Une stratégie sélective adoptée par des Africains dans le processus d’intégration en Chine. Le cas des commerçants africains à Yiwu
Résumés
La ville de Yiwu, une petite ville chinoise, accueille la deuxième plus grande population africaine pour son attractivité commerciale. Vivent-ils séparément des résidents locaux ? Fréquentent-ils les Chinois en dehors du travail ? Sont-ils exclus de la société locale ? Cet article découvre et présente la structure du soutien social dont cette population bénéficie, en analysant leurs relations avec les leurs compatriotes et les locaux. En effet, il existe un fort réseau au sein de la population des commerçants africains, formant ainsi un entre-soi qui occupe une place importante. En même temps, afin d’assurer leur intérêt, ils travaillent activement avec les Chinois. Par ces engagements, ils peuvent créer une image positive d’eux-mêmes, ce qui leur permet d’obtenir un intérêt encore plus intéressant. Néanmoins, leurs échanges avec des Chinois à Yiwu sont principalement basés sur un intérêt pragmatique, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas réellement intégrés dans la société locale. Ils adoptent plutôt une attitude sélective : s’intégrer avec certaines personnes dans certains contextes, souvent liés au commerce, et s’en éloigner lorsque l’intérêt commun disparaît.
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1. Un entre-soi fort
- 1 S. Tissot, « Entre soi et les autres », Actes de la recherche en sciences sociales 204-4 (2014) , p (...)
1Le terme « entre-soi » désigne « le regroupement de personnes aux caractéristiques communes, que ce soit dans un quartier, une assemblée politique, ou encore un lieu culturel »1. Cet attachement et regroupement, qui va souvent avec une exclusion consciente des autres sont non seulement présents dans leur vie familiale et quotidienne, mais également dans leur réseau social, que ce soit pour le choix du logement, la vie communautaire ou professionnelle. Par ailleurs, durant mes recherches sur le terrain, une grande intimité partagée avec la communauté africaine a été très utile pour trouver des interviewés, dont un fort pourcentage m’a été présenté par leurs amis.
1.1. Une disparité géographique
2Les commerçants étrangers de Yiwu ne vivent pas isolés. Ils se dispersent ainsi dans toute la ville, tout en se concentrant à une échelle plus petite : les résidences, un quartier où un ensemble de bâtiments construits de la même manière et gérés avec un système identique. Elles correspondent au terme ‘quartier’ en France, mais à une échelle relativement plus petite. Ils vivent donc dans des résidences locales, avec des résidents locaux. Certaines résidences sont considérées par les locaux comme des résidences des « Nations unies » (联(lián)合(hé)国(guó)社(shè)区(qū)), c’est-à-dire une région où des résidents de nombreuses origines culturelles se réunissent.
- 2 Source : entretien sur le terrain avec des locaux.
3Lors de mes enquêtes, j’ai remarqué que les résidences appréciées par les commerçants étrangers sont principalement des bâtiments de quatre ou cinq étages reconstruits par le gouvernement local lors des projets d’urbanisations de la ville. Les propriétaires des anciens bâtiments s’étaient vu accorder en dédommagement dix appartements par personne, pour un prix bien inférieur aux prix du marché2. N’ayant pas besoin d’autant d’appartements pour leur seule famille, la majorité a choisi de louer. Les clients sont essentiellement des commerçants étrangers. Ces appartements sont souvent peu chers et peu éloignés du marché, ce qui est idéal pour cette communauté (Figure 1).
- 3 Source : entretien avec des employés de la résidence.
4Par exemple, dans la résidence Ji Mingshan, parmi les plus de 800 personnes étrangères venant de plus de 50 pays3, la majorité sont des Arabes du Moyen-Orient et des pays maghrébins. Souvent, dans ce genre de résidence où la population étrangère est relativement concentrée, une petite communauté se forme : des magasins offrant des produits de leurs pays d’origine et des restaurants proposant de la nourriture de leurs pays natals.
« J’aime beaucoup cette résidence. Mes amis sont juste à côté de chez moi. C’est très facile de les voir. J’ai trouvé mon appartement grâce à un ami en fait. Ça fait déjà un an qu’il est là et il me l’a recommandé. Je pense que si j’ai des amis qui cherchent un appartement à Yiwu, je leur ferai la même suggestion. » (Entretien sur terrain)
« Mon cousin m’avait trouvé ce logement. Je le trouve assez pratique parce qu’il y a beaucoup de restaurants à côté. J’ai même pas besoin de faire la cuisine. Des fois c’est pas évident de manger à côté des marchés, car ce sont tous des restaurants chinois, mais ici, on est en groupe. » (Entretien sur terrain)
5Néanmoins certains commerçants ont des opinions très différentes : il arrive qu’ils ne veuillent pas vivre dans le même quartier que leurs compatriotes.
« Je n’aime pas les résidences où il y a beaucoup des étrangers. Parce que comme ça, dès que quelqu’un fait quelque chose de mal, tout le monde va dire : “ah les étrangers…”. Je déteste ça. Il y a pas mal d’étrangers dans la résidence où je vis actuellement. Mais moi, j’étais la première personne étrangère pour y vivre. Je sais pas si je vais devoir déménager un jour. » (Entretien sur terrain)
« Tu sais que plus récemment, il y a le G20 à Hangzhou. Et à cause de ça, depuis un petit moment, chaque fois qu’on entre ou sort de la résidence, on est obligé de montrer notre pièce d’identité. Je ne comprends pas, mais nous sommes déjà tous inscrits en tant qu’un étranger dans la résidence. Je ne comprends pas ! Je pense que si j’habitais dans une résidence où il y a moins d’étrangers, la situation serait différente et je me sentirais moins harcelée. » (Entretien sur terrain)
6Ce sont de fait des personnes minoritaires dans la communauté étrangère. Elles sont souvent installées depuis un certain moment, parlant déjà un chinois suffisamment fluide pour être indépendantes de leurs compatriotes et souhaitant être plus intégrées dans la société locale.
- 4 F. Chignier-Riboulon, « Catégories moyennes et discriminations au logement, entre réalités communes (...)
7Outre cette préférence pour les résidences dans la ville, les étrangers ne sont jamais seuls. En effet, « les locataires ne viennent pas uniquement chercher un logement, mais de l’habitat porteur de sens, pour être socialement valorisé »4. (Chignier-Riboulon, 2006). À Yiwu, la répartition de la population des commerçants étrangers présente deux caractéristiques (Chen Yupeng, 2012) : dispersée à l’échelle municipale et concentrée à une échelle résidentielle (Figure 1). C’est-à-dire qu’il est possible de voir une communauté étrangère très présente dans une ou plusieurs résidences, mais elle reste toujours minoritaire dans la résidence : le phénomène d’agrégation. Elle désigne « le processus de jonction de personnes, de lieux ou d’activités », et souvent « faite par choix (être avec les semblables) ou par nécessité (on n’a pas les moyens d’habiter ailleurs ou d’aller ailleurs) ». (Brunet, Ferras et al., 2005 : p. 22) Non seulement ils ont besoin d’un sentiment communautaire, mais ils souhaitent aussi une communauté réelle en termes de logement.
8Il faut noter que ce phénomène est le résultat de choix spontanés et non une obligation venant d’en haut. D’un côté, en se regroupant à petite échelle, les commerçants étrangers peuvent se sentir plus à l’aise, car ils sont au milieu d’un environnement familier ; d’un autre côté, loger dans des résidences avec des locaux leur permet de ne pas s’isoler complètement de la société locale.
9Ce choix résulte donc du mélange entre leur besoin affectif d’un soutien venant de personnes de confiance, et le besoin pratique de s’intégrer. De plus, la forte population locale rend pratiquement impossible pour les étrangers d’être complètement exclusifs dans leur vie quotidienne et de s’isoler de toute influence locale, ce qui explique la concentration à petite échelle.
10Pour la population africaine à Yiwu, le lieu du logement est peut-être le facteur le plus important. Étant majoritairement des agents commerciaux, être proches des lieux de commerce, marché, port, etc. est pour eux une condition nécessaire. Le district de Jiangdong accueille aujourd’hui une grande population africaine, notamment dans des résidences comme Wu Ai (五爱), Fan Cun (樊村), Qian Chen (前程), Yi Jiashan (义驾山), Ji Mingshqn (鸡鸣山)et Yong Sheng (永胜)

(Figure 1. La localisation des résidences appréciées par les étrangers à proximité des lieux de commerce).
11Ce choix peut être expliqué par deux éléments. D’une part, ce quartier se trouve juste en face du marché central, séparé par le fleuve : les commerçants mettent une dizaine de minutes en moto pour arriver sur leur lieu de travail. D’autre part, étant séparées du centre-ville par le fleuve, les loyers de ces résidences sont généralement moins chers que celles qui se trouvent à côté du centre commercial. De plus, la nouvelle population, souvent influencée par la famille ou les amis dans sa décision de venir à Yiwu, préfère vivre dans la même résidence qu’eux. De cette manière, la population africaine présente dans ce quartier continue de croître.
12Lors de la recherche d’un logement, le loyer est également l’un des critères importants. De nombreux commerçants africains arrivés à Yiwu sont partis de zéro. Ils ne pouvaient pas se payer de grands appartements dans des résidences de luxe. L’objectif principal de leur séjour à Yiwu était de faire un maximum de profit, et non de vivre dans un confort maximum. Cela fait qu’ils n’ont pas été exigeants sur les conditions de vie, mais plutôt sur le rapport qualité/prix.
13D’après les retours du questionnaire, environ la moitié des commerçants vivent dans des appartements à loyer modeste : 1 666 yuans par mois, soit environ 213 euros. 13,4 % parviennent à payer le double, voire plus, afin de profiter d’un plus grand confort : 4 166 yuans par mois soit environ 534 euros.
14Ceux qui vivent dans des appartements plus grands sont souvent des commerçants relativement plus âgés, qui vivent avec leur famille. Le logement occupe donc une part importante dans leur vie.
« J’ai un appartement assez grand. Je vis avec toute ma famille, ma femme et mes enfants et franchement, c’est pas si cher que ça. Je trouve que le loyer est assez correct à Yiwu. » (Entretien sur terrain)
Les jeunes qui vivent solidairement et passent leur temps au bureau et sur les marchés sont bien moins exigeants sur cet aspect. Pour eux, l’appartement sert seulement de relais.
« J’ai trouvé mon appartement grâce à mon ami. Il m’a recommandé ce propriétaire. Mon appartement n’est pas grand, mais j’ai tout ce qu’il faut. Après, je reste très peu chez moi, juste pour dormir et me reposer un peu donc ça me suffit largement déjà. Comme ça je peux économiser un peu sur mon loyer. » (Entretien sur terrain)
15En comparant les facteurs comme l’âge, le niveau d’éducation et si l’interviewé a déjà effectué des séjours à l’étranger avant d’arriver à Yiwu, nous obtenons des résultats montrant que l’âge d’un individu est fortement lié au loyer qu’il paie. Effectivement, les entretiens montrent la même relation : plus un commerçant est âgé, plus il est probable que son loyer soit élevé.
16Une deuxième question concernant la superficie de l’appartement a été posée. Les résultats montrent que plus de la moitié des commerçants interrogés vivent dans des appartements de plus de 100 m2, et 32 % louent des appartements de plus de 150 m2. Même si 13,6 % des interviewés vivent toujours dans de petits appartements voire des studios, ils vivent principalement dans des conditions assez avantageuses.
17L’analyse corrélative confirme la relation étroite entre l’âge et la superficie du lieu de résidence. Les séjours avant d’arriver à Yiwu ont également une influence sur le choix, mais elle est moins importante que l’âge.
(Source : https://en.wikipedia.org/wiki/Concentric_zone_model)
18Ainsi, pour résumer les préférences de logement de nos sujets d’étude, la localisation représente l’élément déterminant pour choisir une location, en dépit de l’influence d’autres facteurs ; ils vivent souvent dans les mêmes résidences, proches des lieux de commerce et offrant une forte présence de leurs compatriotes, même si certains, plus adaptés, préfèrent s’éloigner de leur communauté d’origine afin d’être mieux intégrés. De plus, ce sont souvent les plus jeunes, moins intégrés, qui souhaitent vivre ensemble près du marché ou du port, et les plus intégrés qui optent pour une distance avec leurs compatriotes.
19Cela correspond à la théorie de Burgess de l’école de Chicago, qui avait proposé le modèle du plan radioconcentrique (concentric zone model, figure 2). Selon lui (Burgess, 2008), une ville peut être catégorisée en cinq cercles concentriques : la zone centrale des affaires, la zone transitoire (logements, industries…), la zone de la classe ouvrière résidentielle (appartements), la zone résidentielle, et les banlieues suburbaines.
20Cette théorie considère que ces cercles sont basés sur la somme d’argent qu’un individu peut payer pour le territoire qu’il occupe. Puisque le centre-ville est le plus accessible, donc accueille une population (clientèle) plus intense, elle est généralement plus rentable, donc plus chère en termes fonciers. Ainsi, la plupart des constructions dans ce quartier sont commerciales. Dans la zone transitoire, on trouve des usines et des résidents qui travaillent généralement à côté. Les classes moyennes se tournent vers le troisième et le quatrième cercle alors que les « nantis » peuvent être observés vers l’extérieur de la ville, ce qui est le cas d’un commerçant africain, l’un des premiers arrivés :
« Ça fait un moment que je ne vis plus à Yiwu même. J’habitais ici quand je suis arrivé au début. Mais je n’aime pas. Il y a trop de monde. Je préfère être tranquille. Maintenant je suis pas loin de la ville, 30 minutes en voiture je dirais et je vis dans une grande maison. C’est beaucoup plus agréable. Bien sûr, c’est plus cher et il faut aussi une voiture pour se déplacer mais je préfère ça que vivre dans un petit appartement avec ma famille. » (Entretien sur terrain)
21À Yiwu, la présence étrangère est en pleine croissance. Dans l’ouvrage The city, Burgess et Park (2012) ont constaté que les villes changent perpétuellement, suivant une évolution au sens darwinien. De fait, avec le développement du commerce et l’augmentation du niveau d’urbanisation de la ville, le territoire où vit cette population augmente à une vitesse remarquable. Cela influence cette communauté étrangère. Par exemple, il y a déjà des commerçants qui vivent dans les villes voisines et effectuent des trajets quotidiens de 30 minutes à une heure. Il faut noter que ce sont également les premiers arrivants qui prennent l’initiative de vivre en dehors de la ville. Les moins intégrés sont relativement concentrés en centre-ville.
1.2. La force des liens communautaires
22Préférer vivre ensemble est le signe d’un besoin d’être parmi ses compatriotes. Un des avantages pour les commerçants étrangers à Yiwu est la présence de leurs compatriotes ainsi que d’associations, ce qui représente une source d’aide réelle et efficace. Nous avons expliqué précédemment la création, le fonctionnement de ces associations ainsi que le rôle qu’elles jouent dans la vie des étrangers, notamment du point de vue de leurs créateurs, d’une façon objective. Nous tenterons maintenant de les analyser d’une façon plus concrète et directe à travers les entretiens avec nos enquêtés. Possèdent-elles la même importance pour les membres que pour le président ?
23Les associations étrangères à Yiwu fonctionnent majoritairement en ligne. À part les réunions mensuelles ou les rencontres lors de grands événements, la majorité des informations et des échanges se passent via WeChat. Les messages circulent rapidement et ciblent directement chaque personne. De plus, c’est beaucoup moins cher, car il n’y a pas besoin de louer des locaux.
« Je pense que ces associations sont vraiment très importantes. Elles peuvent aider beaucoup de gens. Puisque les Africains vivent souvent dans des quartiers différents, ils se rencontrent donc souvent dans des restaurants ou leur bureau. Avec ces associations, on se voit une fois par semaine ou par mois, ou lorsque quelqu’un rencontre une difficulté. Si un membre en a besoin, on fait aussi une donation dans l’association.
En plus, leur existence peut faciliter l’administration locale, alors pourquoi pas ? À travers ces associations, les dirigeants de la ville peuvent mieux comprendre la communauté étrangère. Moi, je te dis que ces associations sont bien pour la ville de Yiwu. Ce qui est encore plus important, c’est qu’elles existeront d’une façon ou l’autre, que ce soit légal ou illégal. C’est inévitable. » (Entretien sur terrain)
« À Yiwu, il y a souvent une association pour un pays. Chaque association a un président. Moi je suis le vice-président de l’association du Mali. Mais sincèrement je n’aime pas trop aller participer à leurs activités. C’est plutôt un symbole de reconnaissance et de respect de leur part de me donner ce titre, vu que j’étais le premier Malien à venir à Yiwu.
Ils font souvent des dons organisés, surtout quand quelqu’un est dans une situation difficile. Tu sais que souvent, les Africains qui viennent d’arriver à Yiwu, ils ne comprennent rien. Comme ça, ces associations sont là pour leur fournir des informations et les aider en cas de besoin.
C’est très pratique en fait. Chaque association a un groupe sur WeChat. Comme ça tout le monde voit les messages. » (Entretien sur terrain)
24La majorité des personnes étrangères qui ont répondu au questionnaire sont au courant de l’existence des associations de leurs compatriotes. Ce pourcentage est encore plus grand chez les commerçants africains, qui ont formé non seulement des associations par pays, mais également une association africaine plus large, notamment pour les personnes venant de pays dont la population n’est pas assez grande pour former une association elle-même.
25Pour les personnes qui ont accès à l’aide des associations, aucune n’a nié leur utilité et 93,7 % des enquêtés l’ont confirmée. Plus de la moitié en sont même très contentes.
26Le discours des commerçants africains lors des entretiens confirme cette attitude.
« Nous avons une réunion chaque mois chez le président. On discute de nos problèmes personnels. Il y a une fois, un Malien était mort à Guangzhou et il n’avait pas l’argent pour être transporté dans son pays natal. Nous on a organisé une donation qui était ensuite virée à Guangzhou. » (Entretien sur terrain)
« On a une association d’une dizaine de personnes. Ce n’est pas beaucoup. On se voit souvent pour manger ensemble ou boire un verre. Et si quelqu’un rencontre un problème, tout le monde va essayer de l’aider. » (Entretien sur terrain)
« Je suis le vice-président de l’association malienne. Nous avons un groupe sur Internet. Je pense qu’il y a environ 130 Maliens à Yiwu et la grande majorité sont membres de cette association. Normalement mes compatriotes peuvent m’aider. Si jamais j’ai besoin d’une aide particulière, je demanderai probablement à mon ambassade. » (Entretien sur terrain)
« Je viens de Guinée et il y en a à peu près soixante-dix à Yiwu. Nous avons une association et elle n’est pas officielle. Je la trouve très utile. On s’aide beaucoup entre nous. » (Entretien sur terrain)
« Nous avons une association de Guinée. On se voit une fois par mois. Notre président est la première personne qui est arrivée à Yiwu. C’est souvent le cas pour les associations étrangères à Yiwu. Nous partageons notre vie, nos problèmes et des fois des problèmes qui n’ont rien à voir avec le commerce. En plus, nous avons une équipe de foot. Je l’adore. Je joue souvent au foot avec mes compatriotes. » Guinée
« Il y a seulement neuf personnes qui viennent du Ruanda à Yiwu. Nous avons notre propre association et c’est moi le président. On se rencontre chaque mois. Durant cette réunion, chaque personne contribue de 1 750 yuans. On met toute la somme ensemble et la confère à une seule personne. La fois suivante on fait pareil pour une autre personne. Comme ça, chaque mois, quelqu’un a un fonds pour lui-même. Jusqu’à maintenant, six personnes ont reçu ce fonds. En plus, on contribue chacun de 50 yuans chaque fois et on utilise cet argent pour manger ensemble.
Effectivement ça ne fait pas longtemps que l’association a été établie. Parce que je ne suis pas venu à Yiwu pour les activités des associations. Je suis venu pour travailler. Donc il m’a fallu attendre que je sois bien installé avant de créer l’association. » (Entretien sur terrain)
« Je n’aime pas le foot et je ne joue pas au foot non plus. Nous les Sénégalais on a une équipe et puisque j’y joue pas, je suis leur coach. On fait des compétitions avec d’autres équipes, par exemple le Niger et le Kenya. J’aime beaucoup cette équipe franchement. » (Entretien sur terrain)
« Oui il y a aussi une association africaine. Les membres viennent de 15 pays différents. Nous avons nous-mêmes un groupe sur WeChat. On a souvent des activités aussi. Par exemple, on organise souvent des matchs de foot, des soirées pour manger ou boire du thé, etc. On pense aussi à organiser un forum de culture et d’économie entre la Chine et l’Afrique. Pour l’instant, on est en train de chercher des financements. » (Entretien sur terrain)
« Je viens du Tchad et on n’a pas d’association. C’est sûrement parce que nous sommes peu nombreux. Mais nous avons une association africaine et elle est très utile. » (Entretien sur terrain)
« Oui, nous avons une association à Yiwu. Elle est très utile, notamment pour diffuser des informations. Il suffit d’envoyer un message dans le groupe et tout le monde peut le voir directement depuis leur portable. C’est pratique et efficace. » (Entretien sur terrain)
27Non seulement les associations sont fortement appréciées par les commerçants africains, mais leurs présidents sont souvent évoqués dans les entretiens, notamment celui de l’association des commerçants africains. L’influence d’un individu qui a réussi est donc un phénomène non négligeable.
« X pour moi, c’est un modèle. Je suis justement en train de suivre sa voie et j’espère pouvoir faire ce qu’il fait un jour. À mes yeux, il est le plus réussi parmi tous les étrangers à Yiwu. Personne n’a un business aussi grand que le sien ; personne ne conduit une voiture aussi bien que lui ; et personne ne gagne plus que lui. Il envoie généralement plus d’une centaine de conteneurs par mois et on gagne environ 200 000 yuans par conteneur. Il est vraiment notre grand frère et notre référence. » (Entretien sur terrain)
« Quand j’ai besoin d’aide ? Je demande à X bien sûr ! » (Entretien sur terrain)
« Si je ne me sens pas bien ou que j’ai un problème, je vais jamais demander à un Chinois de m’aider. Non. Je vais probablement demander à mes compatriotes, X par exemple. » (Entretien sur terrain)
28On observe, à travers ces témoignages, une forte solidarité parmi les commerçants africains. Ils peuvent se réunir pour créer une association qui sert à tous les membres et au sein de laquelle l’entraide est un phénomène répandu. Cette solidarité constitue une base importante de leur réseau social à Yiwu. Elle est aussi propice au bon déroulement de leurs activités commerciales.
29Par ailleurs, pour cette population africaine, les compatriotes travaillant dans les ambassades représentent une source de soutien importante à Yiwu, notamment dans des situations plus délicates. Leurs compatriotes, étant eux-mêmes des immigrés qui travaillent dans le commerce, rencontrent souvent des situations qu’ils ne peuvent résoudre par eux-mêmes. Un soutien officiel de la part de leur ambassade constitue une assurance bien plus stable et efficace.
« Au début de cette année, j’ai eu un accident de voiture à Yiwu. Une voiture m’a fait tomber. J’ai été tout de suite envoyé à l’hôpital. Ce qui était bizarre c’est que pour être traité il fallait payer un dépôt. Mais la personne responsable n’était pas là. Il n’y avait personne pour s’occuper de moi. Le médecin m’a finalement donc examiné et il m’a informé qu’il me fallait une opération de suite et ma jambe était cassée. Au final, je n’avais pas le choix, que de tout payer moi-même. Ce que je ne comprends pas c’est pourquoi ils ne mettent pas les patients en priorité. J’ai appelé mon ami xx directement et il était au Sénégal. Ensuite, j’ai appelé la personne qui était coupable, mais il ne répondait pas et il accrochait directement. Je ne pouvais donc que contacter mon ambassade, ce qui a téléphoné aux autorités locales qui ont ensuite contacté la personne qui m’a fait tomber. Il est venu et il m’a dit que c’était son assurance qui payait pour tout et il m’a demandé de faire un avancement. Donc là je suis toujours en négociation avec sa compagnie d’assurance. Ma femme a payé un avocat pour s’en occuper. Je ne sais pas comment va se terminer cette affaire, mais au moins, ce que j’ai appris c’est qu’à la fin du jour, il n’y a que mon ambassade qui puisse m’aider véritablement. » (Entretien sur terrain)
30Ainsi, le soutien social entre compatriotes africains est relativement complet : ils peuvent se fournir mutuellement un soutien émotionnel, matériel et administratif ; ils peuvent également travailler ensemble pour faire avancer leur commerce et se distraire après le travail pour se reposer. Ils ont formé leur propre cercle social, dans lequel ils sentent en sécurité et en confiance.
31Dans un contexte moins formel, les enquêtés africains accordent tous une valeur très importante à la famille. Pour eux, la famille est la source du soutien le plus important et de la motivation la plus forte.
« Si je travaille si dur à Yiwu, c’est pour ma famille, mes filles. Tout ce que je fais c’est pour elles. » (Entretien sur terrain)
« Chez nous, on dit une famille riche. Mais en Chine, vous dites plutôt des parents riches. Pour nous, c’est pas sûr que tout le monde puisse gagner de l’argent. Si une personne gagne de l’argent, cet argent est utilisé par toute la famille. Mon travail, mon argent, c’est tout pour ma famille, mes enfants et mes parents » (Entretien sur terrain)
32Les membres de la famille sont souvent des personnes en qui les commerçants étrangers ont confiance et vers lesquelles ils se tournent pour obtenir de l’aide.
« Je trouve qu’il est très difficile de se faire des amis par le travail. C’est pour ça que je demande toujours à mon frère lorsque je rencontre des difficultés. J’ai plus de confiance en lui et je suis sûr qu’il pensera toujours à mon intérêt. » (Entretien sur terrain)
« Heureusement que ma femme est là. Elle m’a toujours soutenu sans hésitation. Je suis très reconnaissant et je l’aime beaucoup. » (Entretien sur terrain)
33Ce choix n’est pas populaire parmi les enquêtés (12,5 %), car pour la grande majorité, leurs familles ne travaillent pas à Yiwu. Ainsi, ils ne peuvent obtenir qu’une consolation psychologique, et non de l’aide matérielle. En effet, la plupart des commerçants africains étant des hommes, leurs femmes sont généralement femmes au foyer donc loin d’être intégrées dans la société locale. De cette manière, elles ne possèdent pas les capacités nécessaires pour offrir de l’aide réel à leur mari. Pour les commerçants, même si la famille dépend d’eux et pas à l’inverse, cette dépendance peut les encourager, notamment des situations difficiles. Cela n’est pas moins important.
1.3. Une coopération commerciale basée sur la confiance
- 5 Source : entretien sur le terrain, le chiffre a été confirmé par de nombreux enquêtés. Aucune stati (...)
34Il faut noter que ce lien communautaire se limite généralement à la vie quotidienne et sociale. La population africaine installée à Yiwu ne dépasse pas 5 000 personnes au total, provenant d’une dizaine de pays5. Ils sont généralement séparés dans leur travail, car chacun a ses fournisseurs et sa clientèle.
35Durant les enquêtes sur le terrain, aucun commerçant africain n’a dit du mal d’un autre et nulle compétition n’a été remarquée parmi cette communauté. Au contraire, une forte solidarité et confiance a été observée lors des entretiens.
36Cela peut être dû au manque de confiance envers le chercheur, de la part de cette population africaine à Yiwu : même si une compétition existe, ils ont pu choisir de ne pas en parler avec un « inconnu », une personne qu’ils connaissaient peu. Cette solidarité et cette confiance ouvrent des possibilités de coopération.
37Normalement, un distributeur ou un grossiste africain n’achète qu’auprès d’un seul commerçant africain à Yiwu, pour économiser des frais et aussi pour des raisons de confiance : jouant donc un rôle dans les clusters de Yiwu. Néanmoins, une tendance coopérative est présente entre eux, surtout ceux qui sont plus proches. La coopération s’observe sous deux formes.
38Premièrement, le prix de l’article est déterminé entre les usines et les commerçants ou agents de commerce sur place. Le prix des conteneurs et des entrepôts varie peu. Les commerçants africains peuvent donc partager ces ressources avec des compatriotes, afin que ceux-ci puissent réduire leurs frais.
« Si par exemple, pour les shipping company, le prix est de 300 yuans par conteneur (Entretien 4), il les aura pour 100 yuans parce qu’il peut garantir une certaine quantité. Ensuite, pour nous, ça sera 200 yuans ou 150 yuans si on se connaît bien. Après pour nos clients, on leur demandera peut-être 200 voire un peu plus, d’où vient une partie de notre intérêt. En ce moment, je transporte mes produits avec (Entretien 4) comme ça lui il pourrait gagner un peu et moi aussi je pourrais payer un peu moins. C’est du win-win quoi. » (Entretien sur terrain)
39De plus, actuellement, la grande majorité des personnes étrangères à Yiwu restent commerçantes, de même que leurs relations de coopération et compétition. Cependant, à ce jour, les marchés africains ne sont pas encore saturés, ce qui fait que la compétition n’est pas encore forte.
40Une deuxième possibilité est de créer et participer ensemble à une nouvelle cause. L’ouverture du premier restaurant africain à Yiwu en est un excellent exemple, car il a été fondé par plusieurs partenaires. Il faut noter que les commerçants concernés par ces deux modes de coopération sont les mêmes. Celle-ci reste donc encore très limitée dans cette communauté.
41Toutefois, la coopération commerciale entre des commerçants africains n’a été toutefois remarquée qu’une seule fois par le chercheur. Qu’elle continue à exister ou s’élargisse dans le futur reste à voir.
2 Une intégration peu profonde
42Les commerçants étrangers ont formé leur propre réseau d’entre-soi. Mais avec la population locale, gardent-ils le même lien ou sont-ils complètement séparés en dehors du commerce ? Durant leur séjour à Yiwu, il est inévitable pour les commerçants étrangers d’entrer en interaction avec des Chinois de différents domaines. Ces interactions étant différentes en nature, forme et importance, nous les analyserons séparément.
2.1 Avec des partenaires commerciaux chinois : une interdépendance
43Selon notre sondage, on voit que la grande majorité des entreprises à Yiwu ont entre 1 et 3 employés chinois. Cela montre la nécessité de leur présence pour les commerçants étrangers. Une relation patron-employé est naturelle entre eux et leurs employés chinois, mais elle est un peu particulière pour le cas de Yiwu.
44Effectivement, dans une situation interculturelle, le patron ne dispose pas de tous les avantages. Certes, c’est lui qui possède le plus de ressources et paie l’employé chaque mois, mais ce dernier possède des connaissances linguistiques et culturelles que le patron pourrait difficilement acquérir. Le besoin est alors mutuel : l’employé pour son salaire et le patron pour son intérêt économique.
45Normalement, c’est le commerçant africain, c’est-à-dire le patron, qui s’occupe des commandes et des échanges avec les clients africains, pendant que l’employé chinois communique avec les fournisseurs ou l’entreprise de transport. Cet employé est ensuite chargé de transmettre les messages à son patron dans une langue commune. Sans l’aide de ces employés, il devient beaucoup plus difficile pour les activités commerciales d’une entreprise étrangère de s’organiser comme il faut.
« Pour moi, je pense qu’il faut absolument qu’il y ait des Chinois dans une entreprise. Même si je peux parler très bien le chinois, ça ne suffit pas tu sais. C’est beaucoup plus facile pour un Chinois de parler avec un Chinois qu’avec nous. » (Entretien sur terrain)
46Ce besoin partagé crée un statut relativement équivalent entre l’employé chinois et son patron. Ainsi, le rôle peut se transformer en une relation coopérative. Des commerçants chinois peuvent également dépendre de leur partenaire africain pour trouver des clients en Afrique. Il est difficile de définir qui est le patron et qui est l’employé, car chacun ajoute de la valeur à la relation.
« Au début, j’étais seulement un employé. Je travaillais pour lui. Maintenant, il m’a accordé un petit espace dans son bureau, et je travaille partiellement pour lui et partiellement pour moi-même. Petit à petit, j’ai formé ma propre clientèle. Il partage son entrepôt avec moi aussi. Il me donne un prix très correct. On n’a pas signé de contrat. Pour moi, ce n’était pas nécessaire. Dans tous les cas, il est en chinois et je ne vais pas pouvoir le lire non plus. » (Entretien sur terrain)
47Néanmoins, la grande liberté accordée aux employés chinois engendre des risques. Leur accès à une grande quantité d’informations, si utilisées incorrectement, pourrait nuire à l’intérêt des commerçants africains qui les emploient.
- 6 Source : entretien sur le terrain.
48En dehors des employés chinois, les fournisseurs locaux possèdent un statut très important dans la vie des étrangers. Actuellement, à Yiwu, il y a environ 58 000 fournisseurs chinois6. Ils travaillent au plus près des commerçants étrangers ainsi que des usines dans toute la Chine. D’un côté, il existe une relation d’interdépendance entre ces deux partis, car ils ont besoin les uns des autres pour faire marcher le commerce. D’un autre côté, les fournisseurs peuvent tenter d’augmenter leur profit en profitant de leur partenaire commercial. Les choix stratégiques déterminent donc largement la nature des relations entre fournisseurs chinois et commerçants étrangers.
« Je les connais bien, mais pas vraiment comme des amis non plus. Je travaille déjà depuis longtemps avec cette usine et je pense qu’il y a une forme de confiance entre nous. » (Entretien sur terrain)
« On ne se fréquente pas beaucoup en dehors du travail, mais nous avons déjà eu une coopération très réussie, donc oui je peux dire que j’ai confiance en lui et je pense que lui aussi. » (Entretien sur terrain)
C’est peut-être le meilleur scénario possible entre les deux partis : il est très difficile d’approfondir cette relation. Tout le monde n’est pas aussi favorisé : certains commerçants ont des problèmes avec leurs partenaires chinois, que ce soit pour des raisons de communication ou d’honnêteté.
« Parfois, les fournisseurs chinois sont vraiment peu intelligents. Je trouve qu’ils ne s’intéressent qu’à une seule commande et pas une relation coopérative à long terme. Et je trouve ça bête. » (Entretien sur terrain)
49C’est l’intérêt commercial qui a réuni ces fournisseurs chinois et ces commerçants étrangers dans la même ville, et c’est ce même intérêt qui crée des problèmes dans leur coopération. Il faut donc trouver un moyen de partager correctement cet intérêt afin d’aboutir à une situation win-win.
2.2 Avec les autorités locales : une relation délicate
50Les commerçants étrangers vivant à Yiwu sont naturellement sous la gouvernance des autorités locales. Ces dernières valorisent considérablement la population étrangère, s’efforcent de leur créer un environnement agréable pour vivre et de leur offrir un soutien en cas de besoin. Cela reste néanmoins encore insuffisant. La communauté étrangère se débat toujours avec les politiques de visa, et rencontre toujours des obstacles dans le commerce avec la municipalité.
51Toutefois, selon le questionnaire distribué aux commerçants africains, l’efficacité de l’administration locale est très bien considérée : 82,9 % ont donné un avis positif à ce sujet.
« Je garde un très bon contact avec le Bureau de Relations Internationales. Les autorités sont au courant de l’existence des relations maliennes. Ils sont très gentils avec nous et ils n’interviennent pas dans nos activités. Pareil pour la police. Je comprends leur travail et je pense qu’ils ont raison. En plus, je les trouve plutôt polis. » (Entretien sur terrain)
« Je trouve que le gouvernement local est plutôt pas mal envers les étrangers. Après tout, nous avons beaucoup contribué à la ville. » (Entretien sur terrain)
52Certaines personnes ont néanmoins des avis plus nuancés :
« Je trouve que les autorités ne comprennent pas trop ce que sont les politiques. En fait, je pense même que la loi chinoise est très floue et ambiguë. Tu peux aller poser une question au gouvernement dans la matinée, t’auras une réponse. Et si tu repasses dans l’après-midi, tu auras une réponse complètement différente. Un Russe et un Africain peuvent obtenir des réponses différentes pour la même question. Je trouve cela très injuste. » (Entretien sur terrain)
« Je pense que les policiers à Yiwu sont plutôt polis. Mais ils ne sourient jamais. Je me dis peut-être c’est parce que les Chinois sont moins expressifs dans leur culture donc les émotions se remarquent moins que nous. En plus, ce que je trouve bizarre à Yiwu c’est que le gouvernement ne prévient jamais le peuple des changements de politique. C’est souvent d’un coup que les changements prennent lieu. J’espère que nous pouvons avoir au moins trois mois de préavis pour que nous puissions nous préparer avant que les politiques soient changées. » (Entretien sur terrain)
« Il y a une régulation à Yiwu : pendant les 24 heures après qu’un étranger soit entré à Yiwu, il faut s’inscrire auprès de la préfecture si cette personne est hébergée chez un ami. S’il loge à l’hôtel, ce n’est pas obligé. Mais en réalité, très peu de gens le savent. Nous avons un ami qui a dû payer 500 yuans à cause de ça. Je trouve cela pas très juste, car il ne connaissait même pas cette politique. » (Entretien sur terrain)
« Dans les pays européens, si tu as un problème et que tu demandes à la police, ils vont t’aider sans hésitation et ils vont résoudre le problème. Mais là en Chine, si tu vas à la préfecture, ils s’en foutent. Ils n’ont même pas l’envie de t’expliquer des choses. » (Entretien sur terrain)
« J’avais un ami nigérien. Il a été volé à côté de chez nous. On lui a pris son portefeuille. J’ai appelé la police pour raconter l’histoire et demander de l’aide. À ma grande surprise, la police m’a raccroché directement ! J’ai fini par donner un peu d’argent à cet ami pour qu’il puisse rentrer chez lui. » (Entretien sur terrain)
53Ces mécontentements concernent surtout le manque de communication entre les autorités et les étrangers, qui ne sont pas toujours au courant de politiques souvent en changement. Cela reste minoritaire parmi les enquêtés, mais nécessite encore plus d’échanges. Rappelons que le statut administratif de Yiwu crée des restrictions qui limitent le gouvernement local, lequel ne peut que recevoir et appliquer les politiques nationales. Le discours d’un des commerçants les plus respectés à Yiwu montre bien sa compréhension de la situation :
« Je trouve que des autorités de Yiwu sont vraiment très gentilles avec nous. Déjà, j’ai le WeChat personnel du maire et vice-maire de la ville. En plus, moi avec d’autres représentants étrangers on est dans le même groupe avec les maires de Yiwu. Ils reçoivent directement nos messages. C’est vraiment rare. Je pense donc que l’administration locale est très ouverte. En plus, ils écoutent vraiment .
Par exemple, je me rappelle avoir parlé avec le maire une fois du problème de visa. Je voyais qu’il était surpris d’entendre ça et il a bien noté. Pas longtemps après, les politiques ont été améliorées. Je dis pas que c’est moi qui avais réglé le problème, mais ça prouve au moins qu’ils ne font pas genre.
Par ailleurs, je pense aussi que le respect que les Chinois ont pour les autorités est une très bonne chose. Après avoir vécu à Yiwu, je dis souvent à mes amis et ma famille du Sénégal, “vous pensez vraiment que ce genre de démocratie est bien ?” Moi je pense qu’un gouvernement doit être fort, comme ici. Déjà, à Yiwu il y a dix ans, quinze ans, il n’y avait rien du tout. Maintenant il y a presque tout. Pourquoi ? Yiwu a déjà fait un très bon travail dans son développement et il ne faut pas être plus qu’exigeant. » (Entretien sur terrain)
Un tel point de vue ne représente pas la majorité, mais il propose une façon de penser qui pourrait aider à mieux accepter la situation actuelle à Yiwu, et permettre ensuite une meilleure adaptation.
Un autre problème souvent évoqué par les commerçants africains, dans la zone 5 de la Cité Internationale de Commerce, concerne les conditions administratives de leur travail. Selon les enquêtes, après les premières années suivant l’ouverture de cette zone, toutes les politiques avantageuses ont disparu et les importateurs africains se trouvent impuissants devant les nouvelles politiques à venir :
« Nous sommes ici parce qu’il y avait des politiques avantageuses. Sur le contrat, on ne paie pas de taxe pendant les trois premières années. Dès que le délai est arrivé à échéance, les directeurs du marché sont tous venus nous voir pour nous demander du loyer, en plus de notre taxe de plus de 3 000 yuans par mois. En fait, le montant de ce loyer ne nous a pas été donné ; on ne sait même pas d’où vient ce montant. Dans leur tête ? Pour l’instant, nous envisageons d’écrire une lettre aux dirigeants du marché, ou bien à la municipalité locale. Nous avons parlé avec nos ambassades et nous pensions que 30 000 yuans est un bon loyer annuel. Ce qu’ils nous demandent maintenant c’est 80 000 yuans par an. Sérieusement ? Lorsqu’on est venu, il y avait rien ici. Tout était vide. Et maintenant après que nous avons tous construit, on doit payer autant ? On est pas d’accord avec ça ! » (Entretien sur terrain)
54Les politiques publiques étant en changement constant, il n’est pas évident pour les commerçants étrangers de les suivre. Cette instabilité administrative engendre confusion et incertitude dans la vie des étrangers. C’est également pour cela que le tolère, voire valorise l’existence des associations étrangères, qui permettent une circulation plus rapide et plus efficace des informations au sein de la communauté étrangère.
55L’autre problème soulevé par une commerçante africaine, qui gouvernement travaille au même endroit, est le manque de contrôle par les autorités. Elle importe des produits africains notamment de Madagascar, et les revend en Chine.
« Nous sommes responsables de cette boutique d’exposition. Des fois je travaille aussi avec mes compatriotes, mais je ne prends rien de leur part. Il y avait un jeune qui travaillait ici, mais il est parti pour une question de visa.
Je pense que le marché du commerce international doit faire mieux son travail. Par exemple, il ne faut pas simplement lire la lettre de recommandation de l’ambassade et le certificat de l’importation et de l’exportation et le certificat de nationalité par exemple. En plus, dans le dossier il est indiqué que les produits chinois ne peuvent pas être vendus ici, mais au final, si tu les vends, il n’y a pas de conséquences.
Le plus grand problème c’est le droit du vendeur. J’ai le droit de vendre un produit, et j’étais le seul. Un ou deux mois après, d’autres vendeurs commencent à vendre la même chose. Des fois, ça n’existe même pas dans leur pays. Il y a aussi des Chinois qui le vendent. Je trouve ça ridicule, mais les autorités ne font rien. Des consommateurs ne les connaissent pas non plus. Je me sens donc trahie. C’est comme si on nous avait invités à venir juste pour que les autres puissent copier nos produits. » (Entretien sur terrain)
56Cette commerçante s’est montrée particulièrement chaleureuse une fois qu’elle a compris les objectifs de ma recherche. La phrase qu’elle répétait le plus souvent était : « s’il vous plaît, il faut absolument que vous en parliez avec le gouvernement, car on a essayé plusieurs fois et on n’a pas encore eu de résultats satisfaisants ». Elle n’était pas la seule à rencontrer ce problème.
« En fait, le motif d’origine de cette zone consacrée à l’Afrique était une amélioration de la relation sino-africaine. Ici, des importateurs africains peuvent vendre des produits de leur région natale et diffuser la culture africaine. De plus, chaque pays est représenté par une seule boutique. Mais en réalité ? Il n’y a aucune protection. Et aucune promotion n’est faite. Ça va complètement à l’encontre de notre point de départ et je trouve ça vraiment dommage. » (Entretien sur terrain)
57Ce que ces commerçants africains ont constaté correspond bien à mes observations sur le terrain. De fait, beaucoup de ces boutiques « africaines » ont été confiées à des commerçants chinois, comme celle du Soudan, du Bénin, du Niger, du Cameroun et du Kenya. En y faisant un tour, on ne voit la présence d’aucune personne africaine dans ces boutiques, même si les produits exposés et vendus en magasin paraissent exotiques. Derrière les guichets, on ne voit que des jeunes filles chinoises occupées sur leurs téléphones ou leurs iPads, sans s’intéresser à leur travail. Lorsqu’elles étaient confrontées à des questions sur les produits, la plupart restaient figées et me demandaient de revenir plus tard, quand leur patron chinois serait de retour. Actuellement, il n’y a que les boutiques du Sénégal, du Ghana, de l’Éthiopie et de Madagascar qui soient encore tenues par des personnes africaines.
- 7 Source : Nouveau Journal du milieu du Zhejiang, He Bailin, 07/12/2015.
58La protection des droits d’auteur est une cause qui a reçu beaucoup d’attention de la part du gouvernement local. Selon la Cour Populaire de Yiwu, entre 2008 et 2014, le nombre des affaires civiles concernant le droit d’auteur est passé de 49 à 1 022. Cela montre à la fois le développement rapide des activités commerciales et le besoin urgent des autorités politiques concernées de traiter ce problème7. En 2015, la première et la seule plateforme indépendante de médiation sur le droit d’auteur a été construit à Yiwu : un acte pionnier pour une ville de district. De plus, aucun frais n’est réclamé par cette plateforme et, si un accord est conclu, une confirmation de la Cour Populaire de Yiwu est proposée pour garantir et protéger l’effet judiciaire de cet accord. La situation montre qu’il reste beaucoup de chemin à faire.
59Malgré des efforts, la municipalité n’est pas le premier choix des commerçants étrangers lorsqu’ils rencontrent des problèmes. Elle est même souvent à l’origine des difficultés. Dans l’objectif de faciliter la vie et le travail de la population étrangère, l’association « Yiwu International Family » a été créée par le Bureau de l’Industrie et du Commerce de Yiwu. Elle est destinée à tous les commerçants de Yiwu, chinois et étrangers. Il était attendu qu’elle soit la plateforme des échanges interculturels, mais l’objectif n’est pas tout à fait atteint.
« C’est une association légale. Mais pour l’instant, ils ne font pas grand-chose. J’ai l’impression qu’ils sont toujours en train de faire la publicité et ils n’ont pas encore trouvé un point d’intérêt. En ce moment, ils ne sont pas très importants pour les étrangers à Yiwu. » (Entretien sur terrain)
60D’autres démarches sont poursuivies par le gouvernement local. Par exemple, un centre administratif a été construit pour que les commerçants étrangers puissent suivre toutes les démarches sans avoir à se déplacer partout dans la ville. Néanmoins, ces efforts restent relativement superficiels et ne résolvent pas les vrais problèmes qui préoccupent les commerçants étrangers.
61Les politiques de taxes, souvent à la faveur des autorités gouvernementales, ne sont guère appréciées par les commerçants africains. S’ils restent à Yiwu malgré tout, c’est certainement parce que c’est encore profitable, grâce aux avantages commerciaux qu’offre la ville. Il faut donc tout faire pour faciliter les échanges entre la population étrangère et la municipalité : même si dans certains cas, la communication est très directe et efficace, il peut être compliqué pour les moins favorisés de se faire entendre des autorités.
2.3 Avec les résidents locaux : une fréquentation hypocrite
62Grâce à des questionnaires distribués aux résidents locaux, nous avons pu constater qu’ils sont généralement très accueillants envers les étrangers, que ce soit pour travailler avec eux ou vivre dans le même quartier. Nous souhaitions vérifier ce constat en entendant la version de l’autre partie concernée : la communauté étrangère. Pour ce faire, nous avons interrogés les commerçants africains lors des entretiens concernant leurs relations avec les résidents locaux.
63En dehors du travail, la relation avec les résidents locaux influence largement le niveau d’adaptation des commerçants étrangers. Parmi les connaissances locales, leur propriétaire occupe une place importante.
64En effet, les commerçants étrangers ont souvent des problèmes avec les propriétaires de logement, dont la réputation est majoritairement mauvaise parmi la population africaine. Trois exemples sont cités ci-dessous.
« Parfois, on est en retard pour payer l’électricité, car on est souvent en déplacement donc c’est difficile de bien caler à chaque fois. Même si c’est juste un ou deux jours, le propriétaire coupe directement notre électricité. Il ne pense jamais pour nous. Ou par exemple, si mon contrat finit le dix, dès le premier jour du mois, le propriétaire commence à nous harceler pour savoir si on va continuer à vivre dedans ou pas. Ils ne prennent jamais compte de notre emploi du temps. Aussi, les couloirs, ils étaient très propres lorsqu’on faisait la visite, mais dès qu’on est installé, personne s’en occupe. L’autre fois, j’avais un problème avec une ampoule et mon propriétaire insistait que c’était un problème d’électricité. Ils sont trop cons ces propriétaires et ils ne comprennent absolument rien. » (Entretien sur terrain)
« Le loyer a beaucoup augmenté depuis 2009. Aujourd’hui, c’est comme si on est en train de travailler pour eux. En plus du loyer, ils veulent encore gagner de l’argent avec l’électricité ! Je paie entre 1,2 et 1,3 yuan par degré en électricité alors que d’habitude, c’est entre 0,6 et 0,8. Si je râle, elle me menace en disant que son fils est le directeur du Bureau de Santé qu’elle me fera examiner par son département. » (Entretien sur terrain)
« Sincèrement, je trouve que les gens de Yiwu (les locaux chinois) sont vraiment très stupides. Ils ne comprennent rien ! Ils ne s’intéressent qu’à leur argent. Je les aime pas du tout. Après, je parle avec des Chinois bien sûr, mais seulement avec des Chinois qui viennent de l’extérieur de Yiwu. Jusqu’à maintenant, je n’ai rencontré aucune personne de Yiwu que je trouve correcte. Ils sont vraiment très stupides. » (Entretien sur terrain)
65D’autres remarques sont plus modérées, mais montrent des attitudes généralement négatives.
« J’ai appris le chinois à Shanghai pendant un an. C’était là où j’ai rencontré ma femme. On parle anglais entre nous. Vu que nous sommes déjà mariés, je pense que je peux dire que je suis moitié chinois. Donc je pense pas que je vais quitter la Chine même si le business ne sera pas si bon dans le futur.
Par contre, même si je reste à Yiwu, ma femme et moi on se considère comme des gens de Shanghai, parce que Shanghai est beaucoup mieux. Nous attendons un enfant maintenant et cet enfant sera aussi élevé à Shanghai. Pourquoi ? Parce que je trouve que les gens de Yiwu viennent majoritairement de la campagne et ne sont pas éduqués du tout. Je te donne un exemple.
Chaque fois que je me balade dans la rue, il y a souvent des gens qui viennent nous demander pourquoi nous sommes si “noirs” et est-ce que c’est parce que nous ne nous sommes pas lavés proprement ! Pour eux, la peau noire et la saleté sont identiques ! Et parfois lorsque je monte dans des bus, il y a même des gens qui cachent leur nez comme si nous sentions si mauvais ! Je n’apprécie vraiment pas ce genre de comportement. » (Entretien sur terrain)
66Ces réclamations témoignent d’un problème entre locataires et propriétaires. Ces derniers semblent profiter de la situation pour gagner le plus d’argent possible au détriment des commerçants. Malgré la popularité de cette opinion, certains pensent différemment.
« Si c’était en Afrique et qu’il y a toujours des étrangers qui viennent, avec de l’argent en plus, les Africains feraient sûrement pareil. Pour moi, il est important de se mettre à la place des autres. Parce que s’il y a une opportunité pour faire de l’argent, tout le monde le ferait, surtout dans une ville aussi commerciale comme Yiwu. C’est tout à fait normal. Il faut les comprendre et pas les détester pour ça. Car un jour, si c’est eux sur l’autre côté, ils feront peut-être pareil. » (Entretien sur terrain)
67L’attitude des commerçants étrangers envers leurs amis locaux est moins marquée, mais elle est également négative. Effectivement, le nombre d’amis locaux est un facteur important pour évaluer le niveau d’intégration d’un individu lors de son adaptation interculturelle.
« Je n’ai pas beaucoup d’amis locaux. En plus, beaucoup de jeunes ils vont dans d’autres villes plus grandes. Les locaux de Yiwu sont relativement âgés. C’est important je pense d’avoir toujours un ami local, surtout pour des étrangers. On sait jamais quand on en aura besoin. Même s’il ne peut pas t’aider, il pourra toujours te dire ce qu’il faut faire. » (Entretien sur terrain)
6882,8 % des commerçants qui ont répondu au questionnaire témoignent avoir au moins un ami local. Environ la moitié en possède beaucoup. Cela est plutôt bon signe, car elle montre au moins une fréquentation importante entre les deux partis.
« J’ai pas mal d’amis chinois. Mes camarades de classe sont tous chinois. J’ai une très bonne relation avec eux. Je connais aussi pas mal de gens dans des marchés, mais ce n’est pas pareil. Je me sens beaucoup plus proche avec mes anciens camarades. Ça dépend en fait de la nature du problème. Selon la difficulté, je me tourne vers des personnes différentes. » (Entretien sur terrain)
« Je trouve que ça devient de plus en plus facile de communiquer avec des gens de Yiwu. Car les jeunes d’aujourd’hui parlent de plus en plus l’anglais et ils sont aussi plus ouverts que leurs parents. Donc c’est bien. » (Entretien sur terrain)
69Presque tous affirment s’être fait des amis locaux à travers les activités commerciales, comme des fournisseurs chinois, des agents chinois, des interprètes, des personnes travaillant dans la logistique. Il est possible donc de déduire que leurs relations professionnelles avec des résidents locaux sont souvent étroitement liées avec les relations sociales ou amicales.
« Au début, mes amis sont toujours faits par le commerce. Après lorsqu’on a plus d’amis, on pourra rencontrer d’autres ailleurs. » (Entretien sur terrain)
« J’ai une bonne impression des gens de Yiwu. Ils se rendent bien compte de l’importance des étrangers pour eux. Donc déjà pour ça ils vont nous respecter. En plus, l’Afrique joue en rôle important dans le développement chinois donc si c’est bien pour nous, c’est bien pour eux. » (Entretien sur terrain)
« La plupart de mes amis ici sont des amis de travail. Je n’ai pas beaucoup de temps pour me faire des amis non plus, car mon travail est vraiment très prenant. » (Entretien sur terrain)
« J’ai pas mal d’amis ici. La majorité est des fournisseurs. Je fréquente plus certains et moins d’autres. Pour moi, c’est plutôt une question de caractère et pas de la culture. Mais c’est vrai que, avec les Chinois, il n’y a pas de vraie amitié, que des relations purement basées sur l’intérêt. Si on mange ensemble, c’est aussi pour faire du business et gagner de l’argent. Ils sont très fermés d’esprit. Personnellement, je les contacte seulement lorsque je travaille. En dehors de travail, non, aucune relation. » (Entretien sur terrain)
« J’ai beaucoup d’amis chinois. Mais, par exemple, le patron de cette entreprise, ça fait deux ans qu’on se connaît, mais il est jamais venu chez moi. D’habitude on va boire un verre avec nos clients puis c’est tout. Si je ne pouvais rien lui offrir, il ne me parlerait plus c’est sûr.
Parfois si quelqu’un te parle, il te demande ça fait combien de temps que je suis là, qu’est-ce que je fais ici et tout de suite, il me dit qu’il a un ami qui vend un tel ou tel produit et me demande si je suis intéressé. Même les dialogues en dehors du travail sont avec un objectif précis. » (Entretien sur terrain)
« Je ne sors pas beaucoup. Je travaille, je travaille et je dors. Nous, les Mauritaniens, on est un peu particuliers. On n’est pas comme des Arabes ni des Africains. Je n’ai pas d’amis chinois. Je fréquente des Chinois et des locaux et seulement au travail. Par exemple, j’ai une relation coopérative avec une usine depuis quatre ans et on s’entend pas mal entre nous. » (Entretien sur terrain)
70Ce dernier discours montre la caractéristique la plus importante de l’amitié entre commerçants africains et locaux : leur relation principale étant une relation économique et commerciale, elle est principalement hypocrite. Les échanges tournent autour du commerce et peu de fréquentations sont observées en dehors du travail. De fait, l’existence et le développement de cette relation dépendent complètement de la relation professionnelle.
71Les enquêtés ont montré une attitude plutôt compréhensive face à cette préférence des résidents locaux. Ils comprennent leur besoin des intérêts économiques et puisque ces intérêts sont souvent mélangés, ils ne sont pas contre ces échanges à but pratique. Néanmoins, un ton de regret est présent. Étant dans un pays étranger, ils recherchent aussi l’amitié et un abri psychologique, sans avoir à se soucier du commerce tout le temps. Leurs expériences leur ont appris que c’était peu probable à Yiwu et ils sont obligés de l’accepter.
« J’ai des amis dans le marché, mais j’ai personne pour sortir avec le soir. Je n’ai pas d’échange profond avec ces amis. En fait je trouve que les locaux de Yiwu sont vraiment difficiles à s’entendre avec. Ils sont très jaloux. Ce n’est pas qu’ils soient violents ou malpolis, mais comme ils sont ennuyeux ! Ils ne savent que parler du business. Ils ne s’amusent jamais et ne respectent pas les autres non plus, car ils veulent que tout le monde réponde tout de suite. Je pense que je n’ai pas vraiment une vie sociale à Yiwu. » (Entretien sur terrain)
« Je trouve que le peuple local est pas mal. Après c’est vrai que vu que toute la ville tourne autour du commerce, tout le monde est commerçant. Donc on peut se comprendre que notre relation est tous des relations de business. Parfois on rencontre aussi des Chinois qui ne sont pas dans le commerce, mais c’est très rare. Il est facile de faire des amis avec des Chinois locaux dans le travail, mais sinon c’est très difficile. » (Entretien sur terrain)
« Je suis plutôt optimiste de ma vie à Yiwu. Je l’aime bien. Je pense que les meilleures personnes sont à Yiwu, mais aussi les pires. Des fois on rencontre des gens vraiment merveilleux. Mais il y a un problème, ils valorisent trop l’argent et pas l’amitié. J’ai un ami, que j’ai rencontré dans un ascenseur. Il m’a demandé combien de personnes il y a dans mon pays et m’a dit que c’était peu. Il m’a ensuite motivé à rester à Yiwu pour faire du commerce. C’est quelqu’un de bien. Mais c’est rare. Je trouve qu’en Chine, il suffit d’avoir de l’argent. C’est la seule chose qui compte. J’ai des amis un peu partout dans le monde, et au bout de quelques mois, ils m’envoient un mail pour prendre de mes nouvelles. En Chine, c’est pas comme ça. Même si ça fait dix ans qu’on se connaît, dès que le commerce est terminé, plus rien du tout. Donc là à Yiwu, je travaille dans la journée, le soir je rentre, je mange et je dors. Je n’ai pas de vrais amis à Yiwu. » (Entretien sur terrain)
« J’ai rencontré pas mal d’amis chinois pendant mon travail. Mais ces relations concernent seulement le commerce. Je fréquente plus des gens du Sénégal et de la Guinée et très peu avec gens des autres pays. D’un côté, on ne parle pas la même langue. D’un autre côté, on n’a pas les mêmes emplois du temps. Par exemple, les Arabes ne travaillent pas le dimanche, mais nous si. Donc on n’a pas trop d’occasions pour se voir.
Je trouve que l’esprit des locaux est très fermé. Ils ne s’intéressent qu’à leur business et rien d’autre. J’espère qu’ils puissent être plus ouverts et s’intéresser aussi à autre chose. Bien sûr, ce n’est qu’un avis personnel. Mes autres amis partagent les mêmes remarques. Mais je trouve que c’est pas très grave. Il faut non plus généraliser ou juger. Après tout, on n’est pas là pour se faire des amis. Non, on est là pour gagner de l’argent. Donc si on peut encore gagner de l’argent, c’est bon quoi. Yiwu c’est une ville fantastique. » (Entretien sur terrain)
« Je ne sors pas beaucoup, car les Chinois sont trop fermés et compliqués. C’est pour ça que je n’ai pas d’amis chinois. Dans le travail je fréquente beaucoup les Chinois, mais ça reste là. La seule connexion est l’argent. Je te donne de l’argent et tu me donnes des produits. C’est tout.
J’ai remarqué aussi une discrimination particulière envers les Noirs. Lorsqu’on est dans le bus, personne ne veut s’assoir à côté de nous. Et si je marche dans la rue avec une fille chinoise à mes côtés, les autres vont trouver ça très bizarre. Ils sont généralement très malpolis avec les étrangers.
Donc en ce moment, je travaille dans la journée et regarde la télé le soir. Je sors qu’avec mes compatriotes et je cherche pas non plus à avoir des amis chinois. » (Entretien sur terrain)
« C’est pas mal de travailler à Yiwu, car les gens ici comprennent les étrangers et ils savent bien comment faire de l’argent. Mais l’atmosphère sociale à Yiwu est trop pauvre. Vous les Chinois, vous pouvez vous faire des amis, mais c’est toujours basé sur l’intérêt. S’il n’y en a pas, c’est impossible pour que vous soyez ami. Toutes les interactions avec des gens de Yiwu sont un échange d’intérêt et de profit. » (Entretien sur terrain)
« J’ai toujours l’impression que c’est difficile d’avoir des vrais amis à Yiwu. Bien sûr que ça existe quelque part, mais la plupart sont quand même des amis dans le business. » (Entretien sur terrain)
72Ce manque d’intérêts en commun n’est pas le seul obstacle, même s’il représente le plus important. La barrière linguistique est également une difficulté et certains pensent qu’il n’y a pas assez d’occasions pour se rencontrer en dehors du travail ni pour échanger, approfondir les connaissances sur l’autre culture (les habitudes de politesse par exemple). D’autres facteurs relevés dans les entretiens indiquent que le manque de confiance, de respect et d’ouverture d’esprit constituent également des défis à traverser.
« J’ai l’impression que les Chinois ne disent jamais bonjour, surtout si on se connaît pas. Je trouve ça très bizarre. » (Entretien sur terrain)
« La confiance est un grand problème. Par exemple, lorsqu’on venait au début à Yiwu, souvent les employés, ce qu’ils font, c’est partir au bout de quelques années, après avoir eu assez d’informations et de ressources. Comme ça, ils deviennent des compétitions. C’est pour ça que maintenant, on ne fait plus confiance aux employés chinois et on leur donne du travail important. » (Entretien sur terrain)
« La discrimination est très grave à Yiwu. Une fois, j’ai pris le bus avec Ommar. Les autres nous regardaient tous et je ne comprenais pas. Je n’ai pas la peau noire parce que mon père était français donc les gens de Yiwu ne pensent jamais que je suis une Africaine. Je demandais à Ommar et il m’avait dit qu’il était déjà habitué à leur regard. J’étais vraiment triste. J’ai beaucoup voyagé en Chine et je pense pas que c’est pareil dans d’autres villes chinoises. Les gens de Yiwu sont comme ça : fermés, pas ouverts du tout ! Moi, je n’ai aucun ami qui vient de Yiwu. La ville elle-même est pas mal, mais la population locale n’est pas très bien. » (Entretien sur terrain)
« Je suis plutôt ouvert en fait et la ville est bien pour travailler. Mais il n’y a pas de vie sociale. Beaucoup des résidents locaux étaient auparavant des paysans. Même s’ils sont riches maintenant, ils restent toujours fermés, car ils manquent d’éducation. Ça fait que c’est hyper difficile de communiquer avec eux. Et pas seulement au niveau de la langue. Ils ne s’intéressent pas du tout à d’autres cultures et ils n’essaient même pas. J’ai voyagé pas mal en Chine. Je trouve que c’est plus facile de faire des amis dans le sud et l’ouest, mais beaucoup moins dans le nord et l’est, même si c’est plus développé. Le problème à Yiwu c’est que, tant que tu as de l’argent, tu as des amis. Mais si tu n’en as pas, tu peux pas avoir des amis non plus. Ils sont retardés dans leur esprit. » (Entretien sur terrain)
73Jusqu’ici, nous pouvons conclure que, même si les résidents locaux ont montré une attitude positive en répondant au questionnaire, cette ouverture reste superficielle et hypocrite. Ils n’hésitent pas non plus à afficher cette attitude dans leurs interactions avec les étrangers, qui ont bien compris le message.
74Même s’il est difficile pour les étrangers de Yiwu de construire une vraie amitié avec les locaux, ils se distinguent fortement de la communauté d’autres régions chinoises par un aspect : leur investissement dans le domaine caritatif. Dans l’association « Yiwu International Family », parmi les cinq clubs, le plus dynamique et animé aujourd’hui est le Club du Lever de Soleil, dont le directeur est un commerçant malaisien. Sous sa direction, le club est consacré à l’organisation de nombreuses actions de charité à Yiwu et dans les régions voisines.
75Depuis la création de ce club en 2015, 120 sessions d’action ont été organisées par le président et ses collègues, bénéficiant directement à plus de 2 200 personnes8. Les produits distribués aux personnes dans le besoin représentent une valeur totale d’environ 660 000 yuans. Le financement de toutes ces actions vient des 106 membres du club.
76Généralement, il y a des actions différentes chaque mois, dont certaines sont devenues des traditions, comme le don de sang, les visites à des institutions pour enfants et personnes âgées, l’aide financière aux personnes dans le besoin et même la participation à des services tels que la collecte des ordures dans des régions isolées. La nature des actions est en changement constant selon les besoins de la ville, mais le principe est le même : venir en aide à ceux qui en ont besoin.
77Ces personnes, des commerçants à la base, choisissent de consacrer une grande partie de leur temps à aider des personnes locales. Quelles peuvent être leurs motivations ? D’après le CEO de ce club, « [il a] déjà gagné beaucoup d’argent depuis son arrivée à Yiwu. Maintenant, c’est le moment de remercier la ville en aidant des personnes en difficulté. Au moins, comme ça, il ne serait pas simplement une personne riche, mais aussi une personne généreuse. »
78D’autres commerçants africains, qui ne font pas partie de ce club, ont une interprétation différente :
« L’organisation charitable créée par xxx, une partie de leur intention d’origine est bien de contribuer à la société, c’est sûr. Pour faire médiateur ou la charité, sincèrement, la plupart ne le font pas pour l’argent, mais plutôt pour la réputation. Maintenant le commerce n’est plus comme avant tu sais. Par exemple, avant on avait des commandes de vingt ou trente conteneurs alors que maintenant on n’en vend qu’une dizaine. Avant, on gagnait à peu près 15 % ou 20 % comme profit brut, maintenant le taux est à 5 %. Oui on arrive toujours à vivre correctement, mais ce n’est plus comme avant et franchement, on ne peut rien faire. Alors qu’est-ce que je fais de mon temps ? On se pose la question. » (Entretien sur terrain)
« Maintenant, le commerce n’est pas si profitable qu’avant alors beaucoup se sont tournés vers d’autres activités comme le sport, la charité et la médiation. Pas forcément parce qu’ils sont passionnés par la cause, mais plutôt parce qu’ils n’ont pas de meilleur choix et qu’au final, l’investissement dans ces activités pourrait un jour aider à développer leur commerce. »
79Les motivations peuvent varier, mais ce qui est certain, c’est que tous ces gestes sont très bien reçus par la majorité des résidents locaux.
« Je ne les connais pas ces commerçants étrangers. Mais au moins, ce qu’ils ont fait avec ces personnes âgées est sûrement une bonne chose. Pour ça, je les félicite. »
80Le nombre de commerçants africains qui participent à ces activités reste faible, car la plupart d’entre eux sont toujours en train de travailler dans le commerce. Ainsi, la population africaine n’a pas encore acquis un statut important du fait de son petit nombre.
81Lorsque des personnes étrangères souhaitent consacrer une partie de leur temps et de leur argent à la société locale, cela signifie au moins deux choses : elles veulent contribuer à la ville et elles sont capables de le faire. Premièrement, ces individus sont généralement assez bien intégrés pour souhaiter rendre une partie de ce qu’ils ont reçu à cette ville. S’ils n’avaient pas atteint leur objectif d’origine, c’est-à-dire gagner de l’argent, ils seraient déjà partis, et rapidement. Non seulement ils ont choisi de rester, mais ils veulent s’investir à leur manière pour la ville où ils sont installés.
82Deuxièmement, ils ont assez de temps libre et de ressources sociales et financières pour réaliser ces projets. Les jeunes commerçants qui viennent de débuter passent leurs journées à faire le tour des marchés et des usines afin de trouver les produits avec le meilleur rapport qualité/prix. Leurs soirées et leurs nuits sont occupées à communiquer avec leurs clients en Afrique. Les commerçants accomplis, eux, n’ont plus besoin d’aller au bureau tous les jours, ayant acquis une clientèle stable et durable. Ils n’ont pas besoin d’accompagner leurs clients sur les marchés ou chez les fournisseurs, ni de répondre à leurs appels et mails, car ils ont des employés pour le faire.
« La ville m’a beaucoup donné tu sais. Je la remercie beaucoup. C’est pour ça que je travaille dans la médiation et dans la charité parce que je veux retourner une partie de ce qui m’a été donné. » (Entretien sur terrain)
83Pour eux, s’arrêter en plein travail pour aller livrer des cartons de lait chez des personnes qu’ils ne connaissent même pas est inimaginable et impossible. Selon la pyramide des besoins de Maslo, il faut avoir satisfait les besoins basiques pour investir les ressources supplémentaires dans des causes caritatives. Et actuellement, les membres de ce club ont atteint ce stade.
3. Un réseau de soutien social composé principalement de relations fortes
84Ayant revu les liens que les commerçants étrangers gardent avec leurs compatriotes et les résidents locaux, nous pouvons les analyser du point de vue de la composition de leur réseau de soutien social, un composant essentiel dans l’adaptation interculturelle. Cela nous aidera à décider si les commerçants sont réellement intégrés.
- 9 L. Zao, « Étude du soutien social des femmes migrantes de mariages en ville – le cas des ‘belles-fi (...)
- 10 S. Cobb, « Social Support as a Moderator of Life Stress », Psychosomatic Medicine 38(35) (1976), p. (...)
85Concept complexe, le terme de « soutien social » a reçu de nombreuses définitions, et il n’existe pas de consensus. La plus reconnue9, proposée par Cobb10, définit le terme comme « les informations qui encouragent les gens à se croire aimés, respectés et valorisés ». En effet, lorsqu’un individu entre dans une culture différente de la sienne, son ancien réseau social commence à se transformer. Le réseau social peut comprendre la famille, les collègues, les anciens camarades, les amis… Un réseau social bien établi peut fournir aux individus les soutiens et aides nécessaires lorsqu’ils rencontrent des problèmes. Ils peuvent ainsi soulager leurs sentiments négatifs comme la tension, la pression ou l’angoisse. De fait, l’existence d’un réseau social ne signifie pas seulement des aides, mais également un respect, une reconnaissance et un sentiment d’appartenance. Le manque d’un réseau social peut aggraver les situations difficiles dans le processus de l’adaptation interculturelle.
86Lorsque des migrants africains quittent leur pays natal, leur ancien réseau n’existe plus. Ils sont obligés d’établir un nouveau réseau en se faisant des amis, en se mariant ou à travers des pratiques religieuses et des associations sociales. Avant leur départ, ils bénéficiaient du soutien social sous tous ses aspects : le soutien social officiel provenant de l’État, des différentes associations et des différentes communautés ; le soutien social non officiel de la part de l’entourage comme la famille et les amis. Tout ceci formait un réseau complet qui les entourait et les protégeait, et qui a disparu lorsque l’individu a décidé d’immigrer dans un autre pays.
87D’un côté, ils sont géographiquement éloignés de leur ancien réseau social, ce qui les empêche d’obtenir des consolations psychologiques auprès de leurs familles et amis. D’un autre côté, n’étant plus chez eux, ils ne peuvent plus profiter des politiques de leur pays natal, que ce soit l’éducation scolaire gratuite ou les services médicaux.
88Ajouté à la disparition des avantages liés à l’ancien réseau de soutien social, le manque de réseau social dans le pays de destination fait que la population migrante doit faire face à tous les défis par ses propres moyens (par exemple l’accès à l’éducation, au logement et au service médical), avant que le nouveau réseau de soutien social ne soit établi.
- 11 Y.-W. Ying, P.-A. Lee, J.-L. Tsai, « Cultural orientation and racial discrimination : Predictors of (...)
- 12 C. Ward, A. Kennedy, « Where’s the ‘Culture’ in Cross-Cultural Transition ? », Journal of Cross-Cul (...)
- 13 C. Ward, A. Rana-Deuba, « Home and host culture influences on sojourner adjustment », International (...)
89Le soutien social peut provenir de deux sources : la culture d’origine et la nouvelle culture. Ying estime que la culture d’origine est en fait la source la plus stable du soutien social11. De plus, Ward et son équipe ont réussi à prouver un lien entre la reconnaissance de sa culture d’origine et le niveau d’adaptation interculturelle12. En revanche, cette relation n’est pas marquée dans le lien entre la reconnaissance de la nouvelle culture et le niveau d’adaptation interculturelle. Les chercheurs ne sont pas tous d’accord sur ce point. Ward a montré que trop de dépendance envers la culture d’origine peut empêcher l’apprentissage de la nouvelle culture, diminuant les échanges avec les locaux13.
- 14 D. S. Massey, E. A. Parrado, « International Migration and Business Formation in Mexico », Social S (...)
- 15 B. H. Gottlieb, Social networks and social support, 1981, Sage Publications.
90Ainsi, un réseau social est souvent la source de différents types de soutien, hébergement, information ou aide financière14. Il influence considérablement le niveau d’adaptation interculturelle d’un individu. Un réseau bien établi constitue un soutien social considérable pour les personnes immigrées dans une nouvelle culture et aide cette population migrante à se sentir à l’aise et heureuse ; dans le cas contraire, les individus peuvent être confrontés à des problèmes qu’ils ne peuvent résoudre seuls, ce qui mène à des difficultés d’intégration, voire pire15.
- 16 K. Marx, The German ideology, including Theses on Feuerbach and Introduction to the critique of pol (...)
- 17 D. Zhou, « L’anthropologie à la chinoise et la naturalisation de l’anthropologie », Journal académi (...)
- 18 T. Xu, « La relation des interactions sociales des Africains à Guangzhou et la logique de comportem (...)
91Selon Marx, « dans sa réalité, l’être humain est l’ensemble des relations sociales »16. Dans la vie en société, le réseau des relations sociales sert généralement à deux choses : le partage des informations et l’entraide17. À Guangzhou, il existe trois échelles dans le nouveau réseau de soutien social des commerçants africains qui s’y installent : une relation sociale-clé avec les membres de famille, une relation amicale liée aux intérêts économiques, et une relation sociale purement pragmatique avec les partenaires commerciaux et le gouvernement chinois18. La situation est très similaire dans le cas de Yiwu.
92Pour étudier le réseau de soutien social que les commerçants africains possèdent à Yiwu, l’analyse a été effectuée selon la source du soutien : la famille, les compatriotes africains, les résidents locaux de la ville ainsi que les autorités locales. Les résultats du questionnaire montrent que les trois sources les plus importantes du soutien social sont les amis locaux, les compatriotes et les membres de famille. D’autres acteurs comme l’ambassade et les autorités locales, même s’ils sont présents dans le réseau, ne sont pas très importants pour les commerçants étrangers.
93Les entretiens montrent que la population étrangère s’efforce de construire un réseau de soutien. Ces individus ne dépendent pas uniquement de leurs familles et des amis de leur région natale, mais aussi des contacts nouveaux qu’ils développent sur place. La famille, les amis et compatriotes, avec qui la relation dépend largement d’un lien sanguin et géographique, sont souvent considérés comme des relations fortes ; celles qui sont construites dans le travail ou en se faisant de nouveaux amis mènent à une relation fragile.
- 19 M. Granovetter, « Economic action and social structure : The problem of embeddedness », American jo (...)
- 20 R. D. Putnam, « Bowling Alone : America’s Declining Social Capital », Culture and Politics, New Yor (...)
94Cette idée a été émise en premier par Mark Granovetter en 198519. Selon lui, des relations fortes sont majoritairement formées dans les communautés où il existe une forte similarité entre les membres. Les informations diffusées dans cette communauté sont souvent similaires et répétitives. En revanche, des relations fragiles sont forgées parmi les personnes qui possèdent des caractéristiques sociales très différentes, et les informations qu’ils échangent sont souvent hétérogènes. Dans cette même logique, il suggère que les relations fragiles peuvent jouer le rôle d’un « pont d’information » entre les membres de différents domaines. Pour donner un exemple, une connaissance nouvelle peut t’offrir une nouvelle opportunité de travail, alors qu’un ami très cher peut offrir t’offrir un bol de soupe20.
95Pour la population africaine à Yiwu, les trois premières sources importantes du soutien social sont la famille, les confidents compatriotes et les amis locaux. Ce sont donc des relations fortes qui jouent le rôle le plus important dans le réseau de soutien social des commerçants africains. Cette population manifeste un grand besoin de consolation psychologique et d’accompagnement affectif.
- 21 Y. Chen, « Les capitaux sociaux et la formation des communautés d’étrangers en ville – Analyse comp (...)
96Ce résultat est le contraire de ce qui a été présenté par un chercheur local de l’Institut d’Industrie et du Commerce de Yiwu. Selon lui21, les commerçants étrangers sont plus disposés à recourir à des relations fragiles. Il a justifié son opinion par deux exemples : les entreprises Joint-Venture sino-étrangères, et les mariages mixtes entre résidents locaux et étrangers. Il constate que les commerçants africains à Yiwu cherchent à coopérer avec les résidents locaux, que ce soit dans la vie professionnelle ou la vie familiale. Cette population étrangère estime que les locaux seront un jour plus utiles face aux problèmes.
97Néanmoins, il a oublié que cette relation est transférable, c’est-à-dire que la relation entre deux personnes peut tout à fait être modifiée selon la situation. Dans le cas d’un mariage mixte par exemple, les deux personnes entrent dans une relation forte suite à leur union, car elles deviennent famille l’une pour l’autre. De la même manière, un fournisseur chinois, à la suite de nombreuses fréquentations, peut devenir un ami de confiance. Ainsi, l’importance de différencier ces deux types de relations est de voir si les individus vivent dans le même environnement et si les informations qu’ils reçoivent sont similaires ou hétérogènes.
98Autrement dit, dans des relations faibles, l’élément essentiel qui tient ces relations est l’intérêt. Pour les personnes qui vivent dans des situations similaires (familles et amis), l’élément le plus important est le lien affectif. Ces deux éléments ne sont pas contradictoires. Par exemple, dans la transition d’une coopération commerciale, les liens entre les deux parties peuvent se transférer d’un pur intérêt à une combinaison d’intérêt et d’affectivité, suite à plus d’échanges, voire à un pur sentiment amical si ces deux personnes deviennent finalement amies.
99Pour conclure, la population africaine à Yiwu est majoritairement liée à la famille et aux amis compatriotes par les sentiments, et aux Chinois par l’intérêt. Dans certaines situations, toutefois, l’intérêt économique peut entrer en jeu dans des relations fortes (lorsqu’ils travaillent avec leur famille par exemple) et le sentiment naître dans des relations fragiles (lorsque le partenaire commercial devient une personne de confiance, ou dans le cas d’un mariage mixte).
100Toutefois, dans un sens général, on constate que la population africaine à Yiwu n’est pas totalement intégrée dans la ville, même s’ils sont prêts à faire des efforts nécessaires lorsque leur intérêt économique est concerné. Ils sont très proches des locaux, notamment ceux qui travaillent dans le commerce comme eux, et cette proximité disparaît en grande partie en dehors du travail. Ainsi, l’attitude des commerçants étrangers envers la société locale dépend des circonstances : intégration dans la vie professionnelle et séparation dans la vie quotidienne et sociale. Cela constitue donc une attitude intégrative sélective.
Notes
1 S. Tissot, « Entre soi et les autres », Actes de la recherche en sciences sociales 204-4 (2014) , p. 4-9 [4].
2 Source : entretien sur le terrain avec des locaux.
3 Source : entretien avec des employés de la résidence.
4 F. Chignier-Riboulon, « Catégories moyennes et discriminations au logement, entre réalités communes et spécificités », Hommes & Migrations, 2006, p. 68-76.
5 Source : entretien sur le terrain, le chiffre a été confirmé par de nombreux enquêtés. Aucune statistique officielle n’est disponible.
6 Source : entretien sur le terrain.
7 Source : Nouveau Journal du milieu du Zhejiang, He Bailin, 07/12/2015.
8 Source : http://wemedia.ifeng.com/49260504/wemedia.shtml.
9 L. Zao, « Étude du soutien social des femmes migrantes de mariages en ville – le cas des ‘belles-filles extérieures’ à Shanghi », Journal académique de l’Université de Tongji (version sciences sociales) 2 (2008), p. 32-39.
10 S. Cobb, « Social Support as a Moderator of Life Stress », Psychosomatic Medicine 38(35) (1976), p. 300-314.
11 Y.-W. Ying, P.-A. Lee, J.-L. Tsai, « Cultural orientation and racial discrimination : Predictors of coherence in Chinese American young adults », Journal of Community Psychology 28 (2000), p. 427-441.
12 C. Ward, A. Kennedy, « Where’s the ‘Culture’ in Cross-Cultural Transition ? », Journal of Cross-Cultural Psychology 24 (1993), p. 221-249.
13 C. Ward, A. Rana-Deuba, « Home and host culture influences on sojourner adjustment », International Journal of Intercultural Relations 24 (2000), p. 291-306.
14 D. S. Massey, E. A. Parrado, « International Migration and Business Formation in Mexico », Social Science Quarterly 79 (1998), p. 1-20.
15 B. H. Gottlieb, Social networks and social support, 1981, Sage Publications.
16 K. Marx, The German ideology, including Theses on Feuerbach and Introduction to the critique of political economy, 1976, Pyr Books.
17 D. Zhou, « L’anthropologie à la chinoise et la naturalisation de l’anthropologie », Journal académique de l’Institut des Peuples de Guangxi (version des sciences sociales) 3 (1996), p. 30-35.
18 T. Xu, « La relation des interactions sociales des Africains à Guangzhou et la logique de comportement », Étude des jeunes 5 (2009), p. 71-86 +96.
19 M. Granovetter, « Economic action and social structure : The problem of embeddedness », American journal of sociology 91-3 (1985), p. 481-510.
20 R. D. Putnam, « Bowling Alone : America’s Declining Social Capital », Culture and Politics, New York, Palgrave Macmillan US, 2000, p. 223-234
21 Y. Chen, « Les capitaux sociaux et la formation des communautés d’étrangers en ville – Analyse comparative entre la communauté internationale xx (titre d’origine) de Yiwu et la communauté africaine à Guangzhou », La frontière 4 (2017), p. 114-115.
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Référence électronique
Can Cui, « Une stratégie sélective adoptée par des Africains dans le processus d’intégration en Chine. Le cas des commerçants africains à Yiwu », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [En ligne], 23 | 2021, mis en ligne le 31 mai 2021, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cerri/3214 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cerri.3214
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