Jürgen Habermas, Une histoire de la philosophie. I. La constellation occidentale de la foi et du savoir
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1Est-il possible de rendre compte du dernier opus – magnum opus, devrions-nous dire – du philosophe allemand Jürgen Habermas, 743 pages en caractères serrés que viennent compléter près de 150 pages de notes et qui proposent une histoire de la philosophie des débuts de l’humanité jusqu’à la Renaissance en utilisant les ressources de la philosophie, de la sociologie, des sciences politiques, économique et religieuses, ou encore de l’anthropologie tout en nous faisant voyager du Japon et de la Chine antiques, à l’Inde, l’ancienne Égypte, l’ancien Israël, le monde gréco-romain et finalement le monde occidental médiéval ? La masse des connaissances rassemblées et la profondeur des analyses ne peuvent qu’inspirer un effroi sacré teinté d’admiration dans l’âme du recenseur qui s’aventure dans cette somme. Nous n’aurons donc pas ici la prétention d’offrir à notre lecteur une recension in extenso de cet ouvrage, de ses apports et de ses limites ; nous voudrions néanmoins en donner une lecture personnelle qui puisse donner à lire et à comprendre l’apport de ce magnum opus pour le domaine des sciences religieuses. Pour ce faire, nous procèderons en trois temps en situant l’ouvrage dans son double contexte – contexte des sciences humaines allemandes et contexte de la pensée de J. Habermas –, avant d’en parcourir les principales articulations. Il sera alors temps pour nous d’en proposer une lecture critique en analysant l’interprétation que le philosophe allemand donne des Pères de l’Église et en particulier d’Augustin.
- 1 Jürgen Habermas, « Vom Kampf der Glaubensmächte. Karl Jaspers zum Konflikt der Kulturen », in Jürge (...)
- 2 Hans Joas, Les Pouvoirs du sacré. Une alternative au récit du désenchantement, traduction française (...)
- 3 Jürgen Habermas, Une histoire de la philosophie. I. La constellation occidentale de la foi et du sa (...)
- 4 Jürgen Habermas, Parcours 2 (1990-2017). Théorie de la rationalité. Théorie du langage, traduction (...)
- 5 Jürgen Habermas, Parcours 2 (1990-2017) …, op. cit., p. 297-324 (« Ein neues Interesse der Philosop (...)
- 6 Jürgen Habermas, Parcours 2 (1990-2017) …, op. cit., p. 325-364 (« Von den Welbildern zur Lebenswel (...)
- 7 Jürgen Habermas, Parcours 2 (1990-2017) …, op. cit., p. 385-396 (« Versprachlichung des Sakralen. A (...)
- 8 Jürgen Habermas, Parcours 2 (1990-2017) …, op. cit., p. 397-420 (« Die Lebenswelt als Raum symbolis (...)
- 9 Jürgen Habermas, Parcours 2 (1990-2017) …, op. cit., p. 421-441 (« Eine Hypothese zum gattungsgesch (...)
2Comprendre l’apport de cet ouvrage implique de le resituer dans son contexte, c’est-à-dire dans le cadre des discussions qui agitent les sciences humaines, et plus particulièrement les sciences religieuses, en Allemagne. Car, de fait, l’opus de J. Habermas se caractérise par l’importance centrale qu’il accorde au concept de « période axiale » (Achsenzeit) élaboré par Hans Jonas en 1949 dans son ouvrage Ursprung und Ziel der Geschichte (Origine et sens de l’histoire, traduction française en 1954). La « période axiale » désigne cette période autour du milieu du dernier millénaire avant l’ère chrétienne, où, selon H. Jonas, se fondent toutes les grandes religions du monde ainsi que la philosophie antique, de manière indépendante les unes des autres mais en manifestant un même processus intellectuel où une réflexion systématique sur les conditions fondamentales de l’existence humaine succède à un âge mythique. Or, l’usage de ce concept par J. Habermas, qui en avait rappelé l’importance dès 1995 pour comprendre la pensée d’H. Jonas1, se doit d’être situé à la lumière de l’usage qu’en font les sciences religieuses allemandes actuelles, et en particulier Hans Joas qui, dans son maître-livre, Les Pouvoirs du sacré, y consacre un chapitre2. Dans la perspective du sociologue des religions allemand, l’étude de la période axiale participe de son projet de dépasser le récit communément admis de “désenchantement du monde” popularisé par le célèbre essai de Marcel Gauchet, en montrant que, si l’on définit le désenchantement comme une sortie hors d’une compréhension magique du monde, la période axiale constitue à proprement parler une période de désenchantement qui, en retour, offre le modèle d’un désenchantement qui promeut une représentation de la transcendance conçue comme une sacralité réflexive. Or, c’est bien à l’aune de cette approche critique du récit communément admis du désenchantement du monde qu’il faut situer l’emploi que J. Habermas fait ici de ce concept de « période axiale », comme il appert dans ces pages où il critique de manière peu amène les analyses de M. Gauchet (p. 237-238)3. Il convient également de situer cet opus magnum du philosophe allemand dans le cadre même de l’évolution de sa réflexion, et notamment de son intérêt marqué depuis une vingtaine d’années pour les rapports entre la foi et la raison. La publication de Parcours 2 (1990-2017) en 20184 donnait déjà à lire au public français plusieurs articles qui constituent autant de prodromes de ce grand-œuvre qui nous est donné à lire aujourd’hui, notamment les articles « Un nouvel intérêt de la philosophie pour la religion5 » (2010), « Des images du monde au monde vécu6 » (2011), « La verbalisation du sacré7 » (2012), « Le monde vécu comme espace d’incorporation symbolique des raisons8 » (2012) ou encore « Le sens du rite : une hypothèse du point de vue de l’histoire de l’espèce9 » (2012), qui, chacun, élaborent les thèmes centraux de ce magnum opus – le rapport entre philosophie et religion, la tension entre les concepts d’image du monde et monde vécu, l’importance accordée au rite dans la compréhension du fait religieux – dans le cadre plus large d’une réflexion sur le fondement même d’une pensée post-métaphysique. Autrement dit, se lit déjà en germe dans ces différents articles la trame conceptuelle du premier tome de cette Histoire de la philosophie, à savoir une réflexion sur le fondement de la pensée post-métaphysique qui prend la forme d’une interrogation du rapport entre philosophie et religion, rationalité et foi.
- 10 Cf. Jürgen Habermas, Une histoire de la philosophie. I. …, p. 386-387 : « La philosophie peut-elle (...)
- 11 Cf. Jan Assmann, Le Prix du monothéisme, traduction française Laure Bernardi : Paris, Aubier, « Col (...)
- 12 Jan Assmann, Exodus. Die Revolution der alten Welt : München, C.H. Beck Verlag, 2015, p. 25. L’égyp (...)
3C’est de fait la question centrale que problématise le premier chapitre (« Sur la question d’une généalogie de la pensée post-métaphysique », p. 17-143). Pourquoi et comment philosopher à l’ère post-métaphysique ? Telle est la question angoissante qui parcourt ces pages : le savoir propre de la philosophie, c’est-à-dire un savoir rationnel susceptible de rendre raison de notre agir moral, a-t-il encore une place et fait-il encore sens ? Pour apporter une réponse à cette question fondamentale, J. Habermas propose d’interroger ce qui constitue le fondement même de la démarche philosophique par un détour généalogique. Or, la particularité de la modalité occidentale du savoir philosophique est de s’être fondé à travers un processus de réappropriation de contenus religieux. Autrement dit, tracer une généalogie de la pensée philosophique implique de mettre au clair la relation nouée entre foi et savoir. Il ne s’agit pas, dans la perspective de J. Habermas, de fonder une nouvelle ontothéologie ou de remettre en cause les constats sociologiques d’une déchristianisation de l’Occident, mais de saisir ce que le savoir philosophique occidental doit à la pensée religieuse10. Ce qui caractérise la conception habermassienne de la religion, c’est une compréhension éminemment politique plus que théologique qui situe le rite au cœur de la pratique religieuse. C’est sans doute à cette aune qu’il faut comprendre la justification qu’il donne au deuxième chapitre de son recours au concept de « période axiale » (« Les racines sacrales des traditions de la période axiale », p. 145-248). Les images du monde développées lors de la période axiale constituent un progrès dans le savoir cognitif dans la mesure où, se fondant sur le rite et non plus sur le mythe, elles lient, dans leur processus, modalités d’organisation et d’intégration sociale et modalités de représentation de la transcendance ou du divin. Cette compréhension de la constitution du complexe sacral est ainsi illustrée par une description du développement des premières civilisations en Mésopotamie et en Égypte, qui est aussi l’occasion pour J. Habermas d’une première discussion avec les hypothèses de l’égyptologue allemand Jan Assmann sur l’élaboration d’une tradition religieuse sapientiale. J. Habermas peut dès lors conclure ce chapitre par ces mots qui explicitent l’hypothèse interprétative qui sous-tend sa démarche : « Je fais l’hypothèse que seules les images du monde de la période axiale transforment le sacré en une puissance qui promet une justice salvatrice en couplant l’obtention du salut et une voie de salut d’une grande exigence éthique, et donc en faisant dépendre expressément la délivrance de la misère terrestre de l’observance d’un ethos universaliste » (p. 248). C’est cette hypothèse que J. Habermas met à l’épreuve dans le troisième chapitre (« Une comparaison provisoire des images du monde de la période axiale », p. 249-369), où il étudie successivement la manière dont s’est progressivement formé le monothéisme juif par un processus de moralisation du sacré qui l’amène à renoncer au ‘paganisme’ proche oriental (p. 263-289) – étude qui l’amène à discuter la célèbre hypothèse de J. Assmann11 selon laquelle il y aurait deux voies d’évolution du polythéisme au monothéisme : l’une, évolutive, qu’il fait débuter avec le culte du soleil d’Akhénaton et qui se caractérise par un surmontement du mythe et de la magie au moyen de la constitution d’un monothéisme inclusif ; l’autre, révolutionnaire, qui conduit à une rupture radicale avec le polythéisme, à l’instar du monothéisme juif en Israël, et qui se définit comme un monothéisme exclusif (p. 283-289). Or, de fait, cette hypothèse de J. Assmann présuppose la non-pertinence du concept de « période axiale » qu’il décrit d’ailleurs comme « l’un des grands mythes scientifiques du xxe siècle12 » ; puis la percée rationnelle que constitue tant la doctrine du Bouddha (p. 289-307) que le confucianisme et le taoïsme (p. 307-325) ; enfin, l’émergence de la philosophie en Grèce, d’abord avec l’évolution de la pensée des physiologues grecs à Socrate (p. 325-348), ensuite, avec la théorie des Idées élaborée par Platon (p. 348-369). Une première « considération intermédiaire » (« Les jalonnements conceptuels de la période axiale », p. 371-387) propose tout à la fois une mise au point des acquis conceptuels et une réorientation de la réflexion. Ainsi le philosophe allemand distingue-t-il deux modalités moralo-éthiques élaborées par les différentes religions et spiritualités de la période axiale qui correspondent à des images du monde différentes : d’un côté le monothéisme qui fonde une éthique du devoir (Pfichtethik) ; de l’autre, les images du monde cosmo-éthiques qui visent le perfectionnisme d’une éthique du souverain bien (Güterethiken). Néanmoins, dans les deux cas, ces éthiques religieuses visent à un salut non seulement promis à tous les hommes mais qui implique la médiation de l’ethos d’une communauté religieuse et son appartenance à celle-ci ; en outre, elles correspondent à une transformation des pratiques rituelles qui se caractérisent par le rejet du mode de pensée magique et de pratiques telles que le sacrifice, la mantique ou le chamanisme. C’est alors que J. Habermas opère une réorientation de sa démarche, d’une comparaison interculturelle des différentes traditions sacrales à une généalogie de la pratique occidentale de la philosophie et à l’étude du mode de penser fondée sur la polarisation entre foi et savoir qui est spécifique à la tradition sacrale occidentale.
4De fait, les chapitres suivants offrent une histoire de la philosophie plus ‘classique’, si l’on ose dire, de l’Antiquité gréco-romaine à la Renaissance. Le quatrième chapitre est ainsi consacré à « la symbiose de foi et de savoir dans le platonisme chrétien et l’apparition de l’Église catholique romaine » (p. 389-495). Notons d’emblée que le titre de ce chapitre appelle à discussion : nous aurons à revenir plus loin sur le concept même de « platonisme chrétien » ; contentons-nous ici juste de relever qu’il est incorrect de parler d’Église catholique romaine pour le christianisme antique, dans la mesure où le primat de l’Église de Rome n’émerge que progressivement durant les ve-viie siècles et que cette appellation ne prend sens véritablement qu’au xvie siècle dans le cadre de la réaction catholique au développement des Églises protestantes et de la Contre-Réforme tridentine. Dans ces pages, l’intention de J. Habermas est de montrer comment, progressivement, s’élabore une symbiose du christianisme et du platonisme, du christianisme primitif de la proclamation christique (p. 397-415), à la rencontre du christianisme antique avec l’hellénisme, de Paul aux Pères du ive siècle (p. 415-438), enfin à l’intégration par Augustin de la pensée plotinienne (p. 438-495). Nous reviendrons plus loin davantage en détail sur ces pages afin d’en montrer les limites philosophiques, philologiques et historiques ; néanmoins, soulignons que la généalogie habermassienne aboutit à considérer, à juste titre selon nous mais pour des motifs légèrement différents, la pensée d’Augustin comme un moment-clef de la genèse philosophique de la pensée moderne, à savoir le moment où se conceptualise la constellation occidentale de la foi et du savoir. De fait, le chapitre suivant (« L’Europe chrétienne : une différenciation progressive entre sacerdotium et regnum, foi et savoir », p. 497-611) décrit l’évolution de cette configuration augustinienne durant l’époque médiévale tant sur un plan politique (p. 512-544) que sur le plan philosophique (p. 544-611). Sur le plan politique, J. Habermas montre que, dès le Haut Moyen Âge et jusqu’au xiiie siècle, la définition du christianisme comme religion d’État, effective depuis Théodose à la fin du ive siècle, se heurte en fait à la réalité du conflit entre la sphère du pouvoir (regnum) et la sphère du sacré (sacerdotium), qui aboutit progressivement à délier ce qui constitue le fondement même du complexe sacral, la symbiose du pouvoir et du sacré, et à définir des sphères spécifiques de l’État et de l’Église. Ce processus de distinction progressive se retrouve aussi sur le plan philosophique où la crise aristotélicienne, c’est-à-dire l’interprétation des écrits d’Aristote par les penseurs arabes, et, en premier lieu, par Averroès, conduit à une redéfinition de la sphère d’application de la théologie et à une distinction avec le savoir scientifique. C’est là tout l’enjeu de la réponse scolastique, et en premier lieu de l’œuvre de Thomas d’Aquin, qui, en distinguant théologie et philosophie, offre à la foi et au savoir rationnel des modalités d’application propre sans pour autant remettre en cause la possibilité d’un discours rationnel sur la foi. En outre, en intégrant l’éthique aristotélicienne au sein de la conception éthique chrétienne, la pensée thomasienne conduit à une réévaluation de la théorie du droit et de la loi dans la sphère de l’agir social. Les effets de ce geste conceptuel thomasien prennent tout leur sens aux xive et xve siècles qu’envisage le dernier chapitre de l’ouvrage (« La uia moderna : des jalonnements philosophiques conduisant à la modernité scientifique, religieuse et politico-sociale », p. 613-743). Sur le plan philosophique, les pensées de Duns Scot, puis de Guillaume d’Ockham (p. 616-687), creusant le sillon thomasien, accentuent la délimitation des sphères spécifiques de la foi et du savoir et aboutissent à une autonomisation de la raison pratique. Sur le plan politique, l’émergence d’une réflexion sur le droit et sur une organisation rationnelle des rapports de l’État et de l’Église, notamment dans l’œuvre de Marsile de Padoue (p. 687-715), et d’une autonomisation de la puissance étatique qu’approfondissent, par des chemins différents, les œuvres de Machiavel et de Francisco de Vitoria (p. 715-743). Autrement dit, avant le moment de rupture entre la foi et le savoir caractéristique de la modernité, qui, dans la perspective habermassienne, se joue dans l’œuvre de Luther, les xive et xve siècles offrent un jalon essentiel dans la compréhension de ce processus de déliaison entre les sphères de la foi et de la raison, qui correspond aussi, sur un plan politique, à un processus d’autonomisation du pouvoir étatique et, sur un plan économique, au développement d’une structure de type capitalistique.
5Ce trop bref aperçu du contenu de l’opus magnum ne rend bien sûr pas justice à la richesse de tant d’analyses de détail ou encore à l’apport du travail de conceptualisation sous-jacent qui y est mené. Du moins, permet-il au lecteur de prendre conscience de l’entreprise proprement herculéenne de J. Habermas qui en fait un ouvrage majeur de notre temps. Il n’en reste pas moins que certaines analyses habermassiennes mériteraient d’être nuancées, voire rectifiées, ce que nous voudrions montrer ici à travers le traitement que le philosophe allemand propose des Pères de l’Église, et tout particulièrement d’Augustin. Sur un plan microstructural, on pourra relever dans ces pages consacrées à la pensée patristique et à l’Antiquité tardive des erreurs factuelles. Nous en citerons ici quelques-unes comme exemples :
6P. 428 : J. Habermas note : « Aux deuxième et troisième siècles, et donc bien avant la célèbre scène de la conversion d’Augustin, au mois d’août 386, des érudits comme Grégoire de Nysse ne traitaient pas seulement des raisons intellectuelles de se convertir (…) ; ils traitaient de la nature de l’expérience de la conversion elle-même » : J. Habermas commet ici une regrettable erreur chronologique, puisque Grégoire de Nysse, ainsi que les autres Pères Cappadociens, Basile de Césarée et Grégoire de Nazianze, sont des écrivains de la seconde moitié du ive siècle. En fait, J. Habermas commet ici une confusion entre Grégoire de Nysse et Grégoire le Thaumaturge qui, lui, est bien un écrivain du iiie siècle, élève d’Origène à Césarée, et dont il cite un extrait de sa Lettre à Origène dans la suite du passage.
- 13 Mark Julian Edwards, Origen Against Plato : Aldershot/Burlington, Routledge, « Ashgate Studies in P (...)
7P. 429 : J. Habermas propose une description de la pensée d’Origène comme « suivant encore en cela Platon ». Or, l’interprétation d’un Origène platonisant a été fortement remise en cause, pour ne pas dire de manière décisive, par Mark Edwards dès 2002 dans sa monographie Origen Against Plato13. L’affirmation d’un platonisme origénien aurait donc mérité à tout le moins d’être davantage discutée.
- 14 Voir notamment Pier Franco Beatrice, « Porphyry’s Judgement on Origen », in R. J. Daly (ed.), Orige (...)
- 15 Eusèbe de Césarée, Histoire Ecclésiastique VII, 1, 1. Voir aussi Porphyre, Vita Plotini, 3, 20-38 e (...)
- 16 Sur le sujet, voir la mise au point de Gilles Dorival, « Origène d’Alexandrie », Dictionnaire des P (...)
8P. 444 : J. Habermas note : « On ne saurait parler seulement de philosophes se convertissant au christianisme : il y eut aussi des chrétiens pour se convertir au néoplatonisme, comme on suppose que ce fut le cas de Porphyre ». L’absence d’une note rend difficilement compréhensible l’allusion à laquelle J. Habermas se réfère ici. Fait-il allusion à l’hypothèse, formulée notamment par Pier Franco Beatrice14, selon laquelle Porphyre aurait été un disciple d’Origène dans sa jeunesse sous le nom de Malkos ? Si tel est le cas, de nombreux travaux ont montré de manière définitive, nous semble-t-il, que Porphyre, dont Eusèbe rapporte les mots15, commet une confusion entre Origène le chrétien et Origène le néo-platonicien16. Dès lors, l’affirmation de J. Habermas apparaît ici comme purement gratuite.
- 17 J. Habermas ne cite en effet le nom d’Adolf von Harnack que deux fois dans son texte : Jürgen Haber (...)
- 18 En l’occurrence les articles de Christoph Markschies, « ‘Hellenisierung des Christentums’ ? – die e (...)
- 19 Cette célèbre thèse est formulée dans Adolf von Harnack, Die Enststehung des kirchlichen Dogmas. Le (...)
- 20 Endre von Ivanka, Plato Christianus : Übernahme und Umgestaltung des Platonismus durch die Väter : (...)
- 21 Voir notamment Pierre Courcelle, Recherches sur les Confessions de saint Augustin : 2nde édition, P (...)
- 22 Voir la mise au point de Goulven Madec, « Le néoplatonisme dans la conversion d’Augustin. État d’un (...)
- 23 Jürgen Habermas, Une histoire de la philosophie. I. …, op. cit., p. 481.
- 24 Il note en effet juste après : Jürgen Habermas, Une histoire de la philosophie. I. …, op. cit., p. (...)
- 25 Jean-Luc Marion, « La Cité de Dieu comme apologie », Les Études philosophiques 137/2 (2021), p. 7-2 (...)
- 26 Jean-Marie Salamito, « Saint Augustin et la définition du peuple. Aux antipodes de l’‘augustinisme (...)
- 27 Kurt Flash, Augustin : Einführung in sein Denken : Stuttgart, Reclam, 1980. J. Habermas s’y réfère (...)
- 28 Goulven Madec, « Sur une nouvelle introduction à la pensée d’Augustin », Revue des Études Augustin (...)
9Ces quelques exemples soulignent la limite de l’interprétation que J. Habermas donne de la pensée patristique en la comprenant uniquement à l’aune de l’élaboration d’un « platonisme chrétien ». Quoiqu’il ne l’explicite pas clairement17, et qu’il évoque quelques travaux contemporains d’un avis différent sur le sujet18, J. Habermas se situe dans la tradition de l’interprétation donnée par Adolf von Harnack d’une ‘hellénisation du christianisme’19 et qui fut approfondie par Endre von Ivanka dans son fameux ouvrage Plato Christianus20. Or, comme nous le rappelions plus haut avec l’exemple d’Origène, les travaux patristiques contemporains tendent à remettre en cause, ou, à tout le moins, à nuancer la notion même de « platonisme chrétien » et à bien distinguer l’emploi de termes et de concepts platoniciens avec une adhésion proprement dite au platonisme. Cette question obère ainsi, nous semble-t-il, la compréhension habermassienne de la pensée d’Augustin qui est décrite comme le degré ultime de la symbiose entre platonisme – sous la forme conceptuelle élaborée par Plotin et Porphyre – et christianisme. Il faudrait ici une longue analyse de cette interprétation habermassienne d’Augustin afin d’en montrer les limites. Afin de ne pas étendre encore plus que de raison une recension déjà bien longue, nous nous contenterons de relever les deux points qui nous semblent les plus critiquables. D’une part, J. Habermas déroule l’évolution de la pensée philosophique augustinienne comprise comme une synthèse platonico-chrétienne. Or, cette hypothèse de la synthèse, qui, en France, fut défendue en son temps par Pierre Courcelle21, est très largement remise en cause actuellement à la suite notamment des travaux de Goulven Madec22. Car, de fait, si Augustin recourt à des concepts et des termes (néo-)platoniciens et qu’il peut louer en plusieurs lieux de son œuvre la valeur spirituelle du platonisme, il n’en demeure pas moins que sa pensée se définit comme profondément chrétienne et que l’usage des concepts (néo-)platoniciens qu’il peut faire aboutit en fait à un processus de reconceptualisation. D’autre part, analysant les effets politiques de la pensée augustinienne, J. Habermas note : « Incontestablement, les conflits opposant l’État et l’Église dans l’empire romain tardif ont inspiré Augustin, le conduisant à cette mise en opposition de deux entités idéaltypiques. Et des formulations qui semblent appuyer une identification hâtive de la cité de Dieu à l’Église lui échappent même de temps à autre23 ». Même s’il nuance un peu son propos quelques lignes plus loin24, J. Habermas sous-entend donc d’une part que la description des deux cités que déroule La Cité de Dieu serait influencée par la situation politique contemporaine ; d’autre part, qu’elle porterait en germe une opposition latente entre l’État et l’Église dont les effets se feraient pleinement sentir à l’époque médiévale. Or, une telle lecture, qui fait écho au fameux concept d’ « augustinisme politique », constitue une trahison profonde de la pensée augustinienne comme l’ont rappelé récemment Jean-Luc Marion25 et Jean-Marie Salamito26. Qu’il s’agisse de son interprétation platonisante ou politique, l’interprétation que propose J. Habermas d’Augustin trahit une intention téléologique qui le contraint à simplifier l’analyse de la pensée de l’évêque d’Hippone afin d’en faire un moment-charnière dans la genèse historique de la pensée post-métaphysique, ce qui le conduit à ne pas rendre pleinement justice à la spécificité de la pensée augustinienne. En outre, sur bien des aspects de son propos, J. Habermas est dépendant de l’interprétation que fait Kurt Flash d’Augustin dans son ouvrage Augustin : Einführung in sein Denken27 dont Goulven Madec, en son temps, avait déjà montré les limites28.
10Ces objections que nous avons ici esquissées de l’interprétation que J. Habermas fait de la pensée des Pères de l’Église n’enlèvent rien à la profonde admiration que peut susciter la lecture de cette imposante et magistrale Histoire de la philosophie, dont l’apport essentiel à nos yeux est de rappeler la dette qu’a la pensée philosophique rationnelle à l’égard de la pensée religieuse. Elles tracent néanmoins la tâche et le défi que doivent relever les sciences religieuses à la lumière de cet essai. Cette tâche et ce défi sont d’une double nature : d’une part, sur un plan microstructural, mener une analyse critique de détail des affirmations habermassiennes sur la constitution des différentes grandes religions du monde et, tout particulièrement, sur l’évolution du christianisme durant l’Antiquité tardive et le Moyen Âge ; d’autre part, sur un plan macrostructural, proposer une réflexion générale sur le rapport entre pensée religieuse et pensée rationnelle dans l’ère post-métaphysique qui est la nôtre. Or, c’est bien là ce qui définit un ouvrage majeur de la pensée philosophique : donner à penser.
Notes
1 Jürgen Habermas, « Vom Kampf der Glaubensmächte. Karl Jaspers zum Konflikt der Kulturen », in Jürgen Habermas, Vom sinnlichen Eindruck zum symbolischen Ausdruck : Frankfurt-am-Main, Suhrkamp Verlag, 1997, p. 41-58.
2 Hans Joas, Les Pouvoirs du sacré. Une alternative au récit du désenchantement, traduction française de Jean-Marc Tetaz : Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2020 (Die Macht des Heiligen. Eine Alternative zur Geschichte von der Entzauberung : Berlin, Suhrkamp Verlag, 2017), Chapitre 5 « La transcendance comme sacralité réflexive », p. 189-237. Sur les enjeux et les problèmes posés par le concept de « période axiale », on consultera Robert N. Bellah & Hans Joas (ed.), The Axial Age and Its Consequences : Harvard, The Belknap Press of Harvard University Press, 2012.
3 Jürgen Habermas, Une histoire de la philosophie. I. La constellation occidentale de la foi et du savoir, traduction de Frédéric Joly : Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2021, p. 237 : « Gauchet propose le plat tableau d’une histoire linéaire du déclin d’un complexe sacral ne connaissant du coup qu’une seule et unique rupture brutale ».
4 Jürgen Habermas, Parcours 2 (1990-2017). Théorie de la rationalité. Théorie du langage, traduction française de Christian Bouchindhomme, Frédéric Joly & Valéry Pratt : Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2018.
5 Jürgen Habermas, Parcours 2 (1990-2017) …, op. cit., p. 297-324 (« Ein neues Interesse der Philosophie an Religion. Zur philosophischen Bewandtnis von postsäkularem Bewusstein und multikultureller Weltgesellschaft », in Deutsche Zeitschrift für Philosophie 58 [2010], p. 3-16, repris dans Jürgen Habermas, Nachmetaphysisches Denken II : Berlin, Suhrkamp Verlag, 2012, p. 96-119.).
6 Jürgen Habermas, Parcours 2 (1990-2017) …, op. cit., p. 325-364 (« Von den Welbildern zur Lebenswelt », in Carl Friedrich Gethmann [hrsg.], Lebenswelt und Wissenschaft : Hamburg, Felix Meiner, 2011, p. 63-88, repris dans Jürgen Habermas, Nachmetaphysiches Denken II : Berlin, Suhrkamp Verlag, 2012, p. 19-53).
7 Jürgen Habermas, Parcours 2 (1990-2017) …, op. cit., p. 385-396 (« Versprachlichung des Sakralen. Anstelle eines Vorworts », in Jürgen Habermas, Nachmetaphysisches Denken II : Berlin, Suhrkamp Verlag, 2012, p. 7-18).
8 Jürgen Habermas, Parcours 2 (1990-2017) …, op. cit., p. 397-420 (« Die Lebenswelt als Raum symbolisch verkörperter Gründe », in Jürgen Habermas, Nachmetaphysiches Denken II : Berlin, Suhrkamp Verlag, 2012, p. 54-76).
9 Jürgen Habermas, Parcours 2 (1990-2017) …, op. cit., p. 421-441 (« Eine Hypothese zum gattungsgeschichtlichen Sinn des Ritus », in Jürgen Habermas, Nachmetaphysiches Denken II : Berlin, Suhrkamp Verlag, 2012, p. 77-93).
10 Cf. Jürgen Habermas, Une histoire de la philosophie. I. …, p. 386-387 : « La philosophie peut-elle faire valoir, à partir de l’osmose conceptuelle de son jumelage avec la théologie, un héritage qui compte, au-delà du seuil de la séparation méthodologique de la foi et du savoir ? ».
11 Cf. Jan Assmann, Le Prix du monothéisme, traduction française Laure Bernardi : Paris, Aubier, « Collection historique », 2007, 220 pages (Die Mosaische Unterscheidung oder Der Preis des Monotheismus : München, Hanser, 2003).
12 Jan Assmann, Exodus. Die Revolution der alten Welt : München, C.H. Beck Verlag, 2015, p. 25. L’égyptologue est revenu plus en détail sur sa critique du concept de ‘période axiale’ dans Achsenzeit. Eine Archäologie der Moderne : München, C.H. Beck Verlag, 2018, où il retrace une généalogie critique du concept.
13 Mark Julian Edwards, Origen Against Plato : Aldershot/Burlington, Routledge, « Ashgate Studies in Philosophy & Theology in Late Antiquity », 2002. M. J. Edwards est revenu sur cette question et sur les débats suscités par sa monographie dans « Origen’s Platonism. Questions and Caveats », Zeitschrift für Antikes Christentum 12/1 (2008), p. 20-38.
14 Voir notamment Pier Franco Beatrice, « Porphyry’s Judgement on Origen », in R. J. Daly (ed.), Origeniana Quinta : Leuven, Peeters Publisher, « Bibliotheca Theologicarum Lovanensium » 105, 1992, p. 351-367.
15 Eusèbe de Césarée, Histoire Ecclésiastique VII, 1, 1. Voir aussi Porphyre, Vita Plotini, 3, 20-38 et 20, 36-45, où il évoque ‘Origène’.
16 Sur le sujet, voir la mise au point de Gilles Dorival, « Origène d’Alexandrie », Dictionnaire des Philosophes Antiques. Tome IV : Paris, CNRS Éditions, 2005, p. 807-842, ici p. 811-813.
17 J. Habermas ne cite en effet le nom d’Adolf von Harnack que deux fois dans son texte : Jürgen Habermas, Une histoire de la philosophie. I. …, op. cit., p. 420 et 432.
18 En l’occurrence les articles de Christoph Markschies, « ‘Hellenisierung des Christentums’ ? – die ersten Konzilien », in Friederich Wilhelm Graf & Klaus Wiegandt (hrsg), Die Anfänge des Christentums : Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, « Forum für Verantwortung », 2009, p. 397-436 et l’essai de Johann Baptist Metz, Glaube in Geschichte und Gesellschaft. Studien zu einer praktischen Fundamentaltheologie : Mainz, Matthias Grünewald Verlag, « Welt der Théologie », 1977 (traduction française : La foi dans l’histoire et dans la société. Essai de théologie fondamentale pratique : Paris, Éditions du Cerf, « Cogitatio Fidei » 99, 1979).
19 Cette célèbre thèse est formulée dans Adolf von Harnack, Die Enststehung des kirchlichen Dogmas. Lehrbuch der Dogmengeschichte, vol. I : Tübingen, J.C.B. Mohr, « Sammlung theologischer Lehrbücher », 1909 (traduction française : Histoire des dogmes : Paris/Genève, Éditions du Cerf/Labor & Fides, 1993). Sur une mise au point sur la notion d’hellénisation du christianisme, voir Goulven Madec, « La christianisation de l’hellénisme. Thème de l’histoire de la philosophie patristique », in Goulven Madec, Petites études augustiniennes : Paris, Collection des Études Augustiniennes, « Série Antiquité » 142, 1994, p. 13-26.
20 Endre von Ivanka, Plato Christianus : Übernahme und Umgestaltung des Platonismus durch die Väter : Einsiedeln, Johannes Verlag, 1964 (traduction française : Plato Christianus : la réception critique du platonisme chez les Pères de l'Église : Paris, PUF, « Théologiques », 1990). Sur une mise au point de la notion de platonisme chrétien, voir Goulven Madec, « Le ‘platonisme’ des Pères », in Goulven Madec, Petites études augustiniennes, op. cit., p. 27-50.
21 Voir notamment Pierre Courcelle, Recherches sur les Confessions de saint Augustin : 2nde édition, Paris, De Boccard, 1968. De nos jours, l’hypothèse de la synthèse est notamment défendue par Philip Cary : voir Philip Cary, Augustine’s Invention of the Inner Self : Oxford, Oxford University Press, 2000.
22 Voir la mise au point de Goulven Madec, « Le néoplatonisme dans la conversion d’Augustin. État d’une question centenaire (depuis Harnack et Boissier, 1888) », in Goulven Madec, Petites études augustiniennes, op. cit., p. 51-69.
23 Jürgen Habermas, Une histoire de la philosophie. I. …, op. cit., p. 481.
24 Il note en effet juste après : Jürgen Habermas, Une histoire de la philosophie. I. …, op. cit., p. 481-481 : « Mais l’évêque qu’est Augustin a aussi à l’esprit la double nature de l’Église terrestre, qui s’explique par la mission spirituelle de prédication et par l’exercice de sa puissance, organisé juridiquement ; et il y songe au moins de façon tout aussi évidente qu’à l’antagonisme de l’Église et de l’État ».
25 Jean-Luc Marion, « La Cité de Dieu comme apologie », Les Études philosophiques 137/2 (2021), p. 7-26.
26 Jean-Marie Salamito, « Saint Augustin et la définition du peuple. Aux antipodes de l’‘augustinisme politique’ », Les Études philosophiques 137/2 (2021), p. 27-52.
27 Kurt Flash, Augustin : Einführung in sein Denken : Stuttgart, Reclam, 1980. J. Habermas s’y réfère à plusieurs occasions dans son ouvrage. Voir notamment Une histoire de la philosophie. I. …, op. cit., p. 438, 452-453, 462. Il se réfère également à d’autres ouvrages de K. Flash, notamment Das philosophische Denken im Mittelalter. Von Augustin bis Machiavelli : Stuttgart, Reclam, 2006 et Kampfplätze der Philosophie. Große Kontroversen von Augustin bis Voltaire : Frankfurt am Main, Klostermann, 2008.
28 Goulven Madec, « Sur une nouvelle introduction à la pensée d’Augustin », Revue des Études Augustiniennes et Patristiques 28 (1982), p. 100-111.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Jérôme Lagouanère, « Jürgen Habermas, Une histoire de la philosophie. I. La constellation occidentale de la foi et du savoir », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [En ligne], 24 | 2022, mis en ligne le 19 juillet 2022, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cerri/3284 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cerri.3284
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