A vau-l’eau
Dedication
Pour Michel Fabre, en reconnaissance.
Full text
1Elle est là.
C’est elle.
La voici:
Elle est enfin arrivée.
2Par ondes successives, elle se déroule sur la pente, en contrebas de la maison. Flocons lents et silencieux. Myriade de confettis, tous blancs. Les arbres l’ont bien sentie venir, ils rentrent leurs racines, la sève se ralentit et prend patience. Tout se tait et se met à l’écoute de ce silence qui s’égrène. De temps à autre, une bouffée de vent venue d’en haut découpe une plaque dans cette immobilité descendante et la fait osciller, de-ci, de-là. Puis tout se remet à la verticale, dans un garde à vous muet, progressivement, tout doucement.
3Il est dans son lit, bien au chaud, la tête tournée vers la fenêtre, vers la montagne. Par le rideau rouge entrouvert, il aperçoit l’événement. La pièce est froide, du plafond jusqu’au plancher. Il est bien content, oui, vraiment heureux de ce changement tant attendu. Il aime toujours être au chaud quand les autres sont au froid, être au sec quand la pluie crépite sur la tôle ondulée du toit et se déverse en filets équidistants et serrés par-dessus le balcon, de l’autre côté de la chambre. Scénarios fidèles. Comme il sent le froid alentour, il se recroqueville sur lui-même, en chien de fusil, pour accumuler la chaleur autour du bassin, jusque dans son ventre. Et il croise ses pieds l’un sur l’autre au bout de ses jambes, geste qu’il a souvent vu pratiquer par les moribonds dans leur recherche d’une chaleur qui s’en va. Les couvertures tassées et repliées lui calent les reins, en doublure, et lui forment une peau supplémentaire. Le drap lui couvre le visage, lui monte jusqu’aux yeux, lui emmitoufle les oreilles. Il sent sa propre chaleur l’entourer. Il est comme dans un cocon de tendresse. Images d’eau, de baignoire bleu tendre. Il ne manque plus que les petits canards en matière plastique rose pour flotter à la surface.
4Il sent le froid. Celui-là, quand il s’avance dans une pièce, il le fait sans bruit, sur la pointe de ses coussinets de feutre. Il se déplace à la façon des nuages. Il descend du plafond, enrobe les meubles, les murs blanchis à la chaux, s’insinue peu à peu dans les recoins encore disponibles, s’infiltre par les interstices des fenêtres. Il se pose et s’installe. Partout, en diplomate inlassable, il négocie avec les espaces, les rondeurs, les angles, les lignes droites pour s’y caser, pour mordiller des territoires. Sa gourmandise déborde de patiences. Il vient maintenant lui pincer l’oreille pourtant bien cachée sous le drap. Il s’insurge: non, cela suffit comme ça. C’est le moment des grandes résolutions. Il enfile en vitesse ses vêtements imbibés, moites de cette humidité qui les a surpris pendant la nuit, pendant qu’il dormait, leur infligeant sa morsure brutale et sournoise. Il s’active autour du poêle, casse les brindilles de hêtre, empile les bûches, et fait craquer l’allumette salvatrice. Le feu s’empare de ses flammes et jaillit avidement dans le trou noir. Un chagrin soudain lui serre les yeux. Quelque chose l’inquiète: mais quoi, au juste?
5Il sort sur le balcon. C’est une manie, un vieux tic, quelque chose qu’il accomplit comme un rituel. La fumée déroule maintenant ses grosses volutes par ce cigare en tôle qui se dresse sur le toit. Il aime ça. C’est un signal, comme un sémaphore qui annonce à la combe qu’il est toujours là, que cette maison est encore active, qu’elle respire par sa cheminée, qu’elle n’est pas morte ni abandonnée, mais toujours vivante, capable de cracher son brouillard de bois qui s’élève lentement dans le ciel, qu’elle est capable de donner une chaleur au dedans. Je deviens gâteux, se dit-il. Il rentre et referme soigneusement la porte. Le froid recule: il va peut-être finir par perdre sa partie. Il y a quelque temps encore, dans cette maison, il y avait les cris des enfants, et le matin, l’odeur du café frais, du pain grillé et des confitures.
6Il est dehors. Il chausse ses raquettes. C’est toujours agaçant, ces lanières qui n’en finissent pas de s’emmêler, et que le gel commence à raidir, et ce sac qui lui tombe sur le nez, et ce chien qui jappe et s’affole tout autour. Et puis ce n’est pas tout: il lui faut arrimer les planches sur le sac en les glissant dans les fentes prévues à cet effet, pour ne rien dire des bâtons, des gants, des jambières. Voilà, l’ennui avec la neige, c’est qu’elle se met partout, il faut tout prévoir avec elle, et contre elle, finalement. Elle fait comme le froid qu’elle accompagne: deux indiscrets par vocation, qui fourrent leur nez partout. Elle veut tout pénétrer, si l’on n’y prend garde. Elle recouvre tout ce qui tombe sous le cristal de sa protection glacée et rêche. Il faut se méfier de cet enrobage qui pourrait bien devenir une invasion: tu protèges, ou tu étouffes? C’est un peu comme dans une dispute, chacun chez soi, et les flocons seront bien gardés.
7Il a l’impression de marcher avec des ventouses. La raquette s’enfonce, avec un crissement serré et dru. Un coup sec de la jambe, et elle s’arrache à la forme qu’elle commençait à imprimer, expédiant en arrière une giclée de poudreuse. Il croit marcher sur un tapis de biscottes et de biscotins. Il ne sait plus où donner des yeux, puisqu’ils la rencontrent partout. Elle ne tombe plus et semble souffler un peu avant de reprendre sa descente. Il en profite pour s’insinuer lentement et lourdement, d’une démarche qui doit sûrement évoquer celle de l’ours: traces de plantigrade. Le ciel est bleu à en crier d’aise. La moindre branche, le plus petit rameau sont escortés d’un velours de cristaux. Le nettoyage a été bien fait: disparus les prés embarrassés de broussailles, puisque on ne les fauche plus depuis belle lurette, ensevelis les arbustes grêles, nivelés les creux, les aspérités choquantes. Le paysage a été refait, patiemment remodelé des pieds à la tête. Restent maintenant des courbes, des rondeurs, des croupes, des arcs, des concavités, des hanches moelleuses. Devant, le chien enfonce jusqu’au poitrail, il avance comme une étrave velue, inlassable, inépuisable. Il le connaît bien avec sa manie de vouloir lui en remontrer en passant devant. Quand il n’en pourra plus, il viendra se traîner derrière lui en utilisant ses traces, une fois qu’on sera parvenus là-haut, au hameau, et qu’il redescendra sur ses vieux skis. En attendant, il file devant, tout frétillant, très fier de lui, la truffe en l’air. Le voilà qui renifle maintenant avec frénésie. A droite, une trace fine se faufile en zigzag vers les buissons ployés sous la charge. Il croit reconnaître celle d’un renard. Il l’imagine, très tôt ce matin, les précédant, remontant le même sentier. Qu’est-ce qu’il faisait par là? Ce qui est cocasse, c’est que de temps en temps, ses empreintes s’écartent du chemin pour y revenir après un petit détour. En s’approchant, il voit de quoi il retourne. Au bout de chacune de ces courbes, il y a une petite tache jaunâtre, encore fraîche. De l’urine: Monsieur soulageait ses petits besoins en faisant des dessins dans la neige. Et cela lui donne une idée, ce qui prolonge la rencontre. Le chien fait de même.
8Et on reprend la marche. Ce qui est curieux avec cette neige, c’est que l’espace s’élargit, se vide, ressent un besoin de s’épurer, de se purger. Les échos, de ce fait, étalent leurs ondes en cercles de plus en plus vastes. L’horizon a fait sa grande toilette et dévoile des perspectives insoupçonnées, qu’il avait tenues cachées jusque-là. Le bleu pointe partout et après quelques activités de balayage, de lavis répétés, il trône et affirme sa pureté. Interloquée, la montagne n’ose plus rien dire. Des aires de solitude s’enchâssent et s’installent, monacales. Tout se tien coi, le souffle en suspens, sur soi-même recroquevillé. Le feu qui pond ses braises sur la grille noire en profite. Comme il se sent à l’abri, avec une mentalité de planqué, il met les bouchées doubles et grignote allègrement ses bûches. Tandis que la fumée hisse ses tourbillons dans le ciel nettoyé, les senteurs sont plus fortes, plus âcres que d’habitude. C’est comme pour les sons, c’est plus net, plus franc, ça porte plus loin. Les narines explorent des sensations perdues, et l’œil redécouvre le bleu de l’enfance. Les orteils ne touchent plus le sol, mais s’étalent pour mieux deviner à travers le gros cuir ces couches intermédiaires, ces intercalaires qui répondent à leur effleurement en chuintant des crissements agacés.
9Un coup de sabre au flanc droit. Ses côtes en tressaillent. Les poumons encaissent le choc et restent suspendus à leur thorax, sans souffle. Le cœur s’affole, des moiteurs lui remplissent le creux des mains, tapissent ses aisselles. On dirait qu’une horloge se met à faire tourner ses aiguilles à toute allure, à en faire craquer son cadran devenu fou. Le ventre se raidit, se fige en un bloc compact. Et maintenant une grande scie circulaire lui fend les flancs, de part en part. Il aimerait pouvoir crier à la lune, et laisser ainsi ce mal sortir par sa gorge déployée. La lame s’enfonce de plus belle. Mon Dieu, que se passe-t-il ?
10Il est à l’hôpital. Il ouvre les yeux. Il nage dans une substance pâteuse, pâte dans une autre pâte, mais laquelle? D’un blanc à l’autre. Des peintures écaillées, rebarbouillées, en croûtes épaisses, comme sur un bateau à la dérive, sur les montants du lit, rambardes de misère. Une sonnette grotesque et obscène pendouille au bout d’un fil très triste. D’autres fils, d’autres itinéraires mystérieux circulent dans son corps. Des gargouillis obscurs, des translations liquides qui lui perlent dans les veines. Il se sent en distillation. Un visage se penche sur lui pour lui demander, ironie du sort, si tout va bien. Il voudrait répondre, il croit qu’il a répondu, mais il s’aperçoit qu’aucun son n’est sorti de sa bouche. Il sent vaguement qu’on s’affaire, qu’on s’agite beaucoup autour de lui. Il préférerait qu’on le laisse tranquille, qu’on lui fiche sa paix.
11Des plaques de plomb tombent du plafond blême. Il se sent tout petit, écrasé sous cet empilement de dalles. Du métal en fusion jaillit par des goulets incandescents, lui siffle son venin dans les oreilles et lui secoue la carcasse. Tout au long de sa cage, il croit sentir un raclement rauque qui lui écorche les côtes, les unes après les autres, et les met à vif. Il est sur cales, grande carène affalée dans la vase. Des ouvriers lui grattent sa coque, et font tomber à grands coups de masse les arapèdes qui se sont agrippées à ses bois. Cela lui résonne de partout. Ca lui dégringole dans les lombaires. Par contrecoup, son épaule se bloque et se coince. Comme si, à l’autre bout de la chaîne, on lui prenait les cervicales entre de gros doigts gourds pour les lui écraser. Et puis voilà que cela s’éteint et s’efface. Il sombre à nouveau dans une sorte de coton d’indifférence. Il ne sent plus qu’un abrutissement, une torpeur de sensations, qui lui font presque regretter cette souffrance qui avait au moins l’avantage de mobiliser toutes ses énergies. Il est une outre percée, vidée de sa substance, un corps exsangue. Seul son ventre proteste encore un peu en émettant un vague grognement. Le temps s’en va comme un goudron épais et flasque. Ses paupières rabattent leurs clapets et interdisent le jour. Panneaux d’acier qui se claquemurent. On ferme! On ferme! Le guide va d’une porte à l’autre, traînant ses clefs à son ceinturon, chassant ses derniers clients comme autant de mouches. D’un geste agacé, il consulte son bracelet montre, comme si on allait lui reprendre ce temps dont il se croit encore le seul maître. Imbécile.
12C’est un troupeau de moutons qui se traîne sous le soleil. Sans berger, égaré, éparpillé dans une rocaille stérile qui ne sait pas donner de l’ombre. Avec un bruit mat, des corps s’effondrent au ralenti, s’abandonnent à l’attaque des fourmis et des mouches. Maintenant, ce qui reste du troupeau doit franchir une digue si étroite qu’une seule bête peut la franchir à la fois, en file indienne. On se bouscule à l’entrée comme devant un portillon de métro aux heures de pointe. Et on chute misérablement pour aller s’écraser en bas. Chenille processionnaire en train de se disloquer. Dans son crâne, des trompes immenses se mettent à hurler, la boîte gémit par toutes ses fontanelles, prête à craquer. Il baigne dans sa sueur comme un rôti dans son jus gras. Alors, il ne bouge plus et se cale dans son lit moite. Enfin, l’orage passe, et la nuit descend, la garce, de ses cintres.
13Il y a des moments où il n’y croit plus, et où il se retire dans ses chairs meurtries comme un escargot dans sa coquille. Il se suspend quelque part, chauve-souris au fond de sa grotte, la tête en bas, les jambes en l’air, oui, je vous reçois, mais je m’en bats les flancs. Loin de tout, très distant, si bien que quand on lui parle, il a l’impression que cette voix vient de je ne sais où, d’un autre univers qui n’est plus du tout le sien, celui des bien-portants, des mange tout, des lève tôt et des couche tard. Pourquoi leur répondre? Et d’abord, pourquoi s’adressent-ils encore à lui, ces visiteurs éphémères, sitôt arrivés, sitôt partis, avec leur inévitable eau de Cologne Roget & Gallet, leurs livres qu’il n’a aucune envie de lire? Et leurs bouquets de fleurs quasi funéraires, si belle est leur inconscience, et leurs bonbons infantiles, leurs sucreries douceâtres et piégées, leurs mandarines, comme s’il s’agissait d’une visite à un enfant cloué sur son matelas souillé la nuit dernière, tenu prisonnier par des ogres très méchants en dépit de leurs blouses blanches qui se veulent rassurantes. Dans un panier au bout d’une longue ficelle, avec des précautions infinies qui se veulent pleines d’amour alors qu’elles sont transies de peur, on lui fait parvenir tous ces cadeaux dont il n’a que faire. Il la sent, leur peur, leurs mains humides, leurs salutations hâtives, leur envie de s’en aller, leur incapacité à le laisser parler de ce qui le tourmente, de sa peur de basculer définitivement dans ce grand trou dont on ne sort plus. Ils veulent le rassurer, mais c’est eux qu’ils rassurent, braves gens. Et ce n’est pas pour lui qu’ils ont peur, mais de lui. C’est de leur propre mort qu’ils ont peur, et non de la sienne. Car pour eux aussi, cela viendra. On le décrit guéri, rétabli, sur pied et en cap, la poupe au vent. Cette délicatesse le touche. Il préfère Paul, qui reste là sans dire un mot, très gêné, mais aussi beaucoup plus présent.
14Il se sent si faible qu’il ne parvient plus à lever son bras pour attraper son bol. L’os pend, de toute sa pesanteur, inerte, sans ressort, au bout de son bras décharné. Le muscle ne veut plus lui rendre ce modeste service, voilà qu’à son tour, lui aussi, il démissionne. Il va lui falloir mendier un secours, une aide bien humiliante. Une envie folle le prend de se crisper sur ses haillons de dignité, tel le naufragé qui s’accroche à une bouée gorgée d’eau de mer. Sa main ne parvient pas à se hisser et retombe sur un drap vert marqué du sceau du C.H.U. Ses doigts se résignent à leur sort et caressent machinalement le réseau ténu des fils entrecroisés. Il n’a jamais beaucoup aimé le dessus de ses mains, ses doigts qu’il a toujours traités avec quelque mépris, série de boudins, de chipolatas. Maintenant les doigts hospitalisés se sont faits plus fins, plus déliés, de vraies mains d’intellectuel pratiquant, au lieu de ces battoirs désorientés qui lui pendaient au bout des bras, dans ses moments de timidité. La peau en est presque transparente, elle a pris des reflets de cire. Mais il a toujours aimé ses paumes, leurs monticules, leurs aventures de chairs denses et chaudes, serrées et douces, cette tendresse cachée derrière la pesanteur offusquante des doigts, ces vallons ombragés, sources de tant de plaisirs. Il les laisse s’épanouir à leur aise sur ce linge dont il se voit nimbé, entouré et choyé. La maladie, il le comprend maintenant, c’est des linges, du beau linge. Moments de bonheur profond et calme quand on lui change les draps et qu’il retrouve une fraîcheur digne de Blanche Neige. Ah oui, c’est vrai, la neige, j’allais encore oublier. Sa mémoire s’éloigne devant ce train noir qui s’élance et bouscule des quais coquets garnis de pétunias, hurlant sa vapeur et ses charbons. Elle agite son petit mouchoir de percale blanche. Discrètement, elle écrase une larme, et puis s’en va sur la pointe des pieds.
15Il voit tout cela du fond de son brouillard, perclus, bastonné du dedans. C’est comme un film qui de temps en temps se met à dérouler follement ses bobines et qui vient se projeter sur la face interne de sa rétine, de sorte qu’il le suit passivement, derrière ses paupières qu’il garde presque constamment fermées. Monde intérieur, système clos où il se calfeutre. C’est à peine s’il s’est aperçu qu’on l’avait changé de chambre. Il est seul maintenant, et il apprécie cela. Mais est-il jamais sorti de ce besoin de s’enfermer? Pourquoi ne parvient-il plus à s’intéresser à ce qui l’entoure, à cette femme de service qui lui apporte un café comme seuls les hôpitaux savent le faire? Il a souvent pensé que l’on s’en allait quand on le voulait bien, quand les choses du dehors perdent toute saveur et deviennent insipides, fades. Encore cette meule qui lui broie les côtes, mais moins fort, maintenant. Le pire dans la souffrance, ce n’est pas de l’avoir. Alors, on sait qu’elle est là, on s’y résigne: que faire d’autre? Non, le pire, vraiment, c’est quand elle vous fausse compagnie, quand elle n’est pas encore là mais qu’on la sent venir, quand elle commence à pointer son sale museau sur l’horizon. L’attente de sa venue.
16Ce matin, radio. Encore une. Sécheresses médicales. On l’allonge sur une véritable planche de guillotine que l’on bascule d’un seul coup, après quoi, en position verticale, il doit se maintenir là-dessus pour qu’ils puissent prendre leurs photos indiscrètes. Et il se retrouve devant une situation qu’il déteste, cette faiblesse humiliante de son corps sur une planchette de formica. Eh bien tant pis pour vous: à croire que vous n’avez jamais été malades. Et il se laisse faire, il s’abandonne à ces mains qu’il sent agacées, il fait perdre un temps précieux, il dérange un planning bien établi. Et puis il se retrouve sur un grand chariot aux barres nickelées, en attente de je ne sais quoi, dans un couloir. Pourquoi les hôpitaux ressemblent-ils tellement à des aquariums? Pourquoi ces carrelages verts à l’infini? Et que dire de ces hublots, de ces fleurs artificielles, de ces algues tristes qui laissent traîner leurs filaments le long des murs? Tout est en acier chromé, les surfaces sont recouvertes de couches de peinture épaisses, comme dans un navire. Des maîtres nageurs gonflés de leur importance circulent d’un étage à l’autre, en faisant claquer leurs sandales de bois sur des dalles de granito. La propreté des sols est une véritable obsession, avec ses relents d’eau de Javel, que des wassingues fouineuses ne cessent de caresser plusieurs fois par jour. On pourchasse le microbe. Serait-il un poisson en observation dans son bassin?
17Trois infirmières l’embarquent vers sa chambre, très fraîches, pimpantes, pleines de santé. Il les taquine et joue le cow-boy, là-bas dans l’ouest, et fouette cocher! Le chariot dévale le couloir à toute allure, en fou rire. En fait, il ne sait plus s’il rit jaune, ou s’il peut commencer à rire pour de bon. Vanité d’homme qui sent qu’il revient de loin, qui ne veut pas abdiquer, et fait son coq devant les dames. On le dépose sur sa couche comme une grande gerbe de fleurs fanées, épuisé, inerte.
18Une roue de moulin brasse des masses liquides dans sa tête. Elle tourne et tourne encore. Le poids de l’eau qui jaillit du bief fait basculer les pales en un bruissement mécanique. C’est cette immobilité de la roue (elle n’avance ni ne recule, en dépit de ses rotations têtues) qui le choque, et ce mouvement perpétuel, ce vide qui oscille sur lui-même, s’entraînant dans sa propre chute, par gravité, en paliers, par cascades alternées. L’eau ruisselle, dégouline à flots sur la paroi luisante des rayons de la roue, en verticales allongées qui viennent contredire ces tournoiements, ces circulaires éclaboussantes. Fixité au milieu de mobiles.
19Les rituels, la toilette matinale, la savonnette blanchâtre. La soupe insipide où flottent des vermicelles en naufrage, la purée de pommes dans un gobelet en aluminium, et son arrière-goût de punaise échappée d’un placard. Mais il sent aussi, en posant gentiment ses bras grêles sur son petit plateau qu’en lui une spirale commence à reprendre forme et à se dénouer. Il apprécie le temps dont il peut disposer, et la douleur se fait plus rare, plus intermittente. On dirait que peu à peu elle se retire, et que de guerre lasse, elle commence à renoncer à son inlassable travail de sape. Les mots lui reviennent, sa bouche se met à parler.
20Elle est sur ses épaules. Ses petits pieds pendent sur sa poitrine. Il les pelotonne dans ses mains. Ses doigts se nouent autour des chaussons rouges, en velours. Il fait le cheval. Elle pousse des gloussements, sa joie est aiguë et légère. Elle lui plante ses menottes dans les cheveux.
Elle n’est plus là.
Elle est partie, la neige.
Elle reviendra,
C’est promis.
References
Bibliographical reference
Jean Sevry, “A vau-l’eau”, Commonwealth Essays and Studies, Special Issue 5 | 2003, 129-135.
Electronic reference
Jean Sevry, “A vau-l’eau”, Commonwealth Essays and Studies [Online], Special Issue 5 | 2003, Online since 06 April 2022, connection on 17 February 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ces/11779; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1247q
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