- 1 Ernesto Restrepo Tirado (1862-1948) fut un historien, écrivain, ethnologue et chercheur colombien (...)
1Peut-on parler des processus migratoires dans le contexte armé colombien ? Ou doit-on plutôt utiliser le terme si répandu dans le pays de « déplacements » qui sont, par ailleurs, des déplacements forcés par la situation de violence subie par la population civile. À ce sujet, en 2000, la Chaire Annuelle d’Histoire « Ernesto Restrepo Tirado1 » avait organisé une série de conférences sur la question de l’exode sous le titre Éxodo, Patrimonio e Identidad, qui donne lieu à une publication sous le même titre un an plus tard. À cette occasion, toutes les séances s’organisaient autour du thème de l’exode comme les panels sur « Exode et imaginaires géographiques », ou celui de l’exode et les questions socio-culturelles qui lui sont liées (Segura Naranjo 2001). En Colombie, l’exode ne doit plus être entendu comme un déplacement massif de population lié au contexte de violence que vit le pays depuis des décennies. Les migrations internes des populations, comme l’indique le préambule de l’ouvrage, concernent un million et demi de déplacements pour fuir la violence ou à cause de la violence subie, auxquelles s’ajoutent deux millions et plus de personnes qui ont quitté le pays. La cause de ces déplacements forcés est souvent liée au contexte géographique avec l’existence de zones affectées par des combats entre les différents groupes armés ou des formes de violence, telles que des disparitions forcées, qui provoquent des déplacements par la force d’individus kidnappés, assassinés ou intégrés dans des groupes militarisés (grupos armados).
2Comme l’indique Alfredo Molano :
La gente no se “desplaza”, la destierran, la expulsan, la obligan a huir y a esconderse. Razón por la cual quiero, haciendo justicia al proceso, llamar las cosas por su nombre y, además mirarlo desde una perspectiva histórica […]. (Molano 2001 : 33).
Pour Alfredo Molano, la question de l’usurpation des terres est au centre même de l’histoire violente de la Colombie, non pas seulement pour des raisons purement économiques ou d’exploitation des terres, mais en tant que stratégie de contrôle social et politique (Molano 2001 : 34).
- 2 Le Registro Único de Víctimas a été créé par la Loi 1448 de 2011 (art. 154) comme un instrument p (...)
- 3 En 2021 le nombre de victimes s’élève à 267 565.
3Selon le rapport publié en 2015 par le Centro Nacional de Memoria Histórica, on comptait six millions et demi de personnes déplacées en raison du conflit armé, parmi lesquelles 87 % vivaient dans des zones rurales. Cet acte de déterrement, de déracinement, d’usurpation identitaire est au centre même de cette réflexion. Le rapport indique que 8,3 millions d’hectares de terres ont été usurpés ou abandonnés (CNMH 2015 : 16). Au même titre, le Registro Único de Víctimas (RUV2) a pu donner le chiffre officiel de 166 069 civils morts à cause du conflit depuis 1985, chiffre enregistré le 31 mars 2013 (GMH 2013 : 32). Cependant, ce chiffre ne fait référence qu’aux victimes comptabilisées à partir du 1er janvier 1985, lorsque le statut de victime a été reconnu dans un cadre juridique et légal, ce qui excluait les 11 238 victimes qui avait été répertoriées dans la base de données du Grupo de Memoria Histórica (GMH) entre 1958 et 1985. En 2013, le GMH avait comptabilisé 220 000 morts, dont 81,5 % étaient des civils et 18,5 % des combattants3 (GMH 2013 : 32). Les rapports qui sont produits en Colombie depuis une vingtaine d’années permettent d’entrecroiser les informations et de comprendre l’envergure du drame social engendré par ce conflit.
- 4 Se référer à : Wolfgang Sofsky, Traité de la violence, Paris, Gallimard, coll. « nrf essais », 19 (...)
- 5 GMH, <http://micrositios.centrodememoriahistorica.gov.co/observatorio/infografias/desaparicion-forzada/>.
4Il reste une autre réalité qui ne devrait pas être négligée et qui a changé la physionomie du territoire colombien : les déplacés, qui représentaient 5 700 000 personnes en 2013 (GMH 2013 : 33)4, alors que, en 2001, 1,5 million de personnes étaient concernées et qu’en 2015 les rapports parlaient de 6 millions de personnes déplacées, ce qui faisait de la Colombie le deuxième pays au monde, après la Syrie, avec le plus de déplacements internes de populations (CNMH 2015 : 16). Nous voyons bien que, après plus de dix années de recherches les chiffres ne font qu’augmenter. Dans le rapport général de 2016, toujours réalisé par le Centro Nacional de Memoria Histórica, il est indiqué que les preuves documentaires ont révélé que 60 630 personnes ont été portées disparues entre 1970 et 2015 (GMH 2018 : 80). La dernière actualisation de ce chiffre, en date de 2020, révèle 68 551 disparitions forcées5. Ces chiffres permettent d’affirmer, comme l’indique le rapport de 2018, que la Colombie peut être caractérisée comme « une nation déplacée » (GMH 2018 : 16), et nous pourrions ajouter également comme « une nation désolée ».
- 6 L’accord a eu plusieurs étapes jusqu’à la ratification par le Congrès de la République colombienn (...)
5Il ne s’agit pas ici de faire une analyse des derniers chiffres publiés par les principaux organismes et institutions qui travaillent depuis une vingtaine d’années sur la question de la mémoire historique. Reconnaître juridiquement le statut des victimes pour rendre une vérité juridique et permettre une certaine réparation au sein de la société colombienne est l’un des principaux objectifs, même si cette vérité juridique ne coïncide pas toujours avec la vérité reconnue socialement. Il s’agit plutôt de comprendre le contexte historique et social récent de la Colombie pour mieux cerner le travail de l’artiste colombien Juan Manuel Echavarría et de ses deux dernières séries : Silencios (2010-actualité) et Testigos de los silencios (2014-actualité) qui se font écho entre elles et qui peuvent être comprises comme un prolongement logique de la situation sociale et historique de la Colombie. Entre 2010 et 2017, période durant laquelle ont été prises la grande majorité des photographies et des vidéos de ces séries, se déroulaient en même temps les réunions pour permettre de matérialiser un accord de paix définitive ; celui-ci sera signé en 2016 par les différents acteurs du conflit armé, permettant ainsi la démilitarisation et l’intégration des guerrilleros des FARC-EP au sein de la société6 (Rodríguez Pinzón 2017).
6Cependant, cette période de l’histoire colombienne qui redonnait un certain espoir à la société, était également pleine d’incertitudes. Cette tension silencieuse peut se sentir dans le travail de Juan Manuel Echavarría. Il sera donc question ici d’analyser les deux séries, tout en les mettant en lien avec le contexte historique et social de cette période. Il ne s’agit donc pas de penser l’action de « se déplacer » ou « d’être déplacé », mais d’analyser les modifications survenues sur ces territoires suite aux déplacements forcés. En effet, la décision de partir (ailleurs), de fuir, d’être déterré n’est que le point de départ pour observer l’objet d’étude : le lieu abandonné. Ces espaces deviennent mutants, se transforment peu à peu avec le temps, tout en gardant la trace de ce passé en tant que vestige et en suggérant de nouvelles propositions de fonctionnalité tout aussi variables que variées. Ce sont donc d’autres présences qui vont occuper ces lieux, coupés du temps, coupés du monde ; des non-lieux qui, peu à peu, se transforment tout en gardant les traces du passé – en tant que vestige – et permettent que ces nouveaux habitants occupent le territoire. Ce sont ces processus de déplacement(s) métaphoriques et symboliques dont nous parle l’artiste Juan Manuel Echavarría dans Silencios et Testigos de los silencios.
7L’exposition Arte y violencia en Colombia desde 1948, qui s’est tenue au Mambo en 1999, proposait trois étapes de violence qui permettaient de regrouper les œuvres selon ces trois périodes : tout d’abord la violence bipartite (depuis 1948), puis la violence révolutionnaire (entre 1959 et les années 1980) et enfin la violence « narcotisée » (à partir de 1985). De la même manière, María Margarita Malagón, dans son ouvrage Arte como presencia indéxica (Malagón, 2010), établit une différence entre l’art produit dans les années 1950 et 1960, plus symbolique et expressif, et celui à partir des années 1990 qu’elle décrit comme un art avec un langage plus évocateur. En effet, elle-même indique :
A mediados de los años ochenta, se dio un giro significativo, tanto en la producción artística, como en la situación política del país […]. La toma del Palacio de Justicia en 1985, que duró dos días, fue un punto crucial para algunos artistas, como Beatriz González y Doris Salcedo quienes consideraron la toma como un punto de quiebre en la historia colombiana. Estos sucesos motivaron a éstas y otros artistas a cambiar la dirección de sus obras (Malagón 2010 : 29-30).
Et c’est dans le prolongement de cette réflexion que d’autres auteurs et autrices ont également identifié une nouvelle orientation de l’art à la fin des années 1990, un art de guérison symbolique et collective (cura de la sociedad). Selon Elkin Rubiano, il s’agit d’un art qui vise à rétablir un lien communautaire ou à en créer un jusqu’à présent inexistant (Rubiano 2014 : 88) et à permettre une réparation symbolique. En effet, le terme employé par Rubiano est celui de « curación », c’est-à-dire qu’il part du postulat que la société colombienne est meurtrie et l’art est le moyen pour la guérir. Il intitulera l’une des parties de son article « el arte como curación simbólica » (Rubiano 2015). De ce fait, Rubiano reprend la réflexion de Francisco Ortega Martínez où il affirme que l’art – et la littérature – permettent de concevoir une cartographie sociale : « que permiten concebir un mapa social que recoja y elabore los síntomas de una sociedad conmocionada » (Ortega 2011 : 39).
8De ce fait, Francisco Ortega Martínez, coordinateur de l’ouvrage collectif Trauma, cultura e historia: reflexiones interdisciplinarias para el nuevo milenio publié en 2011, explique dans le chapitre « El trauma social como campo de estudios » (2011 : 17-59), en se basant à son tour sur la réflexion menée par Ernst Van Alphen (2011 : 195-215), que l’événement vécu ne devient expérience que lorsque la forme discursive l’accompagne. Or que se passe-t-il lorsque ce n’est pas le cas, nous dit-il :
El silencio, la renuncia a hablar, la dificultad para relatar o contar los sucesos –circunstancias todas aludidas por aquellos que finalmente ofrecen testimonio– no se deben a una condición inherente del lenguaje, sino a que la historicidad del orden simbólico provee los términos a partir de los cuales la vivencia del evento se transforma en una experiencia del mismo. Una experiencia fallida o traumática ocurre cuando los términos simbólicos de los lenguajes históricamente disponibles para articular una experiencia no pueden ser movilizados en ese momento en relación con esa experiencia (Ortega Martínez 2011 : 38-39).
Ainsi, l’expérience traumatique – ou experiencia fallida comme il la nomme – est intrinsèquement liée à la discursivité. Or ce qu’affirme Van Alphen semble laisser, selon Ortega, des questions sans réponses :
¿Qué ocurre con esa experiencia fallida una vez que el orden simbólico se halla ajustado a las nuevas exigencias del orden social? ¿Desaparece o permanece silenciosa, reprimida, para regresar posteriormente? ¿Qué tipo de estatuto tiene esa “no experiencia”? ¿Cómo es empírica y analíticamente apreciable? » (Ortega Martínez 2011 : 39).
- 7 Pécaut utilise plutôt le terme de « mouvements » (movimientos).
Il est donc nécessaire, comme l’affirme Daniel Pécaut, de prendre en compte la ou les temporalités pour pouvoir mettre en lien l’événement traumatique avec la mémoire collective qui s’est forgée en Colombie. De cette manière, nous dit-il, le temps (ou temporalité) est à la fois une succession de faits marquants et une représentation mythique de l’éternelle répétition. C’est pour cela qu’il signale la phrase « Ese día, ellos irrumpieron » comme étant la formule qui est souvent utilisée par les victimes pour commencer leur narration (Pécaut 2013 : 130). De cette manière, l’histoire de la Colombie est une histoire de migration et la mémoire de La Violencia, liée aux années 1950, est aussi celle des déplacements7 massifs. À la question posée : Pourquoi vous êtes-vous installé ici ? Souvent les Colombiens répondent : « À cause de La Violencia » (Pécaut 2013 : 127). Le déplacement est alors mis en relation directe avec la situation dramatique de violence répétitive, mais est aussi considéré comme la destination même (Pécaut 2013 : 128), car le principal objectif est dans ce cas-là tout simplement de partir. Ce non-lieu, comme le nomme Pécaut, est aussi le résultat d’une dislocation des institutions : « No existe ningún recurso frente a la violencia » (Pécaut 2013 : 128). Il semblerait donc que le déplacement devienne à la fois la seule solution possible comprise comme destination et non comme départ : « El que se desplaza no tiene, literalmente hablando, un lugar a dónde ir. ‘La partida es lo que importa, no su destino’ » (CNMH 2015 : 20). La personne qui se déplace est dans ce cas dépourvue de sa terre, de son identité, pour aller « là-bas », à ce lieu imaginaire qui contiendra en lui tous les espoirs et les absences. C’est ce que Jean-Xavier Ridon nomme « Between Here and There ». Ces deux termes lui permettent donc de modeler le concept de séparation (Ridon 1997 : 717). Être finalement dans l’entre-deux.
- 8 Terme proposé par Daniel Pécaut comme immediatismo.
9Dans la relation ininterrompue des faits, le référent se perd, s’efface, pour reprendre le terme utilisé par Pécaut en espagnol (se borran), et l’oubli est constitutif de la relation avec l’instant même. (Pécaut 2013 : 130). C’est ce temps défini comme « immédiateté8 », qui s’opposerait à celui de la durée, celle de la répétition qui permet d’amplifier et d’assimiler la violence du présent à celle du passé (Pécaut 2013 : 130). La répétition suggère donc que la temporalité mythique sert aussi de référent et donne à penser que la violence est toujours présente et se répète sans cesse. Il existe, donc, une oscillation permanente entre le fait et le mythe, entre le passé du présent et le présent du passé. Ces temporalités peuvent se retrouver aussi bien dans Silencios que dans Testigos de los Silencios. En effet, dans les deux séries le temps s’arrête pour laisser la place à l’attente.
10L’attente, l’attente est devenue pour les victimes du conflit armé un état de permanence, comme ces lieux abandonnés par la force. Dans Silencios, nous retrouvons un temps suspendu qui habite ces espaces qui, autrefois, étaient des lieux de vie, d’apprentissage, de joie. Les écoles abandonnées révèlent les traces ou les indices de cette histoire passée. Mais, aujourd’hui ils ne sont plus que les preuves matérielles d’une histoire mise sous silence. Juan Manuel Echavarría raconte (ill. 1) :
Ill. 1 : Juan M Echavarria, série Silencios – Testigo despertador, La Tejera, Bolívar, Colombia, 2013, 101x152 cm / 40x60 in. Digital c-print, © Courtoisie de l’artiste.
El 11 de marzo de 2010 fui invitado al viejo Mampuján, corregimiento de los Montes de María, Bolívar, Colombia. La comunidad conmemoraba los 10 años de su desplazamiento por el grupo paramilitar “Héroes de los Montes de María”. En la Escuela Rural de Mampuján, abandonada, sin techos, y con los pisos cubiertos por la vegetación, encontré en una de las aulas un tablero y a un lado las vocales pintadas en la pared. Me llamó la atención su caligrafía y los colores de las letras. Estas parecían desplazarse del tablero: la a, e , i, u, legibles a pesar de la humedad y del abandono forzado… la o, desvaneciéndose. En la segunda aula, vi un tablero escondido entre mucha vegetación, desteñido, y en muy mal estado. Dudé en fotografiarlo. Días después, al observar la fotografía con cuidado, descubrí que en ese tablero silencioso se asomaba una frase casi invisible: “lo bonito es estar vivo” (Schmeichler 2017 : 108).
L’artiste explique avec cette belle métaphore le processus d’effacement de la vie dans certains territoires. Il explique également les différents moyens de résistance à travers l’écriture, les traces de vie : comme ce « O » qui persiste à exister ou cette phrase lapidaire « Lo bonito es estar vivo » (ill. 2). Mais ces signes de résistance restent pour autant timides, nous les voyons à peine, il faut prendre le temps pour arriver à les percevoir car, en effet, le silence s’impose au point de nous couper le souffle. Ces photographies montrent une nature exubérante, comme l’avait déjà fait Piranesi dans les Capricci, en représentant une nature qui prend et reprend sa place, dans sa tentative d’effacer les traces du passage de l’homme. De toute évidence le territoire mute :
Ill. 2 : Juan M Echavarria, série Silencios – Lo bonito es estar vivo, Mampuján, Bolívar, Colombia, 2010, 101x152 cm / 40x60 in. Digital c-print,© Courtoisie de l’artiste.
Al tiempo que se transforman aceleradamente municipios y ciudades, en el campo se modifica el paisaje tras el éxodo de sus habitantes. Pequeñas fincas cultivadas con variados productos agrícolas se han convertido, por ejemplo, en extensas y uniformes extensiones de tierra cultivada con palma, como ocurrió en El Catatumbo; o mutan en zonas despejadas para la explotación minera, como en el Pacífico. Otros lugares son ahora paisajes desolados de campos abandonados, casas en ruinas, escuelas tomadas por la maleza, veredas y pueblos fantasma. (CNMH 2015 : 20)
- 9 Il faut également préciser, comme le fait Marie Estripeau-Bourjac, que ces écoles parfois n’étaie (...)
Et, en même temps, ces tableaux restent, alors que les cloisons, les fenêtres et la toiture des salles de classe ont disparu9. De cette manière, une architecture qui est censée nous abriter, nous protéger n’est plus que le squelette de ce qu’elle était jadis. Ces murs sont devenus des tableaux abstraits grâce aux couches successives de textures superposées en raison de la climatologie.
11Parmi toutes les photographies prises pour la série Silencios, il y a un fil conducteur. En effet, si nous observons la chronologie, nous pourrions indiquer qu’entre 2010 et 2011, les titres étaient plutôt descriptifs et métaphoriques. Par exemple, Silencio atrapado, Silencio muerto, Silencio olvidado ou Silencio con grieta (ill. 3). Les adjectifs que l’artiste utilise pour ses titres sont très révélateurs et complètent ce que les images donnent à voir : des paysages de désolation et d’abandon. Il est important de dire qu’à ses débuts, Juan Manuel Echavarría était écrivain. En 1995, après une crise personnelle et créative, il s’est tourné vers la photographie (et la vidéo). Suivant le conseil de ses deux amies Ana Tiscornia (artiste et commissaire) et Liliana Porter (artiste), il voit dans le médium photographique le moyen de rendre visible cette réalité qui lui tient à cœur. C’est à partir de ce moment qu’il trouve, à travers l’image, les « mots » pour raconter l’indicible. Toujours à travers la métaphore, l’artiste propose plusieurs niveaux de lecture aussi bien dans l’image que dans les titres.
Ill.3 : Juan M Echavarria, série Silencios – Silencio atrapado, Bojayá, Chocó, Colombia, 2010, 101x152 cm / 40x60 in. Digital c-print, © Courtoisie de l’artiste.
- 10 Dans l’ouvrage La violencia en Colombia, nous pouvons trouver différentes formes de violence, qui (...)
- 11 Voir à ce sujet l’article d’Emmanuelle Jardonnet publié dans Le Monde.
12Dans « Silencio con grieta » (ill. 4), photographie prise en 2011, l’artiste représente l’intérieur d’une école. Le tableau de la classe, situé au fond de la salle, apparaît au centre de la représentation. Puis, le mur auquel il est accroché a été littéralement fendu, nous ne savons pas pour quelle raison, créant ainsi la représentation d’une entaille littérale et métaphorique. Il n’est pas difficile de faire le lien avec les Splitting (1974) de Gordon Matta-Clark réalisés dans les années 1970 pour représenter son concept de « Anarchitecture » qui nous renvoie à nouveau à l’idée d’une architecture instable où les éléments structurels sont désormais fragilisés. Le tableau coupé en deux est aussi représentatif de la parole censurée. Cette image peut être à la fois une référence à toute la littérature qui s’est écrite sur les différentes et diverses formes de violence(s) connues dans le pays, concrètement celle qui fait allusion aux cortes, différents types d’entailles pratiquées comme modalité de violence en Colombie10 (Guzman Campos, Fals Borda, Umaña Luna 2010 : 246-257). Cependant, la lumière joue aussi un rôle important dans cette image car l’entaille qui, comme une blessure du passé révèle la violence des faits, est à la fois la représentation d’une cicatrice métaphorique soignée par la nature même et d’une lueur d’espoir suite aux élections présidentielles de 2010 et à la victoire de Juan Manuel Santos (2010-2018)11.
Ill. 4 : Juan M Echavarria, série Silencios – Silencio con grieta, Las Palmas, Bolívar, Colombia, 2011, 101x152 cm / 40x60 in. Digital c-print, © Courtoisie de l’artiste.
13Dans d’autres œuvres, le tableau a été recouvert d’une couche de peinture, comme c’est le cas par exemple de Silencio blanco (2013), Silencio triste (2013), Silencio Santa Cruz de Mula (2015) ou Silencio Asmón (2016), parmi tant d’autres (ill. 5). Dans Silencio blanco (2013), nous retrouvons ce tableau d’école couvert par une peinture blanche, invisible même par son occultation. Par cet acte de recouvrement de la surface il devient inutilisable, l’écriture n’est plus autorisée, mais surtout les traces ont été effacées. Pour d’autres, les titres font référence à la situation géographique comme Silencio Bella Vista, Silencio Pita Capacho I et II. C’est pourquoi l’artiste va accompagner son projet d’une carte topographique permettant de situer chaque école, chaque lieu, chaque silence.
Ill.5 : Juan M Echavarria, série Silencios – Silencio blanco, Chinulito, Sucre, Colombia, 2013, 101x152 cm / 40x60 in. Digital c-print, © Courtoisie de l’artiste.
Ill. 6 : Juan M Echavarria, série Silencios – Silencio armado, Bajo Grande, Bolívar, Colombia, 2011, 101x152 cm / 40x60 in. Digital c-print, © Courtoisie de l’artiste.
14Peu à peu, et suite à l’abandon de ces espaces, de nouveaux habitants les réoccupent. Nous y trouvons des objets personnels, des lits, des vêtements, des chaussures, un agencement nouveau de la salle de classe comme lieu d’habitation, comme nous pouvons voir dans Silencio azul (2010), Silencio armado (2010), Silencio con mapas políticos (2013) (ill. 6). Mais les nouveaux colons ne sont jamais visibles. L’humain a été placé hors cadre ou hors champ. C’est la Nature (la végétation et les animaux) qui occupe la scène et joue un rôle important, celui d’être témoin. Dès 2010, Juan Manuel Echavarría photographie un premier témoin : Testigo ternero. Puis en 2013, deux autres Testigo gato et Testigo despertador (ill. 7). Ces animaux qui s’introduisent furtivement dans la série Silencios préludent à la série suivante comme une continuation naturelle et évolutive de celle-ci. De cette manière, ces lieux defunctus retrouvent peu à peu une nouvelle fonction, après une période de deuil nécessaire et d’acceptation de cette mort métaphorique. Pour la première fois, un coq nous réveille littéralement et métaphoriquement de notre rêverie imaginaire. Ces témoins sont là et donneront lieu à la suite logique et naturelle avec Testigos de los Silencios que l’artiste commencera en 2014. Il s’agit de trois vidéos de deux à trois minutes chacune où les animaux ré-habitent ces espaces.
Ill. 7 : Juan M Echavarria, série Silencios – Testigo despertador, La Tejera, Bolívar, Colombia, 2013, 101x152 cm / 40x60 in. Digital c-print, © Juan M Echavarria, Courtoisie de l’artiste.
15Le passage d’une série à l’autre se fait progressivement. La première vidéo, Testigo invisible, présente à nouveau un mur avec un tableau de classe. La nature végétale a envahi la scène, nous l’apercevons à peine. D’une façon subtile, presque imperceptible, un papillon blanc apparaît dans l’image à la moitié du métrage, puis à nouveau vers la fin, cette fois beaucoup plus visible, plus proche. La seconde vidéo a pour titre Darwin et montre une école (La Esperanza) et un groupe de six porcs qui colonisent ce territoire en l’espace de trois minutes. Nous voyons ces animaux se disputer la nourriture placée au centre de la pièce, puis parcourir ce lieu pour l’inspecter et le contrôler. Ainsi, la question des déplacements forcés est associée à celle de la violence, mais surtout de la violence liée à la terre. John Mario Muñoz Lopera cite deux périodes de violence qui ont déclenché les déplacements forcés : d’une part la violence des années 1950, plus politique ; puis, à partir des années 1980 jusqu’à nos jours plus en lien avec le conflit armé et le phénomène du trafic de drogue (Muñoz Lopera 2016 : 33).
16Pour ce qui est de la troisième vidéo, un âne s’introduit dans le plan, puis se place face à nous. L’artiste déclare dans son journal (ill. 8):
Ill. 8 : Juan M Echavarria, série Testigos de los Silencios – Una lección, Santa Fe de Icotea II, Bolívar, Colombia, 2014, Vidéo monocanal [2:24 min], © Juan M Echavarria, Courtoisie de l’artiste.
Y al pasar por esta escuela (Santa Fe de Icota II) allí adentro, en la sombra, bajo techo, resguardado del calor del sol, vi un burro abandonado. Solitario, quieto, triste, cabizbajo. Nos miró. Lo miramos. Se me iluminó todo. ¡Aquí había otro testigo! Otro nuevo testigo en un aula aún con un tablero y con mucho grafiti a su alrededor. La comunicación con este burro fue mutua e inmediata. Entré con la cámara y el trípode. El burro se desplazó hacia el centro del aula. Cerca del tablero. Y allí mismo se volvió a quedar inmóvil, mirando la cámara. Solo movía la cola y respiraba inflando y desinflando su barriga. Quieto. Como si él entendiera que yo necesitaba fotografiarlo. Fue un momento inesperado: el aula, el burro y el tablero. Durante ‘una eternidad’ el burro cabizbajo y mostrando su lomo cansado me miró a la cámara. Burro triste y fatigado. Burro que nos habla. Burro que nos interpela. Burro que nos pregunta y nos conmueve (Schmeichler 2017 : 144).
- 12 Juan Manuel Echavarría, Una lección, Santa Fe de Icotea II, Bolívar, Colombia, 2014 [2:10], <https://jmechavarria.com/es/work/testigos-de-los-silencios/>.
L’animal nous dévisage, il se place face à nous pendant plus de deux minutes, il dialogue dans un langage qui lui est propre. Temps passé et temps présent se rejoignent à nouveau. Une citation de Gabriel Pulido, un paysan de Mampuján, clôt la vidéo en disant : « Es muy probable que el burro traía un niño y volvía por él a la escuela… El burro vuelve por ese niño que no está »12. Pendant plus de sept ans, Juan Manuel Echavarría a parcouru, avec Fernando Grisalez, plus d’une centaine d’écoles abandonnées à cause de la guerre et ont réalisé plus de 200 photographies.
« […] la guerra actual [ha] tenido como efecto común el cortar sin tregua los hilos de la memoria […] » (Ospina 2001 : 131).
- 13 Entretien personnel avec l’artiste en août 2016.
Juan Manuel Echavarría reconnaît avoir eu la chance de ne pas avoir vécu la guerre directement, et il affirme : « yo nací en una situación segura, donde la guerra no se asomaba a mi casa »13. Pour d’autres, la réalité a été bien différente et ils doivent porter la maison sur le dos (et partir).
Ill. 9 : Juan M Echavarria, série Silencios – Silencio la A, La Florida, Caquetá, Colombia, 2018, 101x152 cm / 40x60 in. Digital c-print, © Courtoisie de l’artiste.
17Les dernières œuvres de la série Silencios, réalisées en 2017 et 2018 – même si le travail continue aujourd’hui –, montrent qu’un changement s’est produit pour ces dernières photographies : Silencio silencio, Silencio sacro, Silencio sumercido, Silencio la A (ill. 9). Les trois premières révèlent cet état de tension, perceptible au sein de la société colombienne. Il y a, d’une part, un silence lapidaire qui s’impose et, d’autre part, un silence qui semble vouloir nous parler. La dernière, Silencio la A (2018) répète la même histoire que pour le O de Mampuján. Si en 2010 le « O » s’échappait désespérément du tableau, ou avait été déplacé par la force et effacé, en 2018 c’est au tour du « A ». Le temps cyclique, la répétition des faits, devient pervers dans un lieu qui est devenu un non-lieu. Il s’agit bien d’une particularité de l’histoire récente de la Colombie. Silencios et Testigos de los Silencios sont des séries qui, à travers un langage métaphorique, permettent de rendre compte des problématiques du pays : la société colombienne est toujours en attente, en attente d’un traité de paix qui puisse mettre fin à ce conflit, en attente de retrouver ses morts et enfin pouvoir faire le deuil, en attente de quelque chose d’autre, meilleur, d’une paix qui perdure, définitive, de la fin de cette période de latence qui bascule soit dans l’éternelle répétition de la violence, soit dans l’espoir d’une vie après le conflit qui n’est jamais au rendez-vous.