Navigation – Plan du site

AccueilNuméros11Derrière le PrutApproximations sur la littérature...

Derrière le Prut

Approximations sur la littérature d’au-delà du Prut

Constantin Pricop
Traduction de Hélène Lenz (traduit du roumain)
p. 211-216

Résumés

L’auteur compare d’abord les évolutions séparées dans deux États (République de Moldavie et province moldave roumaine) issus d’une Moldavie médiévale unitaire. Il déplore que les jeunes écrivains venus de derrière le Prut n’écrivent pas une littérature digne de leurs aînés nés dans les années -50 : Grigore Vieru, Leonida Lari, Matkovski, en réaction contre la soviétisation et la russification. Alors qu’ils ont traversé des expériences dignes de Soljenitsyne, Zinoviev, Babel, Platonov, ces nouveaux-venus se contentent d’imiter les post-modernes de la Roumanie des années 1980, eux-mêmes inférieurs à leurs aînés de Roumanie post-stalinienne révélés par les années 1960.

Haut de page

Texte intégral

1Ces pages présentent une vue d’ensemble sans références probatoires, sans immersion dans des analyses. C’est une esquisse de synthèse individuelle envisageant un phénomène né dans un contexte compliqué. Ma description n’évoquant pas la seule littérature, elle a besoin pour être comprise de nombreux éclaircissements historiques, sociologiques etc. En bref, je dirai qu’il s’agit ici d’un regard sur la littérature moldave écrite à gauche du Prut porté par un Moldave vivant sur la rive droite du Prut.

2Ceux qui sont loin de la Roumanie connaissent peu ou pas du tout les données géographiques, historiques unissant la Roumanie et l’État indépendant de Moldavie. Ils considèrent qu’il s’agit d’États différents, sans grand lien entre eux sinon éventuellement la seule frontière qui les sépare. En conclusion de deux cultures indépendantes l’une de l’autre. C’est d’ailleurs ce qu’ont toujours soutenu ceux qui veulent imposer une telle image. Leurs efforts se sont longtemps attachés à démontrer que la langue moldave n’a pas grand-chose en commun avec la langue roumaine, que les traditions de la Bessarabie ne confirment aucune parenté avec la Roumanie, qu’elles démontrent même leur incompatibilité. Récemment, on a même imprimé un dictionnaire de la langue… moldave : il s’efforce de démontrer que roumain et moldave sont deux langues différentes. Descendant au niveau le plus bas de la discussion scientifique, offrant archaïsmes et régionalismes… comme preuves d’un… lexique différent, un tel dictionnaire, de même que les efforts culturels produits dans cette direction, montre le ridicule et la monstruosité de ces tentatives de falsification de la réalité. Elles visent à cacher que les deux Moldavies, la province roumaine et la République devenue indépendante procèdent d’une Moldavie unique, unitaire : État bien connu de la période médiévale. Que la Moldavie soit devenue l’une des deux provinces ayant donné naissance – avec la Valachie – aux Principautés Unies puis à la Roumanie, contribuant de manière essentielle à la formation de l’État unitaire ne convainc pas ceux qui souhaitent souligner que la Moldavie et la Roumanie n’ont guère à voir l’une avec l’autre. C’est pourtant de la Moldavie du xixe siècle que sont parties les idées unionistes qui ont rencontré celles des politiciens valaques, la Moldavie constituant pour finir une pierre de fondation constitutive de l’État unitaire roumain – et non un élément excentré comme cela s’est produit avec la portion de province médiévale occupée plusieurs fois dans l’Histoire par les Russes. Cette partie de la Moldavie à l’origine des bases du futur État roumain a apporté dans la synthèse tout ce qu’il y avait de plus authentique dans la vieille province médiévale. C’est dans cette Moldavie roumaine que se trouvent les anciennes capitales de la Principauté : Baia, Suceava, Iaşi ainsi que la majorité des villes qui ont produit et soutenu la culture moldave, composante de la culture roumaine. En matière de langue, des processus naturels pour les conditions d’évolution différentes dans les deux parties – coupées l’une de l’autre – ont produit des développements séparés mais même cela, disions-nous, n’est pas parvenu à « rompre » la langue d’autrefois en deux langues nouvelles distinctes.

3En Roumanie s’est produit une unification des particularités régionales propre à un pays bien plus vaste que les Principautés qui l’ont constitué au départ et ce pays est aujourd’hui engagé dans une modernisation débouchant sur un développement européen. L’autre côté a connu les évolutions naturelles d’une enclave soumise à un puissant processus de dénationalisation et de russification. Après la première guerre mondiale, l’ancienne moitié de province s’est unie avec la Roumanie pour la courte période où s’est amorcé un éphémère processus d’unification culturelle. Après la deuxième guerre mondiale, la Bessarabie, le Nord de la Bucovine, le territoire de Herţa ont été occupés et leur statut en a été transformé : de composante de la Roumanie, ils sont devenus composante de l’URSS. La partie orientale de la Moldavie, autrefois connue sous le nom de Bessarabie est devenue une République à l’intérieur de la composante d’Union soviétique conformément à un plan d’expansion plus ancien, que nous n’évoquerons pas ici. Entre ces deux zones de la Roumanie médiévale s’est donc dressé un mur hermétique qui n’a été aboli qu’au cours des années 1990, avec l’implosion du communisme.

4Obéissants face à Moscou, les communistes roumains n’ont pas bougé le petit doigt pour venir en aide à leurs frères de Bessarabie. À l’inverse, quand des patriotes bessarabiens ont cherché refuge en Roumanie, l’État communiste les a rendus au Grand Frère. Dans de telles conditions, ce qui s’est produit dans le domaine de la littérature ne peut évidemment pas être dissocié de déterminations contextuelles. La Moldavie, composante de la Roumanie a continué d’évoluer en même temps que la littérature de l’ensemble du Pays roumain. Pendant la période soviétique en Bessarabie, d’énormes efforts ont été faits pour russifier et inculquer des attitudes anti-roumaines. De nombreux Roumains moldaves ont été déportés en Sibérie, ils ont été dépaysés, du seul fait qu’ils étaient roumains parce que le pouvoir soviétique de Moscou poursuivait l’intention, comme cela s’est produit dans d’autres républiques de l’Union, de changer purement et simplement la composante ethnique de cet espace en emprisonnant au Goulag, en déportant, assassinant. Entre les deux parties de la Moldavie a existé une séparation parfaite. En Union Soviétique, on ne mentionnait jamais le passé roumain de la République de Moldavie. La réaction de la Roumanie doit être mesurée à l’aune de ce qu’autorisait un État communiste. Les dirigeants communistes roumains n’osaient même pas courir le risque de mentionner le passé de la Moldavie. La peur inspirée par Moscou avait de tels effets paralysants. Tout au long de la période communiste, d’énormes efforts ont été faits pour annihiler l’instinct national : on a souligné de manière plus que préférentielle les liens de la culture moldave avec la culture russe etc.

5Je me suis attardé à dessein sur ces précisions historiques, sociologiques, politiques etc. parce que de tels éléments peuvent fournir une information sur l’action destructive d’une double réalité pesant sur la culture bessarabienne. Que pouvait produire une littérature accablée par la pression réitérée de forces aussi considérables ? Les réponses ont commencé de devenir visibles après la chute successive des pouvoirs communistes à l’Est du continent. Une fois calmés les enthousiasmes des premiers moments, après les premières rencontres prématurément triomphales sur « les ponts de fleurs », après d’intenses échanges d’hommes, de textes entre revues et maisons d’éditions d’un côté et de l’autre du Prut, après des réceptions officielles des deux côtés etc. la réalité a commencé de ressortir de manière claire. Puisqu’il n’y avait plus d’interdictions, quelques relations-types se sont établies entre ceux qui s’occupaient de littérature des deux côtés de la frontière. C’est en passant en revue ces connexions que nous découvrons des sympathies et des rejets mais aussi les catégories où ranger les principaux écrivains des deux littératures.

6La majorité des auteurs roumains parvenus à l’âge de la maturité apprécient pourvu qu’on leur en donne l’occasion, le combat mené par les écrivains bessarabiens pour conserver leur identité nationale – je pense à tous ceux qui ont cherché à maintenir en éveil leur intérêt pour les origines roumaines de la littérature bessarabienne –. Il s’agit de littérateurs de la République de Moldavie ayant construit leur condition même sur leur opposition à la russification et à la soviétisation. Les auteurs de cette tranche d’âge mûr appréciaient la génération intermédiaire de leur temps : celle de Grigore Vieru, de Leonida Lari, de Matkovski etc. dont la valeur leur semblait sublimée par les efforts, les risques encourus outre la qualité de leurs réalisations artistiques. Pour des raisons faciles à imaginer dont nous ne ferons pas l’inventaire ici, ces auteurs écrivaient d’une manière, disons… classique. Même quand elle n’était pas explicitement militante mais se présentait comme relevant d’une poésie de la vie quotidienne, leur écriture révélait une vision de la littérature ne cultivant pas les expériences expressives intervenues dans la poésie roumaine. À l’inverse, ces auteurs étaient en grande partie tributaires d’expériences esthétiques éloignées, reculées dans le temps. La vérité, c’est qu’une poésie se proposant de militer pour une cause, telle la lyrique de la génération de Vieru et de générations précédentes n’a pas besoin de se livrer à des expériences : elle exprime une condition dramatique. Les lecteurs de Roumanie qui ont apprécié les écrits de cette catégorie d’auteurs bessarabiens ont découvert dans leur foi passionnée des valeurs littéraires authentiques.

7Tout autre était la situation des plus jeunes cherchant leurs modèles dans la génération des années 1980 ou chez des écrivains plus récents encore : les nouveaux ou « auteurs du jour ». Dans le cas de ces derniers, l’intérêt montré à l’expression était primordial. Les auteurs roumains des années 1980 sont pour la plupart détachés, blasés, attirés par leurs seuls drames personnels quand ils ne transforment pas ces derniers en occasions d’auto-ironie. À leur manière, ces intellectuels lucides refusent tout grand thème comme… ridicule. Si nous voulons envisager la question par l’exemple, nous tiendrons compte du fait que les derniers poètes de Roumanie à avoir parlé avec gravité du thème du village ont été les auteurs des années 1960. Durant les années 1980, le motif n’était plus source que d’ironie, d’auto-ironie, moquerie, détachement, raillerie… Il est donc aisé de comprendre que l’aspect archaïsant des poésies héroïques écrites par des Bessarabiens n’impressionnait pas des jeunes gens aveugles à leur charge dramatique parce qu’ils étaient d’abord déroutés par leur aspect formel… Le postmodernisme ne s’accommodait évidemment pas de patriotisme… Cette divergence d’opinions au sujet de la littérature contemporaine de Bessarabie a eu des conséquences inévitables. Moins sur la génération mûre : celle de Grigore Vieru que sur d’autres plus jeunes déjà formés dans leur options artistiques. Ceux – là ont continué de s’adresser à la partie du public qui acceptait et soutenait la formule qui les avait consacrés. Les suites ont pesé bien davantage sur l’ensemble de la jeune génération et son évolution spécifique.

8Dès le début, ceux-là ont été attirés sans discernement par la manière d’écrire de leur génération en Roumanie. Cet instinct mimétique montre que quoique nés dans un autre pays, dans d’autres conditions, il s’agit avant tout de Roumains. Les expériences de la génération roumaine des années 1980 et de ses représentants les plus radicaux ont été rapidement imitées, dans le temps où la majeure part de la littérature roumaine qui aurait pu les intéresser utilement se voyait ignorée. Ils ont assimilé cette mince couche superficielle dès l’instant où ils ont commencé à écrire sans complexe dans la manière de ceux qu’ils admiraient, se solidarisant au bout du compte des gens de leur âge de la rive droite du Prut. C’est ainsi qu’ils considèrent avoir réalisé leurs aspirations esthétiques. En « récompense » de leurs choix littéraires, ils ont été publiés en Roumanie aux côtés d’auteurs de même orientation qu’eux par les revues, les maisons d’éditions contrôlées par la nouvelle promotion d’écrivains. Leurs confrères roumains ont été davantage crédités d’importance à se découvrir tant d’adeptes disposés à rejoindre leurs rangs.

9C’était l’époque où l’intransigeance post-moderne (l’intransigeance est en elle-même une attitude peu… post-moderne mais elle a été adoptée par les post-modernes d’imitation de chez nous) partageait les artistes en – postmodernes et – artistes sans valeur, selon la formule proférée par un représentant trop gâté de cette génération. Entretemps en Roumanie, les affirmations stupides commençaient de révéler leur vraie nature tandis que les exagérations proclamant la prééminence du post-modernisme se dégonflaient, laissant mieux voir encore le parti-pris d’imitation de l’inspiration des jeunes Bessarabiens.

10Ce que je croyais voir se produire – comme sans doute nombre de ceux qui ont soutenu dès le premier instant les jeunes écrivains bessarabiens – ne s’est pas produit. Ce à quoi je m’attendais est sans importance, mon témoignage ne vaut que dans la mesure où il montre l’évolution potentielle de ce qu’était alors la jeune littérature de Bessarabie. Nous étions confrontés à des littérateurs qui avaient vécu des expériences inconnues du lecteur roumain, qui avaient eu accès à une étendue géographique « exotique » à laquelle on les avait intégrés contre leur volonté. Ils avaient eu des contacts avec des littératures, des cultures inaccessibles à l’Européen moyen, qui avaient traversé les expériences d’où étaient nés Soljenitsyne, Alexandre Zinoviev, Babel, Platonov… Puisqu’ils avaient été familiarisés esthétiquement avec les expériences de leurs contemporains littéraires, nous attendions d’eux qu’ils nous proposent la littérature nouvelle, vigoureuse dont la Roumanie avait véritablement besoin… Au lieu de répondre à notre attente, ils ont proposé des imitations… d’imitateurs – du post-modernisme roumain, importation tardive, locale – ce terme doit être chargé du poids d’humilité affectant les emprunts. Pourtant les auteurs roumains des années 1980 avaient leur part d’originalité – ils avaient même réussi à transférer leurs expériences dans la zone occidentale d’où provenaient les origines du post-modernisme précisément. Malheureusement, cette subordination n’a pas été comprise de l’intérieur par ceux mêmes qui l’adoptaient de bon gré, sans y être obligés par quiconque. On a vu paraître un ouvrage… critique dans lequel les écrivains roumains des années 1980 et leurs adeptes de dernière heure en Bessarabie étaient montrés comme formant une unité indestructible : un front commun plein de vaillance lancé à l’assaut du futur radieux de l’humanité. Ce livre ne comportait pas la moindre note de bas de page signalant que les deux groupes d’auteurs possédaient des histoires littéraires différentes. Ceux de Roumanie se plaçaient à la traîne d’une génération qui avait trouvé la gloire dans la modernité de l’attitude, qui avait occupé en littérature le premier plan : celle des années -60 et voilà qu’à présent ils faisaient pression sur les arrivants à la recherche de formules différentes pour continuer de se montrer compétitifs. Les seconds renonçaient bruyamment à l’orientation patriotique et militante choisie par leurs prédécesseurs de Moldavie sans pour autant se montrer capables de les remplacer en réalisant ou appliquant une autre tendance esthétique authentique. Aucune des expériences tragiques de leur groupe national ne leur était plus accessible – le postmodernisme ne favorisant l’expression d’aucun des graves problèmes pouvant animer la littérature.

11Voilà à quoi l’on peut résumer la dernière tendance massive des deux littératures. La phase aiguë s’est épuisée d’elle-même d’un côté comme de l’autre après 2000, comme c’était normal et comme cela s’est toujours produit et on est passé à d’autres expériences esthétiques. Au bout du compte, chaque auteur est libre de s’inspirer de ce qui lui convient, là où il peut, dans la mesure permise par ses propres forces. De nouveaux horizons s’entrevoient – mais il est encore trop tôt pour tourner la page vers le chapitre suivant…

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Constantin Pricop, « Approximations sur la littérature d’au-delà du Prut »reCHERches, 11 | 2013, 211-216.

Référence électronique

Constantin Pricop, « Approximations sur la littérature d’au-delà du Prut »reCHERches [En ligne], 11 | 2013, mis en ligne le 08 février 2022, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/10453 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.10453

Haut de page

Auteur

Constantin Pricop

Université « Alexandru Ioan Cuza » Iaşi – Roumanie

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search