Clarisse Picard (dir.), Incarnation, question ancienne, enjeux actuels. Approches philosophiques et théologiques
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1L’ouvrage rassemble les actes du colloque « Incarnation » organisé les 7 et 8 février 2020 au Centre Sèvres (Facultés Jésuites de Paris). Tenant compte des développements de ces vingt dernières années en philosophie et en théologie, les contributions rassemblées se confrontent au paradoxe que la notion même d’incarnation déploie. Philosophes aussi bien que théologiens sont ainsi conduits à en penser les répercussions anthropologiques et éthiques.
- 1 Cf. Dominique Janicaud, Le Tournant théologique de la phénoménologie française : Combas, Éditions d (...)
2Une préface d’Emmanuel Falque resitue le colloque dans la continuité d’un précédent, tenu en 1998 à Rome et dont il reprend l’intitulé : « Incarnation » (« Une histoire de la chair : sur les pas du colloque Enrico Castelli », p. 7-11). Ce colloque enregistrait le tournant théologique de la phénoménologie française pour reprendre le titre de l’ouvrage de Dominique Janicaud paru en 19911. D. Janicaud stigmatisait alors les figures de Paul Ricœur, d’Emmanuel Levinas, de Jean-Luc Marion, de Michel Henry mais aussi de Jean-Louis Chretien accusés d’une « dérive hétérodoxe de la phénoménologie ». Un débat s’ensuivra entre D. Janicaud et les principaux intéressés, débat que le présent colloque poursuit à sa manière.
- 2 Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair : Paris, Seuil, 2000.
3La matière est organisée autour de quatre axes de réflexion. Le premier, intitulé « Approches phénoménologiques et sémiotiques de l’incarnation », rassemble trois contributions. Dans « Le tournant de la chair » (p. 23-52), Emmanuel Falque aborde la différence en même temps que l’articulation entre le corps « vécu » et la réalité objective du corps, entre l’incarnation phénoménologique et l’incarnation théologique. Le tournant théologique de la phénoménologie est aussi le tournant de la chair : E. Falque déplie en effet les conséquences de la traduction de Leib par chair (P. Ricœur, M. Merleau-Ponty) plutôt que par « corps » (F. Nietzsche et E. Levinas). Il pointe l’insistance mise sur le « corps que je suis » au risque parfois d’oublier le « corps que j’ai » : puis-je en effet désigner comme « propre » ou « faire mien » tout ce qui est en train de m’arriver ? Prolongeant à sa manière la réflexion d’Emmanuel Falque, Paula Lorelle (« Incarnation et désincarnation chez Michel Henry », p. 53-66) analyse l’ouvrage de Michel Henry, Incarnation2. Elle souligne que la démarche henryenne présuppose une certaine compréhension de l’incarnation : sur le mode de la connaissance comme cogito, sur le mode du pouvoir et de l’action comme volonté, et sur le mode métaphysique comme immortalité. Cette compréhension conduit à une certaine idéalisation du corps, empêchant une véritable prise en compte de l’altérité et de la mortalité. Laura Rizzerio (« Donner corps à la grâce ou quand la beauté s’incarne. Réflexions sur l’art contemporain à partir de l’idée d’incarnation », p. 67-83) examine le lien entre la difficulté de comprendre l’art contemporain et la difficulté de s’enraciner dans la réalité de corps imparfaits et vulnérables. Analysant quelques œuvres contemporaines (Robert Morris et Mark Rothko), elle plaide pour un caractère « eucharistique » de l’art qui n’est pas simple représentation du beau mais ouvre le chemin d’une compréhension de l’esthétique contemporaine enracinée sur le mystère de l’incarnation.
4Deux contributions constituent le second axe des interventions, « Enjeux éthiques et phénoménologiques de l’incarnation ». Éric Charmetant (« Cognition incarnée, transhumanismes et IA » p. 87-104) s’intéresse à la façon dont l’imaginaire contemporain, nourri par les transhumanismes ou l’intelligence artificielle, imagine un futur de l’être humain sans corps. Il propose une étude critique du dualisme sous-jacent à ce type d’ontologie. Pour É. Charmetant, la « cognition incarnée » constitue avec la « neuro-phénoménologie » une alternative à l’insistance sur les potentialités d’un esprit désincarné. Agata Zielinski (« ‘Celui qui n’a plus figure humaine’. Phénoménologie du corps en qui l’humain s’absente », p. 105-122) approche les situations limites lorsque fait défaut le logos ou la conscience à l’humain. Face à « l’ultime du visage » se révèle une présence réelle et un fonds d’humanité rouvrant à un monde commun : la mise en présence d’autrui suffit à manifester l’humanité de celui qui n’a plus figure humaine.
5« Approches anthropologiques » est le thème du troisième axe et fait l’objet de trois contributions. Guilhem Causse (« L’incarnation : anthropologie du geste et de la voix. Entre l’effort biranien et l’affect ricœurien », p. 125-138) s’intéresse à la façon dont Pierre Maine de Biran et P. Ricœur répondent à la question « qu’est-ce que l’homme ? ». Si le premier insiste sur l’activité vocale, l’autre insiste sur la passivité de l’aveu. L’un et l’autre parlent cependant de l’incarnation car l’Ego n’est jamais sans corps. Clarisse Picard (« Incarnation et individuation à l’épreuve de l’enfantement », p. 139-161) s’interroge : en quoi l’enfantement prend-il pour une femme le sens d’une expérience d’individuation et d’incarnation ? Elle soutient l’idée que, pour la femme, l’enfantement prend le sens d’une expérience de donation de soi et de l’enfant, dans l’unité d’un mouvement de désir et d’attente, de naissance et de renaissance, une co-naissance qui apparaît dans le présent vivant de la subjectivité maternelle. Carla Canullo (« La chair incompréhensible. Actualité de Grégoire de Nysse », p. 163-180) souligne que les réflexions du Père cappadocien permettent une pensée de l’incarnation qui ouvre à une nouvelle euristique, euristique de la chair plutôt qu’à une philosophie de la « science de l’être » ou de la « science de la substance divine ».
6Le dernier axe, « Approches théologiques de l’incarnation » est abordé sous trois angles. Michel Fedou (« L’Incarnation dans la pensée patristique. Enjeux actuels des controverses anciennes », p. 182-200) souligne la place centrale de l’incarnation chez les Pères de l’Église (Tertullien pour ne mentionner que lui). Il en montre la pertinence pour aborder les débats actuels. Jean-Louis Souletie (« La singularité du Jésus de l’histoire et son universalité », p. 201-210) insiste sur la singularité juive de Jésus de Nazareth pour la christologie. S’inspirant des travaux de Jacques Dupuis, il montre comment la résurrection étend l’humanité de Jésus à toute l’histoire et au cosmos. Il montre la pertinence d’une christologie trinitaire pour le dialogue interreligieux. Dans « L’interprétation de Ga 4, 4 : ‘Il fut d’une femme’ et ses enjeux dans la théologie d’Irénée de Lyon » (p. 211-226), Marie-Laure Chaieb montre qu’Irénée de Lyon utilise régulièrement Ga 4, 4 dans ses œuvres pour réfuter les mouvements gnostiques. Elle en éclaire les axes de la théologie de l’incarnation qui en découlent.
7Une bibliographie, un index nominum et un index rerum complètent utilement ce volume qui constitue un précieux outil de recherche sur un thème central pour la théologie comme pour la philosophie. On pourra regretter qu’aucune voix n’ait été donné à un protestant — si l’on excepte Paul Ricœur discuté par plusieurs intervenants —, particulièrement du côté d’une theologia crucis pour laquelle les questions de l’incarnation et du corps sont évidemment centrales : cela aurait sans doute apporté un regard particulier sur cette question.
Notes
1 Cf. Dominique Janicaud, Le Tournant théologique de la phénoménologie française : Combas, Éditions de l’Éclat, 1991.
2 Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair : Paris, Seuil, 2000.
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Référence électronique
Élian Cuvillier, « Clarisse Picard (dir.), Incarnation, question ancienne, enjeux actuels. Approches philosophiques et théologiques », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [En ligne], 24 | 2022, mis en ligne le 19 juillet 2022, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cerri/3463 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cerri.3463
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