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Comptes rendus

Nicole VERNEY-CARRON, Le ruban et l'acier. Les élites économiques de la région stéphanoise au XIXe siècle (1815-1914), Saint-Étienne, Publications de l'université de Saint-Étienne, 1999, 448 p.

Bruno Dumons

Texte intégral

1D'emblée, reconnaissons que Nicole Verney-Carron nous offre un livre fort, dans la plus pure tradition de l'histoire économique et sociale française, avec la publication de la version remaniée de sa thèse, préfacée par son directeur Yves Lequin. Sous le titre Le ruban et l'acier, elle nous emmène au cœur de la ville noire, non pas parmi les travailleurs de l'aiguille et de l'enclume, mais du côté des patrons. En mettant en lumière l'opposition entre deux univers industriels et la rivalité entre deux mondes de la bourgeoisie stéphanoise, elle vient nous proposer une clé de lecture particulièrement suggestive sur l'essoufflement de la vitalité économique de Saint-Étienne au XIXe siècle.

2Produit de la révolution industrielle, l'essor de la cité stéphanoise constitue un phénomène remarquable au regard des handicaps géographiques et structurels qu'elle cumule depuis l'Ancien Régime : enclavement dans un site montagnard au climat rude, proximité de la métropole lyonnaise, absence de traditions historiques fortes et de pouvoirs administratifs fixés à Montbrison. Tout ceci conduit Saint-Étienne vers une histoire singulière de ses élites et de son patriciat, nés du miracle économique mais également tributaires de ses vicissitudes.

3Préférant le concept d'" élites " à celui de " bourgeoisie ", Nicole Verney-Carron prend délibérément le parti d'étudier les sphères du pouvoir économique stéphanois. Dans une première partie, elle présente les générations successives de ce patriciat industriel qui ont exercé leur influence sur la ville. Soucieuses d'ascension sociale par l'anoblissement et la rente foncière, les premières générations patriciennes s'enracinent dans le négoce de la Fabrique stéphanoise, en particulier le ruban. Il s'agit des Bernou de La Rochetaillée, Chovet, Thiollière, Neyron, David, Sauzéa, Palluat de Besset, Tézenas du Montcel dont les généalogies nous sont très utilement présentées. Judicieusement dépeintes autour de leurs héros et de leurs chefs de clan, ces vieilles familles auxquelles se sont jointes des plus récentes comme les Épitalon et les Giron, ont alors profité du premier XIXe siècle pour s'enrichir mais se sont souvent enfermées dans "  une mentalité de rentier, sans s'impliquer dans les activités économiques nouvelles " (p. 70). Apparaissent alors de nouvelles élites, celle des maîtres de forge, parfois d'origine modeste, passionnés de technique et de science, souvent horsains. On y trouve les célèbres Jackson, Holtzer, Dorian, côtoyant des patrons de la métallurgie du cru et des ingénieurs à la grande renommée scientifique tels que Charles Cholat, Vincent Biétrix et Adrien de Montgolfier, symboles vivants d'une réussite sociale exemplaire, déjà dotés d'un fort capital social dépassant les cercles foréziens, abandonnant même le pays noir. Les quatre décennies précédant la Grande Guerre, marquées par le ralentissement structurel de l'économie locale, témoignent d'un repli des élites industrielles stéphanoises. Certaines, engagées dans le commerce, font exception, à l'image d'Étienne Mimard et de Geoffroy Guichard, tandis que les milieux juridiques et médicaux ne constituent guère des viviers pour l'éclosion de nouvelles élites. Le ruban et le métal apparaissent bien comme les fleurons de l'économie stéphanoise.

4La deuxième partie s'attache à dévoiler les structures de ces deux secteurs privilégiés. Pages d'histoire économique davantage connues, elles restituent néanmoins les pesanteurs du monde de la fabrique et les atouts de la grande entreprise métallurgique, souvent fragilisée par les carences des réseaux bancaires locaux. D'un côté se pérennise un secteur capitaliste pré-industriel, établi sur des maisons de commerce dotées de capitaux familiaux et une main d'œuvre dispersée. De l'autre s'affirme la grande industrie métallurgique nécessitant de lourds investissements, un financement complexe et un personnel très diversifié. De là, découlent deux univers patronaux radicalement différents dans leurs origines sociales, leurs pratiques industrielles, leurs utilisations des fortunes personnelles et leurs conceptions du monde.

5La troisième partie du livre déroule ces oppositions dans les stratégies de ségrégation industrielle et foncière de l'espace urbain, les pratiques charitables et paternalistes à l'égard des populations ouvrières, les questions relatives au protectionnisme et aux ententes patronales, les conceptions religieuses et philosophiques personnelles, stigmatisant parfois trop le fabricant de ruban catholique et le métallurgiste républicain, protestant ou franc-maçon. N'oublions pas en particulier le catholicisme intransigeant du directeur de la Compagnie des forges et aciéries de la Marine, Adrien de Montgolfier.

6La quatrième partie, consacrée aux scènes de la vie privée et aux pratiques culturelles, s'avère passionnante. Fondée, entre autres, sur des archives d'origine privée, l'approche suggère toujours une opposition entre les deux élites rivales du ruban et de l'acier. L'austérité caractérise le monde privé des fabricants stéphanois, avec une rigidité extrême dans les stratégies matrimoniales et le choix du conjoint, laissant peu de place aux sentiments et aux désirs de liberté, féminine notamment. En revanche les épouses des nouvelles élites de la métallurgie, souvent extérieures à la bonne société stéphanoise, apparaissent plus ouvertes et plus entreprenantes. Austérité également dans l'équipement urbain de la ville dirigée par ces élites traditionnelles, rigueur dans l'immeuble à cour des rubaniers faisant office de local professionnel et d'appartement privé. Le symbole de la réussite et de la distinction s'exprime alors par la détention d'un château ou d'une riche demeure dans les campagnes foréziennes, qu'il s'agisse des Balaÿ à Sourcieux ou des Palluat de Besset à Nervieux . Différents sont les Holtzer et les Dorian, qui installent leur luxueuse propriété à proximité de leur usine à Unieux et à Fraisses. Enfin, l'atonie culturelle caractérise cette vie bourgeoise, morne et austère, d'un patriciat stéphanois peu sensible aux arts et à la lecture. Les sociétés savantes les plus prestigieuses ont leur siège en dehors de la ville, comme la Diana à Montbrison, capitale historique du Forez. L'enseignement de la jeunesse des élites du ruban passe alors exclusivement par le collège Saint-Michel tenu par les jésuites, qui s'arrête souvent à cet établissement avant d'entrer dans l'entreprise paternelle. Quant aux cercles stéphanois, pourtant très cloisonnés dans leur recrutement, ceux de la fin du siècle vont progressivement constituer de réels espaces de sociabilité commune aux anciennes et nouvelles élites de la ville noire, Étienne Mimard côtoyant au Grand cercle les Descours et les Épitalon. De même, l'attrait pour les courses hippiques fait se rencontrer les Dorian et Holtzer avec les Giron et Colcombet sur les hippodromes de Saint-Galmier et Villars lors de concours réputés. Cette ouverture en direction des autres sphères du patriciat stéphanois ne se concrétise toutefois pas dans les réceptions privées qui témoignent d'une fermeture des relations au sein de la Fabrique. Malgré de timides ouvertures et de rares exceptions comme le riche négociant Denis Épitalon, le repli sur soi et la médiocrité caractérisent donc cette bonne société du XIXe siècle qui règne sur la dixième ville de France au recensement de 1911.

7Cette " faillite " des élites stéphanoises, en particulier celles incarnant la Fabrique, fournit la principale clé de lecture visant à expliquer le déclin progressif de Saint-Étienne à partir des années 1870. La fusion entre élites du ruban et de l'acier ne s'est pas réalisée, condamnant les premières à se scléroser et les secondes à repartir vers d'autres cieux plus favorables. Cette césure profonde entre deux mondes d'une bourgeoisie industrielle de province, minutieusement décrite par Nicole Verney-Carron, emporte la conviction du lecteur. Cependant une telle lecture, si catégorique, invite à s'interroger sur sa réelle pertinence : au fond, ces élites traditionnelles du ruban arrivées rapidement à la fortune, sorties en quelques générations des campagnes vellaves ou ardéchoises, ont-elles vraiment failli ? Réussissant à s'enrichir à partir du modèle capitaliste classique du négoce et du commerce dans une ville de 20 000 habitants, sans tradition historique et administrative, sans véritable présence d'une élite sociale de référence comme la noblesse, ce milieu persiste longuement dans ses pratiques traditionnelles de gestion et sa culture catholique intransigeante.

8On peut alors s'interroger à plusieurs titres. Comment se sont comportées les bourgeoisies de grandes villes comparables à la cité noire, dépourvues d'histoire et de lieux de pouvoir, créées de toute pièce par l'industrialisation ? Ni préfecture, ni évêché, ni capitale historique, concurrencée par la proximité rouennaise, la ville du Havre ne présente-t-elle pas des similitudes avec ses élites très cloisonnées entre elles, qui n'ont guère procédé à une fusion collective  ? Qu'en est-il à Roubaix, Brest et Toulon ? Ces élites rubanières aux comportements industriels, religieux et culturels étonnamment archaïques, diffèrent-elles vraiment des élites catholiques du textile du Nord comme les Féron-Vrau, les Motte et les Thiriez  ? Dans le Lyon de la fin du XIXe siècle, un Auguste Isaac semble apparaître tout aussi conquis au libre-échange dans les affaires, austère dans sa vie privée, attaché au moralisme de la foi catholique. Les maîtres de forges lorrains ne présentent guère plus d'ouverture en direction du patronat local, en particulier du textile vosgien .

9Pourtant les élites stéphanoises du ruban ont su s'adapter, se renouveler. Certes, il leur a fallu quitter le paysage des terrils et l'obscurité des maisons de commerce pour s'installer ailleurs au XXe siècle. Ainsi, parmi les descendants de cette famille de rubanier stéphanois venus s'expatrier à Lyon, François Descours réside en 1935 sur le côté aristocratique du cours Verdun. Ingénieur des Arts et manufactures, membre du cercle de l'Union et de l'Automobile club, il a épousé une fille Aynard . Les différentes éditions du Bottin mondain pour la seconde moitié du siècle montrent combien, dans certaines familles d'élites traditionnelles stéphanoises comme les Balaÿ, Guitton, Palluat de Besset, Tézenas du Montcel, il a été possible de se renouveler dans d'autres secteurs de l'économie et de fusionner au sein de la bonne société lyonnaise et parisienne.

10Malgré une réelle pertinence, la problématique de la " faillite " des élites ne cache-t-elle pas trop souvent le poids difficilement surmontable, pour les générations d'un siècle, des structures de l'économie et des pouvoirs politiques appartenant au temps long ? Le rôle des élites dans les difficultés d'adaptation d'une société à la modernité économique et politique à marquer plus d'une historiographie nationale, en particulier celles sur les bourgeoisies allemande et italienne. Un réexamen actuel de ces historiographies tend à modérer sensiblement ce type de lecture . Les pesanteurs historiques et les handicaps géographiques d'une ville comme Saint-Étienne ont probablement pesé trop lourd dans les différents processus d'adaptation à la modernité. Les premières élites rubanières, attachées à une structure pré-industrielle, comme les secondes du métal, nouvellement arrivées et davantage intégrées dans le capitalisme moderne, doivent à un moment renoncer à poursuivre leurs activités dans la ville noire, le miracle stéphanois s'étant alors arrêté. Ainsi se marque la fin d'un cycle historique en économie ; et la nécessité, pour une ville, de cumuler des pouvoirs différents pour qu'elle puisse s'adapter, se transformer et continuer à s'affirmer. Nicole Verney-Carron nous a ainsi entraîné avec bonheur au cœur des élites stéphanoises du ruban et de l'acier, en nous offrant un bel ouvrage, agréable à lire, doté d'un solide questionnement qui nous mène dans un débat historiographique passionnant. Tel est le mérite de son livre. Qu'elle en soit remerciée.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Bruno Dumons, « Nicole VERNEY-CARRON, Le ruban et l'acier. Les élites économiques de la région stéphanoise au XIXe siècle (1815-1914), Saint-Étienne, Publications de l'université de Saint-Étienne, 1999, 448 p.  »Cahiers d'histoire [En ligne], 45-2 | 2000, mis en ligne le 13 mai 2009, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ch/217 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ch.217

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