1Amuser les enfants hispano-américains tout en les instruisant, en les formant civiquement, tel est l’objectif premier de la revue Publicación mensual de recreo e instrucción dedicada a los niños de América, plus connue sous le nom de La Edad de Oro, une revue mensuelle d’articles journalistico-littéraires dédiée aux enfants de l’Amérique espagnole. Le projet fut soutenu par l’entrepreneur portugais Aaron Da Costa Gómez et tous les articles provenaient de la plume de José Martí. La revue fut lancée par Martí en 1889 et distribuée dans différentes villes des États-Unis, du Mexique, de Cuba et d’Argentine. Le premier exemplaire de La Edad de Oro paraît en juillet 1889 et le dernier en octobre de la même année. Ce projet journalistico-éditorial a donc duré peu de temps, à peine 4 mois et 4 numéros. Nous avons dans cette revue une véritable anthologie de textes pour enfants procédant de genres variés : contes, poèmes, informations générales, illustrations, dessins, vignettes. Initialement édités en journaux, les quatre numéros furent ensuite édités sous forme de livre en 1905 (Esteban : 20 ; Retamar : 83).
2Cela fait huit ans que Martí est aux États-Unis quand il débute le projet. Il se trouve plus concrètement à New York, en pleine maturité idéologique : le projet d’indépendance de Cuba prend forme (son célèbre article « Defensa de Cuba » est publié le 25 mars 1889) ; en pleine stabilité professionnelle : il représente, en tant que consul, l’Uruguay (un an après il représentera aussi l’Argentine et le Paraguay) ; et en pleine consécration littéraire : il a déjà publié son premier ouvrage de poèmes Ismaelillo (1882), son roman Amistad funesta (1885), la traduction de Ramona (1887 [1884]) de Helen Hunt Jackson, il a également écrit les poèmes qui seront publiés en 1913 de manière posthume comme Versos libres et il collabore comme chroniqueur, depuis 1880, à plusieurs journaux du continent. Son nom est reconnu des milieux politiques et littéraires hispano-américains. Par conséquent, le lancement de cette revue pour enfants s’insère dans le cadre d’un projet politique majeur, d’une activité professionnelle qui l’a érigé comme représentant et porte-parole hispano-américain, et d’une production littéraire qui l’a déjà consacré comme « poète régional ». Autant de codes littéraires, pédagogiques et civico-politiques sur lesquels nous essayerons de porter notre réflexion.
3Persuadé de la relation étroite entre écriture et pratique politique, Martí croit en un savoir transmissible littérairement. Il attribue à la littérature une fonction sociale, celle d’orienter la réalité. En ce sens, il est opportun de rappeler ce qu’écrit Martí en 1881 dans ses Cuadernos de apuntes :
No hay letras, que son expresión, hasta que no hay esencia que expresar en ellas. Ni habrá literatura hispanoamericana hasta que no haya Hispanoamérica […] Lamentémonos ahora de que la gran obra nos falte, no porque nos falte ella, sino porque es señal de que nos falta el pueblo magno de que ha de ser reflejo. (Martí 1991 XXI : 163)
Dans ce passage, Martí considère les « Lettres » comme étant l’expression d’une spécificité antérieure ; nous devrions ainsi comprendre que, pour Martí, la réalité politique de l’Amérique hispanique préexistait à sa littérature. Mais ce qui nous intéresse dans ce commentaire, c’est moins cette prédétermination du monde sur l’écriture (qui comporterait, en ce qui concerne le domaine littéraire, une exposition de thèmes ou de motifs régionaux) que ce que Martí pressent et suggère, dépourvu à la fin du xixe siècle d’un vocabulaire critico-théorique pour exprimer son intuition littéraire. Nous nous référons au problème de l’autonomie littéraire en Amérique latine à la fin du xixe siècle. Contrairement à la place dans laquelle sa figure d’écrivain est restée figée (le poète de la révolution, l’idéologue), et contrairement aussi à ce que cette citation paraît nous proposer : la détermination de la sphère littéraire par la dimension politico-social, Martí situe en 1889 son écriture au-delà de la sphère publique. En résistant par la critique aux discours dominants du politique (l’administration espagnole, mais aussi le discours dominant de la modernité, incarnée par la ville dans laquelle il résidait depuis neuf ans : New York, le cœur même du progrès), Martí situe sa voix, son lieu d’énonciation, en dehors du périmètre de l’État. Et cela, indépendamment ou à rebrousse-poil de la politisation de ses actes, du vitalisme politique qu’il imprime à sa figure d’écrivain et à sa voix de poète. (Ramos 1989 : 14).
4Résident new-yorkais, Martí est le témoin privilégié d’une fin de siècle centrée sur la productivité et dominée par les discours de la modernisation et du progrès, d’un monde, comme il déclare dans son Prologue au « Poema del Niágara » de Juan Antonio Pérez Bonalde, d’« esencias mudables », privé d’« obra permanente », dans lequel règne el « desconcierto de la mente » et une « revuelta vida sin vía fija ». Ces « ruines tiempos » (Martí 1991 VII : 22) suscitent la nostalgie d’une harmonie perdue. La littérature sera pour Martí le lieu qui offre la possibilité symbolique d’une connaissance durable. C’est le grand code qui stimule toutes les réponses, tous les sens (Ramos 1989 : 8). La littérature est pour Martí le lieu de résidence de la vérité. Citons le passage suivant, où il déplore la disparition de grandes idées et constate l’impuissance littéraire de l’écriture journalistique :
Todo es expansión, comunicación, florescencia, contagio, esparcimiento. El periódico desflora las ideas grandiosas. […] Antes las ideas se erguían en silencio en la mente como recias torres, por lo que, cuando surgían, se las veía de lejos : hoy se salen en tropel de los labios, como semillas de oro, que caen en suelo hirviente ; se quiebran, se ramifican, se evaporan, se malogran – ¡oh hermoso sacrificio! – para el que las crea ; se deshacen en chispas encendidas ; se desmigajan. De aquí pequeñas obras fúlgidas, de aquí la ausencia de aquellas grandes obras culminantes, sostenidas, majestuosas, concentradas (Martí 1991 VII : 22).
Aux enfants de l’Amérique espagnole il dit : « Los versos no se han de hacer para decir que se está contento o se está triste, sino para ser útiles al mundo […] ». (Martí 2008 : 35)
- 2 Alejandro Herrera Moreno relève 257 personnages : 64 de fiction et 193 réels. Parmi ces derniers, (...)
- 3 L’opération d’adaptation implique une modification des contenus narratifs (Pavis 1980, « adaptatio (...)
5Or, depuis cette perspective, quel type de littérature offre La Edad de Oro à ses jeunes lecteurs ? Quels sont les codes littéraires empruntés par Martí ? Plus encore, quelle est la conception du rôle de la littérature dans ces pages ? Si l’on s’attarde sur la sélection faite par Martí, on voit qu’il propose une sélection iconographique et textuelle très choisie provenant d’une culture dont la visée est bien large. Les quatre numéros de La Edad de Oro sont une véritable expression du savoir encyclopédique de Martí. La culture universelle défile à travers ces pages. Des centaines de personnages historiques, de fiction, des artistes, des musiciens, des œuvres littéraires, picturales, sculpturales2 y sont évoqués. Si l’on s’en tient aux œuvres littéraires mentionnées, on trouve un travail intéressant de sélection de textes provenant de la littérature française et américaine qui ont été traduits, adaptés parfois, réécrits toujours. Il s’agit de six textes. Pour ce qui est du travail d’adaptation3, nous trouvons des textes adaptés du français, comme « Meñique » (« Pulgarcito » dans la version traditionnelle en espagnol, « Le petit Poucet » en français) et « El camarón encantado » (« L’écrevisse » dans sa version française) d’Édouard Lefebvre de Laboulaye, publiés dans Contes bleus (1864) et Derniers contes bleus (1868) respectivement ; ainsi qu’une nouvelle version de « Fable » (1847) de Ralph Waldo Emerson (« Cada uno a su oficio ») et une version libre du conte de Hans Christian Andersen « Le rossignol » (« Nattergalen », 1844) que Martí intitule « Los dos ruiseñores ».
6Quant au travail de traduction, Martí propose une traduction de « The prince is dead » (1873) de l’écrivaine américaine Helen Hunt Jackson sous le nom de « Los dos príncipes », et l’article « Músicos, poetas y pintores », traduction du chapitre III du livre de Samuel Smiles Life and Labour (Vie et Travail), de 1887, intitulé « Grands jeunes hommes » (« Great young men »).
7En ce qui concerne la reproduction iconographique choisie pour mettre en valeur la sélection littéraire, nous proposons par la suite une brève typologie de ces illustrations.
8Dans un premier volet, nous observons la présence d’images qui réécrivent le texte dans la mesure où elles en sont l’illustration. Quelques-unes sont originales et d’autres sont des reproductions. Ainsi par exemple, la gravure qui figure en couverture est une œuvre originale du peintre allemand Edward Magnus et elle aurait été suggérée par Aaron da Costa pour le premier numéro. Les autres reproductions furent sélectionnées par Martí à partir d’autres œuvres, comme par exemple les dessins d’Adrien Marie qui illustrent les nouvelles « Nené traviesa » dans le deuxième numéro de la revue, ou « La muñeca negra » dans le quatrième numéro ; ou bien, d’après les commentaires de Méndez et García (2008), les illustrations qui accompagnent l’article sur l’exposition de Paris, tirées d’un exemplaire de la revue L’Exposition de Paris de Henri Parville, publiée en 1889.
9Deuxièmement, nous observons l’utilisation d’illustrations qui ne représentent pas visuellement le texte qu’elles accompagnent, leur présence pouvant être simplement esthétique ou bien syntaxique. La gravure placée au-dessus du titre de la revue correspondant au mois d’août (deuxième numéro), qui propose, sous le nom de « Las Hermanitas Floristas : grabado de un cuadro de Luis Becchi », la reproduction du tableau Des enfants en train de confectionner un bouquet de fleurs (Bambini mentre preparano un mazzo di fiori) réalisé en 1889 par Luigi Becchi (1830-1919), peintre d’origine italienne dont l’œuvre porte principalement sur une thématique enfantine, relève d’une intentionnalité esthétique. Les vignettes dont l’utilisation sert à ponctuer, c’est-à-dire, à signaler le début et la fin d’un article, relèvent de l’organisation syntaxique de chaque numéro. Nous y voyons des animaux fantastiques (des dragons), des motifs floraux, ou des messages iconographiques enfantins qui inspirent de bons sentiments comme la tendresse, la douceur, la beauté angélique.
- 4 Seuls quatre des artistes peintres sont mentionnés : Edward Magnus (gravure de La Edad de Oro), Lu (...)
10Enfin, signalons la reproduction de portraits d’hommes illustres, de personnalités de l’art ou de l’histoire comme Homère, Ménélas, le Père de Las Casas4.
11Ce bref inventaire typologique des images montre bien que la revue est conçue non seulement comme un projet didactique, mais aussi commercial. Martí se propose de créer une maison d’édition de grande envergure pour les enfants hispano-américains. Dans ce sens, l’introduction développe un véritable programme de gestion éditoriale portant sur des critères littéraires, iconographiques et commerciaux. Ce programme peut se résumer pour l’essentiel comme suit : la revue serait publiée à New York, le premier jour de chaque mois, pour l’instruction des enfants hispano-américains. Le matériel présenté ne se cantonnerait pas à de superficielles traductions de littérature enfantine étrangère (ce qui laisse entrevoir le travail littéraire de réécriture du matériel proposé). Les contenus seraient d’un intérêt didactique (nous y trouvons des contenus historiques, poétiques, littéraires, ainsi que des faits de société). La revue déploierait une large variété thématique (arts, histoire, littérature, société) et générique (des résumés, des contes, de la poésie). Le langage serait adapté à son public et les intitulés seront compréhensibles. En tant qu’entreprise éditoriale le projet attirerait l’attention de ceux qui achèteraient la revue, c’est-à-dire les parents (l’importance esthétique accordée aux illustrations visait donc également cet objectif). Martí explicitait le format éditorial de la publication : trente-deux pages à deux colonnes, les caractéristiques typographiques, la qualité des reproductions. Il présente les critères pris en compte pour la commercialisation de la revue, à savoir : l’existence d’un public hétérogène et multinational, les conditions de vente dans les agences de la revue, le prix de chaque numéro (vingt-cinq centimes) et les conditions d’acquisition par commande semestrielle auprès de l’administration centrale de la revue à New York. Il précise que son travail d’éditeur consisterait à sélectionner le matériel, à rédiger les articles de chaque numéro de la revue et sa clôture. Chaque clôture reprend synthétiquement les contenus présentés et annonce le numéro suivant en présentant les thèmes qui y seront traités. Les propos n’ont pas toujours été strictement respectés ; ce fut le cas pour « Historia de la Cuchara, el Tenedor y el Cuchillo », annoncée à la fin du premier numéro pour le suivant, dans le deuxième pour le troisième, et finalement publié dans le quatrième et dernier numéro.
12On peut comprendre que, dans un contexte historico-politique aussi particulier que l’est celui de la préparation de la lutte indépendantiste, ce projet éditorial destiné à un public enfantin puisse paraître curieux. Citons, à titre d’exemple, le commentaire d’une analyste de littérature enfantine comme Ana Garralón qui, dans son article « Estética de la infancia en La Edad de Oro de José Martí », se propose de réfléchir à l’idée d’enfance évoquée par le Cubain dans son ouvrage. Garralón dit :
América Latina acaba de librarse de la tiranía de la corona española y el lugar de la infancia está todavía por debajo de otras necesidades más inmediatas. Por eso sorprende que Martí apoye el proyecto de publicar un periódico de « recreación » al estilo del Nouveau magasin des enfants o del Amigo de los niños cuando la situación de ambos continentes era tan desigual. ¿Qué pretendía al publicarlo?
13Certes, la littérature enfantine (la fiction, la presse), mais aussi la réflexion pédagogique, circulaient déjà en Europe depuis le xviie siècle. Très brièvement, pensons à trois des ouvrages piliers consacrés à l’instruction des enfants. En premier lieu, l’Orbis Sensualium Pictus, manuel publié en 1658 par Comenius, un des pionniers de la pédagogie moderne qui s’est consacré à perfectionner les méthodes d’instruction, notamment par l’utilisation d’images. En second lieu, mentionnons l’Émile ou De l’éducation de Jean-Jacques Rousseau publié en 1762, un traité d’éducation ou, tout aussi bien, un traité sur « l’art de former les hommes ». Enfin, et pour ce qui est du monde hispanique, évoquons le journal mensuel La Gaceta de los niños o principios generales de moral, ciencias y artes, acomodados a la inteligencia de la primera edad, publié en Espagne de 1798 à 1800. Cette gazette, créée par les frères José et Bernabé Canga Argüelles, nous place dans le domaine de la presse enfantine, genre qui naît en Angleterre au xviiie siècle. Le projet des auteurs de la Gazette est dicté par le souci de fournir aux enfants des notions claires dans tous les domaines, le rythme périodique de la publication permettant aux enfants d’assimiler le contenu et de créer une attente qui aiguiserait leur curiosité. De par sa forme, la publication périodique contribue à la réforme de l’éducation dans la mesure où elle fait naître chez l’enfant la volonté d’apprendre (Trojani : 35-37).
- 5 Martí n’échappe pas à l’utopie pédagogique de l’époque qui propose une éducation en continu et qui (...)
14Revenons-en au commentaire de Garralón sur les motivations qui guident La Edad de Oro. Tout d’abord, nous semble-t-il, contrairement à ce que le passage suggère, ce projet culturel et commercial martinien ne devrait pas paraître si surprenant dans son contexte de fin de siècle. Même si en 1889, l’Amérique espagnole avait conclu sa période de luttes militaires et était, de manière générale, politiquement engagée dans la construction des états nationaux, l’île de Cuba était encore, et le fut jusqu’en 1898 avec Porto Rico et les Philippines, l’ultime bastion colonial espagnol. D’autre part, il nous semble qu’il faudrait considérer à juste titre non seulement le contexte historico-politique mais également le contexte culturel, le lieu dans lequel le projet s’inscrit, la ville de New York, le centre du pouvoir financier et industriel depuis lequel Martí ressentait et analysait la convulsion des temps modernes (Martin-Martin : 1802-1847). Comment ne pas lire la voix paternelle et protectrice présentée sous le nom de « el hombre de La Edad de Oro », dans le cadre de cette problématique de la modernité, comme une inscription d’honnêteté intellectuelle, d’autorité morale dans cette écriture, une sorte d’auto-figuration de l’écrivain : Martí. Cet âge d’or que constitue l’enfance, n’est-il pas l’affirmation d’un état initial de bonté, d’humanisme, à portée universelle ? Autrement dit : n’est-il pas le commencement radieux d’un processus irrémédiablement dégénératif dans lequel les valeurs morales sont corrodées – ainsi le croit Martí – par le pouvoir matériel ? L’enfance (les enfants, « los que saben querer », « la esperanza del mundo », Martí 2008 : 4) visée dans cet abrégé de récits didactiques et moraux, c’est moins le public lecteur réel qu’il faut instruire et former dans la joie selon ses préceptes5, que l’enfance en tant que figuration (les illustrations en sont la preuve) du mythe du paradis perdu, d’un temps passé, pur, propre, brillant, non corrompu. Considérons deux exemples de cette abstraction du public lecteur. En premier lieu, la partition générique garçon/fille introduite dès la première phrase de la présentation du numéro inaugural de la revue : « Para los niños es este periódico, y para las niñas, por supuesto » (Martí 2008 : 4). Cette partition suppose une distribution de rôles et de savoirs que Martí rendra explicite quelques lignes plus bas lorsqu’il précise que :
Sin las niñas no se puede vivir, como no puede vivir la tierra sin luz. El niño ha de trabajar, de andar, de estudiar, de ser fuerte, de ser hermoso : el niño puede hacerse hermoso aunque sea feo ; un niño bueno, inteligente y aseado es siempre hermoso. Pero nunca es un niño más bello que cuando trae en sus manecitas de hombre fuerte una flor para su amiga, o cuando lleva del brazo a su hermana, para que nadie se la ofenda : el niño crece entonces, y parece un gigante : el niño nace para caballero, y la niña nace para madre. (Martí 2008 : 4)
- 6 Voir ses Notes pour La Nación de Buenos Aires du 21-10-1883 (O.C. 1991 IX: 458) et du 26-10-1884 ((...)
On le voit bien, la prescription de rôles, la présentation d’un modèle masculin et d’un modèle féminin de comportement social inaugurent l’ouvrage, mettant en avant l’un des principaux sujets d’intérêt du discours pédagogique de Martí, en résonance sans doute avec le discours pédagogique et la littérature enfantine européens, à visée morale et didactique, précédemment commentés. La modernité, en tant que modèle culturel, façonnait les comportements féminins, la femme nord-américaine en était l’exemple. Libérale, désinvolte, audacieuse, désinhibée, séductrice, charmeuse, son inquiétante virilisation était déjà une thématique abordée dans les récits de voyages de certains intellectuels latino-américains tels Domingo Faustino Sarmiento, Miguel Cané, Paul Groussac, Justo Sierra ou Eduarda Mansilla (Colombi : 33-37). Martí observe avec mécontentement l’abandon du rôle féminin traditionnel chez la femme du Nord, car cette désertion du féminin chez la femme mettait en danger l’ordre familial, pouvant ainsi conduire à la déstabilisation de l’ordre politique continental. Cette crainte doit être replacée dans le contexte social post-révolutionnaire de l’Amérique hispanique, où la virilisation de la femme ne signifierait que l’autre face de l’affaiblissement de la figure paternelle et de l’autorité masculine. Le récit intemporel de la pureté enfantine doit être placé sur la scène sociale et culturelle de l’époque : la vie newyorkaise, les audaces féminines, le travail des enfants6. C’est à cette enfance utopique donc, dans laquelle les caractères masculins et féminins sont, par nature, irréfutables, qu’est adressé le programme didactique et moral de l’ouvrage.
15En second lieu, considérons l’étalage d’un savoir littéraire étranger à un public de très jeunes lecteurs. Pensons par exemple aux recommandations de Martí de lire des œuvres et / ou des traductions en anglais, en allemand, en français. En voici un exemple :
En inglés hay muy buenas traducciones, y el que sepa inglés debe leer la Ilíada de Chapman, o la de Dolsey, o la de Landor, que tienen más de Homero que la de Pope, que es la más elegante. El que sepa alemán, lea la de Wolf, que es como leer el griego mismo. El que no sepa francés, apréndalo enseguida, para que goce de toda la hermosura de aquellos tiempos en la traducción de Leconte de L’Isle, que hace los versos a la antigua, como si fueran de mármol. En castellano, mejor es no leer la traducción que hay, que es de Hermosilla ; […]. (Martí 2008 : 26)
Pensons également aux références littéraires insérées pour éclairer ou expliciter une idée :
- 7 Ce passage est un extrait de « Bebé y el Señor Don Pomposo », il s’agit d’une description physique (...)
— Bebé es un niño magnífico, de cinco años. Tiene el pelo muy rubio, que le cae en rizos por la espalda, como en la lámina de los Hijos del Rey Eduardo, que el pícaro Gloucester hizo matar en la torre de Londres, para hacerse él rey.7 (Martí 2008 : 33)
— El que tenga penas, lea las Vidas Paralelas de Plutarco, que dan deseo de ser como aquellos hombres de antes […]. (Martí 2008 : 35)
16Observons aussi l’arborescence d’une syntaxe complexe souvent basée sur l’articulation d’idées juxtaposées par les deux points, les points virgules, la conjonction copulative et, le tout donnant lieu fréquemment à des phrases de dix et jusqu’à quinze lignes (pages 92, 95-96) qui perturbent la compréhension du lecteur adulte. Tout un excès syntaxique – propre, certes, à l’écriture martinienne − dont Martí ne se prive pas ici, sans tenir compte de son petit lecteur certainement incapable de comprendre, moins encore d’apprécier, le savoir littéraire du grand maître. De toute évidence, les conditions culturelles et cognitives de la communication littéraire ne sont pas ici partagées.
17C’est donc bien dans ce commencement historique que représente l’âge d’or, et dans ce point de départ que représente l’enfance, que l’on trouve l’engagement civico-politique de l’ouvrage. Prenant acte du passé, cet engagement est rétrospectif. Visant l’avenir, il se révèle prospectif et signifie une manière de reprendre la situation en main, comme l’honnête homme de l’ouvrage prend par la main son petit lecteur et guide l’enfant sur le bon chemin de la connaissance et des vertus morales. Voyons quelques exemples tirés de la présentation de l’ouvrage :
— Todo lo que quieran saber les vamos a decir, y de modo que lo entiendan bien, con palabras claras y con láminas finas. Les vamos a decir cómo está hecho el mundo : les vamos a contar todo lo que han hecho los hombres hasta ahora. (Martí 2008 : 4)
— Para eso se publica La Edad de Oro : para que los niños americanos sepan cómo se vivía antes, y se vive hoy, en América, y en las demás tierras […]. (Martí 2008 : 4)
— […] y que si alguna vez nos encuentra un niño de América por el mundo nos apriete mucho la mano, como a un amigo viejo, y diga donde todo el mundo lo oiga : « ¡Este hombre de La Edad de Oro fue mi amigo! » (Martí 2008 : 5)
Cet âge d’or convoque des codes littéraires à visée morale et didactique capables d’enseigner les enjeux obscurs du pouvoir (« Meñique », « Los dos ruiseñores »), de définir une Histoire (« Tres héroes », « El Padre Las Casas »), de donner un sens politique à l’écriture dans l’évocation d’une communauté intertextuelle (« Un paseo por la tierra de los anamitas », « Cuentos de elefantes »). L’engagement civico-pédagogique se manifeste dans cet ouvrage aussi bien comme geste d’instruction que comme acte de coopération textuelle (Denis : 14). Nous pouvons ainsi lire ce double engagement idéologique et pédagogique par le biais du travail interprétatif de type actualisant que réalise Martí en permanence. Voici un exemple de ce geste :
En la Ilíada, aunque no lo parece, hay mucha filosofía, y mucha ciencia, y mucha política, y se enseña a los hombres, como sin querer, que los dioses no son en realidad más que poesías de la imaginación, y que los países no se pueden gobernar por el capricho de un tirano, sino por el acuerdo y respeto de los hombres principales que el pueblo escoge para explicar el modo con que quiere que lo gobiernen. Pero lo hermoso de la Ilíada es aquella manera con que pinta el mundo, como si lo viera el hombre por primera vez […]. (Martí 2008 : 25)
C’est dans cette détermination interprétative, où Martí engage son écriture, que La Edad de Oro trouve sa forme, une forme qui serait la première et la dernière instance de la responsabilité littéraire, selon la définition proposée par Roland Barthes (Barthes : 183). Car engager la littérature c’est tout d’abord mettre l’écriture en gage, c’est inscrire l’écriture dans un jeu de vérité qui la dépasse (Denis : 34). Cette ambition de prise en charge de la vérité (qui est toujours éthique chez Martí) agence un dispositif complexe d’énonciation à trois niveaux : discursif, narratif, pragmatique (Macé : 62-70). Au niveau discursif : nous constatons que, pour rendre compte de cet impératif éthique, l’écriture s’appuie sur un pénétrant degré d’assertivité où la modalité énonciative de l’assertion peut prendre une allure d’oralité donnée par la force rythmique que la répétition syntaxique et sémantique imprime au discours. En voici un exemple :
Ésos son héroes ; los que pelean para hacer a los pueblos libres, o los que padecen en pobreza y desgracia por defender una gran verdad. Los que pelean por la ambición, por hacer esclavos a otros pueblos, por tener más mando, por quitarle a otro pueblo sus tierras, no son héroes, sino criminales. (Martí 2008 : 9)
- 8 28 textes brefs composent l’ouvrage. Parmi ces textes il y a 4 paratextes (« A los niños que lean (...)
18Pour ce qui est du niveau narratif, les emprunts littéraires récupérés par le travail de réécriture (traduction, adaptation, version), la dramatisation énonciative de l’autorité de l’adulte (« La Edad de Oro se despide hoy con pena de sus amigos. Se puso a escribir largo el hombre de La Edad de Oro, como quien escribe una carta de cariño para persona a quien quiere mucho. » (Martí 2008 : 35) ; « El hombre de La Edad de Oro es así, lo mismo que los padres ; un padrazo es el hombre de La Edad de Oro […] » (Martí 2008 : 117)), ainsi que le glissement opéré entre les textes proprement fictionnels (contes, poèmes) et les textes ayant pour objectif de présenter des scènes contemporaines ou du passé8 créent, narrativement parlant, l’espace contractuel de l’engagement.
19Finalement, au niveau pragmatique, disons que la responsabilité énonciative du sujet de l’écriture, l’honnête homme, cherche à impliquer le jeune lecteur dans une action éthique. En voici deux exemples :
— Así queremos que los niños de América sean : hombres que digan lo que piensan, y lo digan bien : hombres elocuentes y sinceros. (Martí 2008 : 4)
— El niño que no piensa en lo que sucede a su alrededor, y se contenta con vivir, sin saber si vive honradamente, es como un hombre que vive del trabajo de un bribón, y está en camino de ser bribón. (Martí 2008 : 6)
20Si par littérature engagée on comprend toute littérature qui proclame une idée du monde (Gefen : 83), cette entreprise littéraire de courte durée que fut le projet civico-pédagogique de La Edad de Oro peut légitimement être pensée comme littérature engagée. Sans aucun doute, la conviction affirmative et sentencieuse de Martí transmet le sens éthique et idéologique de ses récits. La sélection de textes et de scènes de la culture universelle, tout comme le compendium de vies célèbres et exemplaires, mettent en évidence qu’on ne devine aucune suspicion d’incompatibilité entre la motivation esthético-littéraire du projet éditorial, la motivation pédagogique et les valeurs morales que l’on prétend transmettre. La volonté éducative qu’on lit dans cette traversée textuelle et générique assume la forme d’une écriture voyageuse qui étale les empreintes d’une profusion thématique, d’une dispersion de savoirs historiques, littéraires, culturels, géographiques. Un voyage spatial, temporel et générique dont le lieu symbolique de départ repose sur la certitude de la décadence de la culture que comporte la modernité. Une certitude qui présuppose l’existence d’une scène primaire et utopique, délicate et accueillante, celle de l’âge d’or, représentée dans l’ouvrage par l’enfance. Cette enfance ne serait ainsi rien d’autre qu’une scène mythique modelée par des codes littéraires, des codes iconographiques et des codes pédagogiques ; une scène inusitée et déconcertante sous la plume de Martí.