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Lectures critiques

Alexandre Escudier, Pierre Gisel & Jean-Marc Tétaz (éds), Le sacré en questions. Lectures et mises en perspective de Hans Joas

Madeleine Wieger
Référence(s) :

Genève, Labor et Fides, « Le champ éthique » 67, 2023, 288 pages

Texte intégral

1En 2017, le sociologue Hans Joas a exposé sa théorie du sacré dans un essai intitulé Die Macht des Heiligen. Une traduction française de ce livre par Jean-Marc Tétaz est parue en 2020 aux éditions du Seuil, sous le titre : Les Pouvoirs du sacré. Une alternative au récit du désenchantement. La même année, un colloque scientifique dédié à la réception et à la discussion de cet ouvrage « promis à devenir un classique des sciences sociales » (p. 143) devait se tenir à Paris. Il fut repoussé puis annulé en raison de la pandémie, mais les experts qui avaient été conviés à y intervenir livrent leurs contributions dans le présent volume.

2Dans l’« Introduction » (p. 7-25), les éditeurs présentent brièvement Hans Joas et son œuvre avant de donner un résumé de chacune des huit contributions et d’expliciter à cette occasion l’ordre qui préside à l’organisation de l’ouvrage. À la fin du volume, les articles sont suivis d’une « Réplique » (p. 249-271) de la plume de Hans Joas, ainsi que d’une bibliographie énumérant, à l’intention du lecteur francophone, aussi bien les livres et articles de H. Joas traduits en français que les publications de langue française dans lesquelles l’œuvre de H. Joas est discutée. Entretemps se succèdent des exposés qui entretiennent avec l’essai de H. Joas un rapport chaque fois différent, selon qu’ils entrent avec H. Joas dans une discussion serrée sur sa lecture des penseurs qu’il convoque, proposent des compléments à sa théorie du sacré en sociologie, ou la mettent en perspective à partir d’autres disciplines telles que les sciences politiques ou la théologie.

3Dans sa « Réplique », Hans Joas décrit lui-même brièvement le projet qui fut le sien en écrivant Les Pouvoirs du sacré. Il s’agit pour lui de s’emparer de « la question d’une histoire globale de l’universalisme moral » (p. 257) en proposant une alternative aussi bien au récit du désenchantement et de la sécularisation inéluctables de Max Weber qu’à l’histoire hégélienne de la religion. Son essai sur Les Pouvoirs du sacré est le premier d’une trilogie : après la réfutation de M. Weber ici proposée, il a dédié un autre ouvrage (publié en allemand en 2020) à celle de Hegel, et compte déployer dans un troisième temps l’alternative dont il trace déjà la voie dans les deux premiers volumes.

4Dans Les Pouvoirs du sacré, H. Joas oppose à la thèse wébérienne sa théorie d’une persistance des processus de sacralisation sous des formes sans cesse nouvelles, non spécifiquement religieuses, mais plus généralement caractéristiques de l’action humaine au moment où elle produit des idéaux. Il construit cette théorie dans l’opposition à Max Weber ainsi que par le recours à une théorie de l’action proche du pragmatisme américain et à une sociologie du sacré inspirée d’Émile Durkheim. Aussi les premières contributions sont-elles dédiées à la lecture que H. Joas propose de ces trois références.

5Traitant de « Hans Joas lecteur de Max Weber » (p. 27-43), Catherine Colliot-Thélène examine les modes et les présupposés de la critique de M. Weber que H. Joas entreprend dans les chapitres 4 et 6 des Pouvoirs du sacré. H. Joas y examine séparément deux notions que la réception de M. Weber s’accorde d’ordinaire à relier, celle de la sécularisation comprise comme « désenchantement » du monde et celle d’un processus de rationalisation irréversible tel qu’il s’atteste dans l’Occident. C. Colliot-Thélène rappelle d’entrée de jeu qu’elle conteste, pour sa part, la tendance des lecteurs de M. Weber à ramener son apport à la sociologie des religions à ces deux thèses. Mais elle reconnaît la légitimité de H. Joas à entreprendre la critique de l’effet qu’elles ont produit, à savoir la théorie d’une « modernité sans religion » (p. 33). De fait, souligne-t-elle avec H. Joas, en usant de pareilles expressions, M. Weber suggère une interprétation englobante et unifiée de l’histoire humaine qui fait fi des « dynamiques propres à chaque sphère d’action et à la variété des conjonctures » (p. 35) – alors que le même M. Weber s’en prend vivement, par ailleurs, à toute conception téléologique et universalisante de l’histoire de l’humanité. Mais C. Colliot-Thélène s’écarte aussi de certains aspects de la lecture que H. Joas propose de M. Weber. Au contraire de H. Joas, elle estime que la thèse wébérienne de l’impersonnalité des relations économiques demeure opérationnelle aujourd’hui, lorsqu’il s’agit de comprendre le capitalisme financier actuel. Il en va de même pour la thèse de la rationalisation, du moment qu’elle est appliquée à l’échelle de phénomènes bien circonscrits, sans être érigée en « processus civilisationnel » (p. 38). Mais C. Colliot-Thélène oppose surtout à H. Joas la manière même dont M. Weber conçoit la sociologie, reposant sur une explication causale qui prenne en compte une pluralité de facteurs, comme le font les sciences historiques, en y ajoutant des éléments d’explication acquis par la comparaison, qui consiste à relever les points communs entre des phénomènes observables dans des époques et des lieux différents. C’est ainsi, selon C. Colliot-Thélène, que M. Weber fait de la sociologie une science empirique, quand bien même il a pu être tenté parfois de formuler des principes d’explication généraux. H. Joas a raison de noter le conflit interne à l’œuvre de M. Weber sur ce point. Mais il n’est pas certain, estime C. Colliot-Thélène, que H. Joas échappe pour sa part à cette tentation : concentrant son analyse de M. Weber sur les expressions globalisantes de « désenchantement » du monde et de rationalisation, H. Joas semble construire, par opposition, un récit de l’histoire des religions tout aussi globalisant, à partir du présupposé d’un « universalisme moral » (p. 42) – alors même que l’œuvre wébérienne fournit par ailleurs de quoi se « prémuni[r] contre les tentations de l’histoire universelle » sans renoncer pour autant à essayer de comprendre « les histoires des sociétés humaines » dans leurs différences (p. 43).

6Stéphane Madelrieux, évaluant les rapports entre « Hans Joas, le pragmatisme et le sacré » (p. 45-71), explore la manière dont H. Joas prend à son compte la philosophie pragmatiste : il examine la compatibilité de la définition que donne H. Joas de la religion, dans Les Pouvoirs du sacré, avec le pragmatisme américain dont il se revendique ouvertement. Il repère qu’au cours de son parcours intellectuel, H. Joas s’intéresse à George Herbert Mead avant d’en venir à William James, dans le sens inverse de l’évolution du courant pragmatiste. De fait, c’est chez G. H. Mead que H. Joas trouve une conception de l’être humain comme formant son « soi » dans l’intersubjectivité et l’interaction avec son environnement. La psychologie de la religion de W. James, attentive aux expériences individuelles et singulières de conversion, ne leur reconnaît pas cette dimension sociale. S. Madelrieux estime que H. Joas propose en définitive une synthèse de G. H. Mead et de W. James, en s’intéressant comme W. James aux expériences extraordinaires de conversion comme lieux de « transformation de soi », mais en leur accordant une dimension sociale, comme G. H. Mead le fait pour les expériences ordinaires de « formation de soi ». C’est ainsi que H. Joas parvient à faire remonter l’origine de la religion jusqu’à ces expériences d’autotranscendance (Selbsttranszendenz). Mais selon S. Madelrieux, cette réorientation se fait au prix de l’abandon de plusieurs principes du pragmatisme. Alors que W. James, dans son ouvrage The Varieties of Religious Experience (1902), met en avant les fonctions que remplit la religion dans la vie humaine et en propose ainsi une approche naturaliste, dans une « science naturelle [et non surnaturelle] des religions » (p. 54), mais sans réduction de l’esprit au corps, à l’instar de celle qui séduisait H. Joas dans la pensée de G. H. Mead, S. Madelrieux considère que dans sa lecture de W. James, H. Joas laisse justement de côté cet aspect, en ramenant le propos de W. James à une simple « phénoménologie descriptive » (p. 56) de l’expérience religieuse. H. Joas donne ainsi congé à toute analyse fonctionnelle de la religion, fût-elle non réductionniste : sa propre description de l’expérience religieuse la met à part, sur un autre plan que celui de l’expérimentation de soi dans l’interaction avec l’environnement. Cela s’explique, selon S. Madelrieux, par le fait que H. Joas s’approprie la notion de sacré, qui n’est pas pragmatiste, et pour cause : le pragmatisme se caractérise, selon l’auteur, par le refus de tout dualisme, au profit d’une description de l’expérience humaine comme un continuum, où la seule différence entre une expérience et une autre est leur situation l’une par rapport à l’autre dans le temps. H. Joas, au contraire, faisant sien le dualisme assumé dans la réflexion d’É. Durkheim sur le sacré, le réintroduit à tous les niveaux de son analyse de l’expérience religieuse, en distinguant l’expérience ordinaire formative et l’expérience extraordinaire transformative, puis, par la suite, le profane et le sacré, et enfin, au niveau de la religion proprement dite, l’immanent et le transcendant. À l’instar d’É. Durkeim, il fait de la catégorie du sacré un usage non seulement descriptif, mais normatif, en le transférant à des réalités non religieuses et en distinguant bonnes et mauvaises sacralisations. Certes, H. Joas présente le processus de sacralisation comme spontané, donné immédiatement avec l’expérience transformative et découlant d’elle. Mais S. Madelrieux estime que la différence de nature présupposée par H. Joas entre expérience formative ordinaire et expérience transformative exceptionnelle est d’ores et déjà « tributaire d’une métaphysique implicite » (p. 65) de type dualiste. Il donne à cette tendance le nom d’« exceptionnalisme » et considère qu’elle ne peut pas se réclamer du pragmatisme, parce qu’elle se dérobe à toute explication purement fonctionnelle de la religion, qui se refusera à isoler l’expérience dite « sacrée » de toutes les autres en lui conférant une autorité particulière. Le geste pragmatiste par excellence, conclut l’auteur, consiste plutôt à « désacraliser » (p. 70) – et de confesser que selon lui, « ce serait un progrès si les êtres humains arrivaient à se passer des catégories du sacré et du profane » (p. 61).

7Afin de formuler les « Limites durkheimiennes d’une conciliation chrétienne » (p. 73-92) comme celle qu’il croit déceler chez H. Joas, Bruno Karsenti explique à la fois pourquoi H. Joas fait appel à Émile Durkheim et de quelle manière il entend en corriger le « récit de la modernité » (p. 74) à partir de la perspective centrée sur le christianisme qui est la sienne. Selon l’auteur, H. Joas lit É. Durkheim en expert lorsqu’il y repère la pensée d’un sacré au sein de la modernité, un sacré qui n’est pas à saisir comme un « résidu non moderne dans la modernité », mais bien en tant que « religion des modernes » (p. 77). H. Joas souligne le gain épistémologique que représente cette « sociohistoire de la religion » (p. 77) : au contraire des notions de sécularisation et de désenchantement, elle permet d’expliquer d’où viennent les idéaux, en les ramenant à un processus de sacralisation. Liant É. Durkheim avec le pragmatisme de W. James, H. Joas s’emploie dès lors à construire une théorie de l’expérience des pouvoirs du sacré qui relèverait d’une condition anthropologique, celle des croyants comme des non-croyants. En rapportant les idéaux à des expériences extraordinaires par lesquelles l’individu transcende les frontières de son identité, cette théorie permettrait de retisser le lien entre le politique et le religieux sur un mode fécond, en faisant voir l’efficacité du sacré. Mais le récit proposé par H. Joas fait du christianisme le moment central : le christianisme est présenté comme la clé d’interprétation d’une histoire des processus de sacralisation qui fait de l’autotranscendance le critère pour écarter des expériences de sacralisation échouant à placer l’idéal face à la réalité et dégénérant en autosacralisations. La séquence qui va de l’âge axial à celui de la défense des droits de l’homme en passant par le christianisme est dès lors présentée comme décisive, tandis que l’importance donnée par É. Durkheim au totémisme comme fonction élémentaire de la solidarité ne ferait pas assez de place, selon H. Joas, au concept de « religion de rédemption » dégagé par Ernst Troeltsch. B. Karsenti est d’avis que pareille relecture chrétienne d’É. Durkheim est fautive. Reprenant la conclusion des Formes élémentaires de la vie religieuse, il souligne qu’É. Durkheim se saisit lui aussi du concept de salut, mais le définit comme « une idée sociale » (p. 84) : à travers des rites, la société recrée le social comme une réalité idéale qui dépasse les individus et où ils peuvent puiser des forces. Le totémisme comme forme élémentaire du religieux fait ressortir tout particulièrement cette fonction du sacré, qui est de « produire l’accès au social » (p. 86) depuis l’intérieur de la société réelle. Il n’y a donc pas de religions « plus idéalisantes que d’autres » (p. 85) au sens où elles seraient plus capables de tirer l’individu hors de la société réelle : il ne s’agit pas de mettre en conflit l’idéal transcendant et la solidarité vécue, comme le suggère H. Joas lorsqu’il reproche à É. Durkheim de s’arrêter à cette solidarité, mais plutôt de mettre en avant la manière dont la société produit sans cesse des solidarités plus justes à travers les conflits d’idéaux qui la mettent en travail. La promotion active du développement social ainsi conçu est le socialisme, inséparable de la sociologie comme réflexion sur la religion en tant que lieu de la « coappartenance entre société idéale et société réelle » (p. 89). Certes, le christianisme se distingue par le degré auquel il absolutise la personne individuelle. Mais il s’agit, selon B. Karsenti, de ne pas opposer solidarité et personnalité : la personne, selon É. Durkheim, « c’est le social en nous » (p. 90), ce qui participe de « la poussée de la société idéale dans la société réelle » (p. 92), plutôt que l’individu – tandis que la lecture chrétienne de la modernité proposée par H. Joas insiste inévitablement sur l’individualité et sur un idéal conçu comme « idée prédéterminée, spéculativement construite » (p. 86-87).

8Les trois contributions portant sur les lectures que H. Joas fait de M. Weber, des pragmatistes américains et d’É. Durkheim sont suivies de cinq articles rédigés par des spécialistes de diverses disciplines qui tantôt entrent dans un dialogue étroit avec H. Joas depuis la perspective qui est la leur, tantôt y voient le prétexte à des développements nouveaux.

9Le propos de François Euvé fait écho à quelques remarques de H. Joas sur la science moderne et sur la manière dont elle s’envisage. Refusant de lire l’histoire comme une marche vers la sécularisation, H. Joas note qu’en raison de son caractère technologique la science moderne n’est pas sans rappeler la magie, dans la mesure où elle vise une transformation de la nature. De fait, souligne F. Euvé, la manière dont la science moderne observe la nature n’est pas dégagée d’une croyance ou d’une « théologie implicite » (p. 96), changeante, d’ailleurs, entre la Renaissance et l’époque des Lumières. Pour le démontrer, F. Euvé traverse à (peut-être trop) grands pas l’histoire de l’émergence de la science moderne, en faisant ressortir la vision de Dieu, de la nature et de l’humain qu’elle présuppose ou même défend, à rebours du préjugé d’une émancipation de la science par rapport au religieux. Le titre de sa contribution est significatif à cet égard : « Une science désacralisante et resacralisante ? Éléments de mise en perspective historique » (p. 93-106). La science moderne, selon l’auteur, présente trois caractéristiques qui la distinguent du rapport antique ou médiéval à la nature. La nature, pour elle, n’est plus un objet de contemplation ou un modèle à suivre, mais une construction dont l’humain s’assure la maîtrise, par la puissance de la technique qui le met à la même place que le Dieu créateur. Le monde n’est plus un lieu de prodiges, mais une machine dont le fonctionnement obéit à des lois – l’hypothèse d’un divin législateur se faisant de plus en plus ténue à mesure que le jeu des forces naturelles est conçu plus clairement comme un système autonome. Le langage mathématique permet désormais de déchiffrer non seulement les révolutions des corps célestes, mais aussi les phénomènes de notre monde, dont l’homme a par conséquent une connaissance du même type que celle de Dieu. Sur le plan théologique, la science moderne pose donc « une extériorité radicale du Créateur à l’égard de sa création » (p. 102), ainsi qu’une toute-puissance dont l’être humain se fait l’image lorsqu’il transforme la nature sur un mode mécaniste. F. Euvé énumère cependant plusieurs indices tendant à montrer qu’aujourd’hui, à cette désacralisation de la nature, la science contemporaine oppose des formes de resacralisation, ou du moins de spiritualisation, décelables en particulier dans le discours écologique, dans le congé donné à la notion de « lois » au profit du langage des « dispositions » immanentes à la nature, ou encore à travers la place que certains scientifiques donnent aux spiritualités orientales.

10Alexandre Escudier aborde l’ouvrage de H. Joas selon le point de vue du politologue et oppose, à sa sociologie du sacré, « Les voies de l’autorité politique » (p. 107-142). D’entrée de jeu, A. Escudier conteste l’ordre même du raisonnement de H. Joas, qui élabore en six chapitres une théorie du sacré, à grand renfort de relectures de grands auteurs, pour n’examiner que dans un second temps les processus politiques de sacralisation, d’ailleurs trop rapidement stylisés, dans un unique chapitre final, sous quatre formes que constitueraient l’autosacralisation du collectif dans les sociétés tribales, ainsi que les sacralisations du souverain, de la nation ou de la personne. A. Escudier entend circonscrire dans son article le cadre au sein duquel la réflexion de H. Joas devrait être reposée selon lui, en partant du « problème politique » (p. 110) que constitue le caractère pérenne de la conflictualité humaine : en matière de sociohistoire des pouvoirs, les « coordonnées » du politique doivent être tenues pour premières sur le plan causal, estime A. Escudier, tandis que « les processus de réflexivité sacrale » sur lesquels s’attarde H. Joas sont en définitive seconds (p. 140). Dès lors, l’auteur énumère et décrit longuement, en s’appuyant sur l’œuvre de Jean Baechler, une série de catégories qu’il considère comme autant d’outils indispensables de la sociologie historique. Après avoir présenté la paix, obtenue au moyen de la justice, comme constituant la fin du politique, il définit successivement et distingue l’une de l’autre les notions de morphologie sociale, de politie, de transpolitie et de régime politique. S’aidant de ces définitions, il esquisse ensuite une typologie des « seuils de polity-sation » (p. 131) qui font passer de la bande à la tribu, à la chefferie, à la super-chefferie, au royaume puis à l’empire. Revenant brièvement à H. Joas dans sa conclusion, il regrette que ce dernier accorde une valeur normative à l’universalisme moral chrétien, tandis qu’une histoire des pouvoirs du sacré gagnerait à se concentrer sur les manières variées dont le sacré fonctionne dans les processus de légitimation et de délégitimisation du politique, y compris à travers les « parasitages idéologiques » du sacré (p. 116 et 142) entrepris par les gouvernants à l’ère des polities.

11Dans la réflexion de H. Joas sur les processus de sacralisation et de désacralisation, Johann Michel se propose d’introduire la notion de réparation comprise comme resacralisation. « Sacraliser, désacraliser, réparer » (p. 143-163) : tels sont les trois termes qu’il entend relier. Il ne s’agit pas, souligne-t-il, de faire à H. Joas le reproche de n’avoir pas convoqué la catégorie de la réparation : dans la perspective macrosociale qui est la sienne, attentive aux sacralisations repérables à la grande échelle de l’histoire, cette notion n’a pas de soi sa place. Mais elle permet de faire le lien entre la théorie joasienne du sacré et le plan microsocial et situationnel où se place notamment la réflexion d’Ervin Goffman sur les interactions quotidiennes. J. Michel entreprend donc de décrire ce en quoi consistent la sacralisation, la désacralisation et la réparation sur ce dernier plan. Alors que H. Joas, avec W. James et É. Durkheim, insiste sur la dimension extraordinaire de l’expérience du sacré comme processus dynamique et créatif, J. Michel souligne l’existence d’un sacré banalisé et routinier, constituant un « ordre du sens » (p. 149) qui préexiste et préside aux comportements quotidiens. Ce sacré se heurte à des actes ponctuels et situés de désacralisation : c’est la « souillure » des systèmes magico-religieux, analysée par Mary Douglas, ou encore le « péché » ; ce sont aussi, plus généralement, les atteintes portées à l’intégrité physique, morale et sociale d’autrui, de l’impolitesse aux offenses plus graves. De fait, la « sociologie interactionnelle des offenses dans l’espace public » (p. 156) d’E. Goffman partage avec la sociohistoire de H. Joas la référence à É. Durkheim et au déplacement de la notion de sacré vers la personne et la société. La réparation, en ce sens, s’apparente à une resacralisation, dès lors qu’elle permet de restaurer et de maintenir ce sacré. Les techniques de réparation, ou « reparationes » (p. 158), sont aussi diverses que les actes de désacralisation auxquels elles correspondent : rites de purification face à la souillure, rituels d’expiation et de pardon dans le cas du péché, mais aussi, dans l’ordre des interactions sociales, les trois actes de langage que constituent, selon E. Goffman, les justifications, les excuses et les prières. J. Michel rappelle que la réparation, ainsi comprise, est « foncièrement conservatrice » (p. 163) : elle vise à maintenir l’ordre donné, et ne peut donc faire office de resacralisation que lorsqu’il est possible de restaurer cet ordre. Il revient dès lors à des entreprises comme celle de H. Joas de dégager les dynamiques des désacralisations qui ne sont pas cantonnées à des actes isolés et ponctuels.

12Dans un article intitulé « Par-delà la critique, quelle “généalogie affirmative” ? Revisiter les rapports entre religion et société » (p. 165-196), Pierre Gisel revient sur les enjeux du choix méthodologique que pose H. Joas en produisant une telle « généalogie affirmative ». Par ce biais, il fait ressortir aussi la place qu’occupe la référence à Ernst Troeltsch dans l’ouvrage de H. Joas. Dans les mots de P. Gisel, l’approche généalogique consiste en l’« historisation » (p. 168) ou mise en histoire des « instances sociales » (p. 196) – ici, le religieux – qui mettent en jeu de l’humain – ici, le phénomène humain qu’est la formation des idéaux –, de manière à décrire le « bouillonnement » (p. 171) de ses configurations et de ses reconfigurations. Pareille généalogie peut être négative sur un mode nietzschéen, ou affirmative comme chez H. Joas. En ce cas, elle examine de manière critique, à partir de ses déploiements historiques contingents, de ses échecs comme de ses réussites, la prétention actuelle à une validité formulée par un groupe – ici, par le christianisme, en faveur des idéaux par lui portés –, de manière à lui apporter des correctifs et à la rendre « créative » pour tous. P. Gisel s’associe à cette démarche de validation des religions et met en avant ce qui la distingue d’autres façons d’en traiter : la critique radicale visant à éliminer le religieux, certes, mais aussi les visions essentialistes de la religion (ou d’une religion en particulier). Il regrette l’absence de retour réflexif sur leur propre contingence qui caractérise, par exemple, la Réforme protestante, le christianisme dans son rapport au judaïsme et les Lumières européennes. Il s’agit au contraire, répète P. Gisel, de « décaler » la perspective (voir p. 169, 181, 192), en considérant les religions comme une « scène historique » où se déploie de l’humain et du social qui les porte – la question du pouvoir et de la force des idéaux, pour H. Joas, ou, pour P. Gisel, les processus de symbolisation de ce que l’humain perçoit comme en excès par rapport à lui. À partir de cette clé de lecture, P. Gisel relit la manière dont H. Joas, multipliant les références à d’autres penseurs, décrit l’expérience religieuse comme saisie dans des signes, dans une ritualité, dans une symbolicité, sur des modes pluriels et contingents, si bien qu’elle requiert une réflexivité de « second ordre » (p. 190), par-delà les « affirmations de première instance » (p. 181) de ses adeptes. En somme, la « généalogie affirmative » de H. Joas consiste à accepter de penser le « bien » (p. 191) dont la quête s’exprime sur un mode religieux et à en montrer la possible pertinence sociale.

13Christoph Theobald lit H. Joas en théologien catholique et s’attarde sur la confusion qu’il croit repérer, dans la terminologie de H. Joas, entre le « saint » et le « sacré », dans la mesure même où seul ce dernier vocable y est convoqué. Dans sa contribution sur « Le sacré et le saint. Une confusion qui donne à penser » (p. 197-247), il se demande donc si la conception chrétienne d’une communication de la sainteté divine aux humains peut se lire comme un processus de sacralisation au sens où H. Joas l’entend, ou si elle invite la science des religions à repérer encore d’autres phénomènes humains qui ne se laisseraient pas déchiffrer dans ces termes. Dans le parcours quelque peu sinueux tracé par Ch. Theobald, il s’essaie en somme à utiliser les termes de H. Joas pour formuler l’anthropologie chrétienne, de manière à faire voir à quels endroits cette terminologie est en reste par rapport à des conceptions chrétiennes plus précises et plus spécifiques, au point qu’elles permettraient en définitive de penser de l’humain (voire du social) dont la théorie de H. Joas ne suffirait pas à rendre compte. De l’analyse joasienne de l’action, Ch. Theobald retient la passivité de l’expérience d’autotranscendance, mais en spécifie le contenu : parmi toutes les crises du « soi », seules les expériences radicales de la vie reçue malgré la mort relèvent à proprement parler de l’autotranscendance ; l’action préréflexive par laquelle l’humain rend « sacrée » la force qui s’est emparée de lui est ressaisie par Jésus – par cette force même – comme acte de « foi » ; la créativité de l’action éthique est replacée sous l’horizon du martyre de Jésus. Quant aux caractéristiques de la période axiale relevées par H. Joas, débouchant sur la sacralisation et l’institutionnalisation moderne des droits de l’homme, Ch. Theobald retient celle que constitue la transcendance, mais y ajoute des traits liés pour partie au messianisme et renvoyant, selon lui, à de l’« ininstituable » (p. 228 – le mot est ensuite fréquemment répété) : le risque encouru de la fraternité et de l’hospitalité ; l’effacement du personnage historique de sorte que sa messianité puisse passer aux siens ; la mise en balance des droits de l’homme avec l’enjeu écologique de sa réconciliation avec la terre. Dans un troisième temps, Ch. Theobald en vient à la distinction terminologique repérée par Émile Benvéniste entre le « sacré » et le « saint » dans les langues indo-européennes et compare les manières opposées d’articuler les deux notions dans les philosophies d’Emmanuel Lévinas et de Josef Pieper. Il conclut que dans la situation actuelle de fragilité des sociétés démocratiques où les droits de l’homme se muent en individualisme et en destruction de la terre, la réintroduction dans l’axialité d’une distinction entre « sacré » et « saint », prise en charge par la théologie, permettrait de signifier la consistance d’un « “spirituel” ininstituable » (p. 242). Ce dernier se dérobe aux configurations institutionnelles des pouvoirs sacrés en ce qu’il relève d’un choix plutôt que d’une loi et assume donc l’exposition à la violence et à la mort, des phénomènes que H. Joas aurait négligés. Ainsi la « fraternité hospitalière » (p. 227), avec la prise de risque qu’elle comporte, serait la transposition de ce qui manque à la sacralisation de la personne opérée par l’institutionnalisation des droits de l’homme.

14Le volume s’achève, à fort bon escient, sur les remarques rédigées par Hans Joas à la lecture des huit exposés qui s’y trouvent réunis. Après avoir rappelé le projet qui est le sien dans sa globalité, il entre avec les trois premiers contributeurs dans un débat sur leurs divergences dans l’interprétation de M. Weber, du pragmatisme ou d’É. Durkheim, tout en nuançant, voire en contestant les prises de position qu’ils lui prêtent, sans manquer de saluer la finesse de leurs lectures et les nombreux points d’accord entre eux et lui. Il considère que François Euvé et Alexandre Escudier proposent des développements largement indépendants de sa propre œuvre, que ce soit pour la compléter ou pour en contester les fondements, et les examine donc moins longuement. Il souligne en revanche l’intérêt du prolongement de ses propres thèses que Johann Michel élabore « à un niveau microsociologique ». Il se trouve en accord avec Pierre Gisel, aussi bien par la référence commune à E. Troeltsch que par le choix méthodologique d’une « généalogie affirmative ». Il se déclare enfin trop peu informé pour réagir à tous les aspects de l’étude de Christophe Theobald, mais récuse en tout cas les reproches que lui fait le théologien d’accorder trop peu de place à la question de la violence et de la guerre et de peiner à envisager de l’« ininstituable ».

15Dans l’ensemble, ce volume dont les contributeurs examinent l’ouvrage de Hans Joas dans une perspective pluridisciplinaire, en convoquant, à l’instar de H. Joas, de multiples références tant sociologiques que philosophiques, voire théologiques, est d’une lecture souvent exigeante. Il n’en constitue pas moins non seulement un apport de haute tenue à la discussion en langue française de l’œuvre de H. Joas, mais, à bien des égards, une introduction à sa pensée et à la démarche qui la soutient.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Madeleine Wieger, « Alexandre Escudier, Pierre Gisel & Jean-Marc Tétaz (éds), Le sacré en questions. Lectures et mises en perspective de Hans Joas »Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [En ligne], 26 | 2024, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cerri/9490 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/120gy

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Auteur

Madeleine Wieger

Madeleine Wieger, ancienne élève de l’École normale supérieure-PSL et agrégée de lettres classiques, est Maître de conférences en théologie systématique à l’Université de Strasbourg et membre de l’UR 4378 Théologie Protestante. Ses travaux portent aussi bien sur la lexicologie biblique que sur des questions de théologie systématique. Parmi ses publications récentes figurent notamment : articles « ἀγαπάω, ἀγάπη, [ἀγαπητός] », in Eberhard Bons (éd.), Historical and Theological Lexicon of the Septuagint. Volume 1. Alpha-Gamma : Tübingen, Mohr Siebeck, 2020, col. 25-54.63-64 ; « La miséricorde selon Martin Luther », in Sébastien Milazzo (éd.), Le risque de la miséricorde. Entre la Loi et la Charité : la Miséricorde, condition ou effet du Salut ? : Paris, Cerf, 2021, p. 105-129 ; « Exégèse, doctrine et autorité – Une perspective luthérienne », in Pierre Blanzat, Jean-François Chiron & Anne-Noëlle Clément (dir.), L’Écriture pierre angulaire et pierre d’achoppement. Actes du colloque œcuménique des 16 & 17 novembre 2021 organisé par Unité chrétienne et la Faculté de théologie de l’Université catholique de Lyon : Lyon, Olivétan, p. 139-156 ; article « Exclusion/Inclusion/Ré-inclusion », in Frédéric Gabriel, Dominique Iogna-Prat & Alain Rauwel (dir.), Dictionnaire critique de l’Église. Notions et débats de sciences sociales : Paris, PUF, 2023, p. 427-431.435-438.

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