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Géographies idéales

Les traductions moldaves au début du xixe siècle entre mode et nécessité

C. Negruzzi – le croquis du traducteur
Mihaela Doboș
p. 99-109

Résumés

Dans la littérature de la Moldavie du début du xixe siècle à l’aube du romantisme, le modèle français a favorisé par la traduction, l’imitation, l’adaptation, le développement de directions stimulantes pour la culture roumaine moderne. Prosateur célèbre, C. Negruzzi a aussi rédigé une œuvre de traducteur importante. Fondateur de cette discipline dans l’espace moldave, ses mérites en matière de développement interculturel de la pensée créatrice de l’époque sont incontestables.

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Texte intégral

1Dès l’époque romantique, les frontières du caractère national se sont accentuées, mais, de manière paradoxale, elles se sont assouplies également, en devenant de plus en plus universelles et en engendrant les noyaux d’une nouvelle culture intégratrice, qui transgresse et implique la personnalité de chaque nation. La culture roumaine accueille depuis quelques siècles des traductions appartenant à d’autres littératures, grâce aux hommes de lettres ayant compris la valeur du dialogue interculturel car « toute culture nationale tend, à un moment donné, à ne pas demeurer étrangère ce qui forme le patrimoine culturel et artistique de l’humanité » (Doinaș 1980 : 399).

2La majorité des traductions de la Moldavie du début du xixe siècle sont orientées vers la littérature française, contribuant toutes à la constitution et à l’affinement progressif de la langue littéraire roumaine, à la multiplication des matrices expressives et au dévoilement des puissances artistiques de celle-ci. On pourrait ainsi les considérer comme des traductions formantes car l’espace de notre culture a développé à leur suite : la science et l’art de la traduction. D’autre part, la littérature originale a connu à partir d’elles un essor considérable. La théorie du polysystème apporte à cet égard des arguments modernes annulant le clivage traditionnel entre traductions et œuvres originales.

La littérature traduite peut ainsi occuper une position centrale à l’intérieur du polysystème, en participant de manière active à sa reconfiguration, situation où elle ne se différencie plus fondamentalement de la littérature autochtone, parce qu’elle participe à l’élaboration d’un nouveau « répertoire », entendu comme ensemble de lois et d’éléments qui déterminent la production des textes. (Jeanrenaud 2006 : 247)

3Dans cet article, nous nous sommes proposée de réaliser le croquis d’un des traducteurs moldaves du début du xixe siècle, Constantin Negruzzi (1808-1868), connu surtout comme un des premiers prosateurs d’exception de la littérature roumaine quoique ses mérites dans le domaine des traductions soient tout aussi incontestables.

  • 1  Voir Lovinescu 1940 : 15 : « Le professeur grec Chiriac a été son premier enseignant. À l’âge de d (...)

4Des circonstances insolites ont fait que Negruzzi a vécu « entre » les langues dès le début de sa vie. Dans la culture roumaine, cette expérience de l’apprentissage tardif de la langue maternelle est célèbre – le roumain a été approché après l’acquisition du grec et le français à l’aide d’enseignants privés1 selon la mode de l’époque – comme le décrit avec humour le texte en prose Cum am învățat românește [Comment j’ai appris le roumain]. Ambitieux et pragmatique, Negruzzi arrive à connaître peu à peu plusieurs langues étrangères comme le rappelle l’écrivain roumain de Bucovine George Sion : « il parlait et il écrivait en grec, français, allemand et russe sans mentionner le latin et l’italien, les littératures qui ne lui était point inconnues » (Sion 1973 : 269). L’enfant est conseillé et guidé durant sa formation par son père Dinu, « boyard entiché de lettres roumaines » (Lovinescu 1940: 12), qui avait dans sa bibliothèque « une malle dans le couloir » abritant un grand nombre de livres religieux, laïques outre les manuscrits de traductions de la littérature universelle. Ce fait est significatif pour la destinée particulière d’un descendant de la petite noblesse locale préoccupé par son image sociale – Liviu Leonte commence la monographie consacrée à l’écrivain par cette observation sur son orgueil social : « Même s’il n’avait pas été tourmenté par un complexe d’infériorité, Negruzzi aurait été marqué par son appartenance à la deuxième classe des boyards » (Leonte 2003 : 7), catégorie assez nombreuse à cette époque mais « bornée quant aux aspirations de son ambition », comme le constate Vasile Alecsandri cité dans la monographie du critique de Iaşi –. De même il est significatif pour la destinée collective d’une génération qui posera les bases de la culture roumaine moderne. Le rôle joué par l’apprentissage en tant qu’instrument de progrès social, culturel est un aspect non négligeable de la compréhension des ressorts profonds de la psychologie de l’époque. L’exemple donné par Negruzzi est édifiant. « On s’imagine quelle application méthodique il avait exercé dès son adolescence afin de s’imposer dans tous les domaines. » (Sion 1973: 269)

5Adolescent, Constantin Negruzzi arrive à Chișinău au printemps 1822, après s’être réfugié en raison du tumulte des mouvements politiques et révolutionnaires de son époque dans son domaine de Șărăuți de la région de Hotin. Il y fait connaissance de Pouchkine alors âgé de 22 ans qui était accompagné par Calypso, « la belle femme grecque » – en réalité « une courtisane réfugiée à Iași » (Simion 2008) que Negruzzi évoquera dans sa « VIIe Lettre ». On suppose que Costache – sa famille l’avait prénommé Constantin – sert à ceux-ci d’interprète car la jeune femme ne connaissait que le grec et le roumain, des langues ignorées par l’auteur d’Eugène Oneguine. Malgré la différence d’âge - Costache avait alors quatorze ans – il se lie affectueusement d’amitié avec Pouchkine comme il s’en souviendra plus tard :

Pouchkine m’aimait et trouvait du plaisir à corriger mes erreurs, celles que je faisais en parlant français avec lui. Parfois, il restait des heures entières à nous écouter : Calypso et moi parlant grec, ensuite il commençait à réciter certains de ses propres vers qu’il me traduisait. (Negruzzi 1974: 231).

Il est certain qu’« il retire de cette période un double profit selon son propre témoignage, outre sa rencontre avec Pouchkine : l’apprentissage du russe et le contact avec la littérature russe qu’il traduira plus tard » (Leonte 2003: 20). Selon Eugen Lovinescu, auteur de la première monographie consacrée à l’écrivain au début du xxe siècle – Costache Negruzzi. Viața și opera lui / Costache Negruzzi, sa vie et son œuvre – il renouera une fois adulte avec le grand poète, ce « Byron de la Russie » bien avant la mort de ce dernier : « c’est de cette époque 1936-37 que date un séjour prolongé en Bessarabie, à l’occasion duquel il renoue avec le poète Pouchkine. » (Lovinescu 1940: 26).

6À une époque d’assimilation progressive des modèles littéraires où la distance entre imitation et originalité n’était pas vue de la même manière que de nos jours, où les fondements et les frontières de la culture autochtone étaient encore mouvants, Negruzzi a pénétré dans la littérature par la voie indirecte des traductions dans la mesure où il a pratiqué la traduction des textes d’autres langues – en fonction de ses compétences – depuis l’enfance, se réservant de dévoiler ultérieurement son œuvre originale.

7Les premières traductions de Negruzzi datent de ses quinze ans à peine. Elles sont réunies dans le manuscrit Zăbăvile mele în Basarabia în anii 1821, 1822, 1823 la satul Șărăuții din raiaua Hotinu / Mes loisirs en Bessarabie en 1821, 1822, 1823 dans le village Sâràuti du raya de Hotin offert en 1909 à la Bibliothèque de l’Académie par le fils de l’écrivain membre de Junimea, Iacob Negruzzi. Ce recueil de jeunesse contient la traduction du roman Zuma ou la découverte du quinquina de Madame de Genlis, dont le récit romantique à puissante tonalité de légende est lié à la découverte au xviiie siècle d’une panacée perçue comme miraculeuse, la quinine. L’intérêt précoce de l’écrivain pour le genre « moraliste » (Simion 2008) s’avère dans la deuxième partie du manuscrit qui comprend une suite d’études de mœurs, traduction réalisée par l’intermédiaire du grec de certains « caractères » de Théophraste, transposés en grec moderne par Dimitrie Darvari qui les a complétés d’autres « caractères plus nouveaux ». L’ensemble rappelle, par le thème, le chapitre « Năravurile moldovenilor » [Les mauvaises habitudes des Moldaves] dans Descriptio Moldaviae par Dimitrie Cantemir : l’inconstance, le mécontentement, la paresse, l’infidélité, l’intempérance, la médisance, la vantardise, la flagornerie, l’espionnage, l’hypocrisie etc. La « philosophie » de l’homme à propos de la femme bavarde – motif classique exploité avec humour quelques décennies plus tard par Caragiale dans l’intrigue de l’histoire Kir Ianulea – lui faisant préférer la mort aux tourments causés par ses jacasseries, est le thème de la longue histoire de la troisième partie traduite du grec selon une source restée inconnue. La quatrième partie de ce recueil inédit comprend la traduction inachevée de la comédie de Le Sage (ou Lesage) de 1709 Crispin, rival de son maître.

8Rentrant de Bessarabie en 1823 à l’âge de seize ans, Negruzzi traduit Memnon ou la Sagesse humaine de Voltaire – l’histoire du sage qui apprend à force d’expérience et de sacrifice personnel qu’aucun projet humain n’est infaillible – selon une version en grec d’Evghenios Vulgaris publiée en 1766. Un an plus tard, en 1824, l’adolescent traduit l’anecdote Le trépied d’Hélène par Jean-François Marmontel.

  • 2  « À l’inverse de tous ses amis et camarades de combat, Negruzzi ne participa pas à la Révolution d (...)

9La maturité de l’écrivain et traducteur Constantin Negruzzi se situe sous le signe de deux tendances majeures : l’une est romantique, dictée par l’influence de la littérature européenne de l’époque – « Negruzzi a respiré l’atmosphère romantique avant d’écrire lui-même de la littérature » (Manolescu 2008 : 253) – l’autre est classique, imposée en partie par le stade d’évolution tardif affectant la culture roumaine placée sur l’orbite marginale du classicisme des xviie-xviiie siècles. On note par ailleurs que sa formation classique est fondamentalement grecque. Situé par l’histoire de la littérature à la confluence de plusieurs courants littéraires se disputant alors la suprématie, au moins dans la Moldavie de l’époque, l’œuvre et la personnalité de Negruzzi ont été reçues diversement par les historiens et les critiques littéraires. Leonid Dimov par exemple, le considère comme un « réaliste romantique » (Dimov 1970 : 66), Marian Papahagi voit en lui « un romantique modéré » (Papahagi 1979 : 26), Nicolae Iorga, avant eux, constate que « l’écrivain s’est ressenti jusqu’à la fin de l’influence classique » (Iorga 1988 : 149) même s’il faisait partie des « gens qui n’ont pas trouvé parfaitement leur place au milieu des courants de leur époque » (Iorga 1988 : 149). C’est sur les convictions politiques conservatrices de l’écrivain – qui l’avaient déterminé à ne pas s’impliquer dans la Révolution de 1848 et se retrouvent, parfois, dans le substrat de son attitude culturelle – que s’est penché le critique E. Lovinescu2.

10Vu le fait, généralement accepté, que la « Scène de la littérature est un espace de résonance » (Petrescu 2011 : 124) et que les frontières des influences ne peuvent jamais être clairement délimitées, Negruzzi s’est situé également ou alternativement dans le rayon d’impact culturel et idéologique de deux grandes personnalités de son époque : Ion Heliade-Rădulescu et Mihail Kogălniceanu, qui peuvent être considérées comme antithétiques l’un de l’autre au moins pour ce qui concerne leur conception du rôle joué par les traductions.

11Le second les condamne publiquement dans son article « Introducție » [Introduction] publié dans la revue Dacia literară (1840) en les percevant comme une menace pour le développement naturel, organique de la littérature autochtone – son affirmation « les traductions ne font toutefois pas une littérature » est célèbre dans la culture roumaine –. En revanche le premier voit leur importance comme absolue, les pratique et les encourage parfois sans discernement. Ion Heliade-Rădulescu – avec lequel Negruzzi a entretenu une correspondance incessante a été en outre un collaborateur des publications dirigées par Kogălniceanu – peut être caractérisé en matière de traductions comme l’artisan d’un « moment héroïque où le sublime se voile de grotesque » (Doinaș 1980 : 402) de par sa conviction d’une possibilité de relatiniser la langue roumaine par l’emprunt de mots à l’italien. L’échec pratique de son effort dû à la hâte et au radicalisme, n’exclut pourtant pas son mérite fondamental. Grand visionnaire dans le domaine du renouvellement du langage poétique, il a pris conscience avant ses contemporains de la nécessité de renouveler le langage poétique, de « repenser de manière expressive les grandes vérités des cultures étrangères dans sa propre langue, de réincorporer dans une substance sonore la seule qui était à sa disposition » (Doinaș 1980 : 402-403). C’est pourquoi du point de vue de l’histoire littéraire, il est « exempt de reproche sur le plan esthétique » étant donné que ses intentions montreront leurs effets plus tard, quand le roumain sera suffisamment mûr pour absorber les infiltrations lexicales.

12Il est inutile de démontrer que les deux attitudes sont paradoxalement exagérées et justifiables dans le contexte culturel de l’époque, en fonction des critères auxquels on se rapporte. Équilibré et pragmatique, Negruzzi trouve sa voie entre deux directions idéologiques, parce qu’il est attentif et sélectif – autant que possible – dans ses traductions, original et courageux dans ses créations personnelles.

13La première traduction publiée par Constantin Negruzzi – celles qui sont mentionnées ci-dessus sont demeurées manuscrites – date de 1835 et elle est également inspirée par la culture française. Il s’agit du mélodrame romantique Trente ans ou la vie d’un joueur, écrit par Victor Ducange et M. Dinaux, mis en scène avec grand succès pour la première fois à Paris en juin 1827 et rapidement joué en français dans la capitale de la Moldavie, à Iași, où il est donné en janvier 1833 par la troupe française de Fouraux. Témoin du succès de la représentation – elle sera reprise en 1835 –, Negruzzi décide d’en réaliser la traduction pour qu’elle puisse être jouée en roumain aussi, ce qui se produira en octobre 1844. Le choix de Negruzzi optant pour la traduction d’une pièce à la mode – Nicolae Manolescu constate qu’elle était « assez célèbre à l’époque puisque son nom figure sur une affiche dans un office de poste russe, dans le roman de Tourgueniev Rudin » (Manolescu 2008 : 254) – prouve le « caractère pratique de l’activité littéraire de Negruzzi, enclin à satisfaire les besoins culturels du moment » (Leonte 2003 : 83). La qualité de la traduction est vue comme honorable bien que la phrase se déploie encore lentement » et qu’on y trouve « l’archaïsme à côté du néologisme français douteusement adapté » (Leonte 2003 : 84). Ce qui est significatif de l’exigence de l’auteur c’est qu’il reprendra cette traduction, publiant une deuxième variante de celle-ci en 1863.

  • 3  « Dans la scène de la foule qui demande à Marie Tudor la tête de Fabiani, on a vu un modèle de la (...)

14Victor Hugo est un des écrivains romantiques français qui a le plus attiré Negruzzi tant pour ce qui concerne sa vision de la réalité historique transposée dans ses œuvres – sa création a été influencée par cette dernière –, qu’en qualité de modèle culturel, esthétique contemporain à assimiler obligatoirement et à promouvoir par la traduction. Il traduit d’abord en 1837 deux pièces historiques d’inspiration médiévale – Marie Tudor et Angelo – dont les scènes dures, aux échos mélodramatiques et psychologiques, à la manière romantique, se retrouveront dans sa propre prose3. En 1839 paraît la traduction des Ballades de Hugo dans une version sur laquelle l’auteur reviendra à deux reprises, pour l’améliorer successivement en 1845 et 1863.

  • 4  Nous tenons compte du fait que l’oeuvre Istoria literaturii românești. Introducere sintetică par N (...)

15Il n’est pas nécessaire d’insister sur l’impact immense des traductions en général, sur l’évolution d’une langue, d’autant plus visible et plus méritoire pour ceux qui s’engagent dans l’acte de traduction – dans le cas d’une langue littéraire « crue » non entièrement formée comme la langue roumaine au début du xixe siècle. Eugen Simion montre que Negruzzi « écrivait dans une langue presque impossible » au début de sa carrière dans son livre Zăbavile en Bessarabie « quand il commence à noter ses impressions » (Simion 2008) puis il affine progressivement son style, grâce aussi aux modèles étrangers qui lui passent entre les mains durant le processus de traduction. Après avoir traduit Voltaire, « il avait l’ambition de louer en roumain la figure d’Étienne le Grand (dans « Aprodul Purice / Le page Purice » fragment de l’épopée inachevée Ștefaniada / La Stéphaniade) tout comme Voltaire avait vanté Henri IV » (Iorga 1988 : 149). De même, il a enrichi et affiné notre langue, ce qui n’était pas facile quand le roumain était encore une langue « moldave » de boyards, de salon – pour traduire les Odes et les Ballades de Hugo (Iorga 1988 : 149), ce qui suppose un sens parfait de la langue et une « acrobatie poétique » difficilement imaginables à cette étape du langage poétique autochtone, antérieure à la naissance de Mihai Eminescu, le futur créateur de langue littéraire et du langage artistique du xixe siècle. Le professeur d’histoire de la littérature Nicolae Iorga4 parlait ainsi à ses étudiants, à la fin du xxe siècle, de la contribution de Negruzzi au développement de la langue roumaine :

Peut-on imaginer combien Negruzzi a dû peiner pour qu’une langue ayant subi superficiellement l’influence grecque […] polie mais froide puisse habiller le résultat des efforts suprêmes d’un homme doté de l’audace de Victor Hugo surtout quand il s’agit d’un traducteur formé dans une culture en grande partie classique. (Iorga 1988 : 149)

16Liviu Leonte, qui voit la traduction des Ballades de Hugo comme la partie la plus importante de l’œuvre de traducteur de Negruzzi est du même avis :

La publication en version roumaine des Ballades de Victor Hugo se présente probablement comme l’œuvre de traducteur majeure de Negruzzi. On doit tenir compte non seulement de leur valeur – tantôt très proche du texte d’origine, tantôt plus proche du large souffle de l’original – mais aussi de leur effort pour familiariser la langue avec de nouvelles harmonies, équivalant à une avancée qui aurait dû se produire plus tôt dans l’évolution de la poésie roumaine. (Leonte 2003 : 92-93)

17Negruzzi a traduit sous le titre général Impresii de călătorie / Impressions de voyage en 1838 Dumas-père aussi : l’histoire de Wilhelm Tell intitulée Impression de voyage en Suisse – et il a publié ses textes sous forme de feuilleton dans la revue de Ion Heliade-Rădulescu, Curier de ambe sexe / Le courrier des Deux Sexes. Negruzzi a peu traduit à partir des autres langues mentionnées plus haut – sinon à partir du grec, du français, du russe et sans doute du latin – et s’il l’a fait c’est en tout cas par l’intermédiaire des langues qu’il connaissait. Il a traduit de l’allemand par l’intermédiaire d’une variante française Flora, das Wallachische blumenmädchen de Lewitschnigg rendu par Floarea – florărița româncă / Fleur, la fleuriste roumaine. C’est toujours à partir d’une source française secondaire qu’il traduit Oscar d’Alva de Byron et Melodiile irlandeze [Les mélodies irlandaises] de Thomas Moore mais sans les publier.

18Negruzzi avait de grands projets de traducteur qu’il n’a malheureusement réalisés qu’en partie. Ainsi Eugen Lovinescu cite dans la monographie dédiée à l’écrivain son « vaste projet de traduire l’œuvre entière des princes Dimitrie et Antioh Cantemir » (Lovinescu 1940 : 70) – publiée par Negruzzi dans la revue Albina românească – qui devait comprendre neuf tomes réalisés en collaboration avec Kogălniceanu. Negruzzi a réussi à traduire – en collaboration avec Al. Donici – quelques satires, des épîtres, des odes et des fables d’Antioh Cantemir. Elles ont paru sous le titre : Satire și alte poetice compuneri de prințul Antioh Cantemir / Satires et autres compositions poétiques du prince Antioche Cantemir traduites en russe par A. Donici et C. Negruțți. Il est parvenu à revoir aussi une édition de la Descriptio Moldaviae de Dimitrie Cantemir.

19Un domaine complémentaire des traductions est très développé à l’époque. C’est celui des « imitations », des « remaniements », des « adaptations », sorte de compromis accepté, largement répandu entre la traduction d’un texte et son rapprochement d’une « nouvelle » œuvre sur laquelle l’auteur-traducteur-adaptateur apposera sa signature. La preuve du fait que Negruzzi connaissait la différence entre ceci et une traduction proprement dite est montrée par les sous-titres jouant un rôle de précision méthodologique ajoutée aux titres de l’œuvre. Ainsi des scènes du IIIe Acte de la comédie de Molière Les femmes savantes il affirme qu’elles sont traduites librement, à propos du Șalul negru / Châle noir il précise qu’il s’agit d’une imitation d’A. Pouchkine alors que la nouvelle Zoe est une nouveauté historique. La Muza de la Burdujăni / La muse de Burdujàni, Melancolia / La mélancolie sont aussi des remaniements de textes alors que Toderică – publiée par Negruzzi sous sa propre signature – est presque entièrement reprise – avec changement de noms pour l’effet d’« authenticité » moldave – de la nouvelle Fédérigo de Prosper Mérimée, ce qui a entraîné pour l’auteur presque vingt ans après sa mort (1882) une accusation de plagiat formulée par I. Nădejde. L’histoire Regele Poloniei și Domnul Moldovei / Le roi de Pologne et le prince de Moldavie dont la source est Voltaire se trouve dans une situation similaire, de même que l’Istoria lui Carol al XII-lea / L’histoire de Charles XII et la chronique d’Axinte Uricariul.

20Comme les autres écrivains de son époque – ainsi « une partie du théâtre d’Alecsandri, constitué dans son premier fond du répertoire national, se situe dans la situation des reprises non déclarées » (Leonte 2003 : 99) – Negruzzi avait une vision très large de ce qu’on nomme de nos jours, la « propriété intellectuelle ». Il est certain que les intentions qui sous-tendaient ces remaniements – nommés de nos jours « expéditions de pillage » (Dobrescu 2011) dans d’autres littératures au même titre que « la tentative aussi inutile que l’accusation de plagiat de cacher la réalité des traductions : des reprises inavouées » (Leonte 2003 : 99) sont des plus honnêtes. Elles ont été motivées par un désir de constitution d’une littérature nationale. G. Ibrăileanu remarque aussi l’affluence d’adaptations au début du xixe siècle mais il considère avec d’autres historiens littéraires qu’elles ne sont ni nuisibles culturellement ni immorales :

Ce plagiat à l’aube de la culture roumaine ne peut pas être caractérisé – du point de vue moral – comme un vol car les plagiaires n’ont pas conscience de leur culpabilité, du fait qu’ils volent. Les écrivains du début du siècle disent fréquemment : « repris d’une autre langue » et souvent ils ne disent pas au moins cela car celui qui est l’auteur ne présente aucune importance (Ibrăileanu 1974 : 64).

21En conclusion, au-delà des tâtonnements, des maladresses et même des fautes morales qui ont caractérisé son activité, Negruzzi reste dans la littérature roumaine non seulement comme un prosateur exceptionnel mais aussi comme un fondateur de la science et de l’art des traductions destiné à connaître ultérieurement des périodes d’épanouissement surprenantes nécessaires au développement de la culture.

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Bibliographie

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Dobrescu, Al., 2011, « Păcatele tinerețelor lui Costache Negruzzi », Cultura, no 345, consulté le 1.09.2012, http://revistacultura.ro/nou/2011/10/%e2%80%9epacatele-tineretelor%e2%80%9c-lui-costache-negruzzi.

Doinaş, Ș.-Aug., 1980, Limba română – organ al poeziei universale, in Lectura poeziei, Bucureşti, Editions Cartea Românească.

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Ibrăileanu, G., 1974, Spiritul critic în cultura românească, in Opere, vol. I, Bucarest, Editions Minerva.

Iorga, N., 1988, Istoria literaturii românești. Introducere sintetică, Bucarest, Editions Minerva.

Leonte, L., 2003, Constantin Negruzzi, Iași, Editions Alfa.

Lovinescu, E., 1911, « Conservatorismul lui Costache Negruzzi », Convorbiri literare, XLV, no 4, 432-451.

Lovinescu, E., 1940, Costache Negruzzi. Viața și opera lui, Bucarest, Editions Casa Școalelor.

Manolescu, N., 2008, Istoria critică a literaturii române. 5 secole de literatură, Pitești, Editions Paralela 45.

Negruzzi, C., 1974, Opere, vol. I, Edition critique, avec étude introductive, commentaires et variantes par Liviu Leonte, Bucarest, Editions Minerva.

Papahagi, M., 1979, « Un romantic moderat », Limbă și literatură română, V, no 4, 26-28.

Petrescu, L., 2011, « G. Ibrăileanu și E. Lovinescu – critica dialogală », in Philologica Jassyensia, Institut de Philologie Roumaine « A. Philippide », Iaşi, an VII, no 2 (14), 124.

Simion, E., 2008, « C. Negruzzi (II) », Cultura, no 204, consulté le 18.07. 2012, http://revistacultura.ro/cultura.php?articol=3541.

Sion, G., 1973, Suvenire contempurane, vol. II, Bucarest, Editions Minerva.

Les recherches ont été financées par le Fonds Social Européen et par l’Autorité de Management pour le Programme Opérationnel Sectoriel de Développement des Ressources Humaines 2007-2013 [projet POSDRU/CPP 107/DMI 1.5/S/78342].

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Notes

1  Voir Lovinescu 1940 : 15 : « Le professeur grec Chiriac a été son premier enseignant. À l’âge de douze-treize ans comme il en témoigne lui-même, il avait déjà lu Homère, Euripide, il connaissait très bien Hérodiane, l’auteur d’une prosodie homérique. Il connaissait donc assez bien le grec et même le français. Il semble qu’il avait eu un enseignant français (même si l’on ne peut pas le prouver). Le roumain, il ne le connaissait pas encore ».

2  « À l’inverse de tous ses amis et camarades de combat, Negruzzi ne participa pas à la Révolution de 1848, soit que son caractère pacifiste et conservateur l’eût empêché de prendre part à ce mouvement révolutionnaire, soit qu’il eût prisé davantage ses liens personnels avec Mihail Sturza. C’est retiré dans son domaine près de la rivière Prut qu’il attendit la fin des événements » (Lovinescu 1940 : 33). Voir, aussi, Lovinescu, E., 1911, « Conservatorismul lui Costache Negruzzi », Convorbiri literare, XLV, n° 4, 432-451.

3  « Dans la scène de la foule qui demande à Marie Tudor la tête de Fabiani, on a vu un modèle de la scène de Alexandru Lăpușneanul dans laquelle la meute de villageois demande la tête de Moțoc. » (Leonte 2003 : 84) et « Zoé, se ruant sur son amoureux et le prenant soudainement dans ses bras en lui parlant vite avec la passion pareille à une pluie d’été qui pousse Tisbé à accueillir Rodolphe dans l’Angelo de Hugo. Et l’amoureux lui répond avec la même indifférence. » (Manolescu 2008 : 255).

4  Nous tenons compte du fait que l’oeuvre Istoria literaturii românești. Introducere sintetică par Nicolae Iorga est rédigée à partir des notes de cours de celui-ci.

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Pour citer cet article

Référence papier

Mihaela Doboș, « Les traductions moldaves au début du xixe siècle entre mode et nécessité »reCHERches, 11 | 2013, 99-109.

Référence électronique

Mihaela Doboș, « Les traductions moldaves au début du xixe siècle entre mode et nécessité »reCHERches [En ligne], 11 | 2013, mis en ligne le 08 février 2022, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/10273 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.10273

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Auteur

Mihaela Doboș

Université « Alexandru Ioan Cuza » Iași – Roumanie

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