Marie-Hélène Maux et Marc Zuili (dir.), Les traductions de la littérature espagnole (xvie-xviiie siècle) / Las traducciones de la literatura española (siglos xvi-xviii)
Marie-Hélène Maux et Marc Zuili (dir.), Les traductions de la littérature espagnole (xvie-xviiie siècle) / Las traducciones de la literatura española (siglos xvi-xviii), Paris, L’Harmattan, 2021.
Texte intégral
1L’ouvrage dirigé par Marie-Hélène Maux (Université de Strasbourg) et Marc Zuili (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines) apporte un éclairage nouveau sur la circulation des textes littéraires espagnols, sous forme de traductions, dans l’Europe du xvie au xviiie siècle. C’est en grande partie cette dimension européenne qui fait l’originalité de ce livre puisque quatre pays de cette aire géographique où ont été publiées des traductions d’œuvres littéraires espagnoles y sont évoqués : la France, l’Italie, l’Angleterre et l’Allemagne. L’invention de l’imprimerie au xve siècle avait donné lieu à la publication en Espagne d’un grand nombre d’ouvrages littéraires et c’est cette même imprimerie qui permit à ces textes d’être traduits dans diverses langues et de circuler ainsi dans toute l’Europe, atteignant des lecteurs non hispanophones qui, sans ces versions en langue vernaculaire, n’auraient pas pu accéder au contenu de ces textes.
2Cet ouvrage débute par un avant-propos dans lequel Marie-Hélène Maux et Marc Zuili indiquent la finalité de cette publication et abordent d’une façon détaillée le contenu des différents chapitres qui le composent, présentant ainsi les problématiques développées par les différents contributeurs.
3Deux parties distinctes structurent ce volume. La première est intitulée « Qui traduisait ? Les traducteurs et leurs méthodes ».
4Le premier chapitre de cette partie s’ouvre sur une étude de Damien Millet (CPGE, Lycée Janson-de-Sailly, Paris) et d’Anaïs Thiérus (Cabinet de Généalogie de l’Est). Il est consacré à Gabriel Chappuys. Ce dernier, né à Amboise en 1546 et destiné à la cléricature devient finalement le traducteur très prolixe de 91 ouvrages initialement publiés en italien, latin et espagnol. Pour ce qui est de l’espagnol, il a traduit notamment le célèbre Amadís de Gaula et la Diana de Montemayor. À partir de 1583, il écrit essentiellement des ouvrages d’ordre religieux. En 1600, il publie toutefois une traduction du Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán, auteur appartenant à une famille de Juifs convertis en 1492. Il meurt en 1613 après s’être remarié vers 1605 avec Ambroise Akakia de la famille du médecin de François Ier. Les auteurs de ce chapitre apportent une foule de données biobibliographiques inédites sur Chappuys, complétant ainsi les travaux de divers chercheurs, en particulier ceux publiés par Jean Marc Dechaux dans sa Bibliographie critique des ouvrages et traductions de Gabriel Chappuys parue chez Droz en 2014.
5Dans le chapitre suivant, Françoise Richer-Rossi (Université Paris Diderot-Paris 7) se penche sur Alfonso de Ulloa, un Espagnol qui, de 1545 jusqu’à sa mort survenue vers 1570, a vécu à Venise. L’intérêt que présente cet auteur est qu’il s’est auto-traduit puisqu’il a fait passer l’un de ses textes de l’espagnol à l’italien. L’étude de cette auto-traduction révèle les écarts volontaires entre le texte d’origine (intitulé Successo de la jornada que se començò [sic] para Tripol año de 1559 y se acabò [sic] en los Gelves el de 1560 et publié en 1562) et sa traduction en italien, parue en 1564 sous le titre La historia dell’impresa di Tripoli di Barbaria, fatta per ordine del sereniss. re catolico, l’anno MDLX. Con le cose avenute a Christiani nell’Isola delle Zerbe. L’auteure analyse avec finesse les raisons politiques qui sont à l’origine de ces divergences. Elle insiste aussi sur les craintes constantes qu’exprime Alfonso de Ulloa devant le péril turc dont l’étau se resserre en Méditerranée. Venise maintenait un commerce actif avec les Turcs d’où l’adage : « Vénitien d’abord, chrétien ensuite ». Ulloa souligne cependant la malchance qui s’est souvent abattue sur le camp chrétien, ce qui, à son avis, devait faciliter l’engagement de la Sérénissime aux côtés des chrétiens. Il se montre d’ailleurs, verbalement, d’un manichéisme clair, diabolisant les Turcs fondamentalement belliqueux à ses yeux.
6C’est encore l’Italie qui est évoquée, mais cette fois conjointement avec la France, dans l’étude que Marc Zuili (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines) a réalisée dans le cadre du troisième chapitre de la première partie de ce volume. L’auteur s’intéresse aux traductions française et italienne auxquelles a donné lieu un recueil de Melchor de Santa Cruz de Dueñas, la Floresta española. Il s’agit d’un ensemble de plus d’un millier de textes brefs et humoristiques apparentés aux ouvrages de Juan de Timoneda (1563), Hernán Núñez (1555) et Hernando del Pulgar (1486). Melchor de Santa Cruz de Dueñas, né à Tolède vers 1510 et mort vers 1580, s’est également inspiré de textes de l’Antiquité (Cicéron, Martial…) ou de ceux des humanistes (Érasme, Castiglione, etc.). Le volume d’origine, qui relate tous les aspects de la société espagnole de l’époque – gens d’Église, soldats, bouffons, médecins, marchands, Maures, etc. – avait connu un énorme succès attesté par de nombreuses éditions successives entre 1574 et 1669. C’est Jean Pissevin qui en réalisa la version française publiée en 1600 sous le titre Le plaisant boccage, tandis que la version italienne, intitulée Foresta spagnola (1616), était due à la plume d’un certain Francesco da Venezia. Après avoir fourni des données inédites issues de ses recherches sur ces deux traducteurs fort peu connus, Marc Zuili rappelle que le texte original manifestait souvent une virtuosité de langue telle qu’elle compliqua singulièrement la tâche des traducteurs, comme le révèlent certaines traductions approximatives, voire fautives, qu’il met en évidence.
7Les Diálogos familiares (1619) d’un autre Espagnol, Juan de Luna, font l’objet du chapitre suivant dans lequel Marie-Hélène Maux (Université de Strasbourg) indique que ce volume contient douze dialogues, les cinq premiers étant une création de Juan de Luna et les sept suivants reprenant les Diálogos muy apazibles de César Oudin. Ces dialogues didactiques en espagnol sont accompagnés d’une traduction en français. Ils mettent en scène la vie quotidienne de différents personnages. Par exemple, les codes de la visite de courtoisie, comment prendre congé…, tout ceci dans un contexte hispanophone. Marie-Hélène Maux consacre d’amples développements à l’analyse des traductions françaises proposées dans l’ouvrage de Luna, y compris celles des nombreux proverbes que l’on y trouve et elle avance l’hypothèse, étayée par de solides arguments, que ce n’est pas César Oudin qui traduisit la version française des cinq dialogues en espagnol de Juan de Luna.
8Le cinquième chapitre de la première partie de cet ouvrage sur les traductions de la littérature espagnole a été rédigé par Carmen Cazorla Vivas (Université Complutense de Madrid). Il est consacré à une vaste étude du lexique de la gastronomie dans le Quichotte et de la façon dont il est rendu dans les premières traductions anglaises (1612), française (1614) et italienne (1620) du chef-d’œuvre de Miguel de Cervantès. Il est vrai que les allusions au vocabulaire culinaire sont nombreuses dans le Quichotte. Ce vocabulaire transparaît dans l’évocation de nombreux plats typiques de la Manche dont les appellations posent des difficultés parfois insurmontables aux traducteurs : c’est le cas du salpicón ou, plus encore, du fameux et mystérieux duelos y quebrantos. L’auteure étudie en particulier le rôle des dictionnaires bilingues d’époque et conclut qu’ils n’ont vraisemblablement pas pu servir d’outils fiables pour les traducteurs du Quichotte : Shelton pour l’anglais, Oudin pour le français et Franciosini pour l’Italien.
9La seconde partie du volume dirigé par Marie-Hélène Maux et Marc Zuili a pour titre « Réception des traductions et enseignement ».
10Cette partie s’ouvre sur un chapitre qui a été confié à Diana Esteba Ramos (Université de Málaga). Elle le consacre à la question des dialogues linguistico-didactiques dans l’Europe moderne. À partir d’un corpus d’ouvrages de ce type où l’espagnol est mis en contraste avec d’autres langues européennes – textes de César Oudin, Juan de Luna, Antoine Oudin, Francisco Alvarado, Lorenzo Franciosini et Francisco Sobrino –, cette spécialiste analyse les traductions proposées par les auteurs de ces ouvrages. Comme on l’a vu précédemment avec Juan de Luna qui avait repris les matériaux initiaux de César Oudin, les auteurs de ce type de manuels se copiaient les uns les autres et ajoutaient parfois des dialogues supplémentaires de leur cru pour réaliser un volume plus étoffé que ceux de leurs concurrents. Dans ce chapitre, Diana Esteba Ramos mène une étude minutieuse du contenu de ces ouvrages destinés à l’enseignement de l’espagnol : elle relève et analyse les évolutions linguistiques de chacun de ces textes.
11Dans le chapitre suivant, Susan Baddeley (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines) se penche sur les fortunes d’un roman sentimental espagnol en Angleterre, Arnalte et Lucenda de Diego de San Pedro, dont la première édition fut publiée à Burgos en 1491. Après diverses considérations de première importance sur la traduction des textes littéraires espagnols en Angleterre (types d’ouvrages publiés, nombre d’éditions, distribution de ces traductions dans le temps), elle centre son étude sur les deux traductions en anglais auxquelles a donné lieu le texte de Diego de San Pedro, celle réalisée par John Clerk (1543) puis celle de Claude de Sainliens (1575). Susan Baddeley démontre que ces traductions n’ont pas été faites à partir de l’original en espagnol, le premier de ces traducteurs ayant utilisé la version française du roman de San Pedro réalisée par Nicolas Herbery des Essarts, Petit Traité de Arnalte et Lucenda (Paris, 1539) et le second traducteur s’étant servi d’une version italienne de ce roman due à Bartolomeo Maraffi, Picciol trattato d’Arnalte et di Lucenda intitolato L’Amante mal trattato... (Lyon, 1553). Cela montre qu’à l’époque une traduction d’un texte littéraire espagnol pouvait être réalisée à partir d’une version déjà traduite dans une autre langue de ce même texte : c’était là une conception de la traduction qui serait aujourd’hui contestable…
12Vient ensuite un chapitre qui sert de cadre à une étude de Carmen Quijada Van den Berghe (Université de Salamanque) sur l’usage des chrestomathies littéraires. Il s’agissait de recueils de morceaux choisis tirés d’auteurs célèbres et destinés à l’enseignement des langues en Europe, l’espagnol dans le cas présent. L’auteure détermine d’emblée un corpus constitué d’anthologies de ce type essentiellement publiées dans l’Europe des xviie, xviiie et xixe siècles : ces manuels, tous consacrés à l’apprentissage de l’espagnol, furent publiés en anglais, allemand, espagnol et français. Carmen Quijada Van den Berghe rappelle que les textes présents dans ces ouvrages, au-delà de leur dimension littéraire, pouvaient permettre de pratiquer divers exercices de traduction et constituaient des instruments adaptés à la didactique de l’espagnol. Le chapitre s’achève sur de pertinentes considérations à propos de la structure et de l’organisation de ces chrestomathies.
13Plusieurs pages sont ensuite consacrées à la réception des « quichottismes » dans les traductions française et allemande du chef-d’œuvre de Miguel de Cervantès, la première due à César Oudin, la seconde à Pahsch Basteln von der Sohle. Susana Apiazu Torres (Université libre de Berlin), qui a mené à bien cette recherche, démontre que la traduction de ce que l’on appelle les « quichottismes », c’est-à-dire lorsque le héros s’exprime dans une langue espagnole archaïque par référence aux romans de chevalerie, a donné bien du fil à retordre à ses deux traducteurs. Elle analyse alors avec soin les techniques mises en œuvre par ces deux traducteurs et démontre ainsi que ces « quichottismes » ont rarement été bien rendus en français par Oudin, tandis que le traducteur allemand, Pahsch Basteln von der Sohle, est mieux parvenu à conserver cette « patine » ancienne présente sous la plume de Cervantès.
14L’avant-dernier chapitre de ce volume dirigé par Marie-Hélène Maux et Marc Zuili constitue une étude très fouillée de la question de la traduction de la littérature artistique au xviiie siècle à travers le cas des éditions françaises et anglaises du Parnaso español, texte figurant dans l’ouvrage d’Antonio Palomino intitulé Museo pictórico et qui contient la biographie de très nombreux peintres. Cette recherche, réalisée par Cristina Marinas (École Polytechnique, Palaiseau), débute par des indications précieuses sur l’histoire du texte d’origine en espagnol : cette spécialiste d’histoire de l’art précise que le Museo pictórico comprend trois parties, reliées en deux volumes. Le volume I, Theórica de la pintura, fut publié en 1715, et c’est en 1724 que le volume II vit le jour : il contenait, sous une même reliure, la deuxième partie de l’œuvre intitulée Práctica de la pintura et sa troisième partie, le Parnaso español. Ce chapitre se poursuit par des développements tout aussi passionnants sur les traductions françaises et anglaises du Parnaso español : Cristina Marinas dresse la liste exhaustive des traductions successives publiées tant en France qu’en Angleterre et compare ces différentes versions, certaines d’entre elles étant abrégées par rapport à l’édition espagnole d’origine. Se fondant sur le nombre des éditions françaises et anglaises du Parnaso español et sur leur circulation, elle termine son étude en soulignant la popularité plus marquée en Angleterre qu’en France de ce texte qu’elle attribue à la connaissance plus ancienne et savante de l’art espagnol dans ce pays.
15Le dernier chapitre du volume est consacré par Daniel M. Sáez Rivera (Université Complutense de Madrid) à la réception et à la traduction des Nouveaux dialogues des morts (1683) de Fontenelle. Ce chercheur y établit qu’une partie de ce texte, un dialogue fictif entre Hernán Cortés et l’empereur aztèque Moctezuma, a été reprise et traduite en espagnol par Francisco Sobrino afin de figurer sous forme bilingue dans l’un de ses ouvrages destiné à l’enseignement de l’espagnol, les Diálogos nuevos en español y francés (Bruselas, François Foppens, 1708). Nous apprenons que ce texte de Sobrino a eu des échos jusque dans le Nouveau monde puisqu’il est devenu à son tour l’une des sources principales d’un écrit peu connu du dominicain Luis Joseph Peguero intitulé Historia de la conquista de santo Domingo (1762-1763). Après avoir donné d’importantes précisions sur la vie et l’œuvre de Fontenelle, Daniel M. Sáez Rivera mène une étude comparative du dialogue entre Hernán Cortés et Moctezuma tel qu’il figure chez cet auteur, chez Sobrino et chez Peguero. Cela lui permet de mettre en évidence les caractéristiques de ces textes et de les étudier avec minutie : lexique, passages omis ou ajoutés, graphies, etc. Enfin, pour rendre sa démarche encore plus complète, Daniel M. Sáez Rivera fournit aux lecteurs de son étude un document annexe qui contient la transcription complète et juxtalinéaire des trois textes dont il s’est servi.
16L’ouvrage dirigé par Marie-Hélène Maux et Marc Zuili s’achève sur une très riche bibliographie finale et sur un index fort commode puisqu’il facilite la consultation de cet ouvrage novateur. Ce beau volume sur les traductions de la littérature espagnole en Europe du xvie au xviiie siècle est un livre remarquable non seulement par l´originalité de son optique de départ, mais aussi par la mine d´informations que l’on doit aux recherches de chacun des contributeurs. Cet ensemble constitue une source plurielle inédite, à la fois littéraire et historique, des éléments fondateurs de la culture « européenne » telle qu’elle s’inscrit dans la Modernité. Un livre important donc, et qui pourrait trouver des prolongements dans de futures recherches et études liées à ces mêmes problématiques.
Pour citer cet article
Référence papier
Pierre Salomon, « Marie-Hélène Maux et Marc Zuili (dir.), Les traductions de la littérature espagnole (xvie-xviiie siècle) / Las traducciones de la literatura española (siglos xvi-xviii) », reCHERches, 28 | 2022, 180-184.
Référence électronique
Pierre Salomon, « Marie-Hélène Maux et Marc Zuili (dir.), Les traductions de la littérature espagnole (xvie-xviiie siècle) / Las traducciones de la literatura española (siglos xvi-xviii) », reCHERches [En ligne], 28 | 2022, mis en ligne le 15 juin 2022, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/13319 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.13319
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page