Rachad Antonius & Ali Belaïdi (éds), Islam et islamisme en Occident. Éléments pour un dialogue
Montréal, Les Presses Universitaires de Montréal, 2023, 210 pages
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1Dans l’ouvrage Islam et islamisme en Occident. Éléments pour un dialogue publié par les Presses Universitaires de Montréal, Rachad Antonius, Professeur au département de sociologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et Ali Belaïdi, Maître de conférences en sociologie du travail à l’École Nationale Supérieure de Management d’Alger, soulèvent la question de la manière de concilier la nécessaire défense de la lutte contre les discriminations et le racisme ciblant les populations immigrées d’origine musulmane vivant au sein des sociétés occidentales, avec la non moins indispensable critique de ce que recouvre l’islamisme comme expression politico-religieuse en contexte majoritairement musulman, comme là où l’islam renvoie à un phénomène minoritaire, en l’occurrence le Québec et, au-delà, l’Europe.
2L’ouvrage se déploie en neuf chapitres qui sont eux-mêmes répartis en trois parties que complètent une brève (deux pages) chronologie de l’histoire de l’islam et du Califat, s’étalant de 570, date de la naissance de Mohamed, à 1924, date de l’abolition du Califat par Mustafa Kémal, et un fort utile glossaire des termes en langue arabe mobilisés par les auteurs dans l’ouvrage.
3Le livre débute par un précieux rappel des fondements historiques à partir desquels, dans l’islam, se sont structurés les rapports entre religion et politique dès l’origine, notamment au prisme de la mise sur pied de l’institution califale, et comment ensuite l’islamisme moderne contribue à user d’une logorrhée religieuse à des fins éminemment politiques de contestation plus ou moins radicales et violentes des régimes des sociétés arabes contemporaines. Sans pour autant s’interdire occasionnellement de composer avec certains d’entre eux, tout en cherchant à conquérir le pouvoir et à instaurer un contrôle social sur tous les secteurs de la société sous couvert de restaurer l’intégralité de la religion dans ses prérogatives originelles. En dépit de sa disparition en 1924, la place symbolique de l’institution politico-religieuse du Califat dans l’imaginaire des sociétés musulmanes reste prégnante, et tout particulièrement dans les élaborations doctrinales de l’islamisme, au sein du courant des Frères Musulmans comme dans l’islamisme jihadiste le plus belliciste promu par Daech. Son fondateur, Abou Bakr Al Baghdadi (1971-2019), prétendait ainsi relever l’étendard du Califat abbasside de Baghdad, alors même que cette institution avait été réduite à une fiction symbolique depuis le XIIIe siècle, et avait été purement et simplement supprimée par Mustafa Kémal dans les années 1920. Dans cette partie historique de l’ouvrage, les sources mobilisées sont autant tirées de l’historiographie musulmane classique comme Al Boukhari, Ibn Kathir ou Ibn Khaldun, que de sources contemporaines, résolument plus critiques, tels les travaux des historiennes Jacqueline Chebbi sur l’islam des origines et surtout Hela El Ouardi à propos de l’histoire des premiers Califes, en passant par ceux des historiens Nabil Mouline sur l’histoire politique du Califat et Pierre Jean Luizard sur le phénomène Daech. Les deux auteurs en profitent pour rappeler que l’expansion des premiers empires musulmans (Omeyyades, Abbassides…) s’est effectuée selon un agenda résolument séculier, en l’occurrence militaire, matériel et économique. « Le religieux, écrivent-ils, est un combat de seconde zone dans le déploiement d’une stratégie de raids aux objectifs limités : il s’agit d’envahir pour amasser un butin de guerre humain et matériel » (p. 46). L’institution califale était à l’origine une institution strictement politique, dépourvue du moindre fondement religieux. Elle fera néanmoins l’objet d’un discours apologétique visant à la légitimer d’un point de vue sacré comme une nécessité religieuse absolue. Cette institution somme toute « bricolée » dans une situation d’urgence historique (la mort du Prophète) allait survivre des siècles après la mort de ses Compagnons. Les auteurs insistent également sur la place de la violence à l’œuvre, hier comme aujourd’hui, dans les sociétés arabes et musulmanes. L’institution califale, sous un habillage religieux, reposait en fait principalement sur une logique de pouvoir descendant dont la force et la violence sacralisée du jihad étaient les ressorts principaux. Après sa disparition, l’idéal califal va continuer à survivre dans l’imaginaire des populations musulmanes comme « trace » et va surtout être réactivé par les courants islamistes pour lesquels le Califat obéirait cette fois à une logique ascendante, exprimant les intérêts de la population et l’identité de la Oumma face à des régimes corrompus, plus soucieux d’assujettir la religion musulmane à leur contrôle étroit que d’en faire la colonne vertébrale de la société. En prenant appui sur le cas de Daech, R. Antonius & A. Belaïdi démontrent également que l’imaginaire jihadiste est exclusivement « fondé sur une lecture déshistoricisée, atemporelle de l’islam » (p. 64). Ce pari d’un hypothétique « retour vers les fondements oblitère à la fois le présent et l’avenir. Il les vide de leur vitalité et de leur capacité de changement en sacralisant ce passé immuable » (p. 66).
4La deuxième partie du livre est davantage centrée sur les diverses déclinaisons contemporaines de l’islamisme et leurs incidences néfastes pour les sociétés musulmanes arabes. Ils insistent tout particulièrement, avec raison, sur le climat de salafisation de l’islam observable dans ces sociétés. Leur regard analytique les conduit à repérer les diverses étapes et les vecteurs de déploiement de cette « nouvelle forme de religiosité », en Égypte et en Algérie plus particulièrement. Parmi les divers paramètres et données socio-historiques avancés, qui ont durablement contribué à la diffusion de cet islam salafisé importé des pays du Golfe, figurent entre autres l’importance de l’immigration égyptienne dans le Golfe qui a été largement socialisée dans cet islam littéraliste et intransigeant dont, par ricochet, les effets se feraient sentir également en Égypte, les capitaux des pétro-monarchies conservatrices, ou encore le retour des anciens combattants engagés dans le jihad afghan (contre le régime pro-soviétique durant la décennie 1980) notamment en Algérie, sans oublier les effets concrets du prosélytisme wahabite qui a favorisé la diffusion de cet islam rigoriste, et enfin, par effet miroir, la surenchère conservatrice des grandes institutions religieuses de l’islam sunnite, comme Al Azhar, favorisant une hypertrophie de la norme religieuse pour contrer leurs concurrents/opposants islamistes. Autant de paramètres qui vont contribuer à la large diffusion, puis à l’enracinement progressif du salafisme dans les sociétés arabes, marquant ainsi une rupture profonde selon eux avec l’islam traditionnel jusque-là dominant dans la plupart de ces sociétés, et réputé plus accommodant. Même si les auteurs s’efforcent de distinguer au plan conceptuel le salafisme d’une part, comme courant religieux promoteur d’une compréhension littéraliste du Coran et d’un retour à l’islam des quatre premiers Califes, et d’autre part l’islamisme comme courant politique qui érige le dogme en système de gouvernement, à l’instar de certains spécialistes français tels Gilles Kepel et Bernard Rougier, ces deux courants, même s’ils peuvent diverger politiquement (en Égypte, le parti salafiste An Nour soutient le maréchal Sissi et sa politique d’éradication des Frères Musulmans !), semblent selon R. Antonius & A. Belaïdi largement se recouper. Ils auraient notamment en partage une même vision absolutisée du dogme qui contribue peu ou prou à sacraliser le recours à la violence. R. Antonius & A. Belaïdi considèrent que les courants islamistes véhiculent en fait une dimension résolument suprémaciste en ce qu’ils reconnaissent « l’islam comme supérieur en tant que religion et système de pensée, aux autres religions et aux autres philosophies politiques, et les vrais musulmans comme supérieurs aux autres êtres humains » (p. 92). Le choix du terme de suprémacisme n’est bien sûr pas neutre. Il vise clairement à assimiler ce courant politico-religieux et le système de pensée qu’il promeut à « une pensée d’extrême droite » (p. 100), autrement dit à un mouvement identitaire rétrograde se légitimant religieusement depuis l’intérieur même de l’islam. La suite du propos évoque le rapport qu’entretient cet islam politique avec la violence, une violence que les auteurs prennent soin, fort judicieusement, de décrire comme ne découlant pas directement de l’islam en tant que dogme, mais plutôt d’une lecture idéologique dudit dogme. Le dogme « n’est pas, précisent-ils, la cause de la violence, mais plutôt un facteur explicatif des modalités particulières dans lesquelles cette violence se déploie » (p. 103). La religion n’est donc qu’un facteur parmi d’autres. C’est ainsi que, dans un diagramme explicatif complémentaire, nos auteurs tendent à montrer que le recours à la violence varie selon les contextes et peut s’expliquer par la conjonction ou l’enchevêtrement de plusieurs facteurs aussi bien idéologiques que socio-économiques et géostratégiques. Ne voir que la part religieuse dans le recours à la violence islamiste débouche, selon eux, sur une grille de lecture partielle qui peut venir nourrir des réflexes effectivement antimusulmans (ils récusent le terme d’islamophobie !) au nom même du rejet d’une religion perçue comme anxiogène par essence. En retour, ne vouloir retenir comme variable explicative unique que la dimension socioéconomique ou le sentiment de marginalité subie notamment par les populations immigrées issues du monde musulman, et considérer comme systématiquement légitimes toutes leurs revendications, peut servir de prétexte pour ne pas vouloir prendre en compte combien une certaine religiosité musulmane exclusiviste peut nourrir des attitudes et des pratiques de l’islam socialement controversées pouvant impacter négativement les sociétés d’accueil des populations immigrées de culture musulmane. C’est là une thématique centrale qui traverse l’ensemble du texte.
5La troisième partie du livre porte précisément sur la question des enjeux qui entourent l’intégration des populations originaires des mondes musulmans au sein du Québec et sur la présence en leur sein de pratiques, d’attitudes et de comportements ostentatoires en matière d’observance religieuse, mais également de courants religieux islamiques littéralistes. Bien que non violents, ces mouvements participent néanmoins d’un islam salafisé dont l’essor devrait pouvoir être endigué. Dans cette partie de leur ouvrage, les auteurs brossent un portrait de l’islam au Canada et au Québec au sein duquel les tendances décrites comme « les plus orthodoxes », et notamment le salafisme, tout en restant minoritaires seraient parvenues à dicter leur façon de comprendre et de vivre l’islam aux autres musulmans, occasionnant diverses tensions avec la société québécoise plus attachée à la préservation de la neutralité religieuse des porteurs de l’autorité et à la laïcité. Nos auteurs passent ainsi en revue certaines controverses qui révèleraient les tensions entre les groupes musulmans d’immigration récente au Québec et leur société d’accueil (la crise des accommodements raisonnables ; la fusillade dans la grande mosquée de Québec en janvier 2017 ; un quadruple crime d’honneur dans une famille afghane en 2009 ; l’annulation d’une conférence d’une femme yézidie, corécipiendaire en 2018 du prix Nobel de la paix pour sa lutte contre les violences sexuelles comme crime de guerre). Cela donne l’occasion aux auteurs de se positionner dans le débat contre les tenants du multiculturalisme. Ils adoptent ainsi une attitude réservée par rapport aux partisans de la politique des accommodements raisonnables concernant l’acceptation de déroger à la règle commune au profit de certaines pratiques ou compréhensions de l’islam dont les auteurs considèrent qu’elles renvoient à une vision rigoriste et intransigeantiste de l’islam. Ces pratiques, sinon encouragées en tout cas tolérées, viendraient saper les fondements de la laïcité québécoise et empêcheraient de porter un regard critique sur les racines des courants islamistes à l’origine de ces demandes. De surcroît, leur acceptation sans réserve éloignerait toute suspicion d’« islamophobie » et de contribuer à la stigmatisation des populations de migrants musulmans enfermées dans le statut permanent de victimes de l’Occident et de son néocolonialisme persistant.
6Cet ouvrage, comme le précise son préfacier Bernard Haykel, Professeur à Princeton, et comme en conviennent honnêtement les deux auteurs, tient plus du genre essai que du genre de l’étude académique historique ou de sociologie politique des mutations de l’islamisme en monde musulman et au Québec. En effet, l’objectif poursuivi par les auteurs est clairement d’engager une confrontation intellectuelle raisonnée directe avec les courants libéraux canadiens et leurs relais québécois, afin de substituer à leur approche supposée marquée par une trop grande empathie envers les populations d’immigrants de culture musulmane en raison de leur statut de dominés, une approche présentée comme plus équilibrée ou « sophistiquée », supposée plus lucide et critique notamment par rapport à l’influence hégémonique de l’islamisme dans les diasporas immigrées. Nos deux auteurs s’adressent prioritairement à ces libéraux progressistes, qui, en militant en faveur des migrants issus du monde musulman et en reprenant surtout à leur compte la dénonciation de l’islamophobie, auraient troqué leurs aspirations émancipatrices et critiques par rapport à toute emprise religieuse, pour un aveuglement volontaire par rapport à certaines formes de visibilité religieuse islamique urbaine socialement controversées, importées de sociétés musulmanes elles-mêmes en proie à une religiosité maximaliste et politisée.
7R. Antonius & A. Belaïdi prônent en fait l’abandon pur et simple de la grille d’analyse multiculturaliste promue dans le cadre du modèle fédéral canadien en matière de gestion de la diversité ethnique et culturelle au profit de la défense raisonnée du modèle québécois d’interculturalisme et de son corollaire, la laïcité. Pour eux, la politique des accommodements raisonnables (qui ne concerne que de façon marginale la problématique religieuse des minorités !) porte progressivement atteinte aux acquis de la laïcisation du Québec, d’une part, et tend à conforter, d’autre part, l’idée que toutes les demandes émanant de minorités religieuses, notamment celles des communautés musulmanes, seraient en soi légitimes et éligibles à cette logique des accommodements alors même qu’elles participeraient selon eux d’une vision salafiste de l’islam, sinon en principe, du moins dans certains de ses développements.
8En fait, un fil rouge traverse bien cet essai de long en large. Bien que nourri d’analyses historiques sur les rapports entre religion et politique dans l’islam des origines, et sur la montée de l’islamisme contemporain, ce livre emprunte une tonalité résolument militante notamment dans sa troisième partie. En fait, les deux auteurs, avec des accents toutefois plus nuancés que ceux de leurs homologues français qui postulent eux aussi l’existence d’un continuum entre l’islamisme dans les pays musulmans et la visibilité urbaine de l’islam en France (cf. Gilles Kepel, Bernard Rougier…), considèrent que le positionnement de la gauche québécoise envers les populations de culture musulmane est profondément asymétrique dans le sens où, sous couvert de lutter légitimement contre toute forme de xénophobie et de racisme ciblant les migrants de confession musulmane, il occulterait le versant résolument religieusement maximaliste de certaines pratiques à l’instar du port du voile en vigueur dans ses populations. Les tenants du multiculturalisme seraient ainsi frappés de cécité par rapport à l’influence hégémonique des courants islamistes au sein des diasporas étrangères au Canada, et notamment de la mouvance des Frères Musulmans.
9Mais là où ce débat emprunte souvent en France la voie de règlements de comptes par médias interposés, quand ce n’est pas la dénonciation systémique de collègues pour une supposée complaisance coupable envers l’islamisme (la querelle sur l’islamogauchisme !), reconnaissons que nos deux auteurs font preuve de davantage de retenue, s’efforçant d’adosser globalement leur engagement militant sur des analyses scientifiques. Pour faire bonne mesure, ils vont autant critiquer les tenants d’une laïcité réputée ouverte ou inclusive, suspectés d’aveuglement envers l’islam littéraliste, que leurs contradicteurs partisans d’« une définition trop large de la laïcité de l’État » (p. 1777). C’est ainsi qu’ils critiquent fortement les velléités hexagonales d’interdiction du burkini ou d’accompagnement des sorties scolaires par des mères de famille voilées. Leur préoccupation ne consiste pas à cliver davantage la société québécoise qu’elle ne l’est ! Ils cherchent « à proposer une interprétation plus équilibrée des tensions, qui tienne compte de l’histoire et du vécu récent des sociétés musulmanes » (p.127). Pour eux, si le combat anti-raciste et anti-xénophobe reste toujours une priorité, comme demeure évident le fait que « les discours hostiles à l’islam et aux musulmans qui s’expriment sur les réseaux sociaux et dans certains médias populistes sont bien plus dommageables que les lois » (p. 133) en ce qu’ils accentuent chez les musulmans le sentiment de stigmatisation systémique, il faut néanmoins conserver toute sa lucidité et son sens critique par rapport à la transposition au Canada d’un islam salafisé et orthodoxe. Cet islam littéraliste, ritualiste et dogmatique est selon eux à l’origine de bien des tensions entre la société d’accueil et les musulmans qui y vivent. Raison de plus pour, selon eux, mettre sur pied un vivre ensemble qui conjugue reconnaissance de la différence et préservation de ce qui fait société, et faire de l’espace public partagé un espace religieusement neutre.
Seule la neutralité religieuse de l’espace commun peut éviter, écrivent-ils, que s’y déroulent des guerres de position, dans lesquelles chaque groupe essaie de marquer son territoire par des signes visibles d’une identité réaffirmée, qui fonctionnent comme autant de petits drapeaux que l’on veut planter partout et qui délimitent l’espace de la communauté et sa préséance. (p. 185)
10Aussi entendent-ils privilégier, non pas le renforcement des dispositifs législatifs limitant la visibilité urbaine des signes religieux musulmans (comme c’est le cas en France), mais une confrontation culturelle « par l’exemple, avec la mise en avant d’autres comportements possibles […] ainsi que par des luttes contre les discriminations et les exclusions, pour permettre aux individus de ne pas rester prisonniers des frontières communautaires » (p. 178).
- 1 Brigitte Maréchal, Les frères musulmans en Europe. Racines et discours : Paris, PUF, « Proche-Orien (...)
11On peut toutefois regretter que la grille de lecture appliquée à la situation de l’islam au Québec, et plus globalement en Occident, comme chez d’autres experts, tende néanmoins à conforter l’idée que « les facteurs propres aux groupes musulmans immigrés […] sont structurés par de grandes tendances de l’islamisme mondial, qui ont des échos semblables dans ces diverses sociétés » (p. 183). Il n’entre pas dans notre propos de considérer que les déterminants extérieurs, en l’espèce les diverses tendances de l’islamisme, ne pèsent d’aucun poids dans les débats, les représentations ainsi que sur les diverses mutations qui affectent l’islam observé en dehors du monde musulman. Loin de là ! Quelques échos s’y font bien sûr entendre, comme il y a aussi des circulations d’idées, de concepts, de principes religieux qui sont pour partie repris et pour partie aussi réinterprétés, au besoin déclinés selon des modes différents en fonction de contextes résolument distincts. Si transferts il y a, ceux-ci ne se bornent pas à de simples transpositions terme à terme, au risque de tirer un trait sur la capacité des acteurs, à des fins stratégiques ou consciemment, de prendre en compte l’environnement qui est le leur et de tenter de composer avec lui. L’hétérogénéité est davantage la règle que l’homogénéité, y compris en matière de salafisation de l’islam ou lorsqu’il s’agit de considérer que les Frères Musulmans, ou tout ce qui s’y apparenterait, seraient parvenus à définir la norme de l’islam vécu et revendiqué par les populations issues du monde musulman vivant au Québec ou ailleurs en Occident. À ce sujet, on peut regretter que certains travaux sur la mouvance idéologique des Frères Musulmans en Europe soient absents de la bibliographie1, lesquels auraient utilement contribué à nuancer le propos et éviter une tonalité parfois quelque peu normative en la matière.
12La démarche adoptée par les deux auteurs tend en fait à trop minimiser la prise en compte des parcours militants des acteurs de l’islam politisé en monde musulman, comme en Occident, ainsi que le poids des contextes historiques et politiques, qui ont pu influer sur les contours des dynamiques de contestation au nom de l’islam survenues dans les pays musulmans et surtout ailleurs, comme des modes de déclinaison des revendications d’appartenance à l’islam en contexte de sécularisation avancée. L’accent mis sur le règne supposé absolu de l’islam salafisé n’accorde que peu de place aux tentatives de reformulation d’une orthodoxie musulmane minimaliste à l’instar de la théorie de la jurisprudence des minorités musulmanes (fiqh al aqallîyyât) synthétisée en 1984, depuis la Virginie, par Taha Jâbir Al Alwânî (1935-2016) et de la « théorie restreinte de la shari’â » promue par Tareq Oubrou en France, sans parler de ceux, et surtout de celles, qui ont posé les fondements d’une théologie islamique plus inclusive comme Amina Waddud depuis les États-Unis, ou ses épigones en Europe, Sherin Khankan au Danemark, Kahina Bahloul, Anne Sophie Monsinay ou Eva Janadin en France.
13Enfin, s’il ne fait aucun doute que la référence au Califat reste bien présente dans certains discours des acteurs de l’islamisme contemporain, l’islamisme ne se résume pas à une simple tentative de restauration (hypothétique) du Califat en monde musulman, et de façon encore plus improbable en Occident ! Vouloir se pencher sur le corpus doctrinal des mouvements islamistes aurait justifié de prendre en compte l’intégralité de celui-ci (si tenté qu’il soit unifié !), marqué aussi par son hétérogénéité avec la mobilisation de schèmes et de concepts issus de répertoires séculiers largement empruntés au monde occidental et surtout le fait que cette dynamique politico-religieuse épouse les contours historiques et nationaux des sociétés dans lesquelles elle perdure. Il y a autant de mobilisations islamistes qu’il y a de sociétés musulmanes.
Notes
1 Brigitte Maréchal, Les frères musulmans en Europe. Racines et discours : Paris, PUF, « Proche-Orient », 2009 ; Margot Dazet, « Les conditions de production locale d’un islam respectable », Genèses 117/4 (2019), p. 74-93.
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Référence électronique
Franck Frégosi, « Rachad Antonius & Ali Belaïdi (éds), Islam et islamisme en Occident. Éléments pour un dialogue », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [En ligne], 26 | 2024, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cerri/9373 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/120gx
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