Glauber Rocha, Révision critique du cinéma brésilien
Glauber Rocha, Révision critique du cinéma brésilien, préface de Paulo Antonio Paranaguá, traduction de Sylvie Debs, Paris, L’Harmattan, 2021, 225 p.
Texte intégral
1Il aura fallu attendre pas moins de 58 ans pour que le public francophone ait accès à l’un des ouvrages majeurs de la critique du cinéma brésilien ! Ceci nous renvoie au contexte technique et historique de sa première édition (1963), dans lequel seul un critique et réalisateur de génie comme Glauber Rocha (1939-1981), qui avait déjà tourné un premier long métrage, Barravento (1962), était capable de traiter l’histoire du cinéma brésilien et l’avènement du cinema novo avec une telle maestria et un tel engagement politique.
La culture cinématographique brésilienne est précaire et marginale. Elle se limite aux ciné-clubs et à deux cinémathèques. Il n’existe pas de revue d’information, de critique ou de théorie du cinéma.
C’est sur ce constat alarmant que le jeune cinéaste alors âgé de 24 ans, ouvre son livre. Les lecteurs contemporains auront bien du mal à imaginer le travail herculéen que représentait un tel pamphlet avant le développement de tous les moyens de communication actuels qui permettent la circulation internationale des films, livres et revues spécialisées qui leurs sont si familiers.
2Ouvrage de référence indispensable à tout réalisateur, cinéphile, critique ou théoricien digne de ce nom, longtemps épuisé et introuvable au Brésil, il a été réédité par les soins de l’exégète brésilien Ismail Xavier, à l’occasion de ses 40 ans. Cette réédition, accompagnée d’un appareil critique important et d’une introduction magistrale, a servi de base à la traduction. Cependant, la traductrice a tenu à faire appel à l’historien du cinéma et journaliste, éminent passeur culturel entre la France et l’Amérique latine, Paulo Antonio Paranaguá, pour l’introduction de l’édition française. Il replace l’ouvrage de Glauber Rocha dans une perspective historique nationale et internationale :
Désormais, tout le xxe siècle semble relever d’une autre ère, frappée d’obsolescence et ignoré par nos contemporains, empressés de se projeter dans un mirifique avenir. Le siècle dernier s’efface peu à peu des mémoires, au profit des historiens et des écrivains. Bientôt, il paraîtra aussi lointain que le xixe siècle.
3Révision critique du cinéma brésilien a le mérite de reprendre et d’approfondir des critiques déjà publiées par l’auteur dans le Diário de Noticias de Salvador ou le Jornal do Brasil de Rio, et s’appuie également sur les articles de ses confrères. L’objectif principal est d’ancrer le Cinema Novo naissant dans une perspective historique du cinéma national et de l’inscrire dans le futur. Il est vrai que les années 1960 étaient marquées par de profonds changements, tant idéologiques que techniques, propices à la fermentation de nouvelles idées, en Europe comme en Amérique latine.
4Glauber Rocha fait d’Humberto Mauro (1920-1983) le précurseur incontournable du cinéma brésilien. Cet autodidacte et technicien de talent est le fondateur du cycle de production de Cataguases avant de diriger l’Institut national du cinéma éducatif (INCE). Rocha érafle au passage le mythe de Limite (1930) de Mario Peixoto (1908-1992), le chef-d’œuvre du cinéma muet latino-américain et ne ménage pas ses critiques envers Alberto Cavalcanti (1897-1982) qui a dirigé la Vera Cruz (1949-1954), une tentative d’adoption malheureuse du modèle hollywoodien, financée par la bourgeoisie de São Paulo. Il qualifie d’ailleurs O cangaceiro (Sans peur, sans pitié, 1953) de Lima Barreto (1906-1982), Prix international du film d’aventure et Prix de la meilleure bande sonore à Cannes – dont la chanson Olê muié rendeira a fait le tour du monde –, de « nordestern », tant il est attaché à la défense d’un cinéma authentique qui donnerait à voir le vrai visage du Brésil, et non une représentation folklorique, voire exotique. Pour lui, il est hors de question de voir reproduit en studio le sertão où il est né et dont il tire toute son inspiration. En effet, ce polygone de la faim marqué par les trois figures mythiques qui sont le retirante, le cangaceiro et le beato, sera choisi autant par le pauliste Nelson Pereira dos Santos (1928-2018) pour l’adaptation de Vidas Secas (Sécheresse) de Graciliano Ramos (1892-1953), et par le Mozambicain Ruy Guerra (1931-) pour tourner Os fuzis, que par Glauber Rocha lui-même pour y situer Le Dieu noir et le Diable blond en 1963, trois films symbolisant l’épiphanie du Cinema Novo. Il s’agissait de tendre aux spectateurs une image du Brésil réel.
5Brusquement stoppé dans son élan par la dictature, ce cinéma renaîtra sous d’autres formes au moment de la reprise des années 1990. La traduction de cette histoire du cinéma brésilien nous donne l’occasion d’avoir accès à ce moment d’effervescence critique unique et d’en mesurer les conséquences jusqu’à nos jours. Certains vœux appelés de tout cœur par le bouillonnant et polémique Glauber Rocha, notamment dans le dernier chapitre consacré aux ébauches d’une école bahianaise, n’ont-ils pas vu leur réalisation possible grâce à la politique décentralisée et audacieuse menée par le gouvernement Lula ? Aussi, nous ne pouvons que regretter la perte d’une partie importante du fonds Glauber Rocha lors de l’incendie récent de la Cinemateca Brasileira de São Paulo sous le gouvernement actuel…
Pour citer cet article
Référence papier
Sylvie Debs, « Glauber Rocha, Révision critique du cinéma brésilien », reCHERches, 28 | 2022, 185-186.
Référence électronique
Sylvie Debs, « Glauber Rocha, Révision critique du cinéma brésilien », reCHERches [En ligne], 28 | 2022, mis en ligne le 15 juin 2022, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/13334 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.13334
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