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Texte intégral

1Dans le prolongement du sixième numéro de la revue reCHERches qui portait sur les figures du pouvoir dans la littérature hispano-américaine récente, et dont un certain nombre de travaux avaient permis une incursion dans la thématique de l’échec, le présent ouvrage s’intéresse à « L’échec dans la littérature hispano-américaine » des vingt dernières années.

2L’Amérique latine en sait plus que d’autres sur l’échec des utopies sociales et a produit comme ailleurs toute une littérature du désenchantement – sinon du désespoir dans certains cas. Cette littérature souvent qualifiée de « post-utopique » et d’une lucidité « redoutable », dévoile l’ensauvagement du monde et questionne une nature humaine qui semble échouer dans son humanité même.

3Les études de cette revue présentent des fictions délibérément provocantes le plus souvent, qui révèlent une violence politique et économique exercée sur des sociétés devenues chaotiques, dépeintes comme monstrueuses et aberrantes, en proie au non-sens et pouvant rendre fou – au point parfois de mener au suicide, métaphore saisissante d’une société qui s’auto-détruit. Après l’échec des dictatures puis celui, plus douloureux encore, de révolutions qui avaient porté tant d’espérance, le néo-libéralisme signe à son tour l’échec d’un pouvoir à l’origine d’une déshumanisation alarmante.

4Ce dysfonctionnement de la société, mais également de l’Histoire insensée dont elle est le prolongement, trahit l’échec des hommes qui les ont façonnées – entre responsabilité et fatalité puisque si les hommes font l’Histoire, l’Histoire fait aussi les hommes. Cet échec qui est donc également celui de la patrie donne lieu, dans la littérature qui nous intéresse ici, à toute une démythification des symboles nationaux, incluant jusqu’aux héros de l’Histoire. Entre abjuration des anciens credos et incroyance de générations désabusées, ces fictions condamnent l’hypocrisie et la corruption, le cynisme et l’incurie de pouvoirs gangrénés.

5Nous nous pencherons sur les ravages psychologiques qui découlent de ces systèmes politiques et économiques pervertis. Entre inadaptation et déchéance, entre apathie et sadisme, ce sont l’aliénation et la solitude qui, en dernière instance, émergent d’entre les lignes ; solitude comme une béance dont rend compte une esthétique du vide, notamment dans l’exemple filmique dont l’étude enrichit singulièrement notre réflexion.

6De l’échec collectif à l’échec personnel et inversement, un cercle vicieux se dessine, qui semble inexorable. C’est une distorsion du rapport à soi et à l’autre qui définit ces sociétés « de l’échec » menaçant l’identité même de chacun puisque l’individu court le risque de la dépersonnification. Outre les troubles psychologiques, ce sont les problématiques du dédoublement, de la dualité et de l’altérité qui traduisent ces difficultés identitaires.

7À cet égard, une approche ontologique se profile : l’échec étant le révélateur d’une exigence d’être que rien ne semble pouvoir combler, l’homme est-il voué à l’échec ? Jean Lacroix a pu écrire : « Les échecs portent sur les intentions que nous avons, et l’Échec sur l’Intention que nous sommes ». S’il faut avoir échoué pour se connaître et se réaliser, dans l’échec l’homme fait en quelque sorte l’épreuve de l’Être : « L’échec, toujours essentiel, nous dévoile à nous-mêmes », affirmait Cioran. Quoique demeurant le plus souvent sous-jacent dans les œuvres qui nous occupent, l’aspect existentiel de l’échec ajoute à ses autres représentations funestes.

8Nous l’avons dit, l’échec social et individuel renvoie à un plus vaste échec du rapport à soi et à l’autre, un échec dans ou de la communication qui nous amène à nous demander : quelle relation qui ne contienne son propre échec ? Et par voie de conséquence : la littérature n’échoue-t-elle pas elle aussi d’une certaine façon ? En effet, l’échec de la transmission ou du langage qui apparaît dans ces fictions remet nécessairement en cause la littérature en elle-même, en tant qu’elle est relation à l’autre et s’est voulue, par le passé, révélation d’une vérité que les écrits post-utopiques mettent à mal : avec la fin des certitudes, c’est l’acceptation de la subjectivité et la technique narrative de la multiperspectivité qui caractérisent les romans des vingt dernières années. De même l’écrivain voit-il mis en cause son statut d’intellectuel relais du peuple. La littérature semble avoir gagné en humilité ce qu’elle a perdu en passion.

9La littérature de l’échec paraît avouer une sorte d’échec de la littérature lorsqu’elle se retourne sur elle-même et affirme ses limites ou reconnaît ses impossibilités : elle ne peut dire, ou dit en vain, il semble qu’elle ne compense ni ne libère de l’échec ambiant et se prenne à douter parfois de son effet transformateur sur le réel qu’elle explore. Cela étant, on ne saurait faire abstraction du fait qu’en dévoilant le mal, elle demeure à même de conscientiser le lecteur. L’écrivain ne s’associe pas nécessairement au désenchantement ou au cynisme qu’il dépeint, mais peut tenter d’en dénoncer l’engrenage.

10Aussi bien, cette littérature qui admet et assume l’échec ne signe-t-elle pas son propre acte de décès ? Comme le montre l’une des études de cette revue, cette « littérature de la fin » n’annonce pas pour autant, loin s’en faut, la fin de la littérature. Par-delà ses propres limitations qu’elle parvient à « sublimer », une autre littérature voit le jour, qui fait de ses limites un atout : les auteurs, revoyant leur façon d’écrire, déploient de nouvelles ressources narratives et produisent ainsi – au nom des droits imprescriptibles de l’imagination, pour parler comme Aragon –, des narrations qui partent de l’échec au lieu de se laisser entraver par lui, la meilleure façon de transcender l’échec étant de l’assumer et de l’intégrer ; un échec qui, par conséquent, nourrit et enrichit l’acte de création plus qu’il ne l’atrophie. Et l’écriture de vaincre à son tour l’échec ? Car si l’on peut dire, on peut être, ou renaître.

11Ainsi l’écriture peut-elle demeurer, dans certaines fictions tout au moins, cette forme de conjuration qu’elle a depuis toujours voulu représenter ; ainsi peut-elle s’avérer rédemptrice ? Aucun échec n’étant absolu, une forme de reconstruction serait possible, notamment via l’écriture dramatique. L’intégrité qui peut se trouver au cœur de l’œuvre d’art et s’oppose aux mensonges du pouvoir, rendrait possible un renouveau : la sincérité donc, sinon la vérité. Doit-on en déduire que tant que la littérature sera « éthique », elle aura son mot nécessaire à dire ? L’éthique est d’ailleurs de ces termes-clef qui, par leur récurrence, paraissent caractériser une époque ; et à lire les fictions des deux dernières décennies, on peut penser qu’après les termes de « désenchantement » ou « post-utopique », l’« éthique » a ouvert un nouveau chapitre de « l’histoire des idées » au cœur du chaos, et contre lui.

12La littérature hispano-américaine qui rend compte de l’échec, ne s’en tient donc pas toujours à un constat d’impuissance. Il semble, en ultime analyse, qu’elle envisage parfois un échec « fertile », à partir duquel créer et espérer. Or, ne plus sombrer dans le désenchantement, n’est-ce pas précisément un premier pas vers une forme de réenchantement ?

13Sans doute pourrait-on dire bien d’autres choses sur les divers aspects abordés dans cette revue, mais les travaux qu’elle recueille auront déjà permis de dégager des pistes d’analyse essentielles qui confirment l’intérêt et la richesse d’une thématique prédominante de nos jours et qui mérite d’être davantage approfondie. Aussi remercions-nous vivement celles et ceux qui, par la qualité de leurs études, ont contribué à l’élaboration du présent ouvrage. Et ont montré que l’échec, loin de toute fin en soi, ouvre la voie, par son invitation à repenser le monde, à de nouvelles réflexions qui, elles, ne laissent pas d’être fructueuses.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nathalie Besse, « Avant-propos »reCHERches, 8 | 2012, 5-8.

Référence électronique

Nathalie Besse, « Avant-propos »reCHERches [En ligne], 8 | 2012, mis en ligne le 21 février 2022, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/11958 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.11958

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Auteur

Nathalie Besse

Université de Strasbourg

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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