Olivier Boulnois, Le désir de vérité. Vie et destin de la théologie comme science, d’Aristote à Galilée
Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 2022, 450 pages
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- 1 Désigné désormais ici par l’abréviation : l’A.
1Ce nouvel ouvrage d’Olivier Boulnois1 sera bientôt, à n’en pas douter, une référence classique. Car pour comprendre l’étrange destinée historique de la théologie, qui, de science suprême où s’accomplit la connaissance métaphysique de la vérité, est devenue aujourd’hui une discipline extérieure au champ scientifique, et séparée de la philosophie, l’Auteur présente une reconstitution minutieuse des figures successivement assumées par la compréhension antique, puis par la réinterprétation médiévale et moderne de l’idée-projet d’une « science théologique » – jusqu’au « déclin » contemporain de cette manière de penser et pratiquer la théologie.
2Ce devenir historique complexe commence dans l’épistémologie d’Aristote. Le chapitre inaugural que lui consacre l’A. clarifie magistralement plusieurs points controversés : il montre que la « science théologique » (épistèmè theologikè) que vise Aristote est strictement distincte de sa theologia : si d’un côté ce mot ne désigne que le discours mythique traditionnel sur les dieux de la religion grecque, en revanche ce que la Métaphysique appelle épistèmè theologikè ne porte pas sur le divin, mais sur les substances premières, qui, en tant qu’éternelles et séparées, sont dites posséder une vie « divine », car analogue à celle des dieux ; cette science, qui n’est donc qualifiée de « théologique » que par accident et par analogie, coïncide avec ce que nous appelons aujourd’hui « métaphysique ». D’où entre autres deux conclusions décisives : d’une part, chez Aristote il n’y a pas de « théologie » au sens ultérieur d’une science du divin ; et d’autre part, le livre Λ de la Métaphysique ne traite pas de Dieu, ni d’un dieu, mais uniquement du premier moteur immobile du cosmos – la science du premier moteur n’étant qualifiée, au livre E, de « théologique » que dans la mesure où celui-ci est cause du mouvement des astres, êtres divins. Ainsi se trouve établi, par une relecture philologiquement très précise, que chez Aristote il n’y a pas de « constitution onto-théo-logique de la métaphysique », contrairement à la célèbre thèse heideggérienne.
3C’est dans le contexte de la pensée stoïcienne qu’apparaît l’idée d’une « théologie naturelle », la theologia naturalis du stoïcisme latin. C’est une theo-logie, un discours sur le principe divin, dans la mesure où ce divin est identifié au Logos qui régit la nature universelle, objet de la Philosophie physique. C’est donc à la « physique » qu’il revient d’élaborer cette théologie de la nature, et de la distinguer des récits fabuleux sur les divinités du polythéisme. L’opposition entre le concept philosophique du logos et les représentations populaires de la divinité donne ainsi lieu, chez Varron, à une triple théologie : à la theologia naturalis des philosophes (théologie physique), il oppose la « théologie fabuleuse » (theologia fabulosa) des mythes transmis par les poètes, et la théologie politique ou civile des prêtres et juristes. Tripartition qui se survivra, dans les discours sur le divin de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge
4C’est au « péripatétisme » d’Alexandre d’Aphrodise que l’on doit l’assimilation de la « science théologique » visée par Aristote à la « sagesse » qui s’élabore « après les traités physiques » – meta ta physica – et à la philosophie première ; laquelle, portant sur les causes et les principes premiers, concerne nécessairement la cause finale ultime, essence immatérielle et intellect en acte, qu’est le Premier moteur. En requalifiant alors celui-ci comme « premier dieu », Alexandre fait de l’objet de la métaphysique un dieu parmi les autres, et inaugure ainsi la coïncidence, promise à un long avenir, de la philosophie première comme métaphysique avec une « théologie » philosophique. Mais l’A. montre que c’est à l’herméneutique du religieux élaborée dans la Théologie platonicienne de Proclus, que Denys l’Aréopagite emprunte la conception de la théologie qu’il applique au christianisme, et à partir de laquelle il distingue dans ses Traités trois sortes d’énoncés sur Dieu : ceux de la théologie symbolique, qui use d’analogies sensibles ; ceux de la théologie des Noms divins, qui affirme les propriétés intelligibles de Dieu ; enfin ceux de la théologie mystique, qui vise Dieu par la négation de ces propriétés, et constitue ainsi le sommet du discours sur Dieu, dépassant la connaissance spéculative, et atteignant son but dans l’union à Dieu. Ainsi s’élabore une distribution thématique articulant union mystique et spéculation, et reliant d’autre part la théologie spéculative à l’exégèse des textes symboliques des Écritures. Distinction qui sera la matrice de la théologie médiévale – à ceci près que ce qui, chez Denys, était diversité des manières de dire Dieu, sera compris par les médiévaux comme une triade de disciplines : théologie symbolique, théologie métaphysique (positive) et théologie négative.
5Mais entre la source dionysienne, nourrie de néoplatonisme, et la théologie spéculative du moyen-âge latin se place une médiation essentielle, l’œuvre d’Augustin. Le plus influent des Pères latins, toutefois, distingue nettement, sous le nom de doctrina christiana, la réflexion rationnelle appuyée sur l’exégèse biblique d’une part, et ce qu’il continue d’appeler, dans la terminologie des philosophes grecs, theologia, et qui ne renvoie chez lui qu’aux mythes du polythéisme païen. La seule theologia avec laquelle le philosophe chrétien qu’est Augustin juge nécessaire de dialoguer, c’est la théologie physique, issue de la philosophie stoïcienne. Il maintient donc fermement, dans la lignée des apologètes chrétiens (Rufin, Eusèbe), mais aussi des Pères grecs (Clément, Origène) l’écart entre philosophie et pensée chrétienne, et pour cela ne parle qu’exceptionnellement de philosophia christiana – à deux reprises seulement dans tout l’œuvre – pour désigner le développement rationnel de la pensée que suscite la révélation chrétienne.
6Pour élaborer à partir de la révélation, une connaissance théologique rigoureuse, il fallait d’abord résoudre le délicat problème de l’interprétation rationnelle des Écritures saintes. Chacun des trois monothéismes rencontre cette difficulté : les textes sacrés parlent de Dieu par images, et leurs allégories sont entachées d’anthropomorphisme. Rejetant toute possibilité d’une double vérité, Augustin fixe le premier les règles de l’herméneutique biblique : d’abord interpréter l’Écriture par l’Écriture même, et discerner entre discours figurés et passages à prendre à la lettre. Cependant, si l’Écriture ne livre pas elle-même la clé du sens, Augustin admet qu’il faut recourir à la raison : ainsi « la métaphorologie d’Augustin fonde l’exégèse médiévale, condition de possibilité de la théologie comme discours rationnel sur Dieu ».
7Dans la tradition islamique, il en va tout autrement : Al-Fârâbî, puis Avicenne et Averroès, s’accordent pour séparer nettement la connaissance théorétique de Dieu, réservée aux seuls philosophes aptes à la métaphysique, et la règle de foi, le Coran, qui est la Loi (shar’iyya) du croire et du faire, pour le peuple. Entre la connaissance philosophique pure du Dieu unique, qui repose sur le concept et la démonstration, et la pratique obéissante de la religion, fondée sur l’imagination et la persuasion, il n’y a pas place pour le développement d’une apologie rationnelle de la foi musulmane, qui associerait interprétation et raisonnement, le kalâm. Averroès, le légiste, va jusqu’à soutenir que l’application de cette dialectique composite aux principes de la religion « n’est pas permise », et qu’en conséquence « il est obligatoire de tuer les hétérodoxes ». Aussi, en pays d’islam, la seule théologie scientifique possible s’identifie-t-elle à la métaphysique, appuyée sur la relecture de Platon et d’Aristote.
8Dans le contexte de la pensée juive, Maïmonide, dans Le Guide des égarés, met en avant le caractère foncièrement métaphorique du texte biblique, et sépare strictement philosophie et exégèse pour les articuler : à la métaphysique revient d’établir la vérité rationnelle sur Dieu ; tandis que l’Écriture et ses figures ne révèlent du Dieu infiniment transcendant que l’existence, nullement les attributs. Là encore, toute ratiocination à prétention théologique, appuyée sur l’Écriture, ne peut conduire qu’à l’hérésie.
9C’est donc dans l’espace du christianisme latin que put se développer une discipline rationnelle faisant converger et tentant d’harmoniser rationalité philosophique et exégèse des Écritures : ainsi naît le projet d’une théologie scientifique. L’A. retrace la résurgence, à partir d’Eusèbe et de Marius Victorinus (ive siècle), en passant par Calcidius, Jérôme et Cassiodore, du concept stoïcien de theologia, mais entendu alors comme désignant un discours savant, rationnel, mis au service de l’intelligence conceptuelle de la foi chrétienne.
10Dans le processus qui conduit au déploiement de la grande théologie du xiiie siècle, qui s’affirme comme science avec Thomas d’Aquin, l’auteur discerne et expose deux moments décisifs : Jean Scot Érigène, au ixe siècle, place la theologia au sommet d’une totalité du savoir fondée sur l’identification augustinienne entre vraie religion et vraie philosophie. S’appuyant sur Denys l’Aréopagite, il la définit clairement comme « spéculation sur la nature divine », et fixe la distinction entre une théologie affirmative (« catafatique ») et la théologie négative ou « apophatique » : La distinction dionysienne entre des modes d’énonciation devient avec Jean Scot une différenciation entre des disciplines. Le second moment décisif est la rédaction, par Abélard dans les années 1120, d’un grand traité sur la Trinité qui porte, en sa seconde version, le titre Theologia christiana, abrégé par la suite en Theologia – titre d’origine grecque sans précédent dans la tradition latine. Abélard définit son projet de theologia tout à la fois comme introduction à l’intelligence des Écritures, fondation rationnelle de la foi, accomplissement de la philosophie en son sens le plus haut, et apologie de la vérité contre les attaques de certains philosophes. L’A. montre que cette acception du mot theologia dérive de Boèce, plus précisément de son second commentaire de l’Isagogè de Porphyre, où ce mot désigne la « science théologique » définie par Aristote, interprétée dans l’esprit du néoplatonisme comme science des réalités séparées de toute matière : Dieu et les intelligences. « Theologia » pouvait ainsi désigner la science rationnelle la plus élevée, portant sur l’objet le plus haut. Une autre source cependant rendit possible l’innovation abelardienne : le Monologion d’Anselme, « Méditation sur les raisons de la foi » qui vise à conduire par la seule raison l’esprit à la connaissance de l’être et des attributs de Dieu, abstraction faite des données de la foi. Abélard liait ainsi ensemble trois thèmes directeurs : la contemplation des intelligibles, issue d’Aristote ; l’intelligence de la foi trinitaire, comme chez Boèce ; et la démonstration rationnelle de Dieu, à l’école d’Anselme. La theologia d’Abélard vise ainsi à démontrer l’identité de la plus haute métaphysique avec la doctrina christiana venue d’Augustin.
11Après Abélard, une seconde grande rupture s’effectue avec le concept de théologie qu’élabore Thomas d’Aquin. Commentant le De Trinitate de Boèce, Thomas distingue une « double science du divin » : la connaissance philosophique de Dieu d’une part, la connaissance de Dieu issue de la révélation d’autre part. Théologie métaphysique et théologie de la foi sont dès lors dissociées, et ces deux sciences entrent en concurrence. La première, partant de l’expérience sensible, se développe comme ce qu’Aristote nommait « philosophie première », et est « science divine » au sens où elle a Dieu pour objet (génitif objectif) ; la seconde exprime la compréhension que Dieu a de lui-même, elle est science « divine » au sens subjectif, et ne peut donc être accessible aux hommes que moyennant la révélation, et par la grâce de la foi. Si donc Thomas admet que la foi ne peut rendre évidentes les affirmations de foi, la science théologique, qui développe rationnellement les implications de ces affirmations, reçoit sa validation épistémologique de sa relation de dépendance (« subalternation ») à l’égard de la science divine, celle que possèdent Dieu et les bienheureux – la « science divine » au second sens. Ce modèle épistémologique, « construction à la fois audacieuse et fragile », subira, après Thomas d’Aquin, la critique de Henri de Gand, Godefroid de Fontaines et Jacques de Metz, dont l’A. résume l’argumentation.
12Parallèlement au courant de la théologie spéculative, orientée par le modèle de la science aristotélicienne, font retour et se prolongent également les trois autres modalités du discours théologique connues depuis l’Antiquité : la théologie mythique se développe, dans le cadre de l’exégèse des Écritures, sous la forme de la théologie symbolique ; la « théologie naturelle » d’origine stoïcienne renaît à la fin du Moyen Âge dans l’œuvre de Nicolas Bonet (1333-1343), issu de l’école Scotiste, puis dans le livre de Raymond Sebond (sous le titre de Scientia Libri creaturarum seu naturae…, 1437), traduit par Montaigne et publié en français en 1569 ; et elle s’affirme comme discipline philosophique traitant rationnellement du divin, et faisant suite à la philosophie première, dans l’Organon des sciences que trace Bacon ; la théologie mystique enfin, qui réalisait selon Denys le plus haut degré – ineffable – de la connaissance de Dieu, réapparaît distincte de la théologie positive et argumentative, mais sous la forme d’une expérience intuitive tout intérieure, que le concile de Vienne de 1312, à la suite de l’affaire Marguerite Porete et en réponse au mouvement spirituel des bégards et béguines, tient en suspicion. L’A. montre la position nuancée adoptée vis-à-vis de cette théologie mystique nouvelle par Jean Gerson : il la reconnaît, comme une théologie séparée, fondée sur la perception expérimentale de Dieu, mais soumise au discernement critique et à l’autorité des maîtres en théologie dogmatique, « instruits en la connaissance des saintes Écritures ». L’A. consacre un chapitre distinct à chacune de ces formes secondes et parallèles de la théologie, et met ainsi en évidence le phénomène remarquable de « l’éclatement des discours », du xiiie au xvie siècle.
13Les deux derniers chapitres de l’ouvrage condensent l’analyse du processus qui a rendu possible, puis précipité, la fin de la suprématie théorique de la théologie.
14La renaissance de l’aristotélisme dans le dernier tiers du xiiie siècle suscite d’abord, dans l’enseignement des maîtres ès arts – institutionnellement destiné à préparer à celui des théologiens – la redécouverte et le déploiement d’une conception de la « vie bienheureuse » inspirée de l’éthique aristotélicienne, qui intègre la vie contemplative et la connaissance de la vérité, mais présente le bonheur ainsi accessible à l’homme comme l’accomplissement naturel de sa fin naturelle, et comme « la fin dernière de la vie humaine ». Les artiens défendent ainsi une eschatologie à fondement naturel, qui mime et concurrence la doctrine théologique du salut, issue de l’augustinisme, selon laquelle seule la béatitude finale de la vision de Dieu permet à l’homme d’atteindre le bonheur auquel il est ordonné par nature. La naissance et le primat de la théologie requéraient donc une compréhension spécifique de la nature humaine : ordonnée et apte par nature à la contemplation de Dieu et au bonheur, mais incapable du fait de la chute et du péché, de parvenir à cette plénitude de connaissance et de vie sans le secours de la grâce. L’A. montre alors comment cette structure anthropologico-théologique, à la fin du Moyen Âge, se délite : il met en évidence chez Denys le Chartreux une doctrine nouvelle du désir de Dieu, en opposition directe à Thomas d’Aquin, et montre que Cajetan introduit cette doctrine dans son commentaire de la doctrine thomasienne, avant que Suarez n’achève ce processus critique en fondant sur cette thèse sa conception générale de la nature humaine.
15Le dernier chapitre de l’étude met en lumière les implications théologiques de la controverse déclenchée par les travaux de Galilée. L’A. soutient en effet l’idée que « le repli décisif de la théologie commence à partir de Galilée ». La leçon épistémologique de l’affaire Galilée est la nécessité d’inverser, en matière de sciences naturelles, la charge de la preuve : lorsqu’apparaît une incompatibilité manifeste entre la démonstration physique et la lettre de l’Écriture, c’est désormais au physicien de démontrer que la vérité scripturaire s’accorde avec la vérité physique. La théologie, originellement pensée comme science suprême, car chargée d’intégrer la totalité du savoir en l’ordonnant à la connaissance du sujet le plus élevé, faisait ainsi l’épreuve de la limite de son autorité scientifique : en matière de vérités portant sur la nature, elle devait reconnaître l’autonomie, de droit et de fait, des disciplines qu’elle prétendait régir indirectement.
16Olivier Boulnois livre donc dans cet ouvrage une synthèse rarement tentée, fruit d’un immense travail : la relecture en continu de toute la littérature antique et médiévale où s’écrivit le devenir de l’idée de la théologie comme science, prélude à son articulation problématique, à l’époque moderne, avec la philosophie et les sciences.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-François Lavigne, « Olivier Boulnois, Le désir de vérité. Vie et destin de la théologie comme science, d’Aristote à Galilée », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [En ligne], 25 | 2023, mis en ligne le 29 juin 2023, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cerri/4896 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cerri.4896
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