Le mythe du retour, le renversement d’un mythe : sociohistoire d’une « crise identitaire »
Résumé
À la manière d’un essai argumentatif, nous souhaitons défendre l’idée que le réinvestissement du religieux par une partie des « musulmans » nés en France doit également se comprendre comme le produit d’une histoire sociale et politique précise. En effet, nous argumenterons que le « mythe du retour » qui a caractérisé la première génération d’immigrés, s’est renversé, sous la forme d’une violence symbolique, en une mythification des origines pour désigner les générations suivantes. Si nous appréhendons le religieux comme un langage symbolique, nous nous autoriserons alors de voir qu’il rend possible une fidélité symbolique à des origines desquelles on s’éloigne progressivement. Double mouvement de distanciation et d’assignation, générateur de toutes formes de crises identitaires.
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Mots-clés :
Islam, identité, religion, violence, acculturation, sécularisation, modernité, immigration, écolePlan
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- 1 Voir entre autres : S. Brouard, V. Tiberj, Français comme les autres ?, Enquête sur les citoyens d’ (...)
- 2 Pour échapper à toute définition substantialiste ou sociologique, nous n’appelons « musulmans » uni (...)
- 3 Parmi la longue liste d’auteurs traitant de ce sujet, voir entre autres : G. Kepel, La revanche de (...)
- 4 Voir pour cela l’excellent article de Geertz dans lequel il souligne que le xxe siècle et le début (...)
- 5 Celui précisément avec lequel Geertz souhaite débattre dans son article ci-dessus, un héritage gran (...)
- 6 Car comme le rappelle, notamment Roger Bastide, toute acculturation subit les effets de la politiqu (...)
1Une série d’enquêtes menées auprès des immigrés africains et de leurs descendants en France ont fait remarquer une plus importante observance des pratiques religieuses chez ces derniers, comparativement à l’évolution des pratiques religieuses en général1. Elles signalent par ailleurs qu’une part importante des « musulmans »2 les plus jeunes, nés en France, et donc socialisés de fait aux structures sociales de la société française, affichent davantage aujourd’hui qu’il y a une dizaine d’années leur identité religieuse, et manifestent un attachement plus fort à des rites, pratiques, à toute une série de croyances, etc. Ce constat a amené différents auteurs à inscrire ce phénomène dans un mouvement général du religieux, apparu au tournant des années 1970, et qualifié de « retour du religieux » ou de « revanche de Dieu »3. Des formulations que nous ne souhaitons pas ici reprendre à notre compte car elles nous semblent généraliser un phénomène, qui a avec lui toutes les apparences de l’identique, à partir de réalités si distinctes qu’il serait tentant de réduire le rapport spécifique des musulmans de France à leur religion à un simple phénomène global de « retour » ou de « revanche ». Ce serait au fond se couper d’une partie de la compréhension d’un phénomène précis et de toute sa logique particulière, inscrite dans un processus historique et social déterminé, que de vouloir l’intégrer à un certain discours général sur l’histoire du monde. Car, en définitive, raisonner ainsi c’est se laisser prendre par toute une philosophie de l’histoire, élaborés principalement à partir des présupposés du concept central de « sécularisation », dont toute la construction est enracinée dans l’histoire européenne. Concept qui tend à nous faire voir, et donc à interpréter, l’évolution des croyances et pratiques religieuses en général, à travers leurs déclin ou leurs retour, leurs résistances ou leurs opposition, et nous refusant dans le même temps de comprendre ce qui peut dans cette évolution favoriser le changement social4. Il faut en effet rompre avec tout un héritage intellectuel5, qui a contribué à installer dans les consciences la vieille et tenace opposition entre la « religion » et la « modernité », pour réussir à penser ce que tout le langage religieux contribue à légitimer dans les vastes processus d’acculturations, c’est-à-dire dans les profonds changements de comportements sociaux et culturels. Et pour penser adéquatement le rapport spécifique des musulmans en France à leur religion, à la manière dont se construit leur rapport à l’identité religieuse, il nous faut préalablement nous interroger sur le cadre politique et social dans lequel il s’exprime, et s’intéresser à la logique historique qui détermine ce rapport6.
- 7 Voir pour cela, K. Barth, « Les groupes ethniques et leurs frontières » (trad. J. Bardolph, Ph. Pou (...)
- 8 Voir pour cela l’ouvrage de référence : D. Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, (...)
2C’est pourquoi, nous souhaitons défendre l’idée que ce qui est souvent présenté comme « un retour du religieux », traduit par un réinvestissement des rites et des pratiques religieux, et donc par une visibilisation sociale de son appartenance religieuse par une partie des immigrés issus des terres africaines et de leurs descendants, doit également se comprendre comme le résultat d’une histoire sociale et politique particulière. Une histoire qui a contribué à orienter dans un certain sens les catégories de représentations et de perceptions par lesquelles ces-derniers se sont construits leur propre rapport à leurs identités, dont l’identité religieuse. Rappelons à ce propos que les identités, celles par lesquelles on se connaît et reconnaît, ne s’auto-fondent pas mais elles prennent toutes leurs significations symboliques dans le cadre historique et politique dans lesquelles elles sont inscrites7. Dès lors, être vu et perçu à travers une identité particulière, fut-elle religieuse, c’est lutter politiquement par le prisme de cette identité pour la reconnaissance de ses droits. Précisons que dire les choses ainsi, c’est ne pas céder ni à un certain culturalisme, réduisant la culture à un bloc homogène, stable et suffisamment explicatif, ni à un certain sociologisme qui réduit l’ensemble des faits culturels à des faits économiques et sociaux. Étudier les faits de « cultures » - dont le rapport au religieux est une des déclinaisons parmi d’autres – c’est les étudier inséparablement des faits sociaux et politiques précis au sein desquels ils évoluent puisque ces derniers nous fournissent les outils d’analyses nous permettant de mieux voir la manière dont les cultures se structurent et se restructurent sans cesse8.
3Quelle est donc cette histoire particulière qui a orienté dans un certain sens les catégories par lesquelles les immigrés et leurs descendants issus du Maghreb ont été perçu et se sont perçu eux-mêmes ? Quelle est cette histoire qui a contribué à raffermir le processus d’identification de ces derniers à la religion ?
- 9 Nous y reviendrons mais c’est un paradoxe sur lequel avait beaucoup insisté le sociologue Abdelmale (...)
4Le rapport des musulmans en France à leur référentiel religieux, musulmans majoritairement issus des terres maghrébines, doit être rapporté, entre autres choses, à un processus social et politique général qui prend une partie de ses sources dans le contexte particulier des années 1970, le contexte du mythe du retour. Un mythe entretenant la croyance d’un retour des immigrés et de leurs familles dans leur pays d’origine, et qui s’est progressivement renversé, à partir des années 1980, en une mythification des origines de l’ensemble de ceux qui, nés en France, et donc Français, partageait avec la génération précédente des liens d’affiliations. Cette mythification des origines reçut le concourt d’une partie des familles immigrées elles-mêmes, mais aussi le concourt des discours officiels, les discours juridiques, politiques ou médiatiques, qui ne cessent de penser la particularité d’une partie des Français à travers le prisme de leur différence liée à une supposée origine (que celle-ci soit nationale, culturelle ou religieuse). Or, ce processus politique d’assignation à des origines contraste avec un processus sociologique de distanciation vis-à-vis de ces mêmes origines car, faut-il le rappeler, ceux qui, sont nés et ont grandis en France, s’éloignent progressivement de la culture de leurs parents9. Et le paradoxe veut que c’est précisément dans le cadre d’une distanciation de ces supposés « origines », que la question des « origines » se pose, c’est-à-dire la question de son affiliation objective et subjective à une ou des histoires passées, celles qui contribuent à la définition de soi, qui autorisent de se lier à toute une généalogie, qu’elles soient politiques, sociales, culturelles ou religieuses. C’est à l’intérieur de ce cadre historique tout à fait particulier, de distanciation et d’assignation à des supposés « origines », que nous souhaitons interroger le réinvestissement du religieux, en tant que la définition de soi par le religieux – identité dont l’intention est totalisante – constitue un des moyens symboliques efficace d’organiser et de mettre en relative cohérence les différentes histoires dont on est le produit.
- 10 Dans l’ouvrage publiée par Paul Dijoud en 1976 (secrétaire d’État aux travailleurs immigrés auprès (...)
5Nous allons argumenter cette thèse à partir d’une analyse des dispositifs scolaires, nous focaliserons notre attention sur la manière dont ces dispositifs se sont réinterprétés en fonction du public qu’il recevait à partir des années 1970, c’est à dire un public d’enfants dont la grande majorité des parents sont issus du Maghreb. Nous verrons que cette réinterprétation de l’école sur elle-même est organisé selon cette idée obsédante : vont-ils partir ou vont-ils rester ? Et s’ils doivent partir, c’est que leur « identité » est incompatible avec les « valeurs profondes » de la société française10. Selon nous, ce mythe du retour est la scène fondatrice d’un rapport tout à fait particulier entre les immigrés issus des sociétés maghrébines et leurs descendants avec la société française. Car, à mesure que le mythe du retour se révèle comme mythe, et donc comme illusion, nous soutenons qu’il recompose néanmoins l’organisation de ses principes au début des années 1980, en une « mythification des origines » de ceux qui devaient rentrer et qui ne l’ont pas fait. Nous soutiendrons enfin que le réinvestissement des pratiques et des rites des jeunes musulmans nés en France résulte en partie et paradoxalement, d’une discontinuité avec la culturelle d’origine des parents et non pas d’une continuité. Le religieux, en tant qu’activité symbolique, crée du lien là où les liens se distendent, maintien de l’inaltérable là où il y a de l’altération.
- 11 Fethi Benslama soutient à ce titre que : « L’offre djihadiste capte des jeunes qui sont en détresse (...)
- 12 Dans le récent rapport remis au secrétaire d’État, Thierry Mandon, sur la « radicalisation », il es (...)
- 13 Car voir les choses ainsi, c’est en définitive adopter un point de vue religieux sur les comporteme (...)
6Précisons néanmoins que s’intéresser au processus politique et social favorisant une certaine manière dont les identités ont été amenées à se construire, ne doit pas laisser croire que nous ne traitons pas de notre thème général portant sur « la religion et la violence ». Car nous faisons précisément l’hypothèse contraire, celle que se joue dans la violence – dont la forme peut être, entre autres, religieuse – quelque chose de l’ordre de l’identité, une identité qu’on engage dans la violence, celle pour laquelle on lutte, et celle à travers laquelle on se fait connaitre ou reconnaitre11. Pour cela, il faut voir dans les formes de violences visibles le produit de violences symboliques – pour le dire comme Bourdieu –, simplement parce que la visibilité d’une violence ne se produit pas exclusivement à partir de sa forme visible, et encore moins pas à partir de rien, mais elle se nourrit à partir d’un certain état du monde, c’est-à-dire à partir de ses conditions objectives et subjectives d’existences. Il y a comme une loi de la conservation de la violence qui n’est rien d’autre qu’une loi de la transformation de la violence, en ce sens que la violence ne disparait pas, elle se reproduit en reprenant d’autres formes12. Bien entendu, penser de la sorte, c’est ne pas réduire le religieux au religieux, c’est-à-dire ne pas céder à une explication tautologique du religieux, comme si le religieux ne produisait mécaniquement que du religieux, comme si le religieux ne devait rien au monde, au monde social, c’est-à-dire comme si toutes les formes d’expressions visibles du religieux – dont par exemple la violence – n’était que le résultat direct et continu du religieux, sans que celles-ci ne se soient laissées atteindre par l’extraordinaire densité du social (défini sous toutes ses formes, historique, politique, économique, culturelle, etc.)13.
Le mythe du retour
- 14 A. Sayad, « Une immigration exemplaire », dans La double absence, Paris, Le Seuil, 1999, p. 101.
- 15 Ibid., p. 23-43.
- 16 A. Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. L’illusion du provisoire, Paris, Raisons d’ (...)
- 17 Voir pour cela P. Bourdieu, A. Sayad, Le déracinement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964, ou enco (...)
- 18 A. Sayad, La double absence, op. cit., p. 23-53.
7Le sociologue de l’immigration Abdelmalek Sayad a consacré la partie essentielle de ses travaux à l’analyse socio-historique de l’immigration algérienne, immigration dont il disait qu’elle était « exemplaire », c’est-à-dire « exceptionnelle à tous égards », tant « globalement par toute son histoire que par chacune de ces caractéristiques détaillées », et qui semblait donc tenir par son exceptionnalité la vérité de toutes les autres immigrations en ce qu’elle poussait au plus haut point et à sa plus grande intensité les attributs de toutes les formes d’immigrations14. Et sans doute qu’un des attributs les plus saillants de cette immigration algérienne, et nous pourrions dire de l’immigration maghrébine, tant l’immigration tunisienne et marocaine partagent avec l’histoire de l’immigration algérienne un certain nombre de caractéristiques communes, s’est articulé autour du « mythe d’un retour »15, mythe entretenu par ces trois partenaires que sont « la société d’émigration, la société d’immigration, et les émigrés/immigrés eux-mêmes »16 qui a consisté à entretenir l’illusion d’une présence provisoire dans la société d’accueil. Un mythe nourrie au sein des familles immigrées, pour qui l’expérience de l’exil, ressenties comme cette distance plus ou moins grande qui sépare tout un habitus incorporé au sein des sociétés d’émigrations et le style de vie de la société d’émigration, devait déboucher presque nécessairement sur un retour en arrière, revenir occuper la place laissée vacante au sein des sociétés d’émigrations17. Se mène donc presque nécessairement tout un effort implicite et explicite, conscient et inconscient, d’acculturation, le tout plus ou moins favorisé par les dispositions sociales, économiques, culturelles, symboliques dont son porteurs chacun des émigrés-immigrés. Partant, c’est déjà à une réélaboration culturelle à laquelle se soumettent les premiers immigrés car nous ne sommes plus face à une « culture d’origine » demeuré intacte, d’abord parce qu’il y en a pas qu’une seule mais plusieurs, toutes dépendantes des structures sociales et familiales auquel appartiennent chacun des migrants, et que surtout chacune d’entre elle est affecté et transformé – peut-être même dès que l’intention du départ s’est formulé – par le contact constant, au sein de la société d’accueil, avec d’autres individus appartenant à des cultures différentes. Il reste que tout ce travail d’acculturation, cette modification partielle et progressive des catégories de pensées, de perceptions et de représentations, ne résiste pas à la ténacité de ce « mensonge collectif »18, lié irrémédiablement à la situation sociale de l’immigré, être déplacé et inclassable, et par conséquent toujours un peu à la marge d’un espace social au sein duquel sa place est remarqué, perçu comme ce qui est en trop ou en supplément de la communauté nationale. Un projet de retour dont l’intention se formule à haute voix, à la manière d’une pensée magique, comme s’il fallait le dire pour le faire, car au fond peu importe si le projet de retour se réalise, dire son retour c’est surtout un moyen symbolique pour l’immigré d’expliciter par le langage ce que le statut social d’immigré implique à l’état implicite. Cette perception d’une immigration maghrébine sur le point de retour fut très largement intériorisée par les immigrés eux-mêmes mais aussi par les pouvoirs publics qui mirent en place toute une série de dispositifs incitant à ce retour. En effet, ce mythe du retour a reçu tout le soutien politique et symbolique des pouvoirs publics qui l’ont très largement entretenu, car il se traduisait à cette époque par des mesures concrètes dont toute l’intention objective visait à provoquer le retour de ces immigrés, et particulièrement nord-africains, sur leur terre d’origine.
Les politiques du retour : le cas de l’école
- 19 Déjà Durkheim dans ses travaux fondateurs sur l’école pointait déjà l’idée que l’État, et à travers (...)
- 20 É. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1990, p. 24.
- 21 S. Laurens, Une politisation feutrée. Les hauts fonctionnaires et l’immigration en France (1962-198 (...)
- 22 Pour avoir une vue complète et détaillée de ce dispositif, de sa genèse ainsi que de son intention (...)
- 23 Convention signée en 1973 pour le Portugal, 1974 pour l’Italie et la Tunisie, Maroc et Espagne en 1 (...)
- 24 On pourra renvoyer à différents articles : G. Petek, « Les Elco, entre reconnaissance et marginalis (...)
8En effet, prenons pour exemple l’école, et la manière dont elle a été incitée à accueillir et éduquer les enfants de migrants, et tout particulièrement les enfants nord-maghrébins. Convenons immédiatement que porter notre attention sur l’école, c’est s’intéresser à l’institution centrale de notre société, par laquelle se produit et reproduit la société, l’essentiel de ses mœurs, de ses catégories collectives de pensées et de représentations, et c’est par conséquent s’intéresser à la société toute entière que de s’intéresser à l’école19. D’autant que le modèle scolaire en France, hérité de la troisième république, a particulièrement insisté sur la mission universaliste de l’école, ainsi que sur son devoir de transmettre aux élèves une culture républicaine identique, une culture réfractaire à toute reconnaissance des caractéristiques particulières de groupes sociaux et culturels qui composent la société française. Au nom des principes d’égalité et de justice sociale, l’école laïque cherche à « nationaliser » les consciences et les comportements, c’est-à-dire les manières de penser et de faire, afin de garantir un minimum de consensus social, ce qu’Émile Durkheim nommait successivement « conformisme moral » et « conformisme logique » : « Pour pouvoir vivre, (la société) n’a pas seulement besoin d’un suffisant conformisme moral ; il y a un minimum de conformisme logique dont elle ne peut davantage se passer »20. Cette mission de l’école laïque, garante du creuset républicain, imposant une culture commune à tous ses élèves, sans distinction d’origines, se réinterroge néanmoins, et réinterroge ses pratiques, suite à l’installation progressive et massive des immigrés issus des pays africains, et de leurs enfants, pour une grande partie d’entre eux nés en France. La crise économique des années 1970, l’augmentation du chômage de masse, la restructuration de l’appareil étatique, tant sur le plan des idées économiques que politiques21, met un coup d’arrêt, en 1974 sous la présidence de Giscard d’Estaing, aux besoins de mains d’œuvres de la France qui a traversé toute la période des Trente Glorieuses. Dans ce contexte particulier, l’immigration composée essentiellement d’hommes est stabilisée, le regroupement sur le territoire français de leurs familles respectives est autorisée, et se pose alors la question des dispositifs d’accueils des enfants de ces immigrés dans les écoles françaises. Et une des réponses apportées fut, entre autres, la création de l’Enseignement de Langue et Culture d’Origine (Elco), officialisé par la circulaire du 9 avril 1975, dispositif visant à intégrer et à adapter des « élèves immigrés » au système scolaire français, tout en préservant les liens avec leur « langue maternelle » et leur « culture d’origine », maintenant par-là, la possibilité d’un retour des familles au pays22. Cette mesure fut mise en place suite à la signature d’accords et conventions bilatéraux avec les États d’émigration et suite à leur demande, ce qui autorisait ces derniers à financer et à nommer les enseignants étrangers ainsi qu’à produire le contenu de l’enseignement23. Au-delà de sa prise en charge par les pays étrangers, cet enseignement fut prévu et donné en dehors des heures de classes, c’est-à-dire marginalisé du système d’enseignement général et sans véritable conséquence sur le système de notation global des élèves, c’est-à-dire en d’autres termes, minoré et sans influence24. S’il en était ainsi, c’est que l’objectif originel de l’Elco fut le retour des immigrés et de leurs enfants dans leurs pays d’« origines » :
- 25 G. Petek, « Les Elco, entre reconnaissance et marginalisation », op. cit., p. 45.
Car enfin quelle était la logique de ces modules spécifiques d’apprentissage ? Les familles immigrées allaient un jour retourner dans leur pays, donc les enfants ne devaient pas se sentir dépaysés, coupés de leur culture après avoir intégré les écoles des pays d’origine25.
- 26 P. Weil « Racisme et discrimination dans la politique française de l’immigration : 1938-1945/1974-1 (...)
- 27 Ibid., p. 99.
- 28 Ibid., p. 99 ; On pourra consulter sur le même thème, le chapitre 5 d’un ouvrage du même auteur : L (...)
- 29 Rappelons néanmoins que cette tension est initiée en conformité avec la directive communautaire 77/ (...)
- 30 M.-M. Bertucci, « L’enseignement des langues et cultures d’origine : incertitudes de statut et ambi (...)
- 31 G. Varro, « La désignation des élèves étrangers dans les textes officiels », dans Mots, n° 61, déce (...)
9Il est vrai qu’on ne peut tout à fait saisir l’instauration de l’Elco sans le rapporter au contexte politique général des années 1970 qui favorisait la mobilité des immigrés et incitait ces derniers au retour au sein de leur pays d’origine. C’est, comme le rappelle Patrick Weil, au milieu des années 1970, lorsque le chômage s’installe et qu’il devient la première préoccupation des français, que le président « Valéry Giscard d’Estaing décide de faire du retour massif d’immigrés non-européens la priorité de sa nouvelle politique migratoire. Après qu’une politique d’aide aux retours volontaires eut été tentée sans succès en 1977 sous l’impulsion de son nouveau secrétaire d’État Lionel Stoléru, il cherche à organiser, entre 1978 et 1980, le retour forcé de la majorité des nord-africains, plus particulièrement celui des Algériens installés en France, parfois depuis de nombreuses années »26. Ce projet échoue devant la mobilisation de différents acteurs de la société civile, et notamment du Conseil d’État qui rappelle le président aux « valeurs républicaines » et au « coût international très élevé d’une politique de retours forcés »27. Néanmoins, de telles initiatives, furent pensées et envisagées parce qu’elles reposèrent sur le « préjugé de “l’inassimilabilité” dans la nation française en fonction de l’origine culturelle et religieuse de l’immigration nord-africaine »28. C’est un préjugé dont on retrouve la trace au cœur même des dispositifs d’État, et dont l’école, à travers l’Elco, en est la parfaite illustration. On y perçoit d’emblée une tension contradictoire, une ambiguïté originelle entre d’une part, la dynamique républicaine qui, aveugle aux particularités, a pour objectif de fabriquer du commun et du consensus, et se doit donc d’ignorer les particularités « ethniques » ou « religieuses » de ses élèves, et d’autre part, les différentes politiques d’aides au retour, menées à la fin des Trente Glorieuses, qui, fondées sur le préjugé différentialiste, postule la différence inassimilable d’une catégorie particulière d’individus29. Au fond, c’est le mythe du retour qui infléchit la manière dont l’école se pense, et pense ses élèves dont les parents sont issus du Maghreb. L’Elco, son enseignement, sa visée, son contenu, s’enracine sur un postulat fondamental - qui n’est que la traduction de la manière dont on a perçu ce public particulier – celui que les « cultures d’origines » sont des univers clos et stables, et que l’enseignement de la langue « maternelle », vecteur privilégié d’accès à la culture, cherchera à maintenir et entretenir les liens avec une « culture » à laquelle les immigrés et leurs enfants sont de toute façon irrémédiablement liés30. Sauf qu’ainsi posé, c’est un postulat qui se confronte aux discours officiels, c’est-à-dire aux discours juridiques qui ne reconnaît dans ses statuts que des élèves français, nés en France de nationalité française, se distinguant éventuellement des étrangers de nationalité étrangère. Or, très vite, à mesure que les enfants d’immigrés naissent en France, et par conséquent sont socialisés aux structures sociales de la société française, c’est la circulaire de juillet 1978 qui introduira une différence officielle au sein même du dispositif juridique républicain d’indifférenciation, en distinguant les « enfants d’immigrés » des autres, c’est-à-dire des « enfants français »31. Cette circulaire est en effet un véritable coup de force symbolique car elle identifie et crée implicitement une distinction entre les Français eux-mêmes, distinction fondée sur des critères culturels :
- 32 Circulaire 78-238 du 25 juillet 1978.
Même si, dans leur majorité, ces enfants sont nés en France ou y résident depuis un temps suffisant pour parler notre langue, il n’en reste pas moins qu’ils rencontrent des difficultés spécifiques dues à un handicap linguistique diffus et à une insertion partielle dans le milieu culturel français32.
10Françoise Lorcery s’est attelée à analyser la stratégie rhétorique qui a motivé cette circulaire, fondée, selon elle, sur trois assertions :
- 33 « L’universalisme en cause ? Les équivoques d’une circulaire sur la scolarisation des enfants immig (...)
1/ Les enfants étrangers/immigrés ont des caractéristiques scolaires spécifiques notamment en matière de langue et de culture ; il faut valoriser leurs cultures ;
2/ présupposé linguistique (présupposé d’existence) : il y a dans l’école française des enfants étrangers/immigrés ;
3/ implicite référé : il n’est plus interdit de faire référence aux appartenances nationales/culturelles ; ou encore, en remplaçant la double négation par une affirmation : il est légitime de différencier les enfants français et les enfants étrangers/immigrés33.
- 34 « La désignation des élèves étrangers dans les textes officiels », op. cit., p. 54. Constat similai (...)
11Ainsi, ce à quoi nous assistons progressivement, et la circulaire de 1978 en est la parfaite illustration, c’est à la reconnaissance politique d’une catégorie d’individus particuliers, identifiables jusque-là par les catégories de « non-francophones » ou « étrangers », mais depuis que ces derniers, et notamment leurs enfants, accèdent au statut juridique de Français, ils s’appréhendent désormais par le critère de « l’origine »34.
Le renversement du mythe : la mythification des origines
- 35 Conseil de l’Europe, L’éducation des enfants migrants. Recueil d’informations sur les opérations d’ (...)
- 36 Un recueil de textes et d’archives d’Abdelmalek Sayad, portant sur la question des liens de l’école (...)
- 37 V. De Rudder, « L’obstacle culturel : la différence et la distance », dans L’homme et la société, n (...)
- 38 A. Sayad, L’école et les enfants de l’immigration, op. cit., p. 118.
- 39 J. Berque, L’immigration à l’école de la République, rapport au ministre de l’éducation nationale, (...)
- 40 Pour avoir une analyse détaillée du rapport Berque, voir F. Lorcerie, « Berque, l’école, l’immigrat (...)
- 41 La ministre de l’éducation nationale, Najat Vallaud Belkacem, a annoncé mettre fin aux Elco à la re (...)
- 42 A. Sayad, L’école et les enfants de l’immigration, op. cit., p. 51.
- 43 A. Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. La fabrication des identités culturelles, P (...)
12En effet, la deuxième étape de notre argumentaire consiste à défendre l’idée centrale que face à l’impossibilité d’un retour des familles immigrées dans leurs pays d’origines, le mythe du retour renverse l’organisation de ses présupposés. Car si les familles ne sont pas parties, elles continuent néanmoins d’être perçues et de se percevoir par le prisme de leurs caractéristiques différentes, celles de leurs origines (nationales, culturelles, religieuses). Il faut dire que cette mythification des origines a joui du contexte sans doute bienveillant et généreux qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et des différentes vagues de décolonisations, avec tout ce qu’elles ont pu impliquer de sentiments confus et coupables, souhaite davantage « valoriser » l’Autre et sa culture, sa langue, etc., préserver son altérité, sa spécificité. C’est à cette période précise des années 1970-80 que la notion de « pédagogie interculturelle », notamment à l’échelle européenne, est promue35, pédagogie fondée, comme on l’a vu à travers l’exemple de l’Elco, sur tout un engouement culturaliste dont tout l’objectif vise à favoriser des images de soi et des autres positives. Abdelmalek Sayad fut le témoin direct et critique de cet enthousiasme porté à l’égard de ces dispositifs pédagogiques, centrés sur la dimension culturelle36. Disons d’un mot que Sayad pointe du doigt cette contradiction fondamentale au cœur même du dispositif scolaire : l’opposition d’élèves français à l’école française. Cette opposition – aux conséquences sociales potentiellement dangereuses, prévient Sayad – n’est qu’un cas particulier d’une opposition plus générale, celle que produit la société française en son sein, entre différents groupes particuliers séparés les uns des autres par une différence fondée sur le critère de l’origine jugé infranchissable. Une différence qui est à la fois une distance, les usages sociaux et politiques de l’origine culturelle fonctionnent comme autant de moyens de hiérarchiser et d’extérioriser les groupes d’individus entre eux, en ce sens que l’utilisation du critère de « l’origine » offre toujours la possibilité renouvelée de durcir ses frontières symboliques37. À ce titre, Sayad rappelle que « La vérité objective de l’école est de faire de son élève (français ou non français) un élève français (culturellement parlant) », or, les dispositifs tels que l’Elco, ou toute forme de dispositifs visant à valoriser la supposée « culture » de l’Autre, a pour objectif de « faire des élèves (culturellement) portugais, italiens, algériens, tunisiens, marocains, etc., ou, à défaut de cela, des élèves français malgré eux (français contre nature), donc les “moins français” qu’il se peut et qu’on pourra »38. Cette critique de Sayad, il la fera notamment – avant de la quitter – lors de sa participation à la « commission Berque », commission crée en 1984 à l’initiative de Jean Claude Chevènement, alors ministre de l’éducation nationale, et confiée à Jacques Berque, professeur au collège de France et spécialiste du monde arabe et musulman (une nomination qui pourrait faire en soi l’objet de nombreux commentaires), dans l’objectif de réfléchir sur un sujet qui prend de la place au sein de l’actualité, et devient même un sujet de préoccupation politique : la scolarisation des enfants d’immigrés39. Ce rapport officiel qui prend pour objet la scolarité des enfants immigrés est le premier du genre, il souhaite prendre acte de l’installation durable des « enfants d’immigrés », et par conséquent réinterroge les pratiques éducatives des années 1970, souhaite rompre avec l’approche « culturaliste » et folklorisante de l’Elco, en proposant notamment d’élargir cet enseignement de trois heures à l’ensemble des élèves et non plus à une classe d’élèves particuliers, ce rapport n’utilise plus la formule de « culture d’origine » mais « culture d’apport »40. Néanmoins, ce rapport a été classé sans suite, l’Elco a été maintenu en l’état jusqu’à aujourd’hui41, et bien que l’analyse de Berque rompe avec les idées convenues de l’époque, Sayad lui reproche tout de même de continuer à raisonner dans le « ciel des cultures », « se contentant de prendre sur la culture et la langue, un point de vue tout à fait extérieur (…) et éminemment intellectualiste (…) comme si cultures et langues en “contact” entraient en communication, de manière harmonieuse et enrichissante (…) »42. Malgré toutes les meilleures intentions du monde, penser ainsi c’est chosifier les « cultures » et les juxtaposer, comme si elles n’étaient pas prises dans des rapports de forces et de dominations, c’est penser la culture comme un déjà-là, transmissible de génération en génération, comme une totalité abstraite indépendante des individus eux-mêmes et à laquelle ils sont aimantés par un noyau dur originel. Sayad rappelle en tant que sociologue, et avec les outils des sciences sociales, que fabriquer et durcir des « identités culturelles », c’est céder aux « enjeux politiques » et aux « enjeux de pouvoir »43 dans lesquels elles sont prises, et c’est surtout dissimuler la réalité sociologique de la structuration des « cultures » – et particulièrement dans le cas des descendants de l’immigration nés en France – qui sont en constante dynamique, c’est-à-dire toujours sur le point de se réélaborer et de se réinterpréter à partir d’éléments culturels disparates, éclatées voire contradictoires. Denys Cuche rappelle à ce titre au sujet de la notion de « culture d’origine » :
- 44 D. Cuche, La notion de culture en sciences sociales, op. cit., p. 135.
Si la notion de culture d’origine se révèle à l’examen d’un usage délicat et finalement peu opératoire pour ce qui est des migrants proprement dits, a fortiori recourir à cette notion est totalement inapproprié dans le cas des enfants de ceux-ci nés dans le pays d’immigration, souvent appelés (à tort, puisqu’ils ne sont pas eux-mêmes des migrants) les “deuxième génération” d’immigrés. L’origine à laquelle il est fait référence n’est pas leur origine, puisqu’ils ne sont pas nés et n’ont pas été socialisés dans le pays de leurs parents44.
- 45 F. Lorcerie, L’école et le défi ethnique, dans Éducation et intégration, Paris, ESF Éditeur, 2003.
- 46 P. Weil, La République et sa diversité. Immigration, intégration, discriminations, Paris, Seuil, 20 (...)
- 47 F. Benslama, « Épreuves de l’étranger », dans Jean Ménéchal (éd.), Le risque de l’étranger. Soin ps (...)
- 48 A. Sayad, L’école et les enfants de l’immigration, op. cit., p. 144.
- 49 P. Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001.
- 50 Renvoyons par exemple à la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983, initiée par tout (...)
- 51 P. Weil, La République et sa diversité, op. cit., p. 47-77 ; P. Weil, à travers une analyse de la r (...)
13Pourtant, comme nous avons essayé de le montrer à travers le cas de l’école, laboratoire idéal-typique du rapport que la société française entretient avec une partie de son immigration, et notamment maghrébine, c’est par le prisme de leur origine que ces élèves français nés en France sont perçus. Le phénomène d’« ethnicisation » des rapports scolaires ne s’est pas atténué avec le temps, il est au contraire le prisme théorique dominant par lequel il s’effectue encore aujourd’hui45. Et si nous avons souhaité prendre l’école comme objet d’analyse pour montrer que c’est au début des années 80 que le mythe du retour disparaît progressivement des représentations dominantes pour laisser place à un processus de « mythification des origines », nous aurions pu, pour renforcer encore davantage notre argument, le faire converger, par exemple, avec l’évolution du code de la nationalité46. D’un côté comme de l’autre, c’est à chaque fois une vision différentialiste qui préside les décisions politiques. Et il nous faudrait nous arrêter longuement sur les conséquences sociales, politiques, symboliques et même psychologiques47 qu’a pu générer ce type d’interprétation culturaliste des comportements. Sans doute celle qui s’est répandue la plus largement fut que cette mythification progressive des origines culturelles, succédant au « mythe du retour », n’a pu échapper, par effet mécanique, à une « culturalisation » ou une « ethnicisation » des problèmes sociaux dont une partie de ces Français issus de l’immigration ont fait l’objet. Dans le cas de l’école, Sayad avait bien vu que, le lien entre l’« échec scolaire » et « l’origine culturelle » allait finir par s’établir, à la manière d’un « lien de causalité »48, un lien qui tend à masquer les différences sociales qui composent les élèves d’une classe, et la réalité économique et sociale précise de chacun de ces élèves. Autrement dit, les qualités attribuées, hier, à l’originalité d’une Culture d’un groupe d’individus ne peuvent que s’inverser et se déguiser comme les éléments spécifiques à la source de leurs difficultés scolaires. L’explication par la « différence », et a fortiori quand elle d’ordre culturel, a quelque chose de massif et de séduisant qui emporte avec elle une adhésion quasi-instantanée car elle se fonde sur tout ce qu’il y a d’immédiatement perceptible comme différent. En effet, bien qu’elles soient fragiles théoriquement, les notions d’« origine » ou de « culture » produisent des effets de catégorisations extrêmement puissants, et cela d’autant plus lorsqu’elles sont portées et relayées par les discours officiels, c’est-à-dire par le discours d’État mais aussi par les discours politique et médiatique, discours qui contribuent à produire et à reproduire, dans les choses et les esprits, la réalité qu’elle nomme49. La mythification des origines culturelles a fonctionné bien au-delà du cadre scolaire ; elle a été, à partir du début des années 1980, le cadre théorique général par lequel vont être appréhendés les enfants de l’immigration maghrébine50. Il suffit de renvoyer pour cela aux différentes formulations d’usages qui court jusqu’à aujourd’hui – « descendants d’immigrés », de » seconde » ou « troisième génération », « minorité visible », « diversité », etc. – des formulations s’efforçant de masquer, chacune à leur manière, de ne pas dire, ce qu’en réalité on cherche à montrer ou à dire en le formulant, à savoir la particularité des origines de ceux dont on parle. La montée en puissance de la thématique de l’immigration depuis le début des années 1980 au sein des débats publics et des préoccupations politiques, corrélative à la percée quasi-constante du Front national depuis les municipales de 1983, a fait de la question de « l’intégration » d’une partie des français issus de l’immigration (maghrébine), un enjeu de société, c’est-à-dire un enjeu de lutte politique, enjeu qui ne cesse de rappeler en l’euphémisant la spécificité des origines culturelles d’une partie de la population française51.
Le rôle de la science
- 52 H. Le Bras, Le démon des origines, Paris, Éditions de l’Aube, 1998.
- 53 Ibid., p. 246.
- 54 La formule est de Pierre Bourdieu qui montre, en prenant appui sur la théorie des climats de Montes (...)
- 55 H. Le Bras, Le démon des origines, op. cit., p. 127.
- 56 A. Sayad, La double absence, Paris, Le Seuil, 1999, p. 410-411.
- 57 Il y aurait à prendre plusieurs indicateurs, comme celui du rapport à la langue, la perte progressi (...)
- 58 Le destin des enfants d’immigrés : un désenchainement des générations, Paris, Stock, 2009.
14Il faudrait ajouter que ces catégories de perceptions et de divisions publiques du monde social, favorisant une séparation catégorielle des citoyens français en fonction de leur origine, a reçu tout le soutien symbolique du discours scientifique. Hervé Le Bras dans son ouvrage Le démon des origines montre comment, au tournant des années 1990, la statistique officielle par l’intermédiaire d’un certain nombre de démographes a contribué à construire, à faire reconnaître officiellement, et donc à faire exister dans les esprits, des catégories de classification de la société française en différents groupes, fondés sur des critères ethniques comme ceux de catégories de « descendants d’immigrés » opposés implicitement aux « Français de souche »52. S’il a pu exister dans l’histoire des théories démographiques « racialistes » qui cherchaient à distinguer des groupes sociaux particuliers entre eux au sein même d’une communauté nationale, elles portaient « essentiellement sur les différences de fécondité. Les classifications ethniques validées par un organisme officiel représentent au contraire une nouveauté »53. Ce n’est pas rien car il y a dans ce processus de mythification des origines, le rôle tout à fait décisif de la science, d’une certaine science, et de sa rhétorique scientifique qui s’affiche avec tous les signes extérieurs de la science, tout en se fondant sur des énoncés arbitraires, énoncés s’élaborant sous la forme d’une « cohérence mythique »54. En ce qui nous concerne, la cohérence mythique s’engendre à partir d’un réseau de relations et d’oppositions construits et fantasmés comme celle de Français de souche/descendants d’immigrés, maquillé et validé par tout un appareillage scientifique, alors même que, comme a essayé de le défendre Hervé Le Bras, il est presque impossible, du fait du nombre très important de mariages mixtes en France, de délimiter distinctement « les enfants issus de la population étrangère des enfants de la population française »55. Sauf que les statistiques officielles, par l’intermédiaire de la science démographique, contribuent à construire des catégories de perceptions et de divisions du monde social que la société emprunte pour se percevoir elle-même. Et cette insistance – Sayad aurait sans doute dit cette « impolitesse »56 – à vouloir établir un lien continu entre les manières de faire et de penser de la première génération d’immigrés issus des sociétés maghrébines avec celles des générations suivantes nés en France, comme si ces derniers héritaient d’une « culture » laissée intacte, impassible aux événements sociaux et politiques, c’est d’une manière ou d’une autre, maintenir, dans un état larvé, les enfants de l’immigration dans le statut de l’immigration lui-même, c’est en somme entretenir, implicitement ou explicitement, ce sentiment étrange d’être étranger sans avoir expérimenté l’exil. Or, comme l’ont montré différentes enquêtes57, dont celle de Claudine Attias-Donfut et François Charles Wolff, nous assistons, au sujet des « enfants d’immigrés », à un « désenchaînement des générations », c'est-à-dire une discontinuité opérée dans tous les domaines, la langue, la culture, les valeurs familiales, l’identité, la mémoire, entre la première génération d’immigrés venus en France et celle née dans le pays d’accueil58. Une discontinuité que toutes les armes de la sociologie nous permettent de comprendre, simplement parce qu’elles nous enseignent que tous les êtres sociaux sont pétris de leur environnement social, et qu’ils en intériorisent les valeurs et les principes, et que par conséquent l’environnement dominant qui entoure celui des enfants d’immigrés, environnement français produit de l’histoire de France, n’est pas celui dans lequel ont grandi les premiers immigrés arrivés en France, ce qui ne peut que produire une distance progressive et irrévocable. C’est ainsi dans le cadre d’un processus d’acculturation, impliquant l’intériorisation, dès le plus jeune âge, des manières de penser et de faire de la société d’accueil, processus qui éloigne, de manière irréversible, de tout l’habitus dont est porteuse la première génération d’immigrés, que se pose la question des « origines » pour les générations suivantes nées en France, dans la mesure où tout être social se définit d’abord en rapport à un groupe originel (généalogique mais aussi social, historique, politique, culturelle…). Il reste que la formulation de la question de l’affiliation à son groupe originel se voit comme précipitée par le contexte politique et social, contexte qui favorise l’assignation de certains groupes sociaux à une origine de laquelle ils s’éloignent progressivement. Il nous semble que c’est dans ce cadre socio-historique (paradoxal), entre le maintien et l’assignation à des origines par le jeu de deux acteurs principaux, les familles et les discours publics, et la distanciation progressive vis-à-vis de ces origines supposées, qu’il nous faut interroger la réappropriation du religieux par une partie des descendants de l’immigration maghrébine.
Le religieux, la force du symbolique
- 59 E. Cassirer, Essai sur l’homme, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, p. 43.
- 60 C. Geertz, « La religion sujet d’avenir », op. cit., p. 428.
- 61 Ibid., p. 428.
- 62 Ibid., p. 433.
15À la différence des animaux, nous dit Ernst Cassirer, « l’homme ne vit pas seulement dans une réalité plus vaste, il vit, pour ainsi dire, dans une nouvelle dimension de la réalité », en ce sens qu’il ne vit pas dans « un univers purement matériel, mais dans un univers symbolique »59. Ainsi, toute activité symbolique, dont l’activité religieuse, intervient sous la forme d’une médiation entre l’homme et la réalité, une médiation dont la fonction est de lui donner du sens, de la rendre intelligible. De ce point de vue, le religieux, en tant qu’activité symbolique est un formidable langage qui permet d’organiser le monde, de le dire autant que le construire. Pour penser les choses ainsi, il faut sans doute rompre avec tout un héritage des sciences sociales, qui ne voyait dans la relation de la religion à la modernité un jeu à somme nulle, c’est-à-dire un jeu qui présupposait que plus de modernité conduirait presqu’inévitablement à moins de religieux. Une rupture d’ordre épistémologique qui nous autoriserait, comme nous invite à le faire Clifford Geertz, « à une nouvelle conceptualisation de la religion », puisque « la religion est de plus en plus devenue – devient de plus en plus – un objet flottant, dépourvu de tout ancrage social dans une tradition prégnante ou dans des institutions établies »60. L’islam tel qu’il évolue en France, dans son unité et sa diversité, agit comme un objet déterritorialisé, implanté durablement au sein d’un paysage social nouveau, et par conséquent producteur d’un sens culturel original, ou plutôt de sens culturels originaux en fonction des structures sociales et économiques précises au sein duquel il s’implante. Par conséquent, ce qu’il y a à comprendre, ce sont les « processus de transformations et de reformulations de chaque religion particulière », dont l’islam, au moment où chacune d’elle pénètre « bon gré mal gré dans les perplexités de la vie moderne »61. La religion, conclut Geertz, doit être également perçue « en tant que composant du changement social » et non plus « considérée comme un simple obstacle à ce changement (…) ou pire, comme la voix, obstinée mais condamnée, de la tradition »62. Et dans cette perspective, il nous est rendu possible de voir le religieux comme un lieu symbolique favorisant la transformation dans la conservation, la continuité dans la discontinuité, le lieu symbolique par lequel on se lie à une histoire quand tout nous sépare de cette histoire. La religion, et à travers le culte particulièrement, c’est à dire rites, pratiques, tous signes religieux visibles, est ce qui permet de maintenir du lien, c’est-à-dire de l’inaltérable, devant l’altération plus ou moins radicale de tous ces liens qui nous lient à un passé. Les formes d’expressions religieuses d’appartenances, dans ce qu’elles ont de visibles, qu’elles se manifestent par la médiation de signes (physiques, corporels, vestimentaires, etc.), d’un langage ou d’une pratique sont tout autant des formes d’expressions sociales d’appartenances, c’est-à-dire des formes visibles d’appartenances. Et de cette manière elles constituent la marque d’une fidélité visible, et donc sociale, à un « groupe » ou à des « origines », pouvant prendre la forme objective et subjective d’une résistance partielle ou totale à la culture dominante de la société d’accueil, alors même qu’elle en est le produit spécifique. Ce que nous nommons communément par « retour aux origines », dont une de ses déclinaisons possibles est celle du « retour au religieux », est donc un des effets paradoxal d’une distanciation progressive vis-à-vis de ses mêmes origines, réaction désespérée et inconsciente à un processus global d’acculturation. Bien souvent les mouvements de contre-acculturation empruntent, à leur corps défendant, le système de représentation et de pensée, de fonctionnement, d’organisation de la culture dominante de la société dans lesquels ils se réalisent. Autrement dit, ce retour aux « origines », souvent manifestée par un retour à la religion des origines, n’est en fait qu’un type parmi d’autres de nouvelle structuration culturelle puisqu’elle ne produit non pas de l’ancien mais du nouveau (du nouveau qui ne se crée pas à partir de rien mais à partir d’un état des dispositions économiques, sociales, historiques, religieuses, etc. tout à fait variables, ce qui peut donc prendre des significations culturelles tout à fait différentes). Dans un contexte de mythification des origines, la question de l’identité est mise en jeu, pris au jeu du contexte qui conduit les individus à se définir par les ressources sociales et symboliques qui sont à leurs dispositions. Si nous avons récusé l’usage généralisé de la culture d’origine, nous ne méconnaissons pas pour autant la signification sociale que cet usage peut avoir : il y a des usages sociaux des origines comme il y a des usages sociaux de la religion. Des usages de la religion qui particulièrement dans des contextes ou la question des origines se pose peuvent servir à abolir la distance qui sépare des origines.
- 63 Nous pouvons pour cela renvoyer à l’ouvrage collectif dirigé par Carmel Camilleri, Les Stratégies i (...)
- 64 P. Bourdieu, « L’identité et la représentation », dans Actes de la recherche en sciences sociales, (...)
16En somme, même mollement et confusément, l’islam « déterritorialisé », tel qu’il évolue en France, permet de continuer une histoire dans laquelle on se reconnaît et à laquelle on est assigné, et qui permet de fédérer dans une même communauté illusoire l’ensemble de ceux qui partagent le même type d’histoire (d’origine « marocaine », « algérienne », « tunisienne », etc.), les mêmes types d’expériences subjectives, alors mêmes qu’ils sont séparés socialement et objectivement les uns des autres, et se séparent progressivement de cette histoire. Il existe bien entendu une infinité de stratégies identitaires, toute une série d’attitudes d’actions possibles en fonction des différents critères sociaux qui caractérisent les individus (économique, sociale, culturel, l’histoire familiale, les origines nationales, l’éducation religieuse, etc.), attitudes néanmoins restreintes par le cadre socio-historique général dans lequel elles s’expriment63. Réétablir le parcours historique du cadre dans lequel s’exprime la question religieuse, cadre dominé par une « mythification des origines », c’est aussi faire le parcours d’une « crise identitaire » à laquelle le religieux permet de répondre, simplement parce que le religieux offre les moyens symboliques de se transformer soi-même. Il permet d’y répondre de manières différentes, selon toute une série de facteurs, dont une de ses formes, peut être celle de la violence, répondre à la violence de la crise dont on est l’objet par une violence de type religieuse, une crise identitaire qui peut tout à la fois sublimer une crise de différents ordres (économiques, sociales, familiales, sexuelles, etc.). En effet, une réflexion sur la violence, même de type religieuse, ne peut faire l’économie, d’une réflexion sur l’identité, concept floue et fragile, dont la réalité est variable, prenant la forme de la configuration sociale et politique dans laquelle elle évolue, mais dont la force de mobilisation est extrêmement puissante, car à travers le concept d’identité, c’est tout l’être social qu’on engage, c’est à dire toute la représentation qu’on en a et pour laquelle on lutte64 (identité religieuse, nationale, culturelle, régionale, sexuelle, etc.). Si en effet, nous pouvons dire aujourd’hui, qu’il n’est plus possible de fonder des identités sur des critères de type « naturels », c’est-à-dire stables et figés – ce que laisse pourtant entendre la formule « Français de souche » –, nous pouvons dire en revanche qu’il peut exister un rapport « naturel » à son identité, c’est-à-dire un rapport qui va de soi, parce qu’il est ininterrogé, dont personne n’interroge le « naturel ». Ne pas s’interroger sur son rapport à son identité, c’est bien souvent ne pas être interrogé sur elle, c’est-à-dire en définitive, recevoir toute la validation et la légitimation implicite du monde social qui définit ce rapport – à la manière du Taken for granted d’Alfred Schutz, d’un tenu pour acquis, d’une évidence sociale. Inversement, interroger ou s’interroger sur une identité, c’est compromettre tout l’implicite nécessaire au fondement du rapport « naturel » à l’identité, c’est introduire une forme de doute objectif et subjectif dans la manière d’habiter légitimement l’espace social et politique au sein duquel on est inscrit. Car, au fond, que veulent dire d’autres l’ensemble de ces discours officiels, discours performatifs par excellence, qui ont la capacité de nommer et de dénommer des groupes sociaux, c’est-à-dire de les faire et les défaire, lorsqu’ils s’interrogent publiquement sur les origines culturelles d’individus Français nés en France, si ce n’est rompre cette magie sociale avec laquelle les groupes collectifs se construisent sur le temps long, et renforcer davantage la frontière symbolique entre des identités légitimes (c’est-à-dire vécus comme « naturels ») et des identités illégitimes (dont la nature de l’identité est mise en doute) ? Ne doutons pas néanmoins qu’un rapport assuré à son identité s’accompagne d’un pouvoir symbolique, inscrit dans la structure des relations sociales, qui s’exerce, implicitement ou explicitement, comme la capacité ultime de pouvoir justifier son existence comme la manière légitime et « naturelle » d’exister. Un pouvoir symbolique, et donc un rapport de pouvoir, dans lequel sont prises les identités, et par conséquent dans lequel sont pris les êtres sociaux, et dont on ne peut mesurer véritablement les effets que lorsque, par la force du social, un individu se voit être dépossédé de l’identité légitime et officielle, ce qui ne peut manquer d’être reçu comme une violence exercer à l’endroit de tout son être social.
- 65 F. Benslama, « Le décollement identitaire », dans La guerre des subjectivités en islam, Paris, Lign (...)
17« Vivre ainsi, en étant affecté dans le sentiment de la légitimité de vivre est le préjudice maximal qui puisse atteindre un humain, car la vie humaine ne se réduit pas à la vie nue, mais aspire à la survie dans la reconnaissance symbolique et la légalité au regard d’un droit quel qu’il soit »65.
Notes
1 Voir entre autres : S. Brouard, V. Tiberj, Français comme les autres ?, Enquête sur les citoyens d’origine maghrébine, africaine et turque, Paris, Presses Sciences Po, 2005, p. 31-32 ; H. Lagrange, « Pratique religieuse et religiosité parmi les immigrés et les descendants d’immigrés du Maghreb, d’Afrique sub-saharienne et de Turquie en France », dans Note &Documents, 2013-04, Paris, OSC, Sciences Po/CNRS, 2013.
2 Pour échapper à toute définition substantialiste ou sociologique, nous n’appelons « musulmans » uniquement ceux qui se désignent comme tels. Voir pour cela, K. Kateb, « De l’étranger à l’immigré et de l’ethnique au religieux : les chiffres en question ? », dans Cités, Hors-Séries, 2004, p. 36-37.
3 Parmi la longue liste d’auteurs traitant de ce sujet, voir entre autres : G. Kepel, La revanche de Dieu. Chrétiens, juifs et musulmans à la reconquête du monde. Paris, Le Seuil, « Points », 1991.
4 Voir pour cela l’excellent article de Geertz dans lequel il souligne que le xxe siècle et le début du xxie siècle ont vu émerger une série de migrations inédites et massives qui ont conduit à défaire le religieux des endroits où il est né, ce qui « induit tensions et conflits, que les sciences sociales doivent à présent décrire et expliquer – et non (décrire) une tendance prétendument générale à la sécularisation et au déclin de la foi ». C. Geertz, « La religion, sujet d’avenir », dans M. Wieviorka (éd.), Les sciences sociales en mutation, Paris, Éditions sciences humaines, 2007, p. 430.
5 Celui précisément avec lequel Geertz souhaite débattre dans son article ci-dessus, un héritage grandement inspiré des travaux de Max Weber sur la religion. Toute une littérature scientifique a précisément contribué à installer dans les consciences l’idée que le progrès de la « modernité », entrainé par un inévitable processus historique de sécularisation des sociétés, devait se traduire par moins de « religion ». Ajoutons à la référence à Geertz, celles de J. Goody, L’orient en Occident, Paris, Seuil, 1999 ; ou encore, J.-C. Monod, La querelle de la sécularisation. De Hegel à Blumenberg, Paris, Vrin, 2002.
6 Car comme le rappelle, notamment Roger Bastide, toute acculturation subit les effets de la politique d’un pays donné (son histoire, son système, son contexte politique) car celui-ci oriente les schèmes de pensées et de comportements dans une direction déterminée. R. Bastide, Le prochain et le lointain, Paris, L’Harmattan, p. 53.
7 Voir pour cela, K. Barth, « Les groupes ethniques et leurs frontières » (trad. J. Bardolph, Ph. Poutignat, J. Streiff-Fenart), dans Ph. Poutignat, J. Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 1999 (1re éd : 1995).
8 Voir pour cela l’ouvrage de référence : D. Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2010 (4e édition).
9 Nous y reviendrons mais c’est un paradoxe sur lequel avait beaucoup insisté le sociologue Abdelmalek Sayad, et il avait alerté, déjà en son temps, de ses effets politiques potentiellement dangereux.
10 Dans l’ouvrage publiée par Paul Dijoud en 1976 (secrétaire d’État aux travailleurs immigrés auprès du ministère du Travail entre 1974-1977) censée stabiliser et définir précipitamment une politique d’immigration en France, on peut y lire le fait que les travailleurs issus des anciennes colonies seraient profondément « bouleversés par le contact avec une civilisation ou prédomine une rationalité technicienne », à laquelle ils ne sont pas habitués. Ce qui est alors en jeu, ce sont « les valeurs profondes » qui les séparent de la société française. Secrétariat d’État aux Travailleurs Immigrés (SETI), La nouvelle politique d’immigration, Paris, La documentation française, p. 25. Il nous semble tout à fait important de revenir sur les premiers moments historiques où la question de l’immigration maghrébine est formulée comme « problème » au plus haut sommet de l’État, car c’est l’occasion de voir plus nettement et clairement sa nature et sa composition. Alors qu’il nous faudrait aujourd’hui déconstruire tout le travail sophistiqué d’euphémisation par lequel nous traitons alternativement de la question de « l’islam », des « banlieues », des « enfants d’origines », etc., pour y voir se loger l’essentiel des éléments du « problème » posé dès son origine.
11 Fethi Benslama soutient à ce titre que : « L’offre djihadiste capte des jeunes qui sont en détresse du fait de failles identitaires importantes », Le Monde, novembre, 2015.
12 Dans le récent rapport remis au secrétaire d’État, Thierry Mandon, sur la « radicalisation », il est dit : « les formes de radicalisation et le développement des violences ne peuvent être compris et prévenus que dans le cadre plus global de l’évolution de la société française et inséparablement d’une approche de la question des inégalités et des discriminations ». Recherches sur les radicalisations, les formes de violence qui en résultent et la manière dont les sociétés les préviennent et s’en protègent, État des lieux, propositions, actions, mars 2016, rapport remis à M. Thierry Mandon, secrétaire d’État chargé de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, p 44. Bien que cela ne soit pas sans lien, nous ne souhaitons pas ici nous intéresser aux questions de discriminations et inégalités, formes particulières de violence symbolique, mais au cadre socio-historique global par lequel une catégorie particulière d’individus – majoritairement française – vont être pensés et perçus, et vont être amenés à se penser et se percevoir. Il va de soi – mais précisons-le par précaution – que nous ne souhaitons pas établir de lien mécanique ou causale entre ce cadre socio-historique et une certaine violence de type « religieuse ». Notre hypothèse s’en tient uniquement à délimiter un cadre historique précis et favorable à un réinvestissement de l’identité religieuse – et cela sous toutes ses formes.
13 Car voir les choses ainsi, c’est en définitive adopter un point de vue religieux sur les comportements sociaux, et non pas un point de vue social sur les comportements religieux. C’est aussi sans doute céder à une vision strictement positiviste du monde, comme si le monde n’avait qu’à se voir pour se comprendre, à s’enregistrer et à se valider tel qu’il se présente à nous. Ce qui, rappelons-le, condamnerait la sociologie dans ses présupposés premiers car toute sa posture épistémologique fondamentale est précisément de rompre prioritairement avec le sens commun, c’est-à-dire avec tout ce que le monde social nous donne à voir ou à croire. (Précisons que nous ne soutenons pas à l’inverse que le religieux ne possède pas d’autonomie relative et sa propre sphère d’influence sur les comportements sociaux. Nous faisons l’hypothèse, reprenant à notre compte la thèse des affinités électives de Weber, que le religieux ne produit de l’efficacité symbolique que sur les trajectoires sociales prêtes à les recevoir.)
14 A. Sayad, « Une immigration exemplaire », dans La double absence, Paris, Le Seuil, 1999, p. 101.
15 Ibid., p. 23-43.
16 A. Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. L’illusion du provisoire, Paris, Raisons d’agir, 2006, p. 22.
17 Voir pour cela P. Bourdieu, A. Sayad, Le déracinement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964, ou encore A. Sayad, La double absence, op. cit., p. 247-255.
18 A. Sayad, La double absence, op. cit., p. 23-53.
19 Déjà Durkheim dans ses travaux fondateurs sur l’école pointait déjà l’idée que l’État, et à travers elle, l’École, devait assurer à ses citoyens une éducation commune, c’est-à-dire une suffisante communauté d’idées et de sentiments communs sans quoi toute société, ou tout projet de société, serait impossible. Voir É. Durkheim, Éducation et sociologie, Paris, PUF, 2013. Mais c’est sans doute Pierre Bourdieu qui a le plus insisté sur le rôle central de l’école dans la reproduction des structures sociales d’une société. P. Bourdieu, Les héritiers, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964 ; id., La reproduction, Paris, Les Éditions de Minuit, 1970.
20 É. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1990, p. 24.
21 S. Laurens, Une politisation feutrée. Les hauts fonctionnaires et l’immigration en France (1962-1981), Paris, Belin, 2009.
22 Pour avoir une vue complète et détaillée de ce dispositif, de sa genèse ainsi que de son intention contradictoire, voir V. Lanier, L’accueil des enfants d’immigrés dans les écoles françaises. Éducation entre culture familiale et culture du pays d’arrivée, Thèse de science politique de l’université de Bourgogne, Sous la direction de Jean Claude Fritz, 2011.
23 Convention signée en 1973 pour le Portugal, 1974 pour l’Italie et la Tunisie, Maroc et Espagne en 1975, la Yougoslavie en 1977, Turquie en 1978 et l’Algérie en 1981.
24 On pourra renvoyer à différents articles : G. Petek, « Les Elco, entre reconnaissance et marginalisation », dans Revue Hommes et migrations, n° 1252, 2004, ou encore aux travaux de J. Billiez, « Un bilinguisme minoré : quel soutien institutionnel pour sa vitalité ? », dans P. Martinez, S. Pekarek Doehler (dir.), La notion de contact de langues en didactique, Notions en questions, n° 4, 2000, p. 21-39 ; « De l’assignation à la langue d’origine à l’éveil aux langues : vingt ans d’un parcours sociodidactique », VEI Enjeux, n° 130, p. 87-98.
25 G. Petek, « Les Elco, entre reconnaissance et marginalisation », op. cit., p. 45.
26 P. Weil « Racisme et discrimination dans la politique française de l’immigration : 1938-1945/1974-1995 », dans Vingtième siècle, revue d’histoire, n° 47, juillet-septembre 1995, p. 99.
27 Ibid., p. 99.
28 Ibid., p. 99 ; On pourra consulter sur le même thème, le chapitre 5 d’un ouvrage du même auteur : La France et ses étrangers, Paris, Calman-Lévy, 1991.
29 Rappelons néanmoins que cette tension est initiée en conformité avec la directive communautaire 77/686 du 6/8/1977 qui oblige les États membres d’enseigner la langue des « pays d’origine », en collaboration avec les pays d’origine, au vu d’une éventuelle réintégration en leur sein.
30 M.-M. Bertucci, « L’enseignement des langues et cultures d’origine : incertitudes de statut et ambiguïté des missions », dans Le français aujourd’hui, n° 158, 2007, p. 30.
31 G. Varro, « La désignation des élèves étrangers dans les textes officiels », dans Mots, n° 61, décembre 1999, pp. 49-66
32 Circulaire 78-238 du 25 juillet 1978.
33 « L’universalisme en cause ? Les équivoques d’une circulaire sur la scolarisation des enfants immigrés », dans Mots, n° 18, 1989, p. 41-42.
34 « La désignation des élèves étrangers dans les textes officiels », op. cit., p. 54. Constat similaire relevé par Leonetti : « Aujourd’hui, alors que la fermeture des frontières a fait prendre conscience de l’aspect irréversible de l’immigration, et qu’une bonne partie de la population d’origine étrangère s’est fixée, selon toute probabilité, durablement en France, l’accent est pourtant mis sur les différences culturelles et sur la nécessiter de les sauvegarder ». I. T. Leonetti, « Culture d’origine, cultures immigrées, cultures ethniques. Réflexions sur le traitement idéologique ambivalent de ces notions », dans L’homme et la société, n° 77-78, 1985, p. 121.
35 Conseil de l’Europe, L’éducation des enfants migrants. Recueil d’informations sur les opérations d’éducation interculturelle en Europe, Strasbourg, Conseil de la coopération culturelle, Division de l’enseignement scolaire, 1983.
36 Un recueil de textes et d’archives d’Abdelmalek Sayad, portant sur la question des liens de l’école à l’immigration, a été récemment édité. A. Sayad, L’école et les enfants de l’immigration, Paris, Seuil, 2014.
37 V. De Rudder, « L’obstacle culturel : la différence et la distance », dans L’homme et la société, n° 77-78, 1985 :
38 A. Sayad, L’école et les enfants de l’immigration, op. cit., p. 118.
39 J. Berque, L’immigration à l’école de la République, rapport au ministre de l’éducation nationale, Paris, La documentation française, 1985.
40 Pour avoir une analyse détaillée du rapport Berque, voir F. Lorcerie, « Berque, l’école, l’immigration : rencontre inopinée », dans Revue du monde musulman et de la Méditerranée, vol. 83, n° 83-84, 1997, p. 171-194.
41 La ministre de l’éducation nationale, Najat Vallaud Belkacem, a annoncé mettre fin aux Elco à la rentrée 2016 au bénéfice des enseignements internationaux de langues étrangères (EILE). Ces enseignements seront facultatifs, évalués, intégrés dans le dispositif pédagogique général et ouvert à tous les élèves.
42 A. Sayad, L’école et les enfants de l’immigration, op. cit., p. 51.
43 A. Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. La fabrication des identités culturelles, Paris, Raisons d’agir, 2014.
44 D. Cuche, La notion de culture en sciences sociales, op. cit., p. 135.
45 F. Lorcerie, L’école et le défi ethnique, dans Éducation et intégration, Paris, ESF Éditeur, 2003.
46 P. Weil, La République et sa diversité. Immigration, intégration, discriminations, Paris, Seuil, 2005, p. 47-77 ; P. Weil, à travers une analyse de la réforme de la nationalité, situe, au lendemain de la « marche des beurs » en 1983, et après l’instauration, par le président François Mitterrand, d’une carte de résidence de 10 ans (garantie d’une stabilité de séjour pour les immigrés légaux en majorité issus de l’immigration maghrébine), la prise de conscience officielle d’une installation durable en France de cette population originaire des terres musulmanes. « Certains avaient voulu refuser cette nationalité française. Mais ils l’ont finalement acceptée à partir de 1983 dans le contexte de l’abandon du “mythe du retour” par leurs parents, par l’Algérie et par la France ». Ibid., p. 58. Au moment du vote de la loi de 1984, Patrick Weil constate un basculement historique vers un consensus des partis politiques dominants sur le sujet du « mythe du retour », ainsi que sur l’idée d’une implantation durable des immigrés issus des terres maghrébines en France. « La représentation nationale unanime constate et accepte ainsi l’inéluctabilité de l’installation de l’immigration étrangère régulière et l’impossibilité dans le domaine du retour d’aller plus loin qu’une simple invitation au volontariat ». P. Weil, La France et ses étrangers, op. cit., p. 261-262.
47 F. Benslama, « Épreuves de l’étranger », dans Jean Ménéchal (éd.), Le risque de l’étranger. Soin psychique et politique, Paris, Dunod, 1999 ; R. Rechtman, « De la psychiatrie des migrants au culturalisme des ethnopsychiatres », dans Hommes et Migrations, n° 1225, 2000, p. 46-61.
48 A. Sayad, L’école et les enfants de l’immigration, op. cit., p. 144.
49 P. Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001.
50 Renvoyons par exemple à la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983, initiée par toute une série d’acteurs sociaux souhaitant lutter contre le racisme dont sont l’objet une grande partie des français « issus de l’immigration maghrébine », et qui a été très vite rebaptisé par les médias, « la marche des beurs ». Il faudrait réfléchir plus longuement à ce coup de force symbolique qui a contribué, à l’insu de ceux qui ont initié cette marche, à catégoriser officiellement, c’est-à-dire publiquement, une partie des citoyens français, sur un critère identitaire. Voir entre autres, A. Hajjat, La marche pour l’égalité et contre le racisme, Éditions Amsterdam, 2013.
51 P. Weil, La République et sa diversité, op. cit., p. 47-77 ; P. Weil, à travers une analyse de la réforme de la nationalité, situe, au lendemain de la « marche des beurs » en 1983, et après l’instauration, par le président François Mitterrand, d’une carte de résidence de 10 ans (garantie d’une stabilité de séjour pour les immigrés légaux en majorité issus de l’immigration maghrébine), la prise de conscience officielle d’une installation durable en France de cette population originaire des terres musulmanes. « Certains avaient voulu refuser cette nationalité française. Mais ils l’ont finalement acceptée à partir de 1983 dans le contexte de l’abandon du « mythe du retour » par leurs parents, par l’Algérie et par la France ». Ibid., p. 58. Au moment du vote de la loi de 1984, Patrick Weil constate un basculement historique vers un consensus des partis politiques dominants sur le sujet du « mythe du retour », ainsi que sur l’idée d’une implantation durable des immigrés issus des terres maghrébines en France. « La représentation nationale unanime constate et accepte ainsi l’inéluctabilité de l’installation de l’immigration étrangère régulière et l’impossibilité dans le domaine du retour d’aller plus loin qu’une simple invitation au volontariat ». P. Weil, La France et ses étrangers, op. cit., p. 261-262.
52 H. Le Bras, Le démon des origines, Paris, Éditions de l’Aube, 1998.
53 Ibid., p. 246.
54 La formule est de Pierre Bourdieu qui montre, en prenant appui sur la théorie des climats de Montesquieu, les effets de vérité extrêmement puissants de toute une mythologie scientifique, empruntant tout son appareillage démonstratif à la rhétorique de la science, tout en fondant ses postulats de départs sur des systèmes d’oppositions mythiques (« Nord =froid/Midi =chaud », etc.). P. Bourdieu, « Le Nord et le Midi : contribution à une analyse de l’effet Montesquieu », dans Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 35, nov. 1980, p. 21-25.
55 H. Le Bras, Le démon des origines, op. cit., p. 127.
56 A. Sayad, La double absence, Paris, Le Seuil, 1999, p. 410-411.
57 Il y aurait à prendre plusieurs indicateurs, comme celui du rapport à la langue, la perte progressive et massive de la langue des parents au sein des foyers au bénéfice de la langue française, ou encore le rapport à l’économie, à la politique, aux valeurs libérales, pour montrer en somme, au sujet des enfants d’immigrés maghrébins, africains ou turcs, qu’« ils sont bien des français et ce ne sont pas des français contre les autres ». V. Tiberj, S. Brouard, Français comme les autres ? Enquête sur les citoyens d’origine maghrébine, africaine et turque, Paris, Presses de Sciences Po, 2005, p. 135.
58 Le destin des enfants d’immigrés : un désenchainement des générations, Paris, Stock, 2009.
59 E. Cassirer, Essai sur l’homme, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, p. 43.
60 C. Geertz, « La religion sujet d’avenir », op. cit., p. 428.
61 Ibid., p. 428.
62 Ibid., p. 433.
63 Nous pouvons pour cela renvoyer à l’ouvrage collectif dirigé par Carmel Camilleri, Les Stratégies identitaires, et reprendre à notre compte la définition que l’ensemble des auteurs en donne : « procédures mises en œuvre (de façon consciente ou inconsciente) par un acteur (individuel ou collectif) pour atteindre une, ou des, finalités (définies explicitement ou se situant au niveau de l’inconscient), procédures élaborées en fonction de la situation d’interaction, c’est-à-dire en fonction des différentes déterminations (socio-historiques, culturelles, psychologiques) de cette situation (c’est nous qui soulignons) ». C. Camilleri (dir.), Les Stratégies identitaires, Paris, PUF, 1990.
64 P. Bourdieu, « L’identité et la représentation », dans Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 35, nov. 1980
65 F. Benslama, « Le décollement identitaire », dans La guerre des subjectivités en islam, Paris, Lignes, 2014, p. 152.
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Référence électronique
Hicham Benaissa, « Le mythe du retour, le renversement d’un mythe : sociohistoire d’une « crise identitaire » », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [En ligne], 19 | 2018, mis en ligne le 07 février 2019, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cerri/2527 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cerri.2527
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