Je m’appelle Souleyman
Texte intégral
1Je m’appelle Souleyman. Ne t’en fais pas si tu ne t’en souviens pas ou si tu ne te rappelles pas d’où tu me connais : ici, personne ne me connaît. J’ai souvent l’impression d’être invisible, mais non, je ne le suis pas. Même si parfois je voudrais l’être. Par exemple, quand je suis arrivé à la plage et que je suis descendu du canot et que je me suis retrouvé au milieu de Blancs en maillot de bain, allongés sur le sable ou en train de jouer au ballon ou de courir au bord des vagues qui me dévisageaient sans en croire leurs yeux, là oui j’aurais voulu être invisible. Et aussi quand j’ai couru comme un fou pour m’éloigner de la plage et, plus encore, quand je me suis rendu compte que j’avais à mes trousses un policier qui finalement m’a rattrapé.
2Évidemment, il était plus en forme que moi, il n’avait pas passé huit jours dans un canot, les trois derniers sans manger ni boire.
3Je me suis senti très fatigué et je me suis laissé tomber par terre. Je me suis dit : C’est fini, Souleyman, ils vont te tuer ici même. Je me suis souvenu de ma mère qui me suppliait en pleurant de ne pas partir. Et de mon père quand il m’avait donné sa bénédiction. C’est fini. Ils vont te tuer comme un chien. Mais non. Un homme a glissé sa main derrière ma tête, doucement, comme il l'aurait fait avec son fils. Il m’a aidé à me relever un peu et il a approché une bouteille d’eau de ma bouche. Je voulais tout boire d’un coup tellement j’avais soif mais il ne m’a pas laissé faire. J’ai compris ensuite que, quand on est déshydraté, c’est mieux de boire à petites gorgées, va savoir pourquoi.
4J’étais trop faible pour le remercier, je l’ai fait du regard et j’ai vu qu’il m’avait compris car il me souriait. Je me suis demandé : Si ici la Police te traite comme ça, qu’est-ce que ça doit être pour les autres habitants, parce que dans mon pays un policier n’a pas le droit d’être gentil, enfin, je crois. Je suis arrivé au paradis. Et je me suis endormi soulagé car personne n’allait pas me tuer.
5Je te disais donc que personne ne me connaît ici mais ce n’est pas tout à fait ça. Ce n'est pas vraiment ça, ce que je veux dire c’est que je n’ai personne à qui parler, avec qui me promener ou rire… Je partage un petit appartement avec des gens qui savent bien sûr qui je suis mais ils ne me plaisent pas trop et j’essaie de les éviter le plus possible. Je te parlerai d’eux plus tard. D’abord, j’aimerais te raconter comment je suis arrivé ici car nous n’en avons jamais parlé.
6Comme tu le sais, je m’appelle Souleyman. Souleyman Keita. Ça te plaît ? Moi, j'adore mon nom. Les Keita sont une très grande famille, très importante, une famille de rois. Je le sais parce que j’ai souvent entendu leur histoire, notre histoire. Mon histoire en fait. Je ne veux pas t’assommer avec tout ça mais permets-moi quand même de t’en dire un peu plus.
- 1 Conteur d’histoires, sorte de barde qui mêle poésie et musique dans ses spectacles. Il raconte de (...)
7Il y a de cela très longtemps, un devin promit au roi mandingue Naré Konaté qu’il aurait un fils d’une femme très laide et que ce fils deviendrait un grand monarque. Si bien que quand des chasseurs lui amenèrent Sogolon Kédjou, la femme la plus laide et contrefaite qu’il ait jamais vue, il l’épousa. De cette union naquit Soundiata Keita, un infirme incapable de se tenir debout. À la mort de Naré Konaté, son fils aîné, Dankaran Touman, prit le pouvoir sans tenir compte des dernières volontés de son père qui avait désigné Soundiata comme successeur. Mais un jour, Dankaran et sa mère Sassouma humilièrent Sogolon la bossue, Soundiata en fut révolté ; il saisit le sceptre royal et comme par magie il se mit debout. Furieux et apeuré, son demi-frère, le roi Dankaran, le chassa dans les terres lointaines du royaume de Mema. Mais il advint que quelque temps plus tard, Soumaoro Kanté, roi des Sossos, attaqua le royaume mandé et Dankaran dut prendre la fuite. Soumaoro le poursuivit et tua onze des fils de Naré Konaté, mais ne parvint pas à trouver Soundiata qui incarna alors tous les espoirs des Mandés pour expulser les Sossos. Il s’était réfugié chez le roi de Ouagadou et, de là, organisa la reconquête de son pays. Je pourrais passer des heures à te raconter cette histoire : les griots1 nous l’ont narrée des dizaines et des dizaines de fois, et je pourrais te la répéter à mon tour. Mais je ne veux pas t’ennuyer. Pour terminer, je te dirai que Soundiata Keita, mon ancêtre, avec l’aide des armées des petits royaumes voisins du nôtre, réussit finalement à vaincre le roi sosso. C’est ainsi qu’il fonda le grand empire du Mali, le plus riche et le plus puissant de la planète, qui s’étendait de l’Atlantique au désert. Il devint Mansa, roi des rois. Les anciens de mon village m’ont raconté que c’est à cette époque que, sous l’arbre à palabres, il promulgua la charte de Kouroukan Fouga qui abolissait l’esclavage et proclamait l’égalité de tous les êtres humains, la liberté des personnes et la solidarité.
8C’est de cette famille, de ce pays, que je viens. N’est-ce pas merveilleux ? J’aime à te le raconter car je me sens un homme et non plus cette ombre perdue parmi les Blancs, ce que j’ai l’impression d’être parfois.
9Mais malheureusement, tout cela se passait il y a fort longtemps, il y a des siècles. Aujourd’hui les choses ont changé dans mon pays, c’en est fini des Keita et des empires. Depuis que les Blancs ont emmené les hommes et les femmes de notre terre pour en faire des esclaves, plus rien ne va. Ils nous ont fait baisser la tête et nous avons mis des siècles à la relever. Nous avons essayé de le faire, bien sûr, mais il y avait toujours un bâton prêt à nous la faire baisser de nouveau. L’un de mes ancêtres, un autre Keita, celui-là s’appelait Modibo, y parvint pendant plusieurs années mais on ne tarda pas à s’en débarrasser. Ce fut, cette fois-là, l’un des nôtres qui s’en chargea, même si l’on dit que c’étaient les Français qui lui avaient mis le bâton dans les mains. Et depuis lors, nous restons courbés, comme apparemment il plaît au monde que l’on soit.
10Malgré tout, j’aime ma terre. Je ne l’échangerais pour rien en monde. La pauvreté ne m’a pas empêché d’avoir une enfance heureuse. Nous mangions peu, c’est vrai, mais nous nous amusions comme des fous à courir dans les rues poussiéreuses de Bandiagara, à nous prendre pour les champions du monde de football avec une balle faite de chiffons, à écouter les histoires que nous racontait un ancien sous l’arbre à palabres ou, surtout, à boire les paroles du griot au clair de lune.
- 2 Bouillie de gruau, faite avec du sorgho et d’autres céréales d’Afrique Occidentale.
11Ensuite oui, ensuite, ça a été autre chose. Quand tu es un enfant, une ration quotidienne de tô2, quelques amis pour jouer et les bras de ta mère pour consoler tes petits chagrins, suffisent à ton bonheur. Mais les rêves grandissent en même temps que les corps, les besoins aussi et tu ne peux plus te contenter de si peu. Je suis sûr que tu comprends ce que je veux dire, les choses commencent à se compliquer quand tu découvres que la vie n’est pas le paradis que tu avais imaginé. Tu ne supportes plus ta propre faim ni celle de tes proches et tu réalises que ta vie sera identique à celle de tes aînés. Et tu n’en veux pas. Ni pour toi, ni pour eux. Tu ne veux pas que tes enfants et les enfants de tes enfants soient éternellement condamnés à manger du tô, à parcourir des kilomètres pour arracher à la terre un seau d’eau boueuse, à attendre que les fièvres reviennent consumer leurs corps jusqu’à ce qu’ils en meurent. Et tu te mets alors à penser que ton destin est d’entreprendre le grand voyage au pays des Blancs, au pays de l’abondance et de l’argent pour sauver ta famille de la misère.
12Mais revenons à l’histoire que je te raconte aujourd’hui. Je te parle de Bandiagara comme si tu y étais déjà allé alors que c’est sans doute la première fois que tu entends ce nom. Si tu veux bien, je vais te raconter ma ville. Bon, nous, nous l’appelons ville mais peut-être que tu le verrais plutôt comme un village, habitué que tu es à tes rues goudronnées et à tes immeubles de vingt mètres de haut.
13Ce sont mes grands-parents qui se sont installés à Bandiagara. Ils avaient décidé de cultiver des terres dont ils avaient hérité, fatigués de vivre misérablement à Bamako où leur commerce d’épices au grand marché central ne suffisait pas à nourrir leurs douze enfants, parmi lesquels mon père. Lui était encore un enfant quand il arriva à Bandiagara et c’est là que, plus tard, il rencontra ma mère, une Peule. Je suis donc moitié Bambara, moitié Peul mais je suppose que ça n’a aucune importance pour toi. Au début, tout se passa bien. Avec l’aide de leurs fils aînés, la culture des champs rapporta suffisamment à mes grands-parents pour que le tô ne manque pas à la maison et même pour que, de temps en temps, on puisse y ajouter un peu de viande. Mais quand survinrent les années de sécheresse, tout alla de mal en pis. La mort des quelques animaux que nous élevions nous priva de leur lait et le mil refusa de pousser sur ces terres asséchées. Un des types qui a travaillé ici à la cueillette des tomates m’a dit qu’elles poussent dans de gigantesques maisons de plastique où l’eau jaillit de petits tuyaux. J’ai pensé que cela aurait sauvé ma famille et beaucoup de gens de mon pays. Je me demande s’ils savent que ces maisons existent ou si elles sont trop chères pour eux. Là-bas la terre ne t’offre rien, il faut se battre avec elle toute la journée pour pouvoir mettre un peu d’igname à table. Le fait est que, après la sécheresse, rien n’a plus été pareil.
- 3 Vent qui souffle en Afrique Occidentale. C’est un vent froid, sec et poussiéreux car il vient du (...)
14Bandiagara, donc, est la ville dans laquelle je suis né. Aujourd’hui, elle n’est plus que terre, que ce soient les rues, les maisons et parfois même le ciel quand l’harmattan3 souffle. Quand j’étais enfant, nous jouions dans les ruines du palais de El Hadj Omar, un homme très important qui avait organisé un jihad avant que les Français ne prennent nos terres. Mais ce qu’il y a de mieux à Bandiagara, ce sont nos voisins. Ils s’appellent les Dogons et vivent à l’aplomb de falaises incroyables. Avant, on les appelait les hommes qui volent, parce qu’on ne savait pas comment, sans cela, ils auraient pu entrer dans leurs maisons ou enterrer leurs morts, là-haut, au sommet de la falaise, tout près du ciel. On dit que dans toute l’Afrique ils ont su mieux que personne préserver leurs coutumes.
Notes
1 Conteur d’histoires, sorte de barde qui mêle poésie et musique dans ses spectacles. Il raconte des légendes et des mythes, des fresques historiques ou des anecdotes et des commérages locaux qu’il entend çà et là.
2 Bouillie de gruau, faite avec du sorgho et d’autres céréales d’Afrique Occidentale.
3 Vent qui souffle en Afrique Occidentale. C’est un vent froid, sec et poussiéreux car il vient du Sahara. Quand il est fort, il peut transporter cette poussière saharienne jusqu’en Amérique du Nord.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Antonio Lozano†, « Je m’appelle Souleyman », reCHERches, 28 | 2022, 19-22.
Référence électronique
Antonio Lozano†, « Je m’appelle Souleyman », reCHERches [En ligne], 28 | 2022, mis en ligne le 15 juin 2022, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/13760 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.13760
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