Texte intégral
- 1 M. Bloch, La violence du religieux, O. Jacob, 1997 [1° éd. anglais 1992] ; S. R. Appleby et T. M. H (...)
- 2 Voir par exemple R. M. Brown, Religion and Violence, Westminster, John Knox Press, 1987 ; J. G. Wil (...)
- 3 On retiendra ici une caractéristique de la postmodernité donnée par Jean-François Lyotard, c'est-à- (...)
1Les liens entre religion et violence suscitent de multiples interrogations. L’actualité nous focalise notamment fréquemment sur la façon dont les institutions religieuses peuvent instrumentaliser, voire légitimer, la violence de leurs membres, dans la recherche d’une puissance toujours plus grande. La question a été déjà souvent explorée, autant pour chercher si l’exclusivisme générateur de violence est intrinsèque à la pensée religieuse1, que pour s'interroger sur le discours éthique que les diverses religions tiennent par rapport à la violence2. Ici, cependant, la proximité des termes religion et violence avec celui de surmodernité amène plutôt à s’interroger sur la religion comme matrice de sens, comme capacité à rendre compte de l’humain sur un plan métaphysique et moral, au regard de l’évolution sociale rapide et importante que signifie cette surmodernité3.
- 4 Exode 20,13 (Traduction œcuménique de la Bible).
- 5 Voir par exemple l'épisode des fils de Jacob et du peuple de Sichem (Deutéronome 34).
- 6 Genèse 4,1-16, traduction littérale faite par l'auteur.
2Lorsque l’on aborde les textes fondateurs des religions monothéistes, force est de constater que ces écrits ne sont pas avares d’évocations de la violence (récits de batailles et de guerre, de blessures et de meurtre, de famine et de destruction, de viol…) - et on n'a évoqué là que la violence physique. La Bible juive, texte fondateur commun au judaïsme et au christianisme, fournit un grand nombre de tels récits ; ils offrent différentes mises en scène, différentes illustrations de la violence, ils livrent des façons de l’exprimer et de la penser. Pour autant, on ne trouve pas dans le texte biblique lui-même d'écrit donnant explicitement une trame générale d’interprétation de la violence. Il existe, certes, nombre de textes de type juridique ou éthiques visant à réguler la violence, l'exemple le plus célèbre en étant l'interdit formulé dans le Décalogue, "Tu ne commettras pas de meurtre"4. Mais les nombreux récits de meurtre rapportés dans la Bible sont le plus souvent livrés sans condamnation morale explicite5. Cela est vrai également du célèbre récit dit de Caïn et Abel, dans lequel il est raconté que l'un des premiers représentants de l'humanité va tuer son propre frère6 :
1 Et l'Humain connut Ève sa femme
et elle conçut et elle enfanta Caïn
et elle dit : "J'ai acquis un homme avec Yhwh"
2 elle enfanta encore son frère Abel
Abel était faisant paître le petit bétail
et Caïn était servant le sol
3 Et à la fin des jours
Caïn apporta du fruit du sol une offrande vers Yhwh
4 et Abel apporta lui aussi des premiers nés de son troupeau et de leur graisse
Yhwh regarda vers Abel et vers son offrande
5 et vers Caïn et vers son offrande il ne regarda pas
Et Caïn s'enfièvra beaucoup et sa face fut abattue
6 Yhwh dit à Caïn :
"Pourquoi t'enfièvres-tu ? Et pourquoi la face est-elle abattue ?
7 N'est-ce pas que, si tu fais bien (il y a) relèvement
mais si tu ne fais pas bien (il y a) à la porte la faute, guettant
et vers toi est le désir de ce guet
mais toi tu peux dominer sur lui"
8 Caïn dit à son frère Abel
et voici quand ils furent aux champs
Caïn se dressa vers Abel son frère et il tua celui-ci
9 Yhwh dit à Caïn : "où est Abel ton frère ?"
Il dit : "je ne sais pas ; suis-je gardien de mon frère ?"
10 Il dit : "qu'as-tu fait ? La voix des sangs de ton frère crie(nt) vers moi de la terre
11 et maintenant, tu es maudit du sol qui a ouvert la bouche pour prendre les sangs de ton frère de ta main
12 Quand tu serviras le sol il cessera de donner sa force pour toi, tu seras sur la terre fuyant et errant"
13 Caïn dit à Yhwh : "Mon tort est (trop) grand à porter
14 Si tu me chasses aujourd'hui de la face du sol
et de ta face je serai caché
et je serai sur la terre fuyant et errant
et tout (homme) me trouvant me tuera"
15 Et Yhwh dit à lui
Afin que tout (homme) tuant Caïn soit vengé sept fois,
Et Yhwh posa pour Caïn un signe pour que tout (homme) le trouvant ne le frappe pas
16 Et Caïn partit de la face de Yhwh
et il habita sur la terre de Nod à l'Est d'Eden
3Ce texte est sans doute l’un des récits bibliques à avoir le plus imprégné le fonds culturel de la société occidentale. Premier récit à mentionner la fraternité, situé au début du premier livre biblique (Bereshit ou livre de la Genèse), il met en scène deux frères dans une histoire qui traite de rivalité, jalousie, et de meurtre. Lorsque l’on pense « violence », le meurtre est sans doute être la plus grande forme que l’on puisse en imaginer, par son caractère totalement irrévocable ; le fait que le meurtre soit commis au sein de la famille en est ici un élément aggravant. On peut donc s'étonner de ce que, dans ce récit, non seulement Caïn ne soit pas puni pour le crime qu'il a commis, mais qu'il soit au contraire protégé de l'éventuelle justice des hommes, et cela par un signe divin. Quel message ce texte biblique porte-t-il alors sur la violence ultime, celle du meurtre ?
- 7 Ce récit est repris dans le Coran, 5,27-34. Voir aussi V. Apowitzer, Kain und Abel in der Agada, de (...)
- 8 Voir par exemple D. L. Ashliman, « Cain and Abel, scriptures and legends », http://www.pitt.edu/~da (...)
- 9 V. Léonard, Réécritures du mythe de Caïn au xxe siècle, thèse, 1999 ; C. Hussherr, L'ange et la bêt (...)
- 10 F. A. Spina, « The Ground for Cain's Rejection (Gen 4) », ZAW 104, 1992, p. 319-332, fournit un bon (...)
- 11 Voir notamment C. Hussherr, L’Ange et la Bête, Caïn et Abel dans la littérature, Cerf, 2005.
4Cet épisode a connu une assez belle carrière : on en retrouve des variations7 un peu partout dans le monde8, ainsi qu’une innombrable quantité de reprises littéraires9. Ces reprises sont le plus souvent des interprétations. En effet, le texte biblique lui-même est assez bref et comporte quelques ellipses narratives. Les lectures herméneutiques comportent des additions, des explications, et surtout fournissent un point de vue sur ce récit. Les toutes premières relectures, celles des Pères de l’Église, sont allées surtout dans le sens d’une typologisation des personnages. Caïn y est essentiellement vu comme le meurtrier : un « mauvais », un « méchant ». Il en devient, pour certains, intrinsèquement mauvais ; et dans bon nombre des récits inspirés de Gn 4, Caïn est présenté comme mauvais, méchant, envieux, coupable - parfois avant même d'avoir tué son frère10. Cette lecture fait de Caïn et Abel les figures emblématiques du Mal et du Bien. D'Aubigné, Scève, Shakespeare s'intéresseront au Caïn civilisateur et au lien entre politique, mort et civilisation. Byron, et après lui Baudelaire, Nerval, Leconte de Lisle mettront en scène un Caïn révolté, tandis que Coleridge, Blake, Hugo, Bloy proposeront un Caïn innocenté. Balzac, Dickens, Hardy, Hugo, Rossetti, Wilde proposeront des reprises plus sociologiques et politiques du thème. Au xxe siècle, Abel Sànchez de Miguel de Unamuño ; Le compagnon secret de Joseph Conrad ; Demian de Hermann Hesse ; A l'Est d'Eden de John Steinbeck ; L'emploi du temps de Michel Butor ; Le roi des aulnes de Michel Tournier, ou encore Shaw, Emmanuel, Camus reprendront le thème de la rivalité fraternelle11.
5On peut s’interroger sur les raisons d’un tel succès. Beaucoup de récits bibliques ont été des sources d’inspiration littéraire, mais rarement dans de telles proportions. Il faut dire que le récit original a tout pour retenir l’attention : il est localisé dans une géographie imaginaire, dans des temps incertains, comme d'ailleurs un ensemble de récits primordiaux qui constituent les onze premiers chapitres de la Genèse, et ont en commun leur style et leur dimension mythique. Ils mettent en scène le récit des débuts de l’humanité. Ici, la scène se joue entre les premiers hommes et Dieu, qui est l'un des personnages. L'enjeu du récit est une question de vie et de mort, il a donc indubitablement des accents mythologiques, et un statut surplombant par rapport aux autres récits bibliques. De plus, ce récit inaugural expose les difficultés de la relation familiale, ses limites, son danger. Il traite de la jalousie entre frères, de la difficulté à admettre la présence de l'autre et à gérer l'inégalité des chances et des destins ; en bref, de l’autre et de l'identité. C’est aussi sa prise en compte d’une thématique essentielle qui a donné une telle importance à ce récit. Enfin, il évoque la violence, des passions, et des émotions fortes, et ce, de façon très explicite. La forte intensité dramatique du récit a aussi contribué à assurer sa postérité.
- 12 Pour plus de détails, je me permets de renvoyer au chapitre 2 de mon ouvrage : A.-L. Zwilling, Frèr (...)
- 13 Voir surtout S. Chatman, Story and Discourse : Narrative Structure in Fiction and Film, Cornell Uni (...)
- 14 Sur l'ellipse rhétorique, voir : C. Fromilhague, Les figures de style (128 Lettres), Paris, Armand (...)
6Cependant, cette résonnance anthropologique, l’importance de la thématique et son intensité émotionnelle, en sont des caractéristiques littéraires. Au-delà de ces aspects formels, la postérité du récit lui a aussi été assurée par le fait qu'il offre un modèle interprétatif posé sur des interrogations humaines. Ce récit porte en effet une herméneutique ; au-delà de la restitution d'un fratricide, il offre un cadre d'interprétation de la violence. Cela, il le fait tout en laissant place à l'interprétation, par des ellipses narratives, des silences du texte. Il y a dans ce récit ample matière à commentaire ; la richesse de la littérature secondaire12 en est une belle preuve. Dans les limites de cet article, on en évoquera seulement quelques éléments significatifs, repérés en utilisant une méthode de lecture basée sur les techniques de l'analyse narrative13. Rappelons que l'histoire se déroule en quelques scènes : d'abord, la famille est présentée : les parents, puis la naissance des deux garçons. Ils sont nommés et décrits chacun dans leur activité. Puis, ils offrent tous deux un sacrifice au Seigneur, mais seul le sacrifice d'Abel est accepté. Caïn se fâche ; il y a alors un premier dialogue avec le Seigneur. Puis Caïn tue Abel ; et l’on trouve alors un second dialogue entre Caïn et le Seigneur, à la suite duquel Caïn est envoyé au loin, marqué d'un signe. Le récit semble assez simple, mais on y constate quelques ellipses narratives14, quelques moments où un événement est passé sous silence. Ces silences de la narration permettent au lecteur d'entrer dans le récit, et ouvrent un espace d'interprétation. Et si chacune des reprises littéraires de ce récit, comme on l'a dit, ajoute une dimension interprétative au texte, c'est bien parce que le texte hébreu conserve des silences, des ruptures et des ambiguïtés qui sont autant d'appels à l’investissement du lecteur.
7Le premier silence repérable dans le texte, silence d'importance s'il en est, est qu'aucun motif n'est donné à la préférence accordée à l’offrande d’Abel. Le Seigneur refuse le sacrifice de Caïn, ce qui rompt un équilibre du récit qui alternait jusque-là de façon équilibrée l'importance donnée à chacun des deux frères. Bien que l'organisation narrative introduise une rupture dans l’attente du lecteur, et mette ainsi l'accent sur cet événement, il n'y a cependant pas un mot des motivations divines. De ce fait, les commentateurs se sont très souvent senti obligés de combler ce manque, offrant une grande variété d'explications : soit affirmant la méchanceté intrinsèque de Caïn, ou la qualité insuffisante de l'offrande, soit encore la puissance de l'arbitraire du Seigneur. Reste toutefois, même si on tente comme la plupart des commentateurs d'utiliser une Rückfrage visant à reconstituer ce qui s'est passé en amont à partir d'une donnée du récit, qu’il n’y a aucune réponse dans le texte lui-même pour expliquer cette injustice préexistante. Chaque lecteur se trouve à nouveau devant la question du « pourquoi » de ce regard qui se détourne.
- 15 Cette absence de complément a troublé les rédacteurs de la Septante, traduction grecque de l’Ancien (...)
8Le deuxième silence, la deuxième absence d'information, dans le récit, concerne la raison du meurtre. Le lecteur arrive à suivre les sentiments de Caïn : il est dit enfiévré et abattu. Puis, sans que Caïn ne dise rien (le verbe dans le texte hébreu n'est pas « parler », mais « dire », et il est ici sans complément15), il tue Abel. Là encore, le lecteur peut spéculer, imaginer, déduire, mais le récit ne donne pas d’information sur les raisons de ce geste.
- 16 André Wénin offre une très belle lecture des premiers récits de la Genèse en mettant en valeur l’ar (...)
- 17 « La marque apposée sur son front a justement pour finalité d'aider, par la symbolisation de l'acte (...)
9Le troisième manque d'information, enfin, concerne le signe posé sur Caïn. Quand celui-ci dit que s'il est banni, il pourrait être tué par n'importe qui, le Seigneur répond qu'un signe permettra à ceux qui le rencontrent de savoir qu'ils ne doivent pas le tuer. Rien n'indique ce qu’est ce signe ; il est seulement expliqué qu'il fait sens « pour tout homme qui le voit ». Il s'agit donc bien d'un signe au sens propre du terme : on ne sait que ce qu’il veut dire, pas ce qu'il est. Dans la suite du texte biblique, Caïn fondera une ville et aura une famille16. Remarquons que dans la logique de ce récit, le meurtrier n’est pas mis à mort. Or, si le récit est placé par le narrateur dans un temps mythique et sans loi, en revanche, le lecteur auquel ce récit est destiné n’est pas dans le même cas ; il ne faut bien sûr pas confondre temps du récit et temps du lecteur. Mettre en scène dans le récit un meurtrier qui n’est pas tué à son tour représente une ouverture intéressante dans une société gouvernée par la loi du talion. « Un œil pour un œil, une dent pour une dent », cette loi faisait payer chaque dommage subi par un dommage semblable, et donc un mort par un mort. Il est interdit, dans le texte de Gn 4, de mettre à mort celui qui a mis à mort, de tuer le meurtrier. Un signe sera la marque permanente de cette interdiction. Dans ce récit, donc, le meurtre initial va susciter un rappel incessant de l’interdiction du meurtre. Ainsi se met en place le refus de l'instauration d'une spirale destructrice, d’une escalade infinie de la violence17.
- 18 Le tétragramme est le mot hébreu de quatre lettres, à la prononciation incertaine, qui désigne le d (...)
10Un deuxième trait caractéristique de ce récit, outre l'importance des silences, est sa construction : on y constate une suspension de l’action par le dialogue. Dans la traduction littérale du texte biblique fournie plus haut, la disposition du texte sépare à dessein l'action (dans la colonne de gauche) des dialogues (colonne de droite). Cette restitution permet de lire dans la colonne de gauche l’intrigue qui serait conservée si l’on supprimait du récit les dialogues entre Caïn et le personnage désigné par le tétragramme18. Chacun de ces deux dialogues installe une suspension narrative, qui propose un espace de réflexion avant le meurtre. Cette suspension, cet appel à la réflexion, fait justement de cet épisode biblique non pas un simple récit de fratricide, mais aussi un récit de fratricide destiné à faire entrer le meurtre dans une réflexion, à proposer des alternatives et des trêves.
11Le récit a donc une fonction pédagogique de mise en mots de la violence, et d’exploration par le récit de l’effectuation meurtrière et de son issue. Il propose donc non seulement un récit de violence, mais également une herméneutique de la violence. Or, le nombre important des reprises et réinterprétations qui ont été faites de ce texte semblent prouver un constant besoin de reprendre ce récit, de le redire… de le réinterpréter, donc. S’agit-il alors d’un récit qui interprète, ou bien qui doit être interprété ?
- 19 C. Bormans, « Genèse de la violence et violence de la Genèse », Psychologie de la violence, 2007, h (...)
12En fait, ce texte pose en quelque sorte un paradigme d’interprétation, puisque son interprétation de la violence est justement d’en proposer une interprétation. Il prend en compte un élément de violence dans la relation humaine, placé ici au cœur même du lien familial, et la met en mots. En effet, jusque dans sa structure littéraire même, il attribue une capacité d’alternative par le langage à l’expression de la violence. Certains interprètes sont même allés jusqu’à penser que le silence de Caïn, le fait même qu'il ne parle pas à Abel, est ce qui va susciter ou permettre le meurtre. Ce récit cherche donc à rendre compte d’une violence humaine, il est une tentative de la faire entrer dans un cadre conceptuel, et d’en établir une sémantique. Par la mise en paroles de la violence, le texte biblique a ici une capacité prophylaxique. Dans une dynamique incessante, le récit tout à la fois pose la nécessité de se prémunir contre la violence, et en affirme le caractère inéluctable19. Le texte, en quelque sorte, appelle son interprétation permanente. Il propose un cadre symbolique de lecture de la violence, qui doit être réinventé dans la diversité des époques et des cultures, en conservant toujours la dynamique d’accès à la conceptualisation.
- 20 Marc Augé parle en 1992 de surmodernité ; quelques années plus tard, Gilles Lipovetsky utilise le t (...)
13Ce récit possède une puissance d’interprétation qui suscite une dynamique d’appropriation, comme l'atteste la variété des approches herméneutiques qui en ont été faites au cours des siècles. L'histoire nous a livré la trace de l’évolution de cette interprétation, et prouve la réalité de la re-création humaine du mythe au cours de l’histoire, montrant que ce récit a offert pendant longtemps un cadre de rationalisation de la violence. Mais ce mouvement de réécriture se poursuit-il encore ? L'ampleur de l’écart existant entre ce récit et notre époque supermoderne (ou surmoderne, ou hypermoderne20) permet d'en douter, ce qui amène à poser quelques pistes d’interrogation.
- 21 M. Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992.
14Pour savoir si ce cadre religieux de conceptualisation de la violence est encore à l’œuvre en société occidentale, il faudrait pouvoir vérifier la réalité de cette matrice (le fait que ce texte soit encore connu, qu’il appartienne encore au fonds commun de référence), sa pertinence (qu’il y ait une légitimité socialement reconnue à cette modalité interprétative), et sa performance (qu'elle soit collectivement actée). La pierre de touche de cette participation du donné religieux à la prise en compte de la violence en surmodernité a donc trois critères de vérification : que ce soit effectif, pertinent, et performant. Cela évoque les trois surabondances à partir desquelles Marc Augé21 définit la « surmodernité » : d'abord, la surabondance événementielle, le fait que les individus en surmodernité soient informés d’un nombre toujours croissant d'événements, que par ailleurs les historiens peinent à interpréter. Puis la surabondance spatiale, à un double niveau : à la fois la possibilité offerte à chacun de se déplacer très vite et d’aller quasiment partout, mais aussi à cette même capacité, de se déplacer de façon virtuelle, en restant sur son fauteuil avec les images du monde entier qui arrivent via les écrans d'ordinateur et de télévisions. Enfin, la surabondance référentielle, due à la très grande quantité d’informations diverses dont nous disposons, qui amène à la volonté de chacun d'interpréter par soi-même ces informations plutôt que de s’approprier un sens défini au niveau du groupe soit l'individualisation des références. Il n'est certes pas question de mettre en correspondance terme à terme les trois lieux de vérification de la capacité du texte religieux à rendre compte de la violence, et ces trois caractéristiques de la surmodernité. Il semble bien cependant que la surmodernité fasse échec à la sémantique de la violence proposée par le texte de la Genèse.
- 22 O. Roy, La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture (Points Essais), Paris, Seuil, 20 (...)
- 23 Régis Debray le soulignait déjà en 2002 dans son rapport (R. Debray, L’enseignement du fait religie (...)
15Pour commencer, notons que ce récit n’est que très peu connu, ou très mal connu, aujourd’hui en France. En effet, le territoire de la culture religieuse est de façon croissante cantonnée aux secteurs de la croyance, et la compétence religieuse, la connaissance des textes fondateurs, sont du seul ressort des approches confessionnelles. De ce fait, les lieux de transmission sociale sont réduits : la culture religieuse disparaît22. Dans le même temps, la transmission familiale de la religion fonctionne assez peu si l'on en juge par l'évolution démographique ; enfin ; la transmission par l’institution religieuse est également en baisse : les statistiques de fréquentation de l’instruction religieuse, aussi bien celles des groupes religieux comme le nombre d’inscrits au catéchisme en France, que celles de l’instruction religieuse à l’école publique dans les départements d’Alsace-Moselle où elle est légale, sont en baisse. Force est de constater la disparition de la culture religieuse, relevée d'ailleurs lors de tous les sondages dans lesquels on interroge sur des notions de culture religieuse23. Si l'on reprend la distinction classique entre mythe vivant et mythe mort, le récit de Caïn et Abel se place alors du côté des mythes mort, il n’a donc plus de pertinence herméneutique.
- 24 Voir C. Taylor, Un âge séculier, Paris, Seuil, 2008.
- 25 Selon Paul Ricœur, l'herméneutique est « expression de la détresse de la modernité et remède à cett (...)
16Quelle que soit la façon dont veut penser la sécularisation (en termes de pluralisation religieuse, de désaffiliation religieuse, ou de la perte de statut de la religion24), il reste que toutes ces différentes modalités par lesquelles s’exprime aujourd’hui l’évolution de la religion, s’opposent à la potentialité interprétative du texte biblique. En effet, que le texte biblique devienne une possibilité de lecture parmi d’autres, sans hiérarchisation positive de valeur ; qu’il soit considéré comme une référence lointaine et sans connection avec le reste de l’univers de référence de l’individu, ou encore que la référence au religieux soit socialement discréditée, dans tous ces cas de figure et quelle que soit la manière dont on théorise le rapport surmoderne au religieux, ce métarécit religieux de la violence n’est ni performant ni pertinent. Qu'en est-il alors de sa capacité de « remède à la détresse » ?25
- 26 https://m.tiktok.com/v/6640342878226763014.html.
- 27 Notamment par les structures temporelles de la surmodernité, voir H. Rosa, Accélération, une critiq (...)
17Terminons alors cette réflexion sur quelques questions. On ne peut que relever, en définitive, la forte ambivalence du constat que nous posons ici. Car, si le modèle d’interprétation de la violence proposé par le récit biblique du fratricide n’est plus efficient en surmodernité, il reste néanmoins que notre société a conservé, à un niveau méta en quelque sorte, la conviction que la violence reste à interpréter. Le modèle biblique n’est probablement plus performant, mais son présupposé reste acquis. Le constat est donc double : à la fois celui d’un échec et celui d’une réussite. Néanmoins, si le modèle herméneutique de la violence proposé par le récit biblique du fratricide n’est plus efficient en surmodernité, quelles modalités de lecture notre société peut-elle se donner ? Si l’on en croit les statistiques de fréquentation sur internet, la chanson Happy de Pharrel Williams et les chatons kawaï étaient parmi les thèmes les plus consultés au moment de la rédaction de cet article ; plus récemment, une reprise d’une chanson d’Adele par des oursons en gélatine a totalisé 1,7 million de « likes » sur TikTok26. Dans une société angoissée27, où l’une des facettes de la surabondance d’information est la surabondance d’informations violentes, ces divertissements représentent une autre modalité de relation à la violence, celle de l’évitement. On peut s'interroger cependant sur l'efficacité de cette gestion de la violence. Ce qui questionne encore : qu’advient-il quand la société perd sa culture religieuse ? Il ne s'agit pas de se situer dans une posture de regret, pas plus que de déplorer une perte de sentiment religieux ; il s'agit de se demander quelle culture commune va être le support d'une herméneutique sociale de la violence. Si la culture religieuse se perd, on pourrait penser que le danger ne soit que la culture rationnelle demeure, seule. Il existe cependant une perspective plus inquiétante : que la culture rationnelle disparaisse avec elle. Il est à espérer que l'on puisse trouver une version sécularisée de la référence transcendante.
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Bibliographie
Références
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Maurice Bloch, La violence du religieux, O. Jacob, 1997 [1° éd. anglais 1992] (trad. Catherine Cullen).
Christophe Bormans, « Genèse de la violence et violence de la Genèse », Psychologie de la violence, http,//www.psychanalyste-paris.com/Genese-de-la-violence-et-violence.html (dernière visite le 02-03-2010).
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Notes
M. Bloch, La violence du religieux, O. Jacob, 1997 [1° éd. anglais 1992] ; S. R. Appleby et T. M. Hesburgh, The Ambivalence of the Sacred : Religion, Violence, and Reconciliation, Rowman & Littlefield Publishers, 1999 ; M. Juergensmeyer, Terror in the Mind of God : The Global Rise of Religious Violence (Comparative Studies in Religion and Society), University of California Press, 2003 ; K. Armstrong, Fields of blood. Religion and the History of Violence, Random House, 2014 ; P. Breton, Une brève histoire de la violence, J.-C. Béhar, 2015 ; W. Cavanaugh, The Myth of Religious Violence : Secular Ideology and the Roots of Modern Conflict, Oxford, Oxford University Press, 2009.
Voir par exemple R. M. Brown, Religion and Violence, Westminster, John Knox Press, 1987 ; J. G. Willimas, The Bible, Violence and the Sacred : Liberation from the Myth of Sanctioned Violence, San Francisco, Harper SanFrancisco, 1991.
On retiendra ici une caractéristique de la postmodernité donnée par Jean-François Lyotard, c'est-à-dire que les progrès des sciences ont permis et rendue nécessaire la perte de la crédulité envers les métarécits de la modernité, qui fournissaient des explications englobantes et totalisantes de l'histoire humaine, de son expérience et de son savoir : « l’idée du grand récit arrive vers sa fin ». J.-F. Lyotard, La condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, Editions de Minuit, 1979.
Exode 20,13 (Traduction œcuménique de la Bible).
Voir par exemple l'épisode des fils de Jacob et du peuple de Sichem (Deutéronome 34).
Genèse 4,1-16, traduction littérale faite par l'auteur.
Ce récit est repris dans le Coran, 5,27-34. Voir aussi V. Apowitzer, Kain und Abel in der Agada, den Apokryphen, der hellenistichen, christlichen und muhameddanischen Literatur, Leipzig, Löwit, 1922 ; J. Grattepanche-Wurdeman, Les légendes de la création de la vie et de la mort d'Adam, d'Eve et de leurs fils Caïn et Abel d'après des textes islamiques, chrétiens et juifs du Moyen-Orient (thèse), 1992 ; J. Glenthøj Bartholdy, Cain and Abel in Syriac and Greek Writers (4th - 6th centuries) (Corpus Scriptorum Christianorum Orientalum 567), Louvain, Peeters, 1997.
Voir par exemple D. L. Ashliman, « Cain and Abel, scriptures and legends », http://www.pitt.edu/~dash/cain.html
V. Léonard, Réécritures du mythe de Caïn au xxe siècle, thèse, 1999 ; C. Hussherr, L'ange et la bête : Caïn et Abel dans la littérature (Littérature), Paris, Cerf, 2005 ; J. Byron, Cain and Abel in Text and Tradition. Jewish and Christian Interpretations of the First Sibling Rivalry (Themes in Biblical Narrative 14), Leiden, Brill, 2011.
F. A. Spina, « The Ground for Cain's Rejection (Gen 4) », ZAW 104, 1992, p. 319-332, fournit un bon état de la recherche sur ce point.
Voir notamment C. Hussherr, L’Ange et la Bête, Caïn et Abel dans la littérature, Cerf, 2005.
Pour plus de détails, je me permets de renvoyer au chapitre 2 de mon ouvrage : A.-L. Zwilling, Frères et sœurs dans la Bible. Les relations fraternelles dans l’Ancien et le Nouveau Testament (Lectio divina 238), Paris, Cerf, 2010, p. 21-46.
Voir surtout S. Chatman, Story and Discourse : Narrative Structure in Fiction and Film, Cornell University Press, 1980 ; R. Alter, The Art of Biblical Narrative, New York, Basic Books, 1981 ; P. Ricœur, Temps et récit 2 (Points-Essais), Paris, Seuil, 1984 ; N. Frye, La parole souveraine. La Bible et la littérature II, Paris, Seuil, 1994 [1° éd. 1990].
Sur l'ellipse rhétorique, voir : C. Fromilhague, Les figures de style (128 Lettres), Paris, Armand Colin, 2010 [1° éd. Nathan, 1995] ; sur l'ellipse narrative, voir par exemple R. Baroni, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise (Poétique), Paris, Seuil, 2007.
Cette absence de complément a troublé les rédacteurs de la Septante, traduction grecque de l’Ancien Testament, qui ont fait dire ici à Caïn « Allons aux champs ». Si cet ajout atténue la rupture stylistique et grammaticale, il ne fournit cependant aucun éclairage sur les motivations de Caïn.
André Wénin offre une très belle lecture des premiers récits de la Genèse en mettant en valeur l’articulation des différents récits pris comme un ensemble (D'Adam à Abraham ou les errances de l'humain. Lecture de Genèse 1,1- 12,4, Paris, Cerf, 2007).
« La marque apposée sur son front a justement pour finalité d'aider, par la symbolisation de l'acte, à freiner la spirale de fratricide généralisé. Si le premier-né, l'aîné de l'humanité, fut un tueur, l'acte même est symbolisable : à quelles conditions sera-t-il 'répétable' ou non ? » P.-L. Assoun, Leçons psychanalytiques sur frères et sœurs. T. 2 : Un lien et son écriture, Paris, Anthropos Economica, 1998, p. 9.
Le tétragramme est le mot hébreu de quatre lettres, à la prononciation incertaine, qui désigne le dieu dans le récit ; on le traduit le plus souvent par « le Seigneur ».
C. Bormans, « Genèse de la violence et violence de la Genèse », Psychologie de la violence, 2007, http://www.psychanalyste-paris.com/Genese-de-la-violence-et-violence.html
Marc Augé parle en 1992 de surmodernité ; quelques années plus tard, Gilles Lipovetsky utilise le terme d’hypermodernité . les deux évoquent par là un tournant de la postmodernité. M. Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992 ; G. Lipovetsky, Les temps hypermodernes, Paris, Grasset, 2004.
M. Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992.
O. Roy, La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture (Points Essais), Paris, Seuil, 2012.
Régis Debray le soulignait déjà en 2002 dans son rapport (R. Debray, L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque : rapport au ministre de l’Éducation nationale. 2002) ; voir aussi J.-F. Barbier-Bouvet, « Connaissance, méconnaissance et ignorance religieuse aujourd'hui », Bulletin des bibliothèques de France 6, 2003, http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2003-06-0013-002, ainsi que la thèse de doctorat de Bruno Michon, La culture religieuse des adolescents en France et en Allemagne, 2011, http://scd-theses.u-strasbg.fr/2301/01/MICHON_Bruno_2011.pdf
Voir C. Taylor, Un âge séculier, Paris, Seuil, 2008.
Selon Paul Ricœur, l'herméneutique est « expression de la détresse de la modernité et remède à cette détresse » (Finitude et culpabilité, Philosophie de la volonté, t. 2, Paris, Seuil (Essais sciences humaines), 2009, p. 483).
https://m.tiktok.com/v/6640342878226763014.html.
Notamment par les structures temporelles de la surmodernité, voir H. Rosa, Accélération, une critique sociale du temps (Théorie critique), Paris, La Découverte, 2010.
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