Pour notre ‘grand-frère’ Michel Fabre
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1Cher Michel,
Tu aurais pu te contenter des études afro-américaines dans lesquelles tu étais déjà un pionnier en France. Mais ta curiosité et ton goût de la découverte t’ont poussé vers d’autres chemins où nous nous sommes croisés. Tu répugnais décidément aux cloisonnements et aux spécialités envisagées dans un sens restreint. Le « Commonwealth » n’était par forcément « ta période », pour utiliser un cliché si tristement célèbre parmi les universitaires français. Tu aspirais toujours à des horizons nouveaux, non conventionnels. Sans doute les voies ouvertes par ton vieux maître lyonnais Louis Achille avaient-elles contribué à éveiller ta curiosité.
2Lors de notre première rencontre, je n’étais encore qu’un jeune assistant rédigeant une thèse sur James Hanley et peu préparé a priori pour aborder ce nouveau champ littéraire encore peu défriché que l’on appelait alors « Littératures du Commonwealth ». C’était au début des années soixante-dix. Tu occupais déjà les fonctions de professeur à Paris 3. Tu avais la bonté d’inviter le jeune Dijonnais à des jurys de thèses sur Soyinka, Lamming, l’oralité aux Antilles… Dans les colloques internationaux, tu m’impressionnais tant tu semblais à l’aise parmi tous ces universitaires dont je révérais les noms sur les couverture de revues ou d’ouvrages critiques. Bref tu étais un peu le grand frère qui m’encourageait et me soutenait en remplissant cette fonction de compagnonnage si essentielle dans la vie d’un universitaire.
3Au moment crucial du passage de relais entre les fondateurs de la Société d’Etude des Pays du Commonwealth et la génération suivante, c’est encore toi qui pris les choses en main en acceptant de présider la SEPC, en convaincant les présidents de jury de concours qu’il fallait inscrire au programme des auteurs « du Commonwealth », en organisant à Paris 3 des colloques mémorables (sur l’Australie, sur la poésie…) et en me faisant confiance pour la direction de la revue Commonwealth.
4Nos aînés avaient posé les fondations d’une nouvelle discipline. La société et la revue existaient mais dépendaient encore trop de financements aléatoires et ponctuels. Le nombre de membres ne suffisait pas à financer la sortie régulière de Commonwealth. Il fallait progressivement se libérer des subventions ponctuelles accordées généreusement par telle ambassade, généralement d’un pays du « Vieux Commonwealth », afin d’offrir aux littératures du Tiers Monde la possibilité de bénéficier d’un traitement meilleur que celui accordé dans les pages ronéotypées d’Echos du Commonwealth. Ton soutien et celui de ton centre de recherches ont été cruciaux en cette période charnière. Il nous fallait ensuite développer le lectorat, ouvrir la revue largement à des auteurs et à des lecteurs étrangers, constituer un comité de rédaction digne de ce nom. Dans toutes ces tâches, tu étais là, à nos côtés, bienveillant, avec tes conseils discrets, ton sens de la diplomatie, ton recul non dénué d’humour, ton efficacité un peu bourrue que tes amis savaient interpréter comme la pudeur d’un homme qui n’aime pas gaspiller ce temps si précieux pour qui a toujours un nouveau projet à réaliser.
5Tu représentais pour moi le vrai chercheur, celui qui vise toujours à sortir des sentiers battus, qui n’hésite pas à s’engager dans un domaine qui ne va pas forcément servir « sa carrière », comme on dit maintenant. Par simple intérêt et curiosité tu ouvrais des horizons nouveaux. Lorsque tu sentais que ton interlocuteur partageait tes enthousiasmes, tu savais largement lui faire confiance et offrir ton amitié généreusement.
6Lorsqu’en 1978 j’ai lancé le projet (un peu fou au départ) de traduire Palace of the Peacock de Wilson Harris, tu étais encore là pour m’encourager et me suggérer de prendre contact avec les Editions des Autres. C’est grâce à toi que j’ai eu le courage de m’engager dans la traduction littéraire que j’avais abordée de la manière la plus ardue qui soit.
7Avec toi, la recherche ne s’arrêtait pas aux portes des bibliothèques. Elle était – et demeure – une occasion de développer la convivialité. Tu apprécies les retrouvailles avec des amis étrangers ; tu affectionnes les lieux où l’on « titille l’ocelot… » Tu as compris très vite que les pionniers et pionnières de EACLALS partageaient avec toi les mêmes valeurs de curiosité scientifique et le goût de faire partager leur enthousiasme dans l’institution universitaire et au dehors. Volontiers militants des études postcoloniales, les membres de cette génération, comme toi, répugnent aux relations hiérarchiques et mandarinales, qui reviennent malheureusement d’elles-mêmes à mesure que les années passent… Espérons que cet esprit que l’on pouvait maintenir à l’intérieur d’un groupe relativement restreint, continuera d’exister maintenant que notre discipline est représentée dans la plupart des universités du monde.
8Dans les débuts, tu retrouvais dans cette grande internationale qui ne s’appelait pas encore postcoloniale une ouverture et une générosité qui s’accordaient avec ta philosophie de la vie.
9Jacqueline Bardolph est malheureusement disparue trop tôt pour être incluse dans ce volume qu’elle appelait de ses vœux. Une des fondatrices de EACLALS, Anna Rutherford, avait promis de participer à ce recueil. Après sa retraite à Newcastle, New South Wales, elle commençait à s’initier à l’Internet, sans pourtant avoir eu le temps de devenir experte. Quelques semaines avant son décès, elle m’avait fièrement envoyé ce message que je t’offre, « typing errors and all… » Tu y retrouveras une âme sœur :
Date: Tue, 17 Oct 2000 17:47:49 +1000
From: Anna Rutherford <annarutherford@bigpond.com>
Reply-To: annarutherford@bigpond.com
To: "Jean-Pierre.Durix" <jpdurix@u-bourgogne.fr>
Subject: Re: Michel Fabre
Dear Jean Pierre,Thank you for your emil. I am delighted to wriete a piece for Michel. I will give you a more detailed description of the topic by the time you reqested but it will be on Ned Kelly plus a personal section and it will not be more than 3ooo words. Love to Carole and yourself. Anna. Please forgive any mistakes, I am just moving into the new century, a little late I know but better late than never.
10Elle aussi était avide de saisir la vie, de s’engager dans de nouvelles découvertes, et n’avait pas toujours la patience de relire la dernière phrase écrite, surtout si elle devait être confiée au cyber-espace... Elle aussi plaçait l’amitié par dessus tout. Nous ne lirons pas ce papier sur Ned Kelly. Tu aurais sans doute aimé ce récit concernant le Robin des Bois australien. Pour te consoler, d’autres amis ont tenu à te témoigner leur affection. Plusieurs sont tes anciens thésards. Ceci rappelle que tu étais à ton époque d’activité à Paris 3 le maître des recherches postcoloniales en France, celui grâce à qui la spécialité a acquis ses lettres de noblesse.
11Le présent volume rassemble des contributions diverses offertes par des amis de différentes régions du monde. La diversité des sujets témoigne de ton ouverture d’esprit. Les littératures caraïbes sont, naturellement, davantage représentées, ce que l’on comprendra lorsqu’on connaît ton intérêt pour le monde afro-américain. Mais l’Australie, l’Afrique et le Canada occupent également une bonne place, témoignant ainsi de ton ouverture sur le vaste monde.
12Le « postcolonialisme », comme on dit maintenant, représentait la dernière « frontière » de l’anglicisme (après les études américaines, la civilisation et la linguistique). Ce domaine jadis marginal est maintenant entré dans le « mainstream ». Tu as largement contribué à ce résultat en formant et en accompagnant ceux qui s’apprêtent maintenant à passer le relais à la génération suivante. Même tardif, ce petit volume est un témoignage de notre reconnaissance et de notre affection. Comme le disait si justement Anna, « better late than never »…
References
Bibliographical reference
Jean-Pierre Durix, “Pour notre ‘grand-frère’ Michel Fabre”, Commonwealth Essays and Studies, Special Issue 5 | 2003, 5-7.
Electronic reference
Jean-Pierre Durix, “Pour notre ‘grand-frère’ Michel Fabre”, Commonwealth Essays and Studies [Online], Special Issue 5 | 2003, Online since 06 April 2022, connection on 13 January 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ces/11724; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1247c
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