une déconstruction identitaire, il est aussi une reconstruction dans laquelle la mémoire individuelle, familiale et collective joue un rôle essentiel.
10Autant d’œuvres qui, sous diverses formes, montrent toute la complexité des exils et migrations et l’importance des créations artistiques pour dire ces complexités.
Pour citer cet article
Référence papier
Ibtissam Ouadi-Chouchane et Gregoria Palomar, « Avant-propos », reCHERches, 28 | 2022, 7-10.
Référence électronique
Ibtissam Ouadi-Chouchane et Gregoria Palomar, « Avant-propos », reCHERches [En ligne], 28 | 2022, mis en ligne le 15 juin 2022, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/13805 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.13805
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