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La danse macabre dans El Herrero y la Muerte de Mercedes Rein et Jorge Curi

Adaptation politique d’un conte traditionnel dans l’Uruguay dictatoriale
Romain Ragni Calzuola
p. 135-143

Résumés

Représentée entre 1981 et 1985 en Uruguay, période de la fin de la dictature, la pièce El herrero y la Muerte de Jorge Curi et Mercedes Rein met en scène un conte traditionnel de l’espace du Rio de la Plata et subvertit son message pour lui donner une dimension politique et militante. Reflet d’une société en décomposition, c’est par l’humour et le genre carnavalesque que la pièce va tenter de redonner un souffle d’espoir à une population en pleine crise identitaire. Car c’est bien la reconstruction d’un mythe fondateur dont il s’agit ici et si la danse macabre finale qui clôt l’œuvre peut paraître un message bien pessimiste au premier abord, elle montre surtout que toutes choses, même les pires, doivent terminer un jour, permettant ainsi la naissance d’une nouvelle société.

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Mots-clés :

théâtre, Uruguay, dictature

Palabras claves:

teatro, Uruguay, dictatura
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Texte intégral

1L’œuvre théâtrale des deux auteurs uruguayens Mercedes Rein et Jorge Curi intitulée El Herrero y la Muerte et écrite en 1981 a été représentée de 1981 à 1985 au Teatro Circular de Montevideo alors que l’Uruguay vivait encore sous le régime dictatorial installé en 1976, année de la destitution du président Bordaberry. Le titre même de cette pièce la situe comme adaptation théâtrale d’un conte traditionnel connu en Europe dès le Moyen-âge et importé en Amérique Latine par les conquistadores. L’Amérique Latine s’est amplement emparée de ce conte et en a offert de multiples versions. Cependant ces deux auteurs sont partis principalement de deux sources : le conte du gaucho Don Segundo Sombra inséré dans le chapitre XXI du roman éponyme de Ricardo Güiraldes (Güiraldes 2004 : 254-266) et le conte de l’auteur colombien Tomas Carasquilla, En la diestra de Dios padre. Ils y ont pioché, pour les réélaborer librement, certains éléments et motifs. Ils ont ainsi créé une version adaptée à la scène uruguayenne de la dictature.

2La pièce se déroule en Terre Sainte, mais le paysage emprunte beaucoup de ses caractéristiques à la pampa. Le personnage principal, Miseria, aide, sans les reconnaître, Jésus-Christ et Saint-Pierre qui décident de le récompenser en lui concédant trois vœux. Malgré les recommandations de Saint-Pierre, Miseria ne demande pas le paradis ; il émet les trois vœux suivants :  gagner toujours au jeu, avoir le pouvoir de bloquer une personne sur la fourche d’un arbre, et bénéficier d’une heure de vie supplémentaire lorsque la Mort se présentera. Au cours d’une partie, un joueur, excédé de perdre sans cesse, finit par assassiner Miseria : la Mort vient donc le chercher ; mais grâce à l’heure de délai accordée par Jésus-Christ, il parvient à piéger la Mort sur la fourche de son arbre, débarassant le monde de la Mort, ce qui ne fait pas l’affaire des instances supérieures. Le Gouverneur et le Diable tentent en vain de convaincre Miseria de libérer la Mort ; Jésus-Christ intervient alors et réussit à le faire changer d’avis à la fin de la pièce. Mais Miseria, avant de libérer la mort et pour s’en protéger, se bloque lui-même sur la fourche de son arbre échappant ainsi à la finitude de la vie. Si l’intrigue est très proche des sources citées, peut-on pour autant parler vraiment d’une simple adaptation ?

3Il y a adaptation, certes, dans le passage d’un genre à un autre : ici, du conte au théâtre. La transposition générique est complétée par un deuxième type d’adaptation : l’adaptation contextuelle au moment historique d’écritrure et de représentation de la pièce, c’est-à-dire le contexte politique, économique et social de l’Uruguay des années quatre-vingt. Le thème universel du forgeron-maréchal-ferrant défiant les forces du mal et la mort va ainsi servir de prétexte à un discours d’espoir et de changement dans une société uruguayenne en crise et inscrire la pièce dans une certaine forme de théâtre politique. Comment comprendre, au regard de cet espoir, la scène finale intitulée « Danza de la muerte » (« danse macabre »), autre jeu intertextuel sur lequel les auteurs tissent leur fable politique. Nous nous intéresserons, dans cet article, à la manière dont ces jeux de transpositions multiples sont mis au service d’une intention politique.

La mort, l’argent et le pouvoir : l’Uruguay des vanités

4Mercedes Rein et Jorge Curi ont voulu mettre la Mort dans le rôle central qu’elle occupe dans la tradition de la Danse macabre, c’est à dire dans sa fonction égalitaire. La représentation de la Mort emportant aussi bien les plus riches que les plus pauvres, les plus puissants que les plus pauvres et les opprimés rappelle ainsi la vanité des distinctions sociales. Comme le signale Mercedes Rein, la Mort est personnage central dans le conte de Tomás Carasquilla, et cette position centrale a été le point de départ de leur adaptation (Rein 1993 :126).

5La dernière séquence, « La danza de la muerte », met en scène la Mort sous l’apparence d’un squelette revêtu de haillons, fauchant les âmes du chœur des pauvres et les invitant à la dernière danse : « Muerte .-¡Muevan tabas dijuntos! ¡Aura les tocó bailar conmigo! » (Rein 1993 : 161). Le chœur des pauvres, représentation allégorique du peuple uruguayen, est déjà placé sous le signe de la mort dès le début de la pièce, chacun de ces pauvres portant en effet un masque en forme de tête de mort. Mais contrairement à la danse macabre traditionnelle, cette Mort n’emporte avec elle que le peuple misérable et moribond : le chœur des pauvres. Le Gouverneur, présent sur scène, non seulement n’est pas ménacé, mais, pire encore, il va assister la Mort dans la capture de Miseria, le protagoniste, comme l’indique l’une des didascalies de la dernière scène : « ([Miseria] Busca otra salida, pero lo detiene la figura imponente del Gobernador.) » (Rein 1993 : 161). La Mort présente sur scène n’est donc pas la mort naturelle mettant fin aux vanités de ce monde, mais une Mort moins universelle qui n’emporte avec elle que le peuple opprimé. Il semble bien que nous soyons invités à y voir une métaphore de la répression exercée par le régime dictatorial en place. Le personnage de la Mort dans cette adaptation fonctionne à la fois dans son rapport intertextuel au conte de Tomas Carasquilla et comme métaphore de la situation politique et sociale de l’Uruguay contemporaine.

  • 1  Tricheur.

6En outre, tout au long de la pièce, cette Mort semble servir les vanités du monde : elle est ainsi sans cesse mise en relation avec l’argent et le pouvoir. Dans ce microcosme présenté sur scène – représentation implicite de la société uruguayenne – l’argent est devenu roi, valeur unique d’une société en crise comme le résume parfaitement la phrase du Caballero Lili, agent des enfers : « Caballero Lili – Vento, guita, fiducia. ¡Plata! Lo único que cuenta en la vida, paisano » (Rein 1993 : 154). De Peraltona, sœur de Miseria, au gouverneur qui vient quémander l’argent que Miseria a gagné au jeu, tous ne jurent que par l’argent. L’argent est pratiquement toujours relié à la Mort. Par exemple, les différents corps de métier se plaignent auprès du Gouverneur de la disparition de la Mort, l’avocat intervient alors au nom des héritiers désespérés de voir l’héritage leur échapper, puisque celui que la Mort devait emporter survivra, les privant ainsi de cet héritage. Ou encore, quand Miseria accepte de donner l’argent au gouverneur pour aider les plus pauvres, ce sont des « capangas » armés, ces tueurs au service d’un supérieur, qui récupèrent l’argent, c’est à dire que ce sont précisément les agents de la Mort qui, symboliquement, s’emparent de l’argent de Miseria. Si Miseria finit par être assassiné par le « fullero »1, c’est encore à cause d’un jeu d’argent.

7La Mort est également associée au pouvoir. Nous avons déjà évoqué les “Capangas” qui accompagnent le gouverneur, mais nous pouvons citer beaucoup d’autres exemples de ce lien. La mort semble bien être le seul instrument de pouvoir du Gouverneur, sur elle repose sa seule légitimité. Comme le dit Peraltona pour convaincre Miseria de libérer la Mort : « El superior gobierno está interesado en ella, por algo será… » (Rein 1993 : 150). Les points de suspension laissent toute liberté au lecteur / spectateur pour remplir ce silence et l’expression « superior gobierno », particulièrement vague, est bien là pour l’inviter à y voir une allusion au gouvernement en place dans l’Uruguay de l’époque de la représentation. Si la Mort est retenue prisonnière par Miseria, cela ne peut que porter préjudice à un gouverneur dont le pouvoir ne réside que sur ses menaces constantes d’exécutions : « Gobernador – ¿No obedecen? Los mando ajusilar. Abogado - Pero es que no se mueren. […] Gobernador – ¿Dendeveras? Eso es grave » (Rein 1993 : 148). La scène finale déjà mentionnée ne fait que confirmer cette relation étroite entre mort et pouvoir.

8Le recours à ce conte connu dans le Río de la Plata et aux thèmes universels (la Mort et le Pouvoir) permet d’échapper et de contourner une censure très vigilante avec la production théâtrale. Il n’en demeure pas moins que le spectateur de l’époque ne pouvait qu’y voir en creux un portrait désespéré de la situation uruguayenne. Ici, la mort omniprésente creuse les inégalités entre les êtres et sert les vanités de ce monde : la pièce s’empare de la sorte du motif de la danse macabre pour en prendre le contrepied, pour le renverser.

Le carnaval

9Le substrat païen du motif de la danse macabre invite à une autre lecture : vivons pleinement la vie car la Mort arrive toujours trop tôt. La danse de la Mort devient alors une exhortation à la fête, aux plaisirs et à la jouissance avant la fin inéluctable. La pièce, qui introduit le carnavalesque, semble jouer par ce biais avec cette interprétation. Le carnaval, fête populaire de l’excès où disparaissent les règles et les hiérarchies, où s’opère le renversement des rôles et où chacun peut se réinventer une identité, est un phénomène important en Uruguay, majeur au moment de la dictature : il y prend un caractère subversif envers le régime en place.

10Les épisodes festifs – danses, célébrations – sont récurrents dans la pièce. Par exemple, lorsque Miseria promet au chœur des pauvres de leur distribuer l’argent gagné au jeu, la courte didascalie qui clôt la scène introduit la fête joyeuse : « se arma baile zapateado » (Rein 1993 : 138). De même, lorsque Miseria gagne au jeu contre Magnate, une didascalie ponctue l’événement : « Música. Baile » (Rein 1993 : 140). Tout se fête et se célèbre. La fête carnavalesque y occupe una place centrale.

  • 2  Ainsa 2002 : 11 (traduction de l’auteur de l’article).

11Le Carnaval est le temps de l’abolition de l’ordre naturel, religieux ou politique, et des hiérarchies : « La fête instaure une sur-réalité qui modifie l’ordre dans laquelle elle s’inscrit, elle invite à une participation spontanée où les règles et les hiérarchies sont abolies de façon provisoire »2, rappelle Fernando Ainsa à propos du carnaval. C’est ce que nous trouvons dans la pièce : la « sur-réalité » y sert l’humour, mais a un caractère fortement subversif face au pouvoir en place. Le carnaval est bien cet espace de liberté où il est possible de repenser la société, de la reconstruire.

12Les instances supérieures y sont ridiculisées. Au niveau religieux, la frontière entre sacré et profane disparaît. Saint-Pierre, par exemple, est présenté par la bouche de Jésus-Christ comme « Un viejo pendenciero pero de buen fondo » (Rein 1993 : 135). Saint-Pierre, dépeint comme un bon bougre colérique, n’hésite pas à user de ses poings lorsqu’il est excédé, notamment par le comportement moqueur de Miseria, et il ne manque pas d’ajouter ironiquement : « ¡Es que hay que tener la paciencia de un santo! » (Rein 1993 : 154). Le décalage ainsi créé transforme le gardien des portes du paradis en un personnage populaire, propre de la farce. On le voit aussi préparer le mate à Jésus-Christ comme le ferait tout habitant du Río de la Plata. Le fils de Dieu sera même obligé d’intervenir pour sortir le pauvre Saint de la prison où le piège du diable l’a conduit : il a été en effet accusé de jeux illégaux, de trafic de drogue et de production de spectacles pornographiques. De la même façon, la Mort, instance supérieure naturelle, est emprisonnée comme n’importe quel humain pourrait l’être, et est victime des brimades du peuple. Dans une autre scène, un défunt se relève comme si de rien n’était et sort de son cercueil pour provoquer la Mort sur son arbre et se moquer d’elle. Il n’y a plus que Miseria pour rappeler que la Mort reste une chose sérieuse : « No falte el respeto, que la Muerte es cosa seria » (Rein 1993 : 147), met-il en garde.

13Si nous mettons cette réinterprétation de la danse macabre à la lumière de la fête populaire carnavalesque en regard de cette autre forme populaire qu’est le théâtre gauchesco à ses origines, il est clair qu’elle donne à la pièce une ouverture sur l’espoir et le renouveau, son sens et son message politiques.

14La fête carnavalesque est également présente dans cette pièce par le recours aux masques. Par exemple, les pauvres du chœur portent des masques de tête de mort, le message est on ne peut plus clair. Il en est de même du Magnate et du Gouverneur, représentant respectivement la richesse et le pouvoir, bien que rien n’est dit sur la forme de ce masque. Toute liberté est laissée au metteur en scène. Quelle est la fonction du masque dans la pièce ? La transformation de Peraltona, sœur de Miseria, peut nous donner une clé d’interprétation. Peraltona, grâce au mariage arrangé par le gouverneur en échange de l’Argent de Miseria, accède au titre de Madame le Gouverneur. Elle, qui était surnommée Pauvreté (Pobreza), en accèdant à ce nouveau statut, va être affublée d’un masque, le masque du renversement des rôles. Le masque introduit le grotesque pour mieux montrer les contradictions de la société et la farce du pouvoir. Il construit l’image de la société comme grand carnaval, comme un monde à l’envers où personne n’est à sa place, où le pouvoir est absurde et grotesque. Cependant ce triste constat va de paire avec un premier message d’espoir, puisque la période du carnaval ne dure qu’un temps et aboutit toujours à un retour à la normale. Il est aussi le temps de la regénération.

« No hay tiento que no se corte / ni tiempo que no se acabe »

15Un dernier thème des danses macabres est largement investi par les auteurs de cette pièce : l’idée que la mort arrive tôt ou tard, que tout finit par passer et par disparaître montrant ainsi la vanité de toutes les choses.

16Dans la dernière scène, Miseria ne se laisse pas emporter par la Mort : pour lui échapper, il se bloque lui-même sur la fourche de l’Arbre. Dans ce geste final, pied-de-nez à la mort et victoire sur le pouvoir politique, il exprime le refus du désespoir en criant du haut de son perchoir, espace situé symboliquement entre ciel et terre : « Mientras hay vida, hay esperanza » (Rein 1993 : 161). Cet acte de résistance donne à Miseria une dimension légendaire voire mythique, il devient aussitôt, pour le peuple qui l’aclame depuis la scène-monde, cet héros positif qui a su tenir tête à la Mort : « Viva Miseria ! No le aflojes Miseria » (Rein 1993 : 161). Il est tout autant acclamé depuis le balcon, symboliquement espace du ciel, par ceux qui sont aux côtés de Saint-Pierre : – « Aguantate ahi criollo lindo, que mientras hay vida hay esperanza » (Rein 1993 : 161). Miseria sur la fourche de son arbre, entre ciel et Terre, occupe bien un espace que nous sommes invités, dans ce dispositif scénique, à interpréter comme celui d’un possible renouveau.

17Ce statut donné au personnage de Miseria est étranger aux sources de la pièce. En effet, Don Segundo Sombra raconte l’histoire de Miseria pour mieux transmettre à ses compagnons d’infortune l’idée d’une misère et d’une souffrance généralisées sur Terre. Nous avons affaire à un discours conservateur dont l’objectif est de conduire plutôt à la soumission : il s’agit d’inviter au stoïcisme , et non pas à une résistance comme dans le cas de la pièce. Face au message d’espoir et de renouveau possible, nous avons donc, dans le roman de Ricardo Güiraldes, une morale de la résignation et de l’acceptation d’un état de fait que rien, ni personne ne peuvent changer.

18Cela fait par ailleurs l’originalité de cette pièce dans le contexte théâtral uruguayen de la dictature, où la tendance générale est au héros passif conduit à sa destruction progressive. Ici, les deux dramaturges mettent en scène au contraire un personnage hautement positif qui rassemble beaucoup des traits des gauchos du théâtre gauchesco de la fin du xixe siècle : c’est-à-dire, la bonté envers les plus pauvres, un esprit libre, indépendant et méfiant envers toute forme de pouvoir, et une habileté et une stratégie remarquables pour déjouer les plans de tous ceux qui veulent lui nuire.

19De sa position surplombante – l’espace du ciel–, l’acteur jouant Saint-Pierre avait pris l’habitude de rajouter à son texte deux vers tirés de l’œuvre gauchesca la plus célèbre, Martin Fierro : « No hay tiento que no se corte / Ni tiempo que no se acabe ». Par ce rajout, l’acteur renforçait le jeu intertextuel, renvoyant à la fonction de rappel du caractère éphémère de la vie et des fonctions sociales qu’avait la danse macabre : toute chose finit par passer et disparaître. Le spectateur était bien évidemment amené à relier ce message à la situation qu’il était en train de vivre. Lorsque Miseria rajoute de façon solennel les derniers mots de la représentation « no tengo apuro, ni tengo miedo » (Rein 1993 : 161), le public dans la salle se levait pour saluer l’acte héroïque du gaucho se faisant le porte-parole d’un peuple aspirant à la fin de la dictature.

20Par ailleurs, la métathéâtralité constitutive de cette pièce vient compléter les jeux d’intertextualités signalés et enrichir la portée du message. La pièce ne met pas en scène l’intrigue du conte, mais bien le conte en train de se raconter, et c’est précisément Miseria qui assure ce rôle du conteur.

21Le dispositif de la distanciation théorisée par Bertolt Brecht plane sur l’ensemble. Rien d’étonnant à cette orientation, car si, à l’époque de l’écriture et de la création de cette pièce, les œuvres de Brecht arrivent à peine en Uruguay, Mercedes Rein connaît bien l’univers de Brecht : elle est en effet l’une des premières traductrices du dramaturge allemand. Cependant, comme elle le précise, avec Jorge Curi, ils ne cherchaient pas à susciter chez le public une réaction exclusivement rationnelle, mais aussi émotionnelle.

22La distantiation brechtienne intervient tout d’abord par le recours à des titres pour chacune des scènes : ils insistent clairement sur le caractère narratif et contribuent de la sorte à rompre l’illusion théâtrale.

23Ensuite, par la métathéâtralité et l’oralité du conte qui renforcent le processus de mythification des actions de Miseria. Miseria est d’abord le personnage dont les exploits sont dignes d’être racontés, dont les action sont exemplaires et constituent un  gestus  : le gestus de la résistance entre autres fonctions et rôles assurés par cet anti-héros. Le conte raconté, c’est-à-dire la parole, devient le média par lequel nous découvrons l’histoire, non pas une histoire qui, dans sa temporalité, se déroule devant nos yeux, mais une histoire passée, désormais terminée, qui s’élève par cet artifice au rang de mythe. C’est à Miseria qu’est confiée cette parole créatrice – celle du conte et du mythe. En tant que conteur, il se charge de la fonction d’intermédiaire, de passeur entre la scène et le public : il est celui qui, par la parole, crée le monde présent sur scène. Au contraire de ce qu’il se passe dans le conte de Don Segundo Sombra, ici conteur et personnage principal sont une même et seule personne. De ce fait, Miseria est à l’opposé de la figure de la passivité, il prend en main son histoire et a la capacité de résister et le don de réécrire l’histoire tragique qui se déroule sur scène. Si à travers le personnage de Miseria peut se dire l’espoir de la fin naturelle d’une société en crise – car tout a une fin – la résistance et l’exhortation à reprendre en main son propre destin sont également liées à ce personnage. En ce sens, El Herrero y la Muerte peut être considérée » comme une véritable œuvre politique.

Conclusion

24Nous avons tenté de décrire le riche réseau d’intertextualités qui opère dans El Herrero y la Muerte de Mercedes Rein et Jorge Curi : l’empreinte notamment des contes, sources premières de cette pièce, et des traditions du carnaval et de la danse macabre. Mais c’est surtout l’empreinte d’une société uruguayenne en crise qui conditionne la réception de l’œuvre. Les allusions à la situation politique du pays sont très nombreuses dans la pièce, et les deux auteurs visaient d’emblée une adaptation théâtrale du conte dans un sens politique. Cependant dans ce jeu intertextuel complexe, il est intéressant de voir que si le texte se pense dans un ensemble discursif global comprenant la société et l’Histoire, le texte peut lui-même influencer cette société et cette Histoire. En effet, si la dramaturgie uruguayenne du début de la dictature mettait en scène principalement les désillusions d’un peuple croyant vivre dans « la Suisse de l’Amérique », El Herrero y la muerte, par sa construction, marque un tournant théâtral qui résulte d’un changement politique. Depuis l’échec du référendum de 1980, la fin de la dictature commençait à se profiler et l’urgence pour les intellectuels de l’époque allait vers la reconstruction d’une nouvelle société. On exhorte donc les uruguayens à ne plus être passifs, et, au contraire, à résister et à reconstruire. La pièce agit donc comme un nouveau mythe fondateur, tout en utilisant des éléments traditionnels de l’identité uruguayenne comme le gaucho et le carnaval. Cette adaptation a donc bien une volonté politique marquée, il ne s’agit pas d’offrir une simple description d’une situation donnée, mais bien d’agir sur celle-ci.

25La pièce est restée à l’affiche jusqu’à la fin de la dictature en 1985 et connut un véritable succès populaire.

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Bibliographie

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Rein M., 1993, El herrero y la muerte, in Teatro Uruguayo Contemporáneo, Buenos aires, Ediciones Colihue.

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Notes

1  Tricheur.

2  Ainsa 2002 : 11 (traduction de l’auteur de l’article).

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Pour citer cet article

Référence papier

Romain Ragni Calzuola, « La danse macabre dans El Herrero y la Muerte de Mercedes Rein et Jorge Curi »reCHERches, 9 | 2012, 135-143.

Référence électronique

Romain Ragni Calzuola, « La danse macabre dans El Herrero y la Muerte de Mercedes Rein et Jorge Curi »reCHERches [En ligne], 9 | 2012, mis en ligne le 14 février 2022, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/11573 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.11573

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Auteur

Romain Ragni Calzuola

Université de Strasbourg

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