- 1 <https://www.lamoncloa.gob.es/serviciosdeprensa/notasprensa/mpresidencia14/Paginas/2021/141021-ley-memoria-democratica.aspx>
1Le processus migratoire transforme profondément la représentation identitaire des individus. Ceci est observable en particulier dans la production théâtrale espagnole contemporaine où le recours à la mémoire individuelle, familiale et collective est très fréquent. La réflexion autour de la mémoire est un enjeu essentiel en Espagne. Si, en 1977, la loi d’amnistie permettait de mettre en place « un pacte de l’oubli ou du silence » (Preston, 1990), en 2007, la loi de la mémoire historique était votée pour permettre à la société espagnole de se construire sur des bases solides. Néanmoins, cette loi n’a pas permis de finaliser le processus engagé en raison de freins sociopolitiques. Le 14 octobre 2021, Félix Bolaños, Ministre de la Présidence et de la Mémoire Démocratique a présenté devant le Congrès des députés le projet de Loi de Mémoire démocratique1 afin de lutter contre l’oubli et de permettre aux Espagnols de mieux vivre leur Histoire. Les non-dits, les enfants volés, les tortures, les exilés, les opposants disparus, autant de réalités douloureuses pour lesquelles les associations de la mémoire historique demandent aujourd’hui réparation.
- 2 Il s’agit de l’épisode connu sous le nom de la Retirada dans l’historiographie espagnole.
2Cette période franquiste qui s’étend de 1939 (date de la victoire de Franco) à 1975 (date de la mort de Franco) a impacté également les opposants politiques espagnols. Lorsque le dictateur Franco prend le pouvoir à la fin la guerre civile, de nombreux Espagnols se trouvent dans l’obligation de fuir. Plus de 400 000 personnes tentent de passer la frontière des Pyrénées pour entrer en France2. L’histoire des exodes massifs semble se répéter quand, en 2011, une grave crise éclate en Syrie et des milliers de personnes fuient la guerre et tentent de trouver refuge en Europe. C’est cette situation qui a inspiré à Juana Escabias l’écriture de sa pièce Babel (2016) et à Némer Salamún l’écriture de Un sueño tuerto (2016). Ces deux courtes pièces de théâtre ont été publiées dans une même anthologie : los Mares de Caronte. Il s’agit de la première anthologie, constituée de dix-sept pièces au total, qui réunit un grand nombre de prestigieux auteurs espagnols autour de la thématique migratoire.
3En 2015, la terrible mort médiatisée du petit Aylan Kurdi marque les esprits et le monde artistique. Dans ce contexte, Juana Escabias décide d’écrire une courte pièce de théâtre : Babel. Cette pièce fait suite à un court monologue Tu sangre en la arena (2011) qui porte sur la vente d’une enfant à un proxénète occidental. Il s’agit des deux seules productions de Juana Escabias sur la thématique migratoire.
4Dans le cadre de notre réflexion nous étudierons donc les deux œuvres de Juana Escabias et celle de Némer Salamún. Ces trois œuvres traitent des flux migratoires vers l’Espagne ou l’Europe et des conséquences qui ont découlé de ces migrations. Les perspectives de ces deux artistes sont intéressantes : Némer Salamún est espagnol/irakien et a connu le phénomène migratoire, Juana Escabias quant à elle est une artiste espagnole très engagée. Cette réflexion nous permettra d’interroger les modalités d’émergence des mémoires (individuelles, familiales et collectives) comme source à la fois d’une déconstruction et d’une construction identitaire. Dans quelle mesure la mémoire historique s’avère-t-elle fondamentale dans le cadre de la représentation littéraire du drame migratoire ? Quelle place l’oubli occupe-t-il ? Pourquoi le phénomène mémoriel est-il essentiel à la construction identitaire ?
5Nous nous intéresserons dans un premier temps à la mémoire comme processus qui permet l’émergence d’histoires individuelles et collectives liées au drame migratoire. Les mouvements migratoires sont porteurs de ces histoires qui ont sombré dans l’oubli. Nous verrons comment dans le contexte singulier de l’Espagne (terre d’émigration jusqu’en 1988), la réflexion autour de la mémoire historique, mentionnée dans les œuvres, permettra un nouvel éclairage. Enfin, nous analyserons dans quelle mesure la mémoire et le souvenir apparaissent comme des sources de souffrance identitaire d’ordre traumatique et comment la création théâtrale prend alors une forme hybride afin de mieux rendre l’éclatement identitaire dont font l’objet les personnages.
6Auteure prolifique et engagée, Juana Escabias a reçu plusieurs prix pour son œuvre. Elle est l’une des voix les plus pertinentes du théâtre espagnol contemporain, tant pour la qualité de son travail que pour son engagement dans des causes sociales. Son engagement l’a conduite à être nommée présidente du comité du théâtre de l’Unesco dans la Communauté de Madrid en 2006. Ce poste lui a permis de créer une série de prix : Dionisos, Talía. Dans la longue et prestigieuse production de l’auteure, nous étudierons les deux pièces qui font directement référence au drame migratoire : Tu sangre en la arena (2011) et Babel (2016).
7Ce sont des textes singuliers qui retracent en détail le drame de l’immigration, en donnant aux enfants un rôle central. Tu sangre en la arena est un court monologue, dans lequel une protagoniste est sur le point de tuer sa mère avec un pistolet. Avant de la tuer, elle essaie de comprendre pourquoi sa mère a accepté de la vendre à un proxénète alors qu’elle n’était qu’une enfant. Le processus mémoriel met en évidence les souvenirs de la jeune depuis son départ/ sa vente, à son arrivée en Occident. Après cette vente, la jeune fille a été contrainte de quitter son pays et s’engager dans la prostitution. En tant que prostituée, à la demande de son proxénète, son rôle est d’attirer les hommes adultères et de les tuer. Pour la protagoniste, il s’agit d’établir un « équilibre » entre sa situation et ses actes.
8Babel est une pièce courte qui a été publiée dans une anthologie consacrée au thème de la migration : Los mares de Caronte (Fernández Soto, Checa et Olmos : 2016). Dans ce texte, Juana Escabias donne la parole à un « Chœur de suppliants », de migrants. Ces protagonistes se remémorent leurs propres histoires et dénoncent les abus qu’ils ont subis en tant que migrants. L’auteure donne également la parole au « Messager des Dieux » qui apporte des informations factuelles sur la situation migratoire. Enfin, « le trafiquant d’esclaves » est un Européen qui explique clairement comment il exploite les migrants pour s’enrichir. D’autres protagonistes apparaissent dans la pièce pour donner une vision très détaillée du phénomène migratoire. Tous les personnages ont recours à la mémoire et à un passé qui explique leur situation présente. Malgré la brièveté des deux pièces, la dramaturge ne tombe pas dans une vision manichéenne de l’horreur de la migration, mais donne plutôt un aperçu subtil de la réalité migratoire au xxie siècle.
9Dans ces deux œuvres, il s’agit pour Juana Escabias de mettre en évidence le processus d’exploitation des migrants dans leur pays et en Europe. Cette représentation se fait essentiellement par le biais du souvenir personnel et collectif. L’engagement de l’auteure ne se limite pas à dénoncer l’horreur et la souffrance des migrants, elle interpelle également le public.
- 3 «Sucesión ininterrumpida de imágenes en movimiento y fotografías fijas del éxodo migratorio que d (...)
10Dans la vaste production théâtrale de Juana Escabias, les deux œuvres qui traitent directement du phénomène de la migration sont formellement différentes : une courte pièce, Babel, et un long monologue sans autre paratexte, Tu sangre en la arena. Malgré la différence formelle, les deux productions artistiques convergent thématiquement en dénonçant les abus subis par les migrants et plus particulièrement par les filles. Les deux pièces ont un autre point commun : l’importance accordée au visuel et à l’auditif pour représenter l’espace du drame de l’immigration. Babel commence par une macrodidascalie d’ouverture qui insiste sur cet aspect : « Une succession ininterrompue d’images animées et de photographies de l’exode migratoire qui a débordé les frontières européennes en 20153 » (Escabias 2016 : 251). Ces images peuvent être mises en relation avec celles qui abondent dans les médias. Juana Escabias s’est inspirée de l’actualité pour écrire et prendre position sur ce phénomène. Cette dimension plastique et visuelle apparaît dans la description de la mort de l’enfant Aylan Kurdi dont le souvenir est « resté coincé dans [la] rétine » (Escabias 2016 : 252) ce ceux qui en ont vu la tragique photo.
11Dans Tu sangre en la arena, cet aspect est également fondamental. La protagoniste accorde une importance essentielle au regard, en particulier au moment de tuer une victime. Les allusions au sang, dans les deux pièces, montrent la prégnance du visuel. En effet, dans les deux pièces, le dramaturge insiste particulièrement sur le sang pour représenter la souffrance et la mort des migrants. Si dans Tu sangre en la arena la référence au sang apparaît dès le titre, dans Babel la première réplique commence par le verbe “saigner” :
- 4 «El coro de suplicantes: Desangramos tus oídos con infinitos lamentos iguales en magnitud a la fu (...)
Le chœur des suppliants : Nous faisons saigner vos oreilles par le bruit de gémissements sans fin, d’une ampleur égale à la furie qui détruit et bombarde nos maisons et nos villes4. (Escabias 2016: 252)
Cette synesthésie permet de souligner, dès le départ, les sentiments des migrants qui prennent la parole dans la pièce pour exprimer leur souffrance. Dans Babel, la mention du sang, ainsi que le titre, suggèrent la forte intertextualité de l’œuvre avec les textes religieux. Malgré leur différence formelle précédemment soulignée, on pourrait dire que les deux sont des pamphlets en raison du caractère engagé de l’auteur. Les sens, la vue et l’ouïe apparaissent comme porteurs d’une mémoire qui vient dénoncer les souffrances des migrants.
12Dans Tu sangre en la arena, la seule voix qui s’exprime est celle d’une femme victime d’un proxénète depuis son enfance. Cette voix alterne entre le passé, le présent et le futur, la mémoire du passé venant alimenter le présent et prédéterminer le futur. La violence de la protagoniste est au centre du monologue. Cette femme souffre d’un traumatisme, depuis qu’elle est enfant, après avoir été abandonnée par sa mère aux mains de trafiquants et son voyage vers un autre pays a représenté le début du cycle de la violence. La protagoniste a recours à la mémoire pour tenter d’expliquer sa situation actuelle : prostituée/tueuse à gages. L’ensemble du monologue tourne autour de la prise de conscience de sa double identité en corrélation avec un processus mémoriel qui alterne entre le passé et le présent. Le « soi » éclaire la voix narrative qui prend la parole et menace un récepteur qui s’avère être sa mère. Marie-Loup Eustache en développe ainsi le concept :
Qu’est-ce que le soi : le soi qui contemple ses expériences vécues, qui est conscient de ce qu’il est ; ou le soi est-il ses propres expériences et traits de caractère ? Le moi est simultanément introspectif et doté de représentations identitaires rendues possibles par le travail de sa mémoire. Le soi est une entité résolument complexe à définir et à appréhender, certes en raison de son caractère polymorphe, mais aussi parce que le soi est constamment actualisé par le sujet et ce qu’il vit, consciemment ou non. (Eustache 2013 : 101)
Tout au long du monologue, la protagoniste actualise et définit son identité en fonction du sens qu’elle donne à ses actions. L’analepse permet de passer à une autre étape : le souvenir de l’enfance de la protagoniste et le début du traumatisme. À ce sujet, Marie Eustache explique que, d’un point de vue psychologique, ces souvenirs peuvent façonner la personnalité des individus :
Avec le terme de soi, les psychologues désignent une composante de la personnalité constituée de sensations, de souvenirs conscients ou inconscients à partir desquels l’individu se construit, vit sa relation à l’autre, structure sa personnalité. Le moi est composé de multiples facettes qui, ensemble et de manière dynamique, forment la base d’un sujet en constante évolution, obéissant aux principes de continuité et de cohérence. Elle se caractérise par une perception intéressée, une conscience de soi (c’est-à-dire un sentiment d’identité), une identité flexible et une mémoire de soi. La mémoire d’un sujet n’est pas seulement constituée de ses souvenirs, mais c’est aussi une mémoire qui travaille sur lui, en accord avec lui, en veillant à garder les informations jugées pertinentes ou émouvantes pour qu’elles vaillent la peine d’être conservées. Le moi est donc un être porteur de diverses mémoires qui le forgent lui-même, sous son propre regard. (Eustache 2013 :130)
- 5 «Quiero que sepas que apretaré el gatillo y tu viscosa sangre empapará la arena. Pero antes de qu (...)
C’est ce moi qui anime la protagoniste d’un désir de vengeance. Les traumatismes subis par la protagoniste enfant laissent des traces chez la protagoniste adulte et seule la mort de la mère peut briser ce cercle. L’obsession de la jeune femme pour les yeux, le regard, est présente du début à la fin du monologue : « Je veux que tu saches que j’appuierai sur la gâchette et que ton sang visqueux imbibera le sable. Mais avant que ce moment n’arrive, regarde-moi dans les yeux, maman, regarde-moi dans les yeux, regarde en moi5 » (Escabias 2011 : 287). Ces dernières phrases rappellent une tendance que l’on retrouve souvent dans les séries télévisées, comme le souligne Chaouat David dans son article Psychanalyse : réflexes dans un œil mort :
En se frottant aux impératifs de la réussite économique au point de se confondre presque avec eux, la créativité des séries télévisées, et en particulier des séries policières, nous a peut-être donné une vision plus nette, par la crudité impitoyable de leurs images, du danger dans lequel se débat la pensée contemporaine. Un danger qui se présente peut-être comme la répétition traumatique d’une catastrophe historique et comme la tentative, en quelque sorte, de la développer et de la guérir. (Chaouat 2015 :130)
- 6 «Ahora ya no suele sucederme, pero al principio, cada vez que realizaba uno de los encargos de mi (...)
- 7 «Cuando te mate no voy a sentir lástima por el hecho de que seas una mujer. También las mujeres d (...)
Dans Tu sangre sobre la arena, le meurtre d’hommes adultères apparaît pour la protagoniste comme la seule solution pour « guérir » : « Maintenant, cela ne m’arrive plus, mais au début, chaque fois que j’exécutais une commande de mon parrain, je pensais qu’avec mon acte je créais un équilibre : je liquidais un criminel et je donnais naissance à un autre criminel, moi-même6 » (Escabias 2011 : 287). La notion d’« équilibre », évoquée par la jeune femme, pourrait expliquer le désir de matricide. Ainsi, la mère et la fille sont à la fois victimes et bourreaux, les deux faces d’une même pièce. Le plus cruel pour la protagoniste est que sa propre mère, victime de la société patriarcale, devient complice en acceptant de la vendre à un proxénète. Cette situation ouvre un cercle vicieux dans lequel la violence nourrit la violence car la fille victime de sa mère devient le bourreau de sa mère : « Quand je te tuerai, je ne m’apitoierai pas sur le fait que tu sois une femme. Les femmes aussi font du mal et trahissent7 » (Escabias 2011 : 286). Le matricide, comme l’a analysé Linda Widad (2019) dans sa thèse de doctorat, est rare dans la littérature mondiale et donne à la pièce une plus grande force symbolique. Cependant, le plus frappant n’est pas l’acte lui-même – tuer sa mère – mais la résonance que ce comportement a sur le public, comme l’explique Linda Widad :
Ainsi, la cruauté au féminin existe, et cette cruauté dérange. Que ce soit dans le langage, dans la nouvelle agressivité devenue courante chez les jeunes filles, ou encore les pédophiles femmes, les criminelles… la réaction est toujours plus vive que pour un homme : « Mais comment ? », « Pourquoi ? », « C’est horrible »… parce que venant d’une femme. Serait-ce parce que la femme a été privée de cet organe, le pénis que seul l’homme détient, qu’elle nourrit une cruauté aussi grande qu’insoupçonnée, masquée derrière le vide de son organe génital ? Elle a, en effet, été privée du pénis, mais aussi du sein que la mère lui retire. La femme le vit peut-être comme un arrachement. Maintes fois, la fille subira ces arrachements qui viendront grossir le trou. Le matricide féminin serait-il un tabou non seulement à cause de la violence de l’acte, mais encore plus par la violence qu’il fait naître en chacun de nous ? (Widad 2009 : 71)
13Le mémoire individuelle et collective est perceptible également dans Babel par une forte intertextualité. L’une des premières sources d’intertextualité qui apparaît dans Babel est la relation avec la tragédie grecque. « Le chœur des suppliants » et « Le messager des dieux » font référence à des personnages traditionnels du théâtre tragique grec avec une allusion que l’on peut souligner aux Suppliantes d’Euripide. Par ailleurs, l’intertextualité religieuse est manifeste dans la pièce. Le titre Babel fait référence à un épisode important de la Genèse (Gen 11, 9). Dans la dramatis personae, le personnage qui exploite les migrants est appelé « le trafiquant d’esclaves » ; cette référence aux « esclaves » fait écho au livre de l’Exode (Ex 22, 21) qui raconte l’asservissement des Hébreux dans l’Égypte ancienne, sauvés par Moïse qui les conduisit vers la Terre Promise, les sauvant du danger de mort. Le livre du Deutéronome (15, 15) rappelle cet épisode de l’Exode : « Et vous vous souviendrez que vous étiez esclaves au pays d’Égypte ». Cette intertextualité permet au destinataire d’établir un parallèle entre les premiers croyants qui durent fuir l’Égypte antique et les migrants d’aujourd’hui qui fuient leur pays.
14Dans Babel, la description de la mort de l’enfant, Aylan Kurdi, en fait un personnage très singulier (Escabias 2016 : 252). La couleur « immaculée » souligne à la fois la blancheur de la nappe et le caractère angélique d’Aylan. La vue du corps de cet enfant innocent marque encore plus les esprits par la terminologie à consonance religieuse. Dans la Bible, le Christ est décrit comme un étranger. Dans l’Évangile selon Saint Matthieu (25, 35), le Christ dira lors du jugement dernier : « Car j’avais faim et vous m’avez donné à manger, j’avais soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli […] ». Dans Tu sangre en la arena, le moteur de la migration de la jeune fille est la faim et, même à l’âge adulte, le protagoniste n’oublie pas cette peur de la faim :
- 8 «Un recuerdo más potente se antepone sin embargo en mi memoria a todo eso: la tortura del hambre. (...)
Cependant, un souvenir plus puissant précède tout cela dans ma mémoire : la torture de la faim. Chaque nuit, dans mon luxueux appartement de cette ville blanche, je me plonge dans des bains étincelants ; je frotte ma peau sombre avec des savons et des cosmétiques, mais le souvenir de la faim ne s’estompe jamais. Ma voiture décapotable, qui me conduit rapidement vers les villes ou les enclaves que je désire, parvient à établir des distances de plusieurs centaines de kilomètres par heure, mais elle ne parvient pas à m’éloigner de ce fantôme de la faim. Je n’ai pas peur de vieillir, je n’ai pas peur de la solitude, de la maladie ou de la mort. Ma seule crainte est d’avoir à nouveau faim8. (Escabias 2011 : 286)
Si, dans l’enfance, c’était une peur réelle, à l’âge adulte, il s’agit plutôt d’une peur psychologique que l’intertextualité permet de comprendre et d’interpréter. Selon John P. Gabriele, l’utilisation de l’intertexte et de l’intratexte dans une œuvre a une fonction :
- 9 «[…] podemos decir que la intertextualidad y la intratextualidad son convenciones artísticas con (...)
[…] on peut dire que l’intertextualité et l’intratextualité sont des conventions artistiques à visée globalisante au sens métaphorique, puisqu’elles permettent la présence d’idéologies artistiques, sociales ou politiques de différentes origines spatiales et temporelles. Les travaux intertextuels et intratextuels favorisent une perspective littéraire globale9. (Gabriele 2014 : 154)
- 10 Le titre original en espagnol est : Y los peces salieron a combatir a los hombres.
Juana Escabias utilise cette « perspective littéraire globale » pour représenter le phénomène de la migration. La dramaturge veut donner un caractère universel au drame migratoire : il s’agit de souvenir du passé pour dénoncer les souffrances des migrants, individuelles, mais en aussi universelles; c’est pourquoi les mémoires individuelles, collectives et universelles se mêlent. Escabias tente – comme dans un message d’espoir – de montrer que, malgré les différentes cultures et langues, il est possible d’écouter la voix des opprimés et les aider. Dans Tu sangre en la arena, la présence dans le titre du sang et du sable rappelle le motif qui apparaît dans Y los peces salieron a combatir contra los hombres10 (2003) d’Angélica Liddell. Cette pièce commence par une mère qui accouche sur une plage :
- 11 «Expulsó al bebé, / el bebé cayó a la arena / y la mujer no dejó de arrastrarse. / Lo llevaba com (...)
Elle a expulsé le bébé
le bébé est tombé sur le sable
et la femme a continué à se traîner
Elle le portait comme un lambeau entre ses jambes,
elle a laissé le sable plein de sang11. (Liddell 2003 : 7-8).
Dans l’œuvre de Liddell, le sang est associé à la vie : une femme donne naissance à un bébé sur la plage, tandis que Tu sangre en la arena, c’est le contraire : une protagoniste tue sa mère sur la plage. Comme dans Babel, le jeu des voix est fondamental. Tout au long du monologue, la narratrice/protagoniste dénonce sa situation personnelle. Le processus mémoriel et le souvenir de la souffrance laissent émerger différentes voix, différentes identités. Les éléments communs aux deux pièces leur confèrent un caractère « global » selon la définition qu’en donne John P. Gabriele :
- 12 «[…] una obra teatral global es un drama en el cual el propósito temático o formal del autor tras (...)
[…] une pièce de théâtre mondiale est une pièce dans laquelle le but thématique ou formel de l’auteur transcende les frontières, au sens propre ou figuré, pour représenter et promouvoir une vision du monde pluraliste et inclusive. C’est une pièce qui communique la valeur constructive et pratique de l’hybridité de la condition humaine12. (Gabriele 2014 : 15)
Cette vision globale explique les divers espaces géographiques mentionnés dans les œuvres.
15Dans Tu sangre en la arena, le monologue de la protagoniste commence au présent pour revenir sur le passé et expliquer la situation présente. Cette analepse insiste sur le processus mémoriel de la protagoniste.
- 13 «No siempre he sido el despiadado brazo que te apunta, el verdugo que va a liquidarte también fue (...)
Je n’ai pas toujours été le bras impitoyable qui te vise, le bourreau qui va t’achever a aussi été un enfant ; je courais dans l’herbe avec mes frères, ils se moquaient de moi parce que je n’osais pas arracher les fleurs de leurs tiges, je ne voulais pas que les pétales crient de douleur. Je n’ai pas toujours eu les bottes que je porte maintenant, je courais pieds nus autour de la case de ma mère, notre maison, le toit de la maison de ma mère et de mes huit frères et sœurs, une banlieue comme une autre dans n’importe quelle ville des tropiques13. (Escabias 2011 : 286)
- 14 «Los hombres a los que tengo que matar han de saber por qué van a extinguirse, quién me envía, qu (...)
Cette remémoration du passé se fait en comparaison avec le présent comme s’il s’agissait d’un va-et-vient entre les deux temporalités, lié à la construction de l’identité de la protagoniste. Cette femme est bloquée entre deux temporalités par un traumatisme, celui de la faim, survenu pendant son enfance. Le traumatisme est d’autant plus important qu’elle ne connaît pas « la raison » qui explique sa migration vers un autre pays. Connaître le motif devient une véritable obsession dans sa vie d’adulte : « Les hommes que je dois tuer doivent savoir pourquoi ils vont disparaître, qui m’a envoyé, quelle trahison ils paient ou quelle sorte de dette ils règlent. La gâchette n’est jamais pressée avant qu’ils ne connaissent la raison14 » (Escabias 2011 : 285). C’est cette réflexion sur le motif que Juana Escabias exploite pour donner du sens aux flux migratoires, et supplier – en recourant à des épisodes de l’Histoire – de ne pas oublier le motif de ceux qui viennent en Europe car il est identique à celui qui a conduit des milliers d’Européens vers le Nouveau Monde :
- 15 «El traficante de los esclavos: […] Mucho más tarde, familias de famélicos colonos llegaron al nu (...)
Le trafiquant d’esclaves : […] Bien plus tard, des familles de colons affamés sont arrivées dans le nouveau monde en quête de prospérité pour leurs enfants. Ils venaient de la lointaine Europe, saignée par la famine, la peste, la pauvreté et l’intolérance religieuse. Bien plus tard, des familles de pâles colons européens continuent d’arriver, fuyant la misère ou la guerre15. (Escabias 2016 : 260)
Après cet épisode du passé, le dramaturge insère une réplique qui souligne le manque de solidarité européenne aujourd’hui :
- 16 «El mensajero de los dioses: El parlamento húngaro aprueba una ley que prevé hasta tres años de c (...)
Le messager des dieux : Le parlement hongrois adopte une loi qui prévoit jusqu’à trois ans de prison pour ceux qui franchissent illégalement ses frontières16.(Escabias 2016 : 260)
En conclusion de l’ouvrage, l’auteure utilise l’exemple de la commémoration du voyage en avion des Espagnols vers Oran durant la guerre civile. « Le messager des dieux » rappelle de manière factuelle que les Espagnols ont dû migrer vers un autre pays et qu’ils ont reçu un abri. Ces allusions à des épisodes migratoires contemporains montrent l’engagement de l’auteure souligné par la chercheuse Lourdes Bueno :
- 17 «Todas sus obras reflejan, en palabras de Eduardo Pérez-Rasilla, “un deseo de hurgar en las herid (...)
Toutes ses œuvres reflètent, selon les mots d’Eduardo Pérez-Rasilla, « un désir de fouiller dans les blessures sociales afin de procurer un remède à ces maux », c’est-à-dire « une volonté de dénoncer » [Pérez-Rasilla 2015 : 9] et, pour y parvenir, notre auteur manie avec une grande dextérité cette arme arrogante qu’est le théâtre, en essayant de surprendre et de choquer le récepteur, le forçant ainsi à réfléchir profondément et, dans de nombreux cas, à offrir une réponse active aux faits qu’il a sous les yeux et qui sont le pur reflet, plus ou moins amplifié, de la réalité qui nous entoure17. (Bueno 2015 : 132)
Juana Escabias utilise la littérature comme une arme pour dénoncer les abus dont sont victimes les migrants, en particulier les filles, en insistant, dans les deux œuvres, sur l’importance du processus mémoriel. L’intertextualité ainsi que les références historiques servent de toile de fond pour interpeler le spectalecteur. Cette interpellation au spectalecteur est une des caractéristiques clés du théâtre arabe que Némer Salamún exploite amplement dans sa pièce.
16Dans Un sueño tuerto, Némer Salamún met en évidence la réalité qui touche les pays du Moyen-Orient en crise : la crise syrienne en 2011 a engendré de nombreux flux migratoires. Dans ce contexte, le monde artistique a été fortement chamboulé et des artistes comme Némer Salamún ont été amenés à s’installer dans des pays occidentaux en raison de la situation politique difficile de leur pays. C’est pourquoi l’expérience de l’écriture dramatique n’est pas seulement une expérience esthétique pour les auteurs, elle devient cathartique, cristallisant un vécu réel, celui du drame de l’immigration dont les contours et les formes évoluent au cours du temps et selon l’espace.
17L’auteur syro-espagnol a pour particularité d’avoir vécu le phénomène migratoire et d’écrire sur cette thématique. Lors d’un séjour de formation en Europe, il s’est retrouvé dans l’impossibilité de regagner son pays après la crise qui éclate en 2011. Il est maintenant syrien et espagnol. Cet exil fait naître une réflexion identitaire, exprimée dans son théâtre. Si cette thématique n’est pas nouvelle, il choisit pour la traiter des formes hybrides, mêlant les genres. Ainsi, la pièce Un sueño tuerto mêle les outils propres au conte et ceux propres au théâtre.
18Némer Salamún (ou Darío Paz Orontes, comme on l’appelle en espagnol) est un auteur syrien, de nationalité espagnole, diplômé en philologie arabe de l’université de Damas et titulaire d’un doctorat de l’université autonome de Madrid. Il a étudié à Paris, où il a obtenu un DEA avec un mémoire portant sur la spontanéité de l’acteur. Il se définit lui-même comme « un étranger né ». Metteur en scène, acteur, dramaturge, conteur, il a quitté la Syrie en 1991 pour découvrir de nouveaux horizons artistiques à Paris, en Espagne, en Allemagne, en Italie… Alors qu’il souhaitait retourner en Syrie, le déclenchement de la guerre l’empêcha de regagner son pays d’origine. Il travaille actuellement à Sharjja, aux Émirats arabes unis et a récemment été nommé Directeur de l’International School of Storytelling and the Arts. Son œuvre comprend des travaux en arabe ainsi que des traductions en espagnol et en français.
- 18 Nous utilisons ici le terme de « didascale » tel qu’il est défini par Monique Martinez et al. (20 (...)
19Dans Un sueño tuerto Némer Salamún propose une réflexion, sous la forme d’une pièce de théâtre-conte, sur le drame de l’immigration résultant des crises du Moyen-Orient. Le Hakawati ou conteur est le principal didascale18 de la pièce, il est assis sur un bateau, raconte la tragédie d’une famille morte en mer. Dès la scène 2, il laisse au personnage du « noyé » la responsabilité du récit. Ce dernier est déjà mort et il raconte à son tour son histoire au requin. Un double niveau de narration est ainsi mis en place, dans la mer et à la surface de l’eau. Cette articulation entre la dimension spatiale et la dimension narrative est présente dès la dédicace au début de la pièce :
- 19 «Para mi sobrino Ziyad Salamún, que supuestamente se murió y seguramente bajo tortura. La ficción (...)
À mon neveu Ziyad Salamún qui serait mort, probablement sous la torture. La fiction n’est plus notre refuge contre la dure réalité. La fiction d’aujourd’hui est tout aussi cruelle. Pardonne-moi de t’avoir abandonné quand tu avais le plus besoin de moi. Je suis monté, sans toi, sur le bateau des contes, et je t’ai transformé en un conte magique19. (Fernández Soto et Checa y Olmos 2016 : 283)
On peut percevoir ici que les limites entre la réalité et la fiction sont très ténues. La première didascalie de la pièce souligne avec ironie la responsabilité de la communauté internationale face à la tragédie migratoire :
- 20 «Lugar: Los hechos ocurren en un barco y en el fondo del mar entre Italia y Malta. Tiempo: Hace t (...)
Lieu : Les événements se déroulent sur un bateau et au fond de la mer entre l’Italie et Malte. Temps : Il y a trois ans, deux ans, un an, maintenant, dans un an, deux ans, trois ans ou… La communauté internationale et la mafia humaine décideront20 . (Fernández Soto et Checa et Olmos 2016 : 282)
20Dans la dramatis personae, la présence d’un hakawati pose clairement le caractère hybride de la pièce : théâtre conté ou conte théâtral.
- 21 «Personajes: 1. El Hakawati: Narrador o cuentacuentos, que así se llama en árabe. / 2. Ahogado: U (...)
Personnages :
1. Hakawati : Narrateur ou conteur, comme on l’appelle en arabe.
2. Noyé : Un homme d’âge moyen. Il pourrait être l’Hakawati lui-même.
3. Requin : un requin ordinaire.
4. Poissons et animaux marins21. (Fernández Soto et Checa et Olmos 2016 : 282)
La dramatis personae présente des individus indéterminés, appartenant à une catégorie générale ce qui donne une portée universalisante à la pièce. Ils ont tous comme point commun d’être morts, mis à part le hakawati, le requin et les poissons. Le personnage du hakawati est intéressant car il a vécu le naufrage et le raconte. C’est le seul survivant humain du drame migratoire et il apparaît comme le double du personnage « naufragé mort », comme suggéré dans la dramatis personae. Les prises de position et dénonciations du hakawati sont identiques à celles du naufragé : souligner la responsabilité de la communauté internationale face au drame syrien. Si le naufragé est mort, les animaux maritimes quant à eux sont humanisés et prennent la parole. Cet anthropomorphisme n’est pas sans rappeler les personnages du Kalîla Wa Dimna : cette fable contée met en scène deux héros, des chacals nommés Kalîla et Dimna qui, au long de dix-huit chapitres, rapportent des anecdotes, relatent des intrigues de cour, donnent des conseils et édictent des règles de conduite.
21La pièce est organisée en cinq scènes dont le récit est à la charge de deux conteurs : le hakawati et le personnage qui s’est noyé. Ce recours au conteur n’est pas nouveau dans la tradition littéraire arabe et dans les formes ancestrales. Selon Pavis :
Il ne faut pas confondre le conteur avec le narrateur, qui peut être un personnage racontant un évènement, comme dans le récit classique, ni avec le récitant qui se manifeste en marge de l’action scénique ou musicale. Le conteur est un artiste qui se situe au carrefour des autres arts : seul en scène, (le plus souvent), il raconte son ou une histoire en s’adressant directement au public en évoquant des évènements par la parole et le geste, en interprétant un ou plusieurs personnages, mais en revenant toujours à son récit. Renouant avec l’oralité, il se situe dans des traditions séculaires et influence la pratique théâtrale occidentale en la confrontant à des traditions de littérature populaire qu’elle a oubliées, comme le récit du conteur arabe ou du griot africain. Le conteur (qui compose le plus souvent ses textes lui-même) cherche à retrouver le contact direct avec le public rassemblé sur une place, lors d’une fête ou dans des salles de théâtre ; il est un performer accomplissant une action et délivrant un message poétique directement transmis et reçu par les auditeurs-spectateurs. (Pavis, 1996 : 67)
On retrouve dans cette citation un des traits caractéristiques du théâtre arabe qui est l’interpellation du public et le « contact direct ». La structure de la pièce met en évidence une alternance entre la tradition arabe du conte, représentée par les répliques du hakawati, et la tradition théâtrale occidentale. Les scènes 1, 3 et 5 sont des monologues du hakawati qui est à la fois conteur et acteur du drame migratoire. Tout au long du récit il fait lui-même l’expérience du naufrage comme l’indique la didascalie de la scène 3 :
- 22 «(Se vuelca el barco del Hakawati, que se agarra al borde del mismo, sin soltar el libro ni dejar (...)
Le navire de l’Hakawaki chavire et celui-ci s’accroche au bord de l’embarcation, sans lâcher le livre ni arrêter de compter en lisant, tout en haletant de peur de couler. Alors que le requin remonte à la surface pour découvrir ce qui se passe, le Hakawati est encore plus effrayé)22. (Fernández Soto et Checa et Olmos 2016 : 289)
Cependant, contrairement au personnage noyé il parvient à rester vivant. Dans les scènes 2 et 4 c’est le personnage « noyé » puis son squelette qui se charge du récit. Par ailleurs, si dans la tradition du conte arabe, le temps est l’allié du protagoniste, si Shahrazade peut continuer à vivre tant que l’histoire dure, ici c’est l’inverse. Le protagoniste de l’histoire, le cadavre, a beau raconter, il apparaît dès le départ comme mort. Comme dans la tradition des récits enchâssés, propre à la littérature arabe, on assiste à deux récits enchâssés qui se complètent dans la pièce. Le texte commence par un long monologue du conteur qui situe la pièce dans le temps et explique les causes du drame. À partir de la deuxième scène, une autre voix narrative prend le relais du hakawati : celle du naufragé mort devenu ensuite squelette. C’est ce qu’indique la macrodidascalie aperturale de la scène 2 :
- 23 «(El cadáver de un hombre ahogado se encuentra ante un tiburón, en el fondo del mar, contándole s (...)
(Le cadavre d’un noyé se retrouve face à un requin, au fond de la mer, racontant son histoire qui est la suite du conte du hakawati. De temps en temps des poissons et autres animaux marins s’approchent du « Noyé » par curiosité.)23. (Fernández Soto et Checa et Olmos 2016 : 286)
Cependant, le conte ne nuit pas à la théâtralité de la pièce. On assiste dès la macrodidascalie aperturale à la mise en scène des spectateurs du conte théâtral :
- 24 «[…] al mismo tiempo, algunos peces y otros animales del mar van saltando a su alrededor, escucha (...)
[…] au même moment, quelques poissons et autres animaux de la mer sautent autour, écoutant l’histoire, ainsi que quelques cadavres de divers hommes, femmes, vieillards, jeunes et enfants, éparpillés à la surface de l’eau24. (Fernández Soto et Checa et Olmos 2016: 283).
Le contexte de l’oralité étant donné, le personnage du hakawati interpelle le récepteur dès la première réplique, créant ainsi une rupture du quatrième mur :
- 25 «Hakawati: Había una vez un grupo de gente graciosa que se escapó de la muerte oriental para cobi (...)
Hakawati : Il était une fois un groupe de drôles de personnes qui avaient fui la mort orientale pour se réfugier dans la mort occidentale. Car la mort orientale est sous-développée, tandis que la mort occidentale est trop civilisée. Mais la grande différence entre les deux morts c’est que la mort orientale est fatale. Quant à la mort occidentale, elle l’est également. Hahahaha. Le fait est qu’en Syrie, comme vous le savez mais ne voulez pas l’admettre, il y avait un dictateur qui avait tué beaucoup de gens au début des années quatre-vingt25. (Fernández Soto et Checa et Olmos 2016 : 283)
La réplique commence par une formule propre au conte et introduit ensuite une remarque à destination des récepteurs. Les propos du hakawati peuvent ainsi s’adresser au premier niveau de spectateur : les personnages présents dans la pièce, ou au second niveau, le spectalecteur. Cette rupture du quatrième mur est motivée par le caractère polémique des propos du conteur qui dénonce l’impassibilité de la communauté internationale face au drame syrien. Selon Patrice Pavis cette pratique du conteur a fortement rénové la production théâtrale :
22L’art du conteur a renouvelé la pratique théâtrale d’aujourd’hui. Il s’inscrit dans le courant du théâtre-récit, lequel dramatise des matériaux non dramatiques et marie habituellement le jeu et le récit, une pratique que Vitez a lancée avec Vendredi ou la vie sauvage :
« Ce que nous ne pouvons pas jouer nous le racontons, ce qu’il ne suffit pas de raconter nous le jouons ». L’art du conteur est devenu un genre très populaire qui s’adresse à un autre public que celui du théâtre de mise en scène : avec des moyens réduits, à voix et à mains nues, le conteur brise le quatrième mur, s’adresse directement à son auditoire, veille à se limiter à une confrontation qui ne devienne pas une mise en scène sophistiquée, utilisant toutes les ressources, notamment technique de la scène […]. (Pavis, 1996 : 67-68)
23Cette pratique d’un théâtre conté n’est pas nouvelle dans la dramaturgie arabe. Tawfiq Al hakim l’avait déjà exploitée de manière expérimentale dans son Qalabuna Al Masrahi. Il s’agit de passer du mode mimétique au mode diégétique, du dialogue à la version chorale. La pièce de théâtre commence par s’enchâsser dans un conte, celui du hakawati, qui pose le décor dès la scène 1. Cette hybridité est au service d’un engagement fort de la part du dramaturge qui dénonce, en passant par l’humour, la responsabilité de la communauté internationale. La portée politique du théâtre de Némer Salamún est clairement perceptible dans Un sueño tuerto. Par ailleurs, le système de récits enchâssés rappelle le conte des Mille et une nuits mais aussi le Kalïla wa Dimna par un même anthropomorphisme des personnages :
- 26 « Tiburón: No te hagas el inteligente. Estas insinuaciones no te van a salvar de tu destino. Al g (...)
Requin : Ne fais pas le malin. Ces insinuations ne vont pas te sauver de ton destin. Continue à raconter comment vous en êtes arrivé là.
Noyé : Après être arrivés au bateau à la dernière minute, une fois dedans nous avons réalisé que c’était un bateau de pêche qui transportait le double de ce qu’il pouvait transporter. Le pêcheur de migrants clandestins y a mis 480 personnes, comme si c’étaient des sardines26. (Fernández Soto et Checa et Olmos, 2016 : 290)
Ici le requin fait office de roi Shahryar et le noyé joue le rôle de Shahrazade. À la scène 2, les poissons apparaissent comme spectateurs des échanges entre ces deux protagonistes, le cadavre et le requin. La pièce révèle ainsi un certain humour noir :
- 27 «Tiburón: (Haciendo una mueca) Pues la verdad, hasta allí no llego, mi especialidad es el cuerpo. (...)
Requin : (il grimace) Eh bien, là ça me dépasse, ma spécialité c’est le corps. Les âmes ça ne m’intéresse pas parce que ça ne se mange pas. Nous avons bien retenu la leçon d’un de nos grands-pères qui prétendait être spirituel, il laissait les corps à ses enfants tandis qu’il mangeait les âmes. Il a fini par mourir de faim. Et on a dû le manger. En fait, nous n’avons pas aimé sa viande, elle avait un goût d’âme fade.
Noyé : Mon gars, si vous aviez une âme, vous n’auriez pas mangé les humains.
Requin : Ne m’appelle pas mon gars s’il te plaît.
Noyé : Si tu veux. Désolé, vraiment 27. (Fernández Soto et Checa et Olmos, 2016 : 287-288)
En outre, nous assistons à des processus de mutations homme/poisson :
- 28 «Ahogado: (Como si se acordara) Ya sé por qué tu cara me suena, el dueño del barco
y el intermedi (...)
Noyé : (Comme s’il se souvenait) Ça y est, je sais pourquoi ton visage m’est familier, le propriétaire du bateau et l’intermédiaire te ressemblaient.
Requin : Oui, oui, ils pourraient être mes cousins, car on dit que certains de mes ancêtres ont épousé des femmes. Il s’agissait d’un de ces mariages touristiques lors d’une courte visite des requins sur la plage, ou bien sur un des bateaux de croisière lors d’une tempête en mer, ou bien le fruit du mariage d’un requin immigré avec une humaine. Je ne sais pas, il faut lire la rubrique « requin », que j’ignore car l’Histoire, ce n’est pas pour moi, je n’aime pas, même si l’Histoire, comme on dit, ce sont les requins qui la font.
Noyé : Requin immigré ! Pas possible !
Requin : Mais si. Nous, les requins, nous émigrons aussi parfois, lorsque notre patrie aquatique ne nous nourrit plus, nous essayons de nous en sortir ailleurs, sur terre28. (Fernández Soto et Checa y Olmos, 2016 : 289)
Ici, le terme requin est exploité au sens propre et au sens figuré. Un renversement des qualités homme/ animal s’opère : humanisation du requin et déshumanisation de l’être humain. Pour conclure l’analyse de cette œuvre, nous soulignerons une autre caractéristique importante, la présence de corps démembrés :
- 29 «Ahogado : Comedme con mi familia, por favor. No nos separéis, os lo ruego.
(Los peces no le hac (...)
Noyé : S’il vous plaît, mangez-nous, moi et ma famille. Ne nous séparez pas, je vous en prie.
Les poissons ne lui prêtent aucune attention, Requin observe la scène avec satisfaction. Petit à petit, les mouvements de Noyé ralentissent jusqu’à ce qu’il se calme complètement. Les poissons s’éloignent de lui, rassasiés. À ce moment, le squelette de Noyé est clairement visible29. (Fernández Soto et Checa et Olmos, 2016 : 296)
24L’horreur et la cruauté du drame de l’immigration résident dans l’impossibilité d’avoir un enterrement digne. N. Salamún, artiste profondément engagé, qui a vécu le drame de l’immigration au niveau familial et personnel, dénonce fermement cette situation dans sa pièce. L’humour noir et la satire sont alors ses principales armes pour donner de la visibilité à l’invisible. Si l’hybridité dans la pièce de Némer Salamún est principalement formelle, force est de constater que le choix de la langue espagnole pour l’écriture de cette pièce est symboliquement fort. Il utilise la langue du pays d’accueil pour dénoncer le drame de l’immigration et la responsabilité des autorités internationales. C’est également cette responsabilité que Juana Escabias dénonce par le biais du « Messager des dieux ». La communauté internationale, ici l’Espagne, a oublié les vagues d’émigration qui ont eu lieu après la mise en place du régime franquiste. Dans ce processus tragique, les enfants sont les victimes les plus vulnérables, surtout les jeunes filles. Elles sont donc triplement marginalisées, en raison de leur âge, de leur nationalité et de leur sexe. En ce sens, les propos de Montserrat Iglesias Santos sur le théâtre espagnol actuel pourraient parfaitement servir de conclusion à notre réflexion :
- 30 «No se trata de marcar caminos de perfección, ni de ofrecer lecciones de fácil moralidad teñida d (...)
Il ne s’agit pas de baliser des voies de perfection, ni de proposer des leçons de morale toutes simples teintées d’engagement ou de compassion, mais de rendre à la scène sa capacité à ouvrir les possibilités de connaissance et d’action, souvent si délibérément rares ou autocomplaisantes30. (Iglesias-Santos 2010 : 154-155)