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Lectures critiques

Denis Pelletier & Florian Michel (dir.), Pour une histoire sociale et culturelle de la théologie. Autour de Claude Langlois, avec la collaboration de Guillaume Cuchet, Antoinette Guise-Castenuovo & Isabelle Saint-Martin 

Jérôme Lagouanère
Référence(s) :

Turnhout, Brepols, « Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences Religieuses » 199, Série « Histoire et prosopographie » 17, 2023, 407 pages

Texte intégral

  • 1 Claude Langlois, Le Continent théologique. Explorations historiques, préface de Guillaume Cuchet & (...)

1Premier titulaire de la chaire d’Histoire et sociologie du catholicisme contemporain à l’EPHE (1993-2005), Président de la Section des Sciences religieuses à l’EPHE de 2002 à 2005, co-fondateur en 2002 avec Régis Debray de l’Institut Européen en Sciences des Religions (IESR) dont il fut également le premier directeur de 2002 à 2005, Claude Langlois, décédé le 26 mai 2024, jouit d’un statut particulier au sein du paysage universitaire français dans le domaine des sciences religieuses, en raison non seulement de ses différentes fonctions institutionnelles, mais aussi et encore plus de son apport méthodologique aux sciences religieuses. À l’instar d’Étienne Fouilloux, Claude Langlois a opéré en effet un renouvellement méthodologique du rapport des sciences historiques à la théologie, par-delà les limites propres à l’historiographie marxiste et à l’apologétique chrétienne, en considérant la théologie comme un objet historique à part entière qu’il s’agit de ressaisir au sein d’une histoire sociale et culturelle. Quelques années après la publication du Continent théologique, qui réunissait plusieurs de ses articles et offrait une bibliographie de ses travaux1, paraissent aujourd’hui les actes de deux journées d’étude qui se sont tenues les 7 et 8 octobre 2016 à l’EPHE autour de son œuvre. Plus qu’un ouvrage d’hommage ou ayant trait à son œuvre, sans doute faut-il lire ce volume comme une application concrète des principes méthodologiques qui ont guidé les travaux de Claude Langlois à des problématiques variées.

  • 2 Claude Langlois, Le crime d’Onan. Le discours catholique sur la limitation des naissances (1816-193 (...)

2Le volume débute par un prologue de Claude Langlois lui-même (« L’écriture théologique entre étrangeté et apprivoisement », p. 7-29), où il revient sur son parcours et les présupposés de sa recherche, complété par une mise à jour bibliographique (p. 31-35). Dans l’introduction du volume à proprement parler (« Claude Langlois, Jean-Baptiste Bouvier et plusieurs autres … », p. 37-52), Denis Pelletier resitue l’apport des travaux de Claude Langlois au sein des débats qui ont animé la question des rapports entre histoire religieuse et histoire sociale au sein de l’Université française, avant d’en illustrer les enjeux problématiques par l’étude d’un de ses ouvrages majeurs, Le crime d’Onan2.

3Le volume en lui-même se décompose en quatre parties qui, chacune, font écho aux centres d’intérêt et aux thèmes des travaux de Claude Langlois. La première partie (« La théologie, entre production et réception ») interroge ainsi les problèmes méthodologiques et historiographiques posés par le fait de considérer la théologie comme un objet historique à part entière. Le premier article (« Des frontières à franchir, une limite à penser. Ce qu’un théologien peut apprendre de l’historicité sociale de sa discipline », p. 55-77) est l’œuvre d’un théologien, le jésuite Christoph Theobald, qui interroge l’historicité de l’objet-théologie, afin d’en montrer les apports et les limites dans sa pratique propre de théologien. Suit la contribution de Jean-Pascal Gay (« Pour une histoire sociale et culturelle de la théologie ? Enjeux, ressources et chemins d’un nécessaire tournant historiographique », p. 79-96) qui mène une réflexion théorique et programmatique sur les enjeux d’une histoire sociale et culturelle de la théologie. Il souligne ainsi notamment le risque de réduire celle-ci à une simple histoire du catholicisme et l’importance de l’ancrer dans le cadre plus large d’une histoire des savoirs. La contribution d’Étienne Fouilloux (« Édition religieuse et diffusion de la théologie en France au XXe siècle », p. 97-116) illustre de fait parfaitement cet impératif en proposant une passionnante étude sur l’écriture même de la théologie à travers ses modes d’édition et de diffusion en s’intéressant à la naissance de maisons d’édition et de collections de théologie au XXe siècle en France. Ce faisant, il montre de manière éclairante combien l’évolution du champ éditorial témoigne des évolutions et des inflexions mêmes de l’écriture théologique. Le dernier article est l’œuvre de Jacques Lebrun (†) (« Richard Simon entre XIXe et XXe siècle. Exégèse et théologie », p. 117-133) qui rappelle la dimension historicisante de l’écriture historique elle-même. Pour ce faire, il prend l’exemple de l’interprétation que fit Ernest Renan de l’œuvre de l’exégète du XVIIe s. Richard Simon au mitan du XIXe siècle et montre la manière dont elle fut exploitée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle à l’occasion de la crise du modernisme.

  • 3 Voir notamment Claude Langlois, Le catholicisme au féminin. Les congrégations françaises à supérieu (...)

4L’un des grands apports des travaux de Claude Langlois fut de porter un regard neuf sur le « catholicisme au féminin3 ». De fait, c’est en toute logique que la deuxième partie de ce volume s’intéresse au rapport des femmes à la théologie et à l’institution ecclésiale, principalement catholique (« Figures féminines de la théologie »). Dominique Julia (« Une somme jésuite de théologie morale au XVIIe siècle », p. 137-161) s’intéresse au traité rédigé en 1630 par François Poiré, La Triple couronne de la bienheureuse Vierge Mère de Dieu tissue de ses principales grandeurs d’excellence, de pouvoir et de bonté. Après avoir étudié la diffusion de l’ouvrage, continue jusqu’au mitan du XIXe s., et présenté l’auteur ainsi que les sources patristiques, médiévales et contemporaines de son œuvre, Dominique Julia resitue ce traité dans les enjeux historiques propres du XVIIe s. et à la lumière des problèmes posés par la formulation progressive du dogme catholique de l’Immaculée Conception. Céline Béraud, pour sa part, propose une étude sociologique et historique des aspirations des femmes au sacerdoce au sein de l’Église des années 1970 à nos jours (« Le “désir de sacerdoce” des femmes catholiques un siècle après Thérèse », p. 163-177). La contribution de Dominique-Marie Dauzet est consacrée à la figure, très importante aux États-Unis mais moins connue d’un large public en France, de Dorothy Day (« Dorothy Day [1897-1980], une “théologie pratique” américaine », p. 179-193). Retraçant aussi bien sa vie, ses inspirations et son œuvre, il souligne les problèmes posés par le processus en cours de la béatification de Dorothy Day dont l’œuvre et l’action ne se sont jamais inscrites dans un cadre ecclésiastique institutionnel. Enfin, Agnès Desmazières propose une très riche étude de l’Union Mondiale des Organisations Féminines Catholiques (UMOFC) (« L’avènement d’une expertise “au féminin” à la veille du Concile. L’itinéraire de l’Union Mondiale des Organisations Féminines Catholiques [années 1930-années 1960] », p. 195-211). Ce faisant, elle montre, d’une part, comment s’est élaborée une véritable « expertise au féminin » catholique, en raison du rôle joué par l’UMOFC au sein de la Société des Nations, puis au sein de l’ONU, notamment via l’importance du Memorandum de 1935 dans la définition des droits des femmes sur le plan international ; enfin, lors du Concile Vatican II. D’autre part, elle analyse les évolutions théoriques au sein de l’UMOFC qui témoignent d’une évolution du statut de la femme au sein de l’Église catholique et d’une tentative de définition d’un féminisme proprement catholique.

  • 4 Voir à ce sujet Dominique Julia, « Le métier d’historien selon Henri-Irénée Marrou : un exercice sp (...)
  • 5 Voir ainsi Harvey Cox, « God and the Hippies », Playboy (janvier 1968), p. 93-94 ; Id., « For Chris (...)

5La troisième partie du volume (« Théologie, science et société ») offre pour sa part plusieurs cas concrets d’histoire sociale et culturelle de la théologie dans une subtile alternance d’études prosopographiques et d’études générales. La première étude prosopographique est le fait de Thomas Kselman et à trait à Ernest Renan (« Renan et le clergé français. Les lettres à Renan dans le fonds du Musée de la Vie romantique », p. 215-227). À travers l’étude de la correspondance d’Ernest Renan avec des membres du clergé catholique, aussi bien l’abbé Le Hir, son professeur d’hébreu au séminaire de Saint-Sulpice, que de simples prêtres bientôt défroqués, l’auteur met au jour l’importance de prendre en compte ces documents afin d’apprécier tout à la fois l’élaboration et les résonances de l’œuvre d’Ernest Renan en son temps, et les problématiques internes à l’Église catholique que celle-ci révèle. François Trémolières s’intéresse pour sa part à l’œuvre du grand théologien dominicain et grand spécialiste du Moyen Âge, Marie-Dominique Chenu (« Histoire et théologie : le cas Chenu », p. 245-263), en soulignant notamment comment celui-ci a toujours tenté d’articuler sa fidélité au thomisme et une compréhension de la théologie en tant que science humaine à part entière. Enfin, Jacques Prévotat propose une étude sur le grand historien de l’Antiquité tardive et spécialiste d’Augustin, Henri-Irénée Marrou (« Henri-Irénée Marrou, un laïc théologien ? », p. 285-307). Retraçant l’œuvre et les présupposés de celle-ci, Jacques Prévotat souligne combien Henri-Irénée Marrou a toujours su penser la complémentarité entre histoire et théologie, et ce en dépit de sa défiance à l’égard de la révolution des sciences humaines des années 1960-1970 illustrée notamment par son opposition à Michel de Certeau4. La première étude générale est l’œuvre de Daniele Menozzi (« L’évolution du discours théologique romain sur la guerre et la paix pendant la Grande Guerre », p. 229-243), qui étudie l’évolution du discours pontifical de Benoît XV lors de la Première Guerre Mondiale, d’une attitude qui s’appuie sur le principe de guerre juste dans un cadre nationaliste à une attitude qui tend vers le pacifisme dans le cadre de la dissolution des entités nationales durant le conflit. Dominique Avon, pour sa part, propose une étude globale sur le Hezbollah des années 1980 jusqu’à la fin des années 2010 où il montre de manière convaincante que le Hezbollah n’a pas connu d’inflexion idéologique de fond durant cette période (« Le Hezbollah. Les crises et les conflits régionaux jusqu’à la fin des années 2010 », p. 265-284). Enfin, Florian Michel propose une étude stimulante (« Jésus Underground. Christianisme et contre-culture nord-américaine », p. 309-327) sur l’utilisation de la figure de Jésus dans la contre-culture américaine de la fin des années 1960 et des années 1970 et son importance qui se reflète, par exemple, dans une revue comme … Playboy (!) qui ouvre alors ses pages à ce Jésus Underground5.

  • 6 Claude Langlois, Le crime d’Onan, op. cit.
  • 7 Sur ce point, voir Agnès Desmazières, L’insconscient au paradis. Comment les catholiques ont reçu l (...)

6À l’instar de son ouvrage Le crime d’Onan6, Claude Langlois a consacré une grande partie de ses travaux aux enjeux historiques posés par la théologie morale catholique. De fait, c’est à cette question que s’attelle la quatrième et dernière partie de ce volume (« Autour de la théologie morale »). Sylvio Hermann de Franceschi propose une étude sur l’évolution du rite du jeûne durant le Carême jusqu’à sa progressive disparition dans la première moitié du XIXe s. à travers notamment l’étude de traités catholiques relatifs à cette question, en l’occurrence le De praeceptis Ecclesiae de la quatrième édition des Institutiones theologicae ad usum seminarum de Jean-Baptiste Bouvier – un auteur cher à Claude Langlois – paru en 1841 et la Théologie morale à l’usage des curés et des confesseurs de Mgr Grousset paru en 1844 (« L’orthodoxie quadragésimale devant le changement des normes éthiques dans la France du premier XIXe siècle », p. 331-349). Pour sa part, Philippe Boutry, à travers le cas de l’abbé Henri Huvelin, célèbre en raison de son rôle dans les « conversions » d’Émile Littré et de Charles de Foucauld, s’intéresse à la direction spirituelle et à la pratique de la confession à la fin du XIXe s. dans une perspective proprement historique, par opposition à une perspective « foucaldienne » de cette question (« Confesser et diriger les âmes à Paris à la fin du XIXe siècle. Notes sur l’abbé Henri Huvelin », p. 351-379). Enfin, la contribution de Guillaume Cuchet s’intéresse à la catégorie religieuse du « scrupuleux » et à son apparente disparition depuis le Concile Vatican II (« Du scrupule et des scrupuleux. Conscience morale, tendances psychologiques et excellence religieuse dans le catholicisme du XXe siècle », p. 381-404). Ce faisant, il interroge les interactions réciproques entre l’institution ecclésiale et ses effets psychologiques sur ses membres ainsi que le rapport entre catholicisme et psychanalyse7.

7Par-delà la variété des thèmes et des époques traités, ce volume se recommande ainsi par son unité en proposant tout à la fois des éléments de réflexion méthodologique et des applications concrètes des méthodes et des centres d’intérêt de l’œuvre de Claude Langlois, tout en en montrant la fécondité épistémologique et pratique. En considérant l’objet-théologie comme un objet à part entière au sein d’une histoire sociale et culturelle, ce volume appelle tout à la fois à une prise au sérieux de la théologie comme science humaine et à une approche nouvelle des sciences religieuses conçues dès lors comme un élément structurant d’une histoire générale des savoirs.

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Notes

1 Claude Langlois, Le Continent théologique. Explorations historiques, préface de Guillaume Cuchet & Denis Pelletier : Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2016. L’on notera qu’un volume de la revue Historical Reflections a été consacrée en 2013 à l’œuvre de Claude Langlois : Historical Reflections 39/1 (2013), Special Issue: Claude Langlois’s Vision of France: Regional Identity, Royal Imaginary, and Holy Women.

2 Claude Langlois, Le crime d’Onan. Le discours catholique sur la limitation des naissances (1816-1930) : Paris, Les Belles Lettres, 2005.

3 Voir notamment Claude Langlois, Le catholicisme au féminin. Les congrégations françaises à supérieure générale au xixe siècle : Paris, Cerf, 1984 ; Id., Le désir de sacerdoce chez Thérèse de Lisieux ; suivi par Les trois vies de Thérèse au carmel : Paris, Salvator, 2002 ; Id., Catholicisme, religieuses et société : le temps des bonnes sœurs, xixe siècle : Paris, Desclée de Brouwer, 2011.

4 Voir à ce sujet Dominique Julia, « Le métier d’historien selon Henri-Irénée Marrou : un exercice spirituel », Cahiers Marrou 10 (2017), p. 31-75.

5 Voir ainsi Harvey Cox, « God and the Hippies », Playboy (janvier 1968), p. 93-94 ; Id., « For Christ’s Sale », Playboy (janvier 1970), p. 117.

6 Claude Langlois, Le crime d’Onan, op. cit.

7 Sur ce point, voir Agnès Desmazières, L’insconscient au paradis. Comment les catholiques ont reçu la psychanalyse (1920-1965) : Paris, Payot, 2011.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jérôme Lagouanère, « Denis Pelletier & Florian Michel (dir.), Pour une histoire sociale et culturelle de la théologie. Autour de Claude Langlois, avec la collaboration de Guillaume Cuchet, Antoinette Guise-Castenuovo & Isabelle Saint-Martin  »Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [En ligne], 26 | 2024, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cerri/9162 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/120gu

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Auteur

Jérôme Lagouanère

Jérôme Lagouanère est Maître de Conférences HDR en Langue et Littérature Latines à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, membre de l’équipe de recherche CRISES et membre associé du Centre d’Études Patristiques (ex-IEA)/Laboratoire d’Étude sur les Monothéismes (UMR8584 CNRS/PSL/Sorbonne Université). Après une thèse intitulée Intériorité et réflexivité dans la pensée de saint Augustin préparée sous la direction du Professeur émérite Patrice Cambronne et publiée en 2012 dans la Collection des Études Augustiniennes, il a mené des travaux sur la question du sujet et de l’altérité dans la philosophie antique, tout particulièrement dans l’œuvre d’Augustin. Il a édité ou co-édité plusieurs ouvrages collectifs (Tertullianus Afer. Tertullien et la littérature chrétienne d’Afrique : Turnhout, Brepols, « Instrumenta Patristica et Mediaevalia » 70, 2015 ; La Naissance d’autrui, de l’Antiquité à la Renaissance : Paris, Classiques Garnier, 2019 ; Du Jésus des Écritures au Christ des théologiens. Les Pères de l’Église, lecteurs de la vie de Jésus : Turnhout, Brepols, « Cahiers de Biblia Patristica » 24, 2023) et prépare une nouvelle édition critique et une traduction du De animae quantitate d’Augustin qui paraîtra dans la collection de la Bibliothèque Augustinienne.

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