Pierre-Yves BEAUREPAIRE , L'Autre et le Frère. L'étranger et la franc-maçonnerie en France au XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 1998, 868 p.
Texte intégral
1La bibliographie maçonnique, où le pire côtoie facilement le meilleur, vient de s'enrichir d'un ouvrage de qualité. En effet, la thèse de Pierre-Yves Beaurepaire met en œuvre des sources extrêmement variées : la quête a non seulement mené l'auteur dans plusieurs dépôts d'archives municipales et départementales et dans le très riche fonds maçonnique de la bibliothèque nationale, mais également dans les archives de diverses obédiences en France et à l'étranger, ainsi qu'au plus profond d'archives privées. Constatant que les frères étrangers étaient " les oubliés de la recherche maçonnique ", Beaurepaire a posé très clairement les enjeux de l'admission d'étrangers dans les loges. L'ouverture de la société maçonne à l'Autre était de nature à transcender les barrières imposées en termes d'identité politique, nationale et religieuse, ce qui amenait les contempteurs de l'Ordre, à dénoncer, tel l'archevêque de Belzunce en 1742, ces " assemblées où sont indifféremment reçus gens de toute nation, de toute religion et de tout état […] dès lors que, par quelque signe concerté, il a fait connaître qu'il est membre de cette mystérieuse société ". Mais beaucoup de grandes loges, en cherchant à s'ériger en loge-mère détenant le monopole de l'organisation maçonnique sur leur territoire national, contribuent de leur côté à affaiblir l'idéal cosmopolite. Seule la Grande Loge d'Angleterre défendait l'idée d'une maçonnerie libre de toute contingence. L'un des principaux enjeux tenait donc à cette contradiction entre cosmopolitisme et repli sur des structures explicitement nationales. Par ailleurs, des exemples montrent les limites de l'ouverture des loges à l'Autre, dès lors que ce dernier se trouvait être juif, musulman, ou, aux Antilles, " sang mêlé ". Un deuxième enjeu de l'étude consiste donc à définir cette " part d'ombre " de la maçonnerie du XVIIIe siècle. Un dernier tient enfin aux principaux aspects de la sociabilité maçonnique : manières d'interpréter l'égalité maçonnique par rapport aux hiérarchies profanes, fonction de sociabilisation des étrangers, voire instrumentalisation de l'appartenance à l'Ordre.
2La démarche de Pierre-Yves Beaurepaire fait donc alterner synthèses et études de cas. Une première partie est ainsi consacrée à définir les formes idéologiques du cosmopolitisme maçonnique et à décrire le fonctionnement des réseaux de correspondance et l'usage des passeports et des lettres maçonniques. La solidarité prend la forme d'aide aux frères étrangers réfugiés politiques et aux victimes des persécutions antimaçonniques perpétrées par l'Inquisition gênoise ou par l'État napolitain ; elle bénéficie aussi aux naufragés, aux prisonniers de guerre et aux captifs des barbaresques. Elle est aussi sollicitée par des maçons en quête d'emploi ou d'assistance matérielle ; il lui arrive donc d'être victime d'imposteurs.
3Par ailleurs, construire l'Europe maçonnique posait le problème de l'exercice d'un hégémonisme. L'accord survenu en 1765 entre Grande Loge de France et Grande Loge d'Angleterre ( Moderns) bloquait toute expansion de la maçonnerie française en Europe, pendant que les despotes éclairés restaient désireux de contrôler leurs propres maçons : la mise en place d'obédiences nationales entretenant des rapports de coopération resta donc un beau projet.
4La deuxième partie considère le rôle des étrangers dans la maçonnerie française au XVIIIe siècle. Anglais et Irlandais, Allemands, Scandinaves, Suisses et Genevois : l'apport historique est ici surtout factuel. La troisième partie est formée de quatre études de cas portant sur quatre " métropoles maçonniques face au fait étranger " : Marseille, Strasbourg, Paris et, naturellement, Lyon. Depuis le Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle de Maurice Garden, les opportunités heuristiques se sont élargies, et Pierre-Yves Beaurepaire n'hésite pas à souligner les carences de publications plus récentes. Il prouve la sous-estimation des effectifs que l'on a commise en ne retenant que les frères affiliés dénombrés d'après les tableaux de loge, alors que les visiteurs étaient particulièrement nombreux, en particulier au sein de la noblesse. Quant à l'importance des relations étrangères dans la maçonnerie lyonnaise, elle amène Beaurepaire à s'interroger sur sa signification stratégique : n'aurait-elle pas traduit le désir d'échapper à la centralisation mise en place par le Grand Orient ? Le jour où quelque " nouvelle " histoire de Lyon sera entreprise, il ne faudra pas oublier de puiser largement dans ces pages 493 à 535, qui renouvellent largement le sujet.
5La quatrième partie a valeur de conclusion : intitulée " à l'épreuve de la différence ", elle invite la franc-maçonnerie à se livrer à une " relecture parfois douloureuse de son histoire ". Ici se profile la polémique : Pierre-Yves Beaurepaire prend ouvertement le contre-pied des conclusions posées par le colloque " Franc-Maçonnerie et Lumières au seuil de la Révolution Française " organisé par l'Institut d'études et de recherches maçonniques du Grand Orient de France en 1984. Soucieux de relativiser les applications réelles du cosmopolitisme maçonnique, l'auteur s'applique à en débusquer les faiblesses et à en tracer les limites, relevant réticences, blocages et exclusions. Il ne fait pas mystère de sa démarche, recommandant (p. 720) de " renoncer à une certaine histoire officielle de la franc-maçonnerie, bien pensante et autosatisfaite, pour exhumer des discours dont la violence fait écho aux débats actuels sur l'identité, sur ces "forains" qui n'en finissent pas d'inquiéter, quelque visage qu'ils prennent ". Au-delà de la problématique annoncée, celle de la gestion de l'altérité, c'est donc à une critique de l'histoire maçonnique qu'aboutit le travail de Pierre-Yves Beaurepaire. Nul doute que cet ouvrage stimulant, mais dérangeant, ne donne lieu à des controverses que l'on espère fécondes.
6Dans un domaine tout différent, on ne peut que saluer la qualité d'une édition qui a su réserver non seulement la place nécessaire à une forte bibliographie et à de beaux documents iconographiques, mais également celle que nécessitait un très précieux "" répertoire des francs-maçons étrangers dans les loges françaises au XVIIIe siècle " riche d'un millier de notes biographiques. Index compris, l'appareil scientifique représente ainsi quelque 150 pages. On regrettera seulement que les différents niveaux de gris utilisés dans les diagrammes soient assez peu distincts pour faire de leur lecture une énigme.
Pour citer cet article
Référence électronique
Olivier Zeller, « Pierre-Yves BEAUREPAIRE , L'Autre et le Frère. L'étranger et la franc-maçonnerie en France au XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 1998, 868 p. », Cahiers d'histoire [En ligne], 44-1 | 1999, mis en ligne le 14 mai 2009, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ch/60 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ch.60
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