L’athéisme au prisme des psaumes : étude comparée de quatre sermons réformés sur le psaume XIV au XVIIe siècle
Résumés
L’article propose une étude comparée de quatre sermons protestants sur l’athéisme prenant appui sur ce verset du psaume XIV, « L’insensé a dit en son cœur : il n’y a point de Dieu ». Bien qu’appartenant à des générations différentes, les auteurs de ces sermons, Amyraut, Gaches, Morus et Superville, font le choix d’un traitement similaire du thème de l’athéisme ; de fait, le verset d’appui du sermon, qui n’a rien d’original en la matière, montre bien que nous sommes devant un sujet d’école avec ses passages obligés, et sans prise réelle sur l’actualité politique et théologique du siècle. Il n’est donc pas étonnant de retrouver globalement les mêmes types d’arguments dans chacun de ces sermons. En revanche, au-delà des particularités d’écriture propres à chacun des auteurs, on mesure l’incroyable modernité de la prédication d’Amyraut, sa richesse et sa densité, à travers deux éléments de démonstration dont la postérité fera si grand cas après Pascal et Voltaire : l’idée d’un pari sur l’existence de Dieu et la conception du Dieu-horloger.
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Mots-clés :
Amyraut, athéisme, Charenton, Dieu horloger, homilétique, pari pascalien, protestantisme français, psaumeKeywords:
Amyraut, Atheism, bet of Pascal, Charenton, French Protestantism, God Creator, homilies, PsalmPlan
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- 1 « L’insensé a dit en son cœur : il n’y a point de Dieu », traduction de la Bible de Genève de 1588 (...)
- 2 Thèse de doctorat en cours sur « Les Psaumes dans la tradition réformée (1610-1715) », sous la dir (...)
- 3 Respectivement psaumes X, XLIV, LXXXVIII, VI, XXII, traduction de la Bible de Genève de 1588.
- 4 Cf Saint Anselme par exemple (1033-1109), cité dans le Dictionnaire critique de théologie, Jean-Yv (...)
1Combattre l’athéisme peut paraître banal pour un prédicateur, et cependant les pasteurs protestants Amyraut, Gaches, Morus et Superville sont les seuls qui donnent à lire un sermon sur l’athéisme à partir du premier verset du psaume XIV1, sur un corpus représentatif d’environ cent cinquante sermons d’un siècle de prédication réformée francophone sur les psaumes que nous avons interrogés2. Les psaumes regorgent pourtant d’occasions de se rebeller contre Dieu, de croire qu’il n’existe pas ou qu’il n’intervient pas dans la vie du croyant : « Pourquoi, Eternel, te tiens-tu loin, & te caches-tu au temps que nous sommes en oppression », « pourquoi dors-tu Seigneur ? […] Pourquoi caches-tu ta face & oublies nostre affliction, & nostre oppression ? », « Eternel, pourquoi rejettes-tu mon ame ? & caches-tu ta face de moi ? », « Mesmes mon ame est grandement esperdue : & toi, Eternel, jusques à quand ? », « mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », etc3. Quatre sermons sur un même psaume, c’est une maigre récolte en apparence, et pourtant la moisson se révèle intéressante puisque notre corpus présente peu de cas de sermons prenant appui sur les mêmes versets de psaumes, les protestants montrant par là leur attachement au psautier dans son intégralité. Néanmoins par le choix du psaume XIV, les prédicateurs réformés ne font guère preuve d’originalité, le verset 1 étant couramment utilisé comme appui dans la théologie médiévale pour aborder la question de l’existence de Dieu4.
2Deux remarques préliminaires s’imposent. D’une part ces sermons étaient l’occasion, assez rare dans un siècle marqué par d’intenses controverses entre protestants et catholiques, de faire cause commune dans une apologie globale du christianisme. On pourrait parfaitement appliquer à ces quatre sermons cet autre exorde plutôt atypique que l’on trouve en tête d’un sermon de Morus sur le psaume XXI :
- 5 « Sermon sur le Pseaume XXI. v. 2.3.4.5 », in Sermons choisis…, op. cit., p. 344.
« Acordons nous pourtant, acordons nous aujourd’hui, Chrétiens faisons treve de nos disputes, imposons silence à nos controverses pour nous unir aux loüanges & aux bénédictions du Roi5 ».
- 6 Sur le plan chronologique les quatre prédicateurs recouvrent en fait trois générations différentes (...)
- 7 Traitté [sic] des religions contre ceux qui les estiment toutes indifférentes, Saumur, Girard et l (...)
3D’autre part ce groupe hétéroclite de textes présente l’intérêt de rassembler des figures très différentes que la postérité n’a pas retenues de la même façon6. Le plus célèbre parmi ces auteurs est assurément Moyse Amyraut, personnalité éminente du protestantisme à Saumur où il exerce son ministère depuis 1626, grand controversiste et théologien de renom, plus connu pour ses traités que pour ses sermons. Publié à Saumur en 1645, son sermon sur le psaume XIV est le premier dans l’ordre chronologique, et émane de surcroît d’un auteur qui a publié quelques années auparavant un traité apologétique7.
4Á l’autre bout de la chronologie se trouve le sermon de Daniel de Superville, originaire de Saumur lui aussi, sans doute le moins connu des quatre prédicateurs ; reçu ministre à Saumur en 1683, juste avant la Révocation, il devient très vite pasteur de l’exil, réfugié à Rotterdam ; on le retrouve ensuite en poste à Hambourg à partir de 1691. Le sermon sur le psaume XIV qu’il publie s’intègre dans un recueil paru à Rotterdam en 1700, mais on ne sait si les sermons qu’il contient ont été prononcés à Rotterdam avant 1691 ou s’ils datent de l’époque du ministère en Allemagne. Quoi qu’il en soit, c’est le seul exemple de sermon protestant sur le psaume XIV dont nous disposions à ce jour pour la période qui s’ouvre au lendemain de la Révocation.
5Les deux autres prédicateurs, Gaches et Morus, furent tous deux très connus et appréciés de leur vivant comme orateurs de talent ; ils exercèrent tous deux à Charenton, la paroisse phare du XVIIe siècle protestant où se sont succédés tous les grands prédicateurs réformés.
- 8 Le catalogue de la BNF mentionne l’édition Charenton, S. Perier, 1654. Notre édition de référence (...)
- 9 « Ses talens pour la chaire lui acquirent une grande célébrité ; les sermons qu’il prêcha, soit da (...)
6Raymond Gaches, un des fondateurs de l’académie protestante de Castres, est pasteur dans cette ville précisément à partir de 1649, puis à Charenton à partir de 1654, année de publication de son sermon sur le psaume XIV8. Il appartient à la grande période de Charenton, celle qui voyait se succéder en chaire les Drelincourt et Daillé pères, les Mestrezat et Le Faucheur. Gaches a publié de nombreux sermons et un certain nombre de pièces poétiques qui ne nous sont malheureusement connues que par leurs titres. Son sermon sur l’athéisme est un de ceux que les contemporains estimaient le plus, si l’on en croit ce que dit Nayral dans sa Biographie Castraise9.
- 10 Cf Nayral, Id., p. 501 : « On ne peut se faire une idée de l’affluence des auditeurs qui accourure (...)
7Quant à Alexandre Morus, s’il ne s’est apparemment pas illustré dans le genre de la controverse théologique, il semble en revanche avoir alimenté plus que de raison par sa conduite la controverse publique ; sa carrière n’est, en effet, qu’une succession de cabales liées à sa vie privée, qui, de Genève à Middlebourg, et d’Amsterdam à Charenton, l’ont conduit à changer régulièrement de poste et à voyager souvent. Néanmoins ses talents oratoires furent tels qu’ils le menèrent tout naturellement à poursuivre son ministère à Charenton à partir de 1659, pendant plus d’une dizaine d’années. On ne sait en revanche si le sermon sur le psaume XIV, publié comme beaucoup d’autres après sa mort, appartient à la période genevoise de Morus (de 1642 à 1649), ou à celle de Charenton (à partir de 1659). Toujours est-il que ses prédications rencontraient partout un vif succès10, et elles nous intéressent également à ce titre.
8La chronologie finalement importe assez peu, puisque ces sermons se ressemblent étrangement dans leur argumentation, malgré les générations qui les séparent, et c’est ce qui nous autorise à les traiter en synchronie. On aurait pu imaginer en effet qu’il y avait pourtant au lendemain de la Révocation matière à traiter le sujet un peu différemment, et qu’il fallait en priorité répondre à ceux qui se moquaient du Dieu caché des chrétiens, tellement bien caché qu’il en oubliait de se manifester à tous ceux qui vivaient en son nom les souffrances terribles de l’exil, quand ce n’étaient pas celles des galères ou des prisons. Le seul sermon de Superville ne peut suffire à tirer des conclusions hâtives, mais à le lire, on a l’impression que la situation historique et politique n’a aucune prise sur le discours apologétique, comme si le sujet, tellement ancien, en était atemporel. Superville est d’ailleurs le seul à justifier le choix de son sujet de cette manière :
« Vous ne devez pas vous étonner que nous ayons pris cette matière pour nous occuper. Nous ne ferons en cela que ce que d’autres Serviteurs de Dieu ont fait avant nous, & ce qui est peut-être plus nécessaire dans ce temps ici qu’il ne l’avoit encore été, puisque l’impiété y est plus à craindre » (p. 7).
9Nous n’en saurons pas plus sur les détails de ce contexte à peine esquissé. La présentation qui suit sera donc synchronique, exposant d’abord les grandes lignes communes de ces sermons sur l’athéisme, dégageant ensuite pour chacun des auteurs certaines caractéristiques propres, concernant aussi bien leur art oratoire que le traitement particulier de ce thème.
Les « adversaires » de Dieu
Les représentations littéraires et imaginaires de l’athée
« Monstre » et bête brute
- 11 Voir les expressions en italique dans la citation qui suit ; c’est nous qui soulignons.
10Combattre l’athéisme, c’est d’abord combattre ses représentants, ceux qui s’en réclament et le professent. Sur l’identification de l’adversaire à combattre et sur le contexte immédiat dans lequel s’insèrent ces sermons, les auteurs restent très vagues et se contentent de descriptions générales sur le regrettable climat d’impiété qui règne en France11, et sur la figure horrifiante de « l’Athée », comme terme générique désignant un monstre. Chez Amyraut ces deux aspects sont liés :
« Si en ces miserables temps l’impiété n’estoit devenuë beaucoup plus insolente, qu’elle n’estoit aux temps passés, peut-estre ne seroit-il pas absolument necessaire que les Ministres de l’Evangile employassent leurs meditations à vous en representer & la folie & l’horreur. Si ces insensés […] se contentoyent de […] couver l’Athéisme dedans leurs entrailles, nous pourrions bien laisser là ce monstre gisant & caché dans sa caverne, & nous dispenser de l’en tirer pour causer de l’indignation & de l’épouvantement à ceux qui le verroyent. Mais pour ce qu’en cette lie des temps on le void se pourmener impunément par les ruës, qu’il fait retentir sa voix dedans les places des villes & les autres lieux publics, & que peu s’en faut qu’il ne monte dessus les theatres pour se degorger en blasphemes à l’encontre de Dieu, j’ay creu qu’il ne seroit pas inutile, & mesmes qu’il y avoit quelque sorte de necessité, que je donnasse cette action à vous premunir contre son venin » (p. 3).
11L’athée vu par Amyraut est loin de la figure maligne et doucereuse du tentateur, qui, tel le serpent de la Genèse, répand insidieusement son venin parmi les hommes par la seule force de persuasion de son langage ; il ressemble plutôt à un être hybride mi-homme mi-brute, une sorte d’homme des cavernes mal dégrossi, vociférant par les rues et se donnant volontiers en spectacle au plus grand nombre, tel un Diogène renaissant siècle après siècle de ses cendres.
12« Monstre » et « venin » sont aussi l’apanage de l’athée vu par Gaches, mais curieusement chez lui, c’est le présent siècle qui aide à comprendre le texte des psaumes, et non l’inverse :
« … nous aurions de la peine à croire qu’il y eut eu au temps de David des hommes assez audacieux, & assez fols, pour oser nier une Divinité ; si pour la honte de nostre siecle l’on ne voyoit encore aujourd’hui de pareils monstres, qui n’ayant ny estre ny mouvement, ny vie que de la seule libéralité de Dieu, par un execrable attentat le veulent arracher de son trône, & font tous leurs efforts pour renverser les temples qu’on lui consacre, & pour esloigner les cœurs des hommes du culte religieux qu’ils sont obligez de luy rendre. […] Le Prophete […] en parle comme de gens dépravez, […] il dit que leur gosier est un sepulchre ouvert, & qu’on a répandu un venin d’aspic sur leurs levres, […] & qu’ils dévorent le menu peuple comme du pain » (pp. 3-4 et 7-8).
13La violence des termes (« execrable attentat », « arracher », « renverser »), comme la brutalité de l’image finale de la dévoration, disent assez quel genre d’hommes effrayants sont les athées et combien la crainte qu’ils doivent inspirer est légitime. On aura remarqué au passage l’habileté du prédicateur qui distille déjà dans sa captatio certains éléments essentiels de son argumentation à venir (« n’ayant ny estre ny mouvement, ny vie que de la seule libéralité de Dieu », c’est bien Dieu qui est l’auteur de toute chose et de toute vie, et l’homme ne s’est pas créé tout seul).
14Superville, lui, s’exprime plus directement, par un style déclaratif sans ambiguïté qui ne s’autorise qu’une seule métaphore, faisant de l’athée un guerrier rebelle sans peur et sans scrupules :
« Les Athées sont des monstres que nous n’aurons pas la peine de nous feindre à plaisir, ou de retirer de l’Enfer pour les combattre. Car qui ne sait qu’on en trouve encore qui osent affronter la foudre, & dire Dieu n’est point, ou n’est rien pour nous ? qu’on trouve de ces hommes qui font la guerre à la Divinité meme, & pendant qu’elle les nourrit sur la Terre, entreprennent de la détrôner de son Ciel ! ? » (p.7).
15Morus enfin, s’il ne parle pas explicitement de monstre, décrit néanmoins l’athée comme un « homme animal & corrompu » :
« Cet insensé n’est pas un maniaque qui court les rues, ni un phrenetique qui réve ; mais c’est l’homme animal & corrompu, c’est le pécheur, l’Ecriture l’appelle insensé pour diverses raisons » (p. 305).
16En associant explicitement l’athée au pécheur, Morus lie intrinsèquement l’athéisme au vice, comme on le voit dans cette distinction qu’il opère entre différentes sortes de pécheurs, « toutes exécrables », et donc entre différentes sortes d’athées :
« les uns sont des brutaux qui ne pensent jamais qu’aux choses de la terre, insensibles aux bienfaits de Dieu & à ses jugements : les autres sont les mondains voluptueux qui rient de tout, & se réjouissent, mais d’une triste et courte joie, semblable à ce supplice ancien qui faisoit mourir en riant : mais il y a d’autres pécheurs qui sont furieux, indomptables, possédés par les Démons, qui ne roulent dans leurs esprits que les meurtres & les massacres, & la ruine des hommes, & le mépris de Dieu » (p. 307).
17Exit les métaphores antiques et l’imaginaire primitif, exit l’homme des cavernes et le terrifiant monstre venimeux : l’athée est à nos portes, il est ce rustre, ce fou au rire tonitruant, ou ce méchant qui est peut être notre voisin.
18L’image inaugurale du monstre n’est qu’un ressort essentiel de la captatio benevolentiae, qui permet de forcer l’imagination en début de sermon et de se placer sur le registre émotionnel pour toucher l’auditoire : sous la figure anonyme de l’athée, ce sont en fait les peurs les plus ancestrales qui couvent, tout ce que le passé biblique et antique compte de plus effrayant et de plus repoussant qui menace de ressurgir. Mais ce n’est qu’une entrée en matière tonitruante un peu facile qui ne doit pas masquer l’essentiel : l’athée est un insensé, selon les mots mêmes du psaume, un fou qui a perdu la raison, et c’est ce qui explique le titre du sermon de Superville, « L’extravagance de l’impiété ».
Extravagance et folie de l’impie
19L’évocation de la folie de l’athée se fait souvent sur un mode très affectif, les apologistes se montrant excédés devant une obstination qu’ils ne comprennent pas. Superville nous en fournit un bon exemple :
20Sans détours ni circonlocutions Superville disqualifie catégoriquement l’athée comme étant indéniablement privé de raison et de bon sens :
- 13 Voir aussi p. 25 : « Il me semble qu’il est clair que David veut dire, que les méchans qui ont de (...)
« Nous ne devons pas plus epargner que [David] les Profanes de profession, & nous avons dessein de vous faire voir aujourd’hui sur ces paroles, que ceux qui pensent, ou qui tâchent de penser qu’il n’y a point de Dieu ont renoncé à la raison, & que quelques pretenduës forces d’esprit qu’ils se piquent d’avoir, ils sont dans le fonds destituez de bon sens & d’intelligence13 » (p.6).
21Pour Amyraut la folie de l’athée est plutôt renversement de la raison que renoncement volontaire à celle-ci :
« Le Prophete dit donc icy, mes Freres, que l’insensé a dit en son cœur qu’il n’y a point de Dieu. […] Que pouvoit-il dire plus rondement, sinon que ces gens en sont venus à un tel renversement d’entendement, qu’ils nient qu’il y ait aucune divinité au monde ? » (p. 5).
- 14 Voir la suite de l’argumentation : « Ils sont tellement persuadés de la force de leur esprit & de (...)
22Il ne fait dès lors aucun doute que l’athéisme est une maladie de l’esprit, et que les « mouvemens » d’esprit des athées sont en tout point comparables aux « extravagances de ceux qui ont la cervelle renversée » (p. 10). L’athée, comme ces « miserables » que l’on « enferme » « dans les hopitaux », a reçu du « trouble en son imagination, qui luy [met] l’entendement à la renverse », et lui « détraque » son « jugement » (p. 11), le portant à une « haute présomption » qui n’est qu’une « extreme folie »14. La conclusion est donc sans appel :
« Comme on enferme les fols, pour empescher qu’ils ne fassent du desordre, on devroit arrester ces furieux, afin qu’ils ne donnassent point tant de scandale » (p. 43).
23Gaches reprend lui aussi cette idée de « cervelle renversée », mais ajoute une distinction lexicale entre sottise et folie :
« … nous ne traitterons pas de fols ceux qui ne sont convaincus que de sottise ; & quoy que leur raison ne soit pas bien eslevée, elle n’est pas renversée pourtant, ils ne manquent point de sens s’ils manquent de subtilité : Mais pour ignorer un Dieu, pour mesconnoistre cette souveraine intelligence qui preside au gouvernement de l’Univers : il ne faut pas seulement estre hebeté, il faut encore avoir perdu le jugement, ce n’est plus une sottise, mais une veritable folie. […] A vostre advis une simple stupidité peut elle aller si avant, & ne faudrait-il pas qu’un cerveau fut en desordre pour raisonner de la sorte ? » (p. 15).
24Morus quant à lui, met en balance folie et sagesse en assimilant l’athée à un faux silène : l’athée a l’air d’un fou mais il se fait passer pour sage, alors que sa folie apparente, loin de recouvrir un trésor de sagesse caché, est bien folie véritable. Comme chez Gaches et Amyraut, la cause est psychique, la folie de l’athée procèdant d’un dysfonctionnement cérébral :
« … le defaut de la connoissance du vray Dieu est une tres grande folie, d’autant plus grande qu’elle veut passer pour une profonde sagesse.[…] Nôtre texte nous enseigne aussi ces deux choses : Que le péché est une veritable folie, & qui a son origine dans le cerveau, & dans le jugemen pervers & bizarre qu’il fait de la nature ou des vertus de Dieu » (p. 303).
25Cependant, définir l’athéisme comme une maladie mentale couperait assez vite court à toute argumentation, puisque le témoignage des athées serait alors d’emblée disqualifié ; voilà pourquoi tous tendent à dire que les athées stricto sensu (ceux qui nient radicalement l’idée de Dieu) n’ont pour ainsi dire jamais existé ; on quitte alors le domaine des supputations psychiatriques pour celui de l’histoire : l’humanité entière, passée comme présente, s’est toujours accordée sur l’idée d’un Dieu, car tout homme raisonnable dont le jugement n’est pas altéré ne peut qu’accepter cette idée. C’est dire à quel degré de confiance nos apologistes portent la raison humaine ; et c’est à l’aune de cette raison souveraine érigée en tribunal de la cause céleste qu’ils vont faire comparaître les athées. Morus parle de l’existence de Dieu comme d’une :
« chose si claire, si palpable, si universellement reconnuë », une « vérité si constante, qu’il n’y eut jamais aucune Nation, jamais aucune famille, jamais aucun homme vivant qui l’ait peu revoquer en doute : Ce seroit trahir la cause de Dieu que de mettre en compromis le plus clair de ses droits qui ne lui fut jamais disputé : car ce qu’on raconte d’un Protagoras, & d’un Diagoras, & de tels autres monstres, n’alloit pas à nier qu’il y eût un Dieu : mais bien à douter de sa Providence » (p. 310).
26Même développement chez Superville :
- 15 Amyraut dans son Traité concédait de même que « les Épicuriens ne méritent pas le nom d’athées » ( (...)
« Les Histoires anciennes leur fournissent à peine les noms de cinq ou six personnes qu’on ait crû dans ce sentiment ; & l’on n’en trouve pas beaucoup davantage dans les Relations modernes, qui ayent été gens de quelque nom. […] Des Sçavans ont fait voir que certains Philosophes Payens qu’on nomme, ont plutôt voulu se moquer de la multitude des Dieux, & rejetter les fausses Divinitez, que nier simplement qu’il y eut un Dieu. D’ailleurs il est bien difficile de prouver qu’aucun de ceux qui paroissent avoir fait le plus hautement profession d’Athéïsme, ayent été aussi véritablement Athées du cœur que de la bouche »15 (p. 39).
Le reniement du cœur
27Être athée « du cœur et de la bouche » : il se joue autour de cette expression quelque chose d’essentiel, car voilà un critère qui permet de comprendre pourquoi il y a tant d’athées à combattre, bien que l’athée au sens strict n’existe pas. Qu’en est-il en effet de ceux qui, comme le dit Morus, confessent Dieu de bouche, mais le renient de cœur ? La typologie qu’établit alors Morus mérite que l’on s’y arrête un instant, car elle opère un renversement radical de perspective dans la démonstration, et aide à comprendre l’enjeu immédiat d’une telle prédication. En effet, explique Morus, l’athéisme se décline selon trois modalités : nier l’existence de Dieu purement et simplement ; admettre son existence, mais pas la Providence ; enfin, admettre son existence et reconnaître la Providence mais ne pas en tenir compte dans son cœur ni dans ses actions.
« De la première sorte, il n’y en a point, de la seconde il y en a peu, de la troisième, tout en est plein » (p. 312).
28La gradation est ici porteuse de dramatisation. L’athée est à nos portes, disions-nous tout à l’heure ; il y a pire, il est peut-être même en nous ou parmi nous, comme le soupçonne Gaches :
« Et qui sait mesme si comme il nous est raconté dans le livre de Job, que le Diable s’est trouvé avec les enfans de Dieu, & comme Judas estoit bien parmy les Apostres, il n’y peut pas avoir aujourd’huy dans cette grande assemblee, des personnes corrompuës que nostre voix animée de l’Esprit de Dieu doit ou convertir ou confondre, pour estre odeur de vie à ceux que Dieu a eleus en son amour, & pour estre odeur de mort à ceux qu’il a reprouvez en son ire » (pp. 6-7).
29Et c’est sur ce renversement de point de vue que vont jouer les prédicateurs pour faire en sorte que chacun se sente concerné, prenne « part en cette affaire » et en vienne à se repentir. Superville fustige ainsi les « demi-Athées » :
« L’Athée au moins vit d’une manière conforme à ses principes […]. Mais un Chrétien qui vit mal, fait voir une contradiction perpetuelle entre ses œuvres & sa foy, qui choque toutes les regles de la raison & de la prudence. […] Ah ! Qu’il y a souvent parmi les Chrétiens, de demi-Athées, d’esprits flotans, mal persuadez, plus incredules que croyans ! Qu’il y a d’Athées d’occupation & d’oubli ! D’Athées de pratique ! » (pp. 69-70),
30quand Gaches cherche à nommer ces athées de proximité pour contraindre l’auditeur à l’identification :
- 16 Sur ce point précis Amyraut prend le parti inverse : il flatte son auditoire, comme étant encore p (...)
« Mais parlons en ingenuëment mes Freres, n’agissons-nous pas souvent comme s’il n’y avoit point de Dieu ? Luxurieux tu te caches pour commettre tes adulteres, tu te desrobes aux yeux des hommes : & si tu crois qu’il y a un Dieu, & qu’il contemple ton péché, n’en dois-tu pas rougir de honte ? […] Hypocrite, que te sert ce vain masque de pieté, dont tu veux surprendre les hommes ? Ne sçais-tu pas qu’il y a un Dieu qui perce à travers de ce masque, & qui sous ces belles apparences void les soüillures de ton cœur ? »16 (pp. 43-44).
31Morus utilise exactement le même type de procédé, apostrophant directement l’auditoire pour l’accuser :
« Mais voici ce que c’est, nous sommes ingenieux à nous tromper nous memes : Nous disons en nos cœurs, il n’y aura personne qui le sçache ; car nous ne contons Dieu pour personne […]. O que le péché nous devroit faire horreur puis qu’il est toujours accompagné de blaspheme, toujours noirci de quelque infame trace d’athéïsme ! Di moi, sais tu bien ce que tu fais avare, mauvais riche, lors qu’avec une insatiable convoitise tu entasses tresor sur tresor, dans des inquietudes perpetuelles ? Tu dis en ton cœur qu’il n’y a point de Dieu » (pp. 334-336).
32Démasquer l’athée et toute sa cohorte de faux-semblants, c’est franchir une étape décisive dans le cours de l’argumentation, qui permet ensuite aux prédicateurs d’envisager dans le détail les éléments essentiels du discours des adversaires de Dieu.
L’argumentation des athées
Dieu n’est pas l’auteur du monde
33L’argument essentiel auquel s’attachent les prédicateurs est que Dieu ne peut pas être l’auteur du monde, pour trois raisons principales : soit parce que le monde existe de toute éternité (et les hommes avec lui), soit parce que c’est la nature qui l’a créé, soit parce que c’est le hasard qui l’a formé.
- 17 Voir pp. 58-59 : « Trouvez-vous, mes Freres, que ces principes vous éclairent beaucoup ? Comment c (...)
34Aux tenants du premier argument, Superville oppose l’histoire, la tradition, la raison. Si le monde avait été de toute éternité, notre connaissance du passé ne s’arrêterait pas à quelques milliers d’années, le peuplement de certaines parties de la terre ne se serait pas fait aussi tard, l’origine de nos sciences et de nos arts remonterait beaucoup plus loin dans le temps, et on ne trouverait pas un nombre d’hommes de plus en plus petit à mesure que l’on remonte dans le temps17. On trouve les mêmes arguments chez Gaches :
« On void naistre & mourir chacun des hommes en particulier, chacun des hommes a un commencement & une fin, & toute l’espece des hommes ne doit-elle pas avoir eu un commencement ? Quand je remonte de mon père jusques à mes ayeuls, il faut necessairement que ma pensée s’arreste à quelqu’un qui ait esté le pere de tout le genre humain […]. Si les hommes avoient esté de tout temps, la terre en auroit en tout temps esté également peuplée, & l’on ne verroit pas dans l’Histoire les noms de ceux qui ont commencé de peupler des païs auparavant inhabitez, les noms des fondateurs des Villes, les noms des inventeurs des arts & des sciences, qui sont toutes des choses qui prouvent invinciblement que le genre humain n’a pas esté de tout temps » (p. 31).
35Quant à ceux qui soutiennent que c’est la nature qui a créé le monde, Gaches les renvoie dos à dos avec les croyants :
« Il est vray, disent ces Insensez, que les Cieux sont beaux, que la terre est riche & que la nature est remplie de merveilles : mais c’est la nature elle-mesme & non pas une Divinité que nous devons reconnoistre pour la cause de tous ces grands effets. […] Mais n’est-ce pas icy le comble de leur folie, ils ne veulent pas croire un Dieu, parce qu’ils ne le voyent pas, & ils veulent croire une nature qu’ils n’apperçoivent pas aussi. N’est-ce pas seulement par ses effets que vous connoissez la nature ? & n’est-ce pas par ces mesmes effets que vous devez reconnoistre une Divinité ? » (p. 24).
36Autrement dit, il n’est pas plus difficile de croire en un Dieu qu’on ne voit pas qu’en une Nature qu’on ne voit pas non plus, de même que précédemment dans la citation de Superville, il n’était pas plus difficile de croire en l’éternité de Dieu qu’en celle du monde, sauf que cela permettait en outre de résoudre toutes les contradictions du problème. Demeure la question de savoir si cette nature est une cause intelligente ou si elle agit « aveuglément & à l’avanture [sic] », selon les mots de Gaches (p. 25). Si c’est une cause intelligente, on ne comprend pas pourquoi les athées refusent de l’assimiler à Dieu ; si elle agit à l’aventure, alors on retombe dans des contradictions insolubles ; le hasard ne peut à lui seul avoir fait les choses si intelligemment et assigné à chaque chose une fin déterminée. D’où les sarcasmes d’Amyraut :
« Foles gens qui auroyent bien de la péne à attacher un clou à l’impériale d’un carrosse ; comment se peuvent-ils vanter d’avoir la capacité d’attacher les Astres dedans les spheres des cieux ? Chétifs & contemptibles petits hommes, qui ne sçauroyent entretenir le mouvement d’une toupie un quart d’heure seulement, comment peuvent-ils avoir cette opinion d’eux-mesmes, que de pouvoir imprimer & conserver en l’Univers ces grands & réglés mouvemens que nous y considérons avec tant de merveilles ? » (p. 30).
37Pour ce qui est de l’argument de hasard, il suffit de l’invoquer pour provoquer chez nos prédicateurs une réaction très contrastée par rapport à ce que nous avons vu jusqu’ici. Vraisemblablement cet argument les amuse beaucoup, et offre à leurs démonstrations l’occasion d’une pause récréative. La plupart d’entre eux opte, en effet, pour une objection par l’absurde, et c’est alors à celui qui trouvera la comparaison la plus farfelue et la plus ridicule pour faire tomber l’argument de lui-même. Sur ce terrain-là Gaches n’a pas son pareil pour faire dialoguer ensemble sur le mode ironique la démonstration des athées et le feint étonnement de leur contradicteur :
« [Les athées] disent que le monde a esté fait par la rencontre fortuite d’une infinité d’atomes […]. Un homme qui raisonne de cette sorte conserve-il encore quelque etincelle de raison ? Si vous prenez des materiaux en grand nombre, si vous entassez du marbre & du jaspe, des sapins & des cedres, de l’azur mesme & de l’or, & que du haut d’une montagne vous fassiez rouler confusement tous ces materiaux en bas ; ne faudroit-il pas estre fol pour s’imaginer que par quelque rencontre fortuite & hasardeuse, il se formast dans le vallon quelque Palais superbe, & d’une structure admirable, où le marbre formast les colonnes, où les cedres, l’azur & l’or enrichissent les lambris ? Voilà ces atomes confus qui font les materiaux du monde, qui roulent pesle-mesle dans un estrange desordre : & neantmoins, ô merveille, s’il en faut croire ces fols, ces Atomes espaissis font naistre un Soleil & des Astres. […] Q’un Imprimeur prenne tous ses characteres, & qu’il les jette au hazard ; qui est-ce qui s’imaginera qu’ils se doivent unir ensemble pour former un livre qui contienne de grands secrets ? » (pp. 33-34).
- 18 « Il ne peut pas tomber en l’entendement d’un homme sage qu’un livre puisse naistre de la rencontr (...)
38Cette même image du livre et de l’imprimeur se trouve également chez Amyraut18, et Morus utilise le même type d’argument que Gaches, mais dans un registre différent, nous y reviendrons plus loin. Superville choisit quant à lui de faire porter l’ironie sur l’origine et la condition de possibilité de cette croyance :
« Lequel des sens a appris à nos Impies ce pretendu concours, puisque ces Atomes sont imperceptibles ? Quel exemple le leur a pu faire imaginer ? Si leur rencontre fortuite a pu former le Monde : pourquoi ne peut-elle plus former aujourd’hui un seul homme, une seule maison ? Certes il sied bien à ces gens-là avec leur principe de venir choquer le nôtre. » (pp. 59-60).
- 19 Notons tout de même qu’Amyraut fait lui aussi le détour par une démonstration par l’absurde : « Je (...)
39Amyraut est en fin de compte le seul qui consente à opposer à cet argument une réponse sérieuse19, en choisissant de comparer gouvernement du monde et gouvernement politique :
« Pour ce qui est des choses qui ne dependent pas des causes de la Nature, & que ces gens attribuent au hasard, Quoy ? si on leur avoit dit que c’est le hasard qui gouverne le Royaume de France, ou la Republique de Venise, depuis douze cent ans, diroyent-ils pas que ce seroit faire tort à la prudence des Roys & des Senateurs de ces beaux Estats, & que l’experience redargueroit de folie ceux qui en auroyent une opinion si erronée ? […] S’ils voyent dedans une Province changer de gouverneurs, ils disent que c’est le Roy qui le fait. Si on oste à une Ville ses Privileges & le siege de la justice qui y estoit auparavant, pour les transporter ailleurs, on reconnoist que c’est quelque effet de l’indignation du Prince. Et les Capitaines ou les Intendans qui sont envoyez pour cela sont reconnus comme instrumens, non de la fortune ou du hasard, mais de la Puissance Politique qui conduit ses actions avec prudence » (pp. 37-38).
40En réalité, on peut bien chercher autant d’arguments que l’on voudra, tous s’accordent finalement à dire que rien ne vaut la preuve par l’évidence de la contemplation du monde. La Création entière dit assez par sa perfection visible à l’œil nu qu’elle est l’œuvre de Dieu. Pour Superville,
41Gaches, à la suite de Saint Chrysostome, se met à l’écoute du langage du monde :
« Si les Cieux publioyent la gloire de Dieu en nostre langue, les estrangers ne l’entendroient pas, s’ils la publioyent en une langue estrangere, nous ne l’entendrions pas nous mesmes : mais ils parlent d’une façon qui est intelligible à toutes les nations, & leur langage est facilement compris de tous les habitans du Monde. Ils publient la gloire de Dieu par la lumiere de leurs astres, par la splendeur de leur Soleil, par l’ordre réglé de leurs mouvemens, & par toutes leurs merveilles, comme par autant de bouches ils nous apprennent que la main de Dieu les a formez, & qu’une sagesse infinie les conserve, & les adresse dans leurs mouvemens » (pp. 18-19).
42Morus s’émerveille des rouages « de cette grande machine » qu’est le monde :
« Ou est celui qui puisse voir le monde sans en etre ravi, & obligé de dire c’est le tout puissant qui l’a fait […] : Car comme toutes les pieces d’un miroir cassé renvoyent les memes especes & la meme image qui se voyait dans la glace entiere ; Ainsi tous les ressors, & toutes les pieces de cette grande machine […] nous portent dans les yeux l’image d’un ouvrier parfait en sagesse aussi bien qu’en puissance, dont les vertus se lisent néanmoins en plus gros caracteres, & en plus grand volume, dans l’ajustement & dans l’ordre de tout cet univers pris ensemble : La terre, cette lourde masse, suspenduë au milieu des airs avec tant d’artifice ; […], ces montagnes qui comme des mammelles d’abondance distillent toutes sortes de biens, & ces fleuves & ces rivieres, […], toutes ces choses parlent & disent d’une voix assez intelligible : Nous ne sommes point de nous mémes, mais il y a un Dieu dont nous sommes l’ouvrage : c’est ici son doigt & sa main » (p. 314).
43Les exemples sont longs, nombreux, et donnent lieu à d’interminables listes qui visent à laisser une impression durable dans les esprits et à les conduire, vaincus, aux pieds du Créateur.
Dieu ne s’occupe pas du cours du monde
- 21 Cf Ps X, cité par Amyraut, p. 7 : « 3. Car le meschant se glorifie du souhait de son ame, & estime (...)
44Et voici le second argument, de type épicurien, auquel les prédicateurs ont à répondre : Dieu ne s’occupe pas du monde. Sinon, disent les athées, pourquoi y aurait-il tant de défauts dans l’homme et dans la nature ? Et pourquoi le méchant jouirait-il toujours d’une plus grande prospérité que l’homme de bien21 ?
45Pour Gaches, c’est une question de point de vue : ce que les athées nomment défaut de la nature est en fait une agréable variété qui doit encore faire notre admiration ; et ce que les athées nomment prospérité du méchant n’est qu’une ignorance de ce qu’est la véritable félicité chez quelqu’un qui n’a jamais goûté la « satisfaction que possede une ame fidelle » (p. 38). Pour faire comprendre la relativité du point de vue des athées, Gaches recourt à la fable philosophique :
« Si les moucherons, ou si les fourmis entreprenoient de discourir des affaires d’Estat ; pensons-nous bien qu’ils peussent comprendre les mysteres des Politiques & les artifices de ceux qui gouvernent : & n’y a-il plus de difference de la raison de l’homme à la sagesse de Dieu, qu’il n’y en a de l’instinct des moucherons & des fourmis, à la raison de l’homme ? » (p. 37).
46De la même façon, pour Amyraut, le point de vue mérite d’être étiré dans le temps : le méchant qui prospère ne perd rien pour attendre, et sa situation n’est qu’une preuve supplémentaire de la bonté de Dieu, qui est « patient », « tardif à se courroucer », et « invite par sa longue attente ces miserables à repentance » :
« Mais quoy, disent ces desesperez, si Dieu se meslait des affaires du monde, souffriroit-il les impietez de ceux qui le dépitent comme nous faisons ? Et à l’heure que nous méprisons ses foudres, ses foudres devroyent-elles pas tomber dessus nos testes, pour vanger nostre méchanceté, & pour imprimer la terreur de sa Justice dans les esprits des autres hommes ? Scelerats ! Est-ce pour cela que Dieu use d’une si grande douceur envers vous, que vous endurcissiez vos cœurs à l’encontre, & que vous convertissiez en venin les tesmoignages de sa patience ? » (p. 40).
47Que l’on considère ainsi le cours naturel des éléments du monde, ou celui des affaires humaines, tout concourt à la gloire de Dieu seul. Les arguments sont certes toujours les mêmes, et les réponses convenues, mais cela ne saurait gêner en rien l’expression des particularités de style de chacun des auteurs.
Entre innovation et imitation : étude comparée de styles
Comparaisons audacieuses et prometteuses chez Amyraut
- 22 Le pari se trouve exposé au Fragment 397, mais aurait été exposé avant Pascal en 1635 par un Jésui (...)
- 23 Cf ses Éléments de la philosophie de Newton (1740), Le Philosophe ignorant (1766), et le fameux di (...)
48Ce qui étonne chez Amyraut, et mériterait en tant que tel de plus amples développements sur l’histoire des idées et les influences intertextuelles, c’est la présence dans son argumentation de thèses plutôt novatrices pour l’époque, que la postérité a coutume de dater plus tardivement : vingt-cinq ans avant la publication posthume des Pensées de Pascal en 167022, Amyraut explicite l’idée de ce que l’on appelle communément le pari pascalien, et plus d’un siècle avant Voltaire23, il défend déjà l’image d’un Dieu horloger grand ordonnateur de ce monde.
Parier sur l’existence de Dieu
- 24 « Il n’y a personne qui n’advoüe que dans les choses douteuses, il ne soit de la prudence & de la (...)
49La formulation d’un pari concernant la croyance en Dieu, et l’évaluation des gains et des pertes liés au calcul des probabilités des deux prémisses de ce pari, se trouvent explicitement à deux reprises dans le sermon d’Amyraut. La première fois, Amyraut prend le temps d’exposer l’idée d’un pari de façon générale, comme un acte de prudence et de sagesse devant une chose qu’on ne peut pas déterminer avec certitude24, puis en en faisant une application particulière à la religion :
« Or est l’esprit de ces gens balancé entre ces deux objects, s’il faut avoir une Religion, ou s’il n’en faut point. S’ils n’en embrassent point, ils n’en peuvent jamais tirer aucun avantage, & au contraire, il leur en peut arriver un mal éternel, & d’une souffrance inimaginable. S’ils en embrassent une, elle ne leur peut apporter aucun préjudice, & si elle est vraye, elle leur communiquera la joüissance d’un bien eternel & incomprehensible. Y a t’il donc au monde folie plus extreme que celle là, que sans esperance d’aucun bien, ils se mettent en danger de tomber en un si grand mal, & que sans crainte d’aucun mal, ils se privent volontairement d’un bien si inestimable ? » (pp. 19-20).
50La seconde fois, c’est une image nouvelle qui vient à elle seule résumer l’idée du pari, celle de la pêche à la ligne avec un hameçon d’or. Une fois de plus, c’est le leitmotiv de la raison à la renverse qui étaye la démonstration :
- 25 Cette idée de pari est ensuite reprise par Superville, bien après Amyraut donc. Superville en fait (...)
« On tient ceux là pour fols qui peschent avec un hameçon d’or, pource qu’ils ne sçauroyent à beaucoup pres tant gaigner quand ils enleveroyent le poisson, comme ils perdront en leur hameçon si le poisson l’emporte. Ces gens donc qui ne craignent pas de hasarder l’esperance de la gloire de l’immortalité pour une contemptible volupté, pour qui seront-ils tenus sinon pour gens à qui le vice a renversé la raison de fonds en comble ? »25 (p. 23).
La métaphore du Dieu horloger
- 26 Nicolas Oresme (1320-1382), évêque de Lisieux en 1377, fut l’auteur de nombreuses traductions en f (...)
- 27 Les Méditations Métaphysiques sont publiées en latin en 1641 et exposent clairement cette comparai (...)
51Au moment où Amyraut écrit, cette métaphore a déjà une longue existence, puisqu’on la fait traditionnellement remonter à Oresme au XIVe siècle26. Mais il est plutôt surprenant de la trouver dès cette époque sous la plume d’Amyraut avant qu’elle ne soit remise à l’honneur par Leibniz et Newton à la fin du siècle. Cependant dès lors que Descartes avait remis l’image de l’horloge au goût du jour dans sa physique pour rendre compte du mécanisme complexe du corps humain27, on comprend que l’image ait pu influencer la pensée théologique d’Amyraut. Il n’en demeure pas moins que la façon dont il exploite cette métaphore apparaît assez étonnante pour l’époque. Pour Amyraut cette métaphore présente l’avantage de pouvoir balayer d’un coup tous les arguments des athées. D’une part, la nature ne crée rien par elle-même :
« Présentez-leur une montre, & leur demandés s’ils croyent qu’elle s’est faite d’elle-mesmes, & si c’est d’elle mesme qu’elle se monte, qu’elle se demonte, que ses ressorts jouënt, & que ses rouës se remuent avec tant d’ordre & d’agilité ; ils vous diront sans doute que non, & vous en allegueront incontinent la raison, c’est que chose quelconque ne peut estre la cause de son propre estre » (p. 24).
52D’autre part le hasard non plus ne peut produire par lui-même quelque composition organisée que ce soit :
« Demandés-leur si à leur advis ceste montre s’est ainsi composée par hasard, si toutes les pieces s’en sont ainsi trouvées toutes taillées fortuitement, puis apres si fortuitement elles se sont agencées de la sorte […] Car tout le monde sçait que ce sont les hommes qui les font, & qu’estant impossible que le hasard ait joint ensemble tant de parties avec tant d’art, il faut nécessairement que l’operation de quelque cause doüée d’intelligence y soit intervenuë » (p. 25).
53L’acte de création ne peut être le fait que d’une intelligence supérieure :
« Si donc quelcun leur disoit qu’un Orlogeur fait ses montres comme le feu brusle, ou comme le Soleil luit, par une operation qui n’a aucune connoissance ni d’elle mesme ni de sa cause, diroient-ils pas qu’il a le sens renversé ? » (p. 36).
54Enfin, pour ceux qui nient la providence, l’image de « l’orlogeur » aide à comprendre qu’elle est une conséquence logique de ce qui vient d’être démontré, et que si l’on admet l’idée d’un « Orlogeur », on est obligé d’admettre que pour fonctionner l’horloge continue à avoir besoin de son fabriquant :
« Car qui est l’ouvrier intelligent qui abandonne son ouvrage quand il l’a fait ? […] Si on leur avoit dit qu’un horloge a tourné un an tout entier sans estre monté de nouveau, ils diroyent qu’on leur donneroit des bayes. Comment donc auroyent pu se conserver au monde tant de miraculeux mouvemens, si l’ouvrier qui l’a basti ne s’en estoit point soucié depuis la premiere impulsion qu’il luy a donnée ? » (p. 37).
55Amyraut n’en reste pas à des considérations générales sur la création de l’horloge, il développe bien terme à terme la comparaison entre le monde et l’horloge, selon un angle de vue qui va s’élargissant, passant du cours du soleil marquant les heures, au mouvement des sphères célestes, et à leur mise en perspective dans l’éternité du temps :
« De là venés à leur demander s’ils croyent qu’il y ait moins d’art en la constitution du monde qu’en celle d’une montre ; si le mouvement de l’eguille qui marque la distinction des heures, est plus réglé que celuy du soleil qui les fait ; si les roües dont le mouvement dépend sont plus artificielles que les spheres celestes : si le ressort qui les fait tourner est mieux & plus reglement tendu, pour les faire mouvoir vingt quatre ou trente heures seulement, que la puissance qui meut si constamment depuis tant de siecles toute cette machine celeste ? En un mot si la distribution des jours, des mois, & des années découvre moins de sapience que ne fait la distinction des parties esquelles une montre a partagé son mouvement, ils seront contraints de vous confesser que le monde est sans comparaison mieux composé que toutes les plus belles machines de la terre » (pp. 24-25).
56L’admiration pour le fonctionnement mécanique et réglé du monde rejoint en fin de compte l’argument d’évidence qui consiste à s’abandonner à la contemplation des merveilles de la Création, mais cette comparaison lui donne une assise plus rationnelle, car elle l’inscrit dans un cadre de pensée logique et compréhensible.
Oralité et théâtralité chez Gaches
57Les effets d’oralité dans les sermons de Gaches mettent en valeur plus que tout autre la puissance performative d’une parole en acte. Tel un démiurge qui prend plaisir à voir éclore sous ses doigts un monde dynamique et plein de vitalité, Gaches dispose de-ci de-là certaines courtes saynètes qui rythment allègrement son propos. L’habileté du prédicateur consiste à joindre aux effets rhétoriques de la captatio, l’efficace d’une parole très visuelle. L’auditeur se laisse prendre par la bienveillance d’un discours amical qui est une invitation, par ses injonctions répétées, à une promenade agréable, bien que d’un genre particulier, loin du temple et de la chaire du prédicateur :
« Allons, mes Freres, allons voir naistre le Soleil, voyons comment avec ses rayons, comme avec autant de pinceaux, il peint mille belles couleurs dans le sein des nuës, & dissipant les tenebres de la nuit, redonne la joye à toute la nature : Suivons ce meme Soleil dans sa course, quand il s’égaye comme un homme vaillant, & qu’il sort comme un epoux de sa chambre nuptiale […]. Considerons au milieu de l’air ces nuées qui flottent si superbement sur nos testes, ces esclairs qui y brillent, ces tonnerres qui y grondent, ces foudres qui s’eslancent avec tant d’impetuosité […]. Admirons sur la terre les plantes dont elle est tapissée, les fleurs dont elle se couronne, & les divers fruits qu’elle nous presente. Ouvrons son sein & nous y trouverons ces carrieres de marbre & de jaspe, ces mines d’or & d’argent, & mille & mille autres tresors […]. Montons sur l’Océan , & nous y decouvrirons encore les merveilles de Dieu », etc. (pp. 20-21).
58En s’ouvrant à l’échelle du macrocosme et en nous faisant parcourir le monde avec des bottes de sept lieues, la prédication de Gaches s’emplit d’un souffle cosmogonique qui semble conférer au prédicateur tout pouvoir, au nom du Père, pour expliquer la formation du monde. Gaches convoque les éléments du cosmos les uns à la suite des autres, puis réalise sous nos yeux le miracle de la création, aussi bien dans l’infiniment grand que dans l’infiniment petit ; sa parole devient expérience vécue et vaut ainsi force de preuve par la seule puissance de l’imagination :
« Comment se peut-il faire qu’avec un peu de terre & quelques goutes de pluye une tulipe vienne à croistre dans nos parterres ? […] Je seme un grain de bled ou je ne voy qu’un peu de farine, & qu’une legere escorce ; Et neantmoins j’en voy sortir un foible germe qui pousse une tige plus forte : Je voy des feüilles longues qui ornent des champs d’une verdure agréable : cette tige par divers nœuds, s’esleve jusques à une certaine mesure où elle s’arreste & forme un espy qui se remplit de nouveaux grains pour la nourriture de l’homme. Est-il possible qu’on voye ces choses sans les admirer ? » (pp. 22-23).
59Gaches met ainsi en place une pédagogie subtile qui passe par l’imaginaire et sa puissance de représentation : ce faisant la saynète ainsi construite se révèle d’une richesse incroyable, concentrant en une image plusieurs des arguments du sermon ; chaque élément de la création est destiné à une fin particulière pour l’homme ; une intelligence supérieure dirige l’ensemble, une main invisible guide chaque créature dans son épanouissement ; bref, la création est une merveille qui nous dépasse (Gaches en souligne la beauté et l’esthétique), et qui nous porte à l’admiration, en même temps qu’elle nous ouvre à la connaissance du divin.
60Gaches excelle dans ce genre de mise en scène : il ne se contente pas de mettre le monde en mouvement du haut de sa chaire, il fait aussi comparaître en temps utile à la barre des accusés les adversaires de Dieu. La polyphonie du sermon est assurément un outil admirable pour rompre la monotonie et l’ennui d’un long discours, comme l’étaient à l’époque les prédications :
« Il est vray, disent ces Insensez, que les Cieux sont beaux, que la terre est riche & que la nature est remplie de merveilles ; mais c’est la nature elle-mesme, & non pas une Divinité que nous devons reconnoistre pour la cause de tous ces grands effets. […] Mais pressons-les un peu plus fortement, & sachons d’eux si cette nature est une cause intelligente, ou si seulement elle agist aveuglement & à l’avanture » (p. 24) ; « Mais pour mieux descouvrir la grandeur de cette folie, oyons-les discourir eux-mesmes, qu’ils nous expliquent leurs pensées, […] qu’ils parlent en un mot, & nous verrons sans doute qu’ils sont veritablement insensez » (p. 28).
61C’est sans doute ce dispositif énonciatif qui justifie le titre général du sermon, « L’athéisme confondu », comme si nous assistions à une véritable disputatio, en présence de deux parties adverses. Á la fois serviteur de Dieu et avocat du diable, Gaches trouve finalement le moyen de trancher la question en convoquant Dieu lui-même, en une longue prosopopée qui se déploie sur un mode affectif :
« Dieu disoit à son peuple par la bouche du Prophete Michée, mon peuple, que t’ay-je fait, en quoy t’ay-je fasché ? Dis-le moy. Ne vous semble-t-il pas que vous entendez maintenant la voix de Dieu, qui dit à ces fols & à ces impies, mon ouvrage, ma creature, que t’ay-je fait : en quoy t’ay-je fasché, que tu me combates de la sorte ? Est-ce pour ce que je t’ay donné cet air que tu respires, ce Soleil qui t’esclaire, cette eau qui te rafraichit, cette terre qui te porte, ces fruicts qui te nourrissent, ces animaux qui te servent, cette ame qui te fait vivre : Est-ce pour le bien que je t’ay fait que tu me veux payer d’injure ? Pource que je t’ay donné une langue, tu blasphemes contre moy : parce que je suis patient à tes blasphemes, tu continues à m’offenser. En quoy t’ay-je fasché, moy qui suis bon envers toy, lors mesme que tu es si meschant ; qui te pouvant oster la vie avec justice, te la conserve avec tant de bonté ? Que t’ay-je fait, en quoy t’ay-je fasché, dis-le moy » (p. 40).
62Cette prosopopée, dont on imagine aisément les effets de manche qui pouvaient l’accompagner, confère bien sûr au prédicateur un statut particulier : il est le serviteur de Dieu ; Dieu parle par sa bouche, et les avertissements qu’il lance méritent donc d’être pris au sérieux.
Images et métaphores obsédantes dans la prédication de Morus
63Á lire les sermons de Morus sur les psaumes, on est frappé par la récurrence de certaines images d’un texte à l’autre, et souvent aussi à l’intérieur d’un même sermon. Ce sermon sur le psaume XIV en offre deux cas précisément, sans rapport apparent l’un avec l’autre.
Morus semble avoir une prédilection particulière pour les images de type maritime, qui se réalisent en diverses métaphores ou comparaisons ; navires, cours d’eau, torrents, naufrage, apparaissent régulièrement pour étayer son discours, de façon souvent surprenante. C’est au moyen d’une métaphore de ce type que Morus tente de rendre compte de la folie des athées, des limites de leur capacité réflexive et de la confusion de leur esprit :
- 28 Voir encore, dans le même recueil, un exemple de ce type de métaphore dans son sermon sur le psaum (...)
« Aussi ceux-là sont de grands fous qui s’arrétent aux ruisseaux sans monter à la source, s’amusans aux causes secondes, & ne s’elevant point jusques à la premiere, ils prennent le chemin pour le but, & les moyens pour la fin, & les plaisirs de cette vie pour le comble de leur bonheur, & pour le plus haut & le dernier objet de leur esperance »28 (p. 306).
64Par ailleurs, là où pour réfuter l’argument de hasard Gaches et Amyraut puisent dans ce qui devait constituer un réservoir de lieux communs et montrent qu’à l’exemple du livre et de l’imprimeur, le monde n’a pu se créer tout seul, Morus choisit un autre registre :
« Si quelqu’un voyant un navire bien bâti & bien equippé, disoit que les arbres se sont détachés eux memes d’une foret, & que s’étant charpentés eux memes, ils s’étoient venus rencontrer & ajuster ensemble pour servir aux usages de la navigation, il ne diroit rien de plus absurde que ceux qui disent que c’est une rencontre fortuite d’atomes, ou le destin, ou le hazard, ou je ne sais quel autre principe aveugle qui a jetté les fondemens, & a elevé l’édifice de l’univers » (p. 319).
65C’est encore un navire qui sert dans l’incipit du sermon à expliciter les paroles de Paul au chapitre premier de l’Épître aux Romains :
« ces paroles nous enseignent […] que la corruption des mœurs descendoit comme de sa source de l’erreur en la religion, & qu’ils étoient tous prostitués à toutes sortes de vices, parce qu’il n’y avoit personne qui connut le vray Dieu ; ils ressembloient à ces Navires qui portans tous les Dieux & toutes les Deesses, empreintes en dehors sur la poupe, n’étoyent chargés au dedans que de Lions, de Tigres, & des autres monstres d’Afrique » (p. 303).
66On a là un exemple de silène inversé (c’est déjà la deuxième fois que l’on trouve ce type de jeu autour de l’image du silène et de l’apparence trompeuse des choses) qui présente une apparence éclatante, mais une intériorité effrayante. Morus semble rechercher et cultiver, à travers l’emploi d’un registre souvent décalé, un effet de surprise ; il prend un malin plaisir à creuser l’écart entre ce qui semble et ce qui est, à faire surgir les paradoxes là où on les attend le moins, à mettre de la poésie là où l’énoncé s’y refuse à première vue. Ainsi, pour présenter le verset d’appui du sermon et éveiller l’intérêt de l’auditoire là où celui-ci pourrait craindre un discours trop dogmatique et savant, Morus écrit :
- 29 On trouve également chez Gaches cette image du naufrage au centre d’une hypothèse en forme de fabl (...)
« c’est le sujet de ce Pseaume, sujet horrible d’un tres beau tableau, comme dans la peinture, une nuit, une tempête, un combat furieux ne laissent pas d’être agréables & d’un grand prix, quand ce sont des pieces d’une bonne main ; de méme ce visage affreux, & la triste peinture que David nous a faite ici de ce peuple, lui qui nous fournit d’ordinaire tant de consolations en ses Cantiques spirituels, nous doit etre fort pretieuse, non seulement parce qu’elle est tres utile si nous la regardons, comme le tableau d’un naufrage dont il est réchappé, qui nous avertit des routes que nous devons tenir, & sur tout d’éviter ce grand écueil de l’Athéisme »29 (p. 305).
67Là encore Morus invite à dépasser les apparences : derrière l’affreux visage de l’athée se révèle dans le psaume un trésor de sagesse pour qui sait voir le tableau proposé en perspective, avec le recul nécessaire qui permet d’en prendre une juste mesure.
- 30 D’une façon plus générale on peut même parler d’une insistance sur l’anthropomorphisme divin. On s (...)
68Voir dans les choses plus que les choses, c’est en retour pour Morus prendre conscience que nous sommes toujours sous le regard de Dieu. Et c’est ce qui pourrait expliquer l’insistance de Morus, dans ce sermon comme dans d’autres, sur l’œil de Dieu30 :
- 31 Cf également son sermon sur le psaume I : « Il n’y a rien que Dieu ne connoisse : il n’y a point d (...)
« Ô insensés, ô brutaux, ne sçavés vous pas qu’il n’y a point d’anatomiste qui voye si bien les tendons & les filamens, & tout l’interieur d’un corps ouvert, que ce grand œil de Dieu, qui sonde les reins, voit nos pensées jusques au fonds, jusqu’aux moindres fibres, & aux moindres atomes ? Qu’un chacun donc mette ces paroles comme un cachet sur son cœur, & comme un cachet sur son bras, Il y a un Dieu, un Souverain Juge du monde, un œil qui voit tout ce que tu penses, une oreille qui entend tout ce que tu dis, & une main qui enregistre tout ce que tu fais. Que l’œil de ce Pere celeste nous veuille empecher d’être vaincus en sa presence par ses plus grands ennemis, qui sont nos convoitises »31 (p. 339).
La rhétorique interrogative de Superville
- 32 Cf p. 19 par exemple : « En effect, comment ces Astres se sont-ils ainsi placez ? comment ce Solei (...)
69Superville semble moins sensible au travail de l’imaginaire qu’aux ressources de la rhétorique, et voilà pourquoi sans doute nous ne trouvons guère chez lui d’image récurrente ou de métaphore originale pour appuyer tel ou tel aspect de sa démonstration. Il s’exprime le plus souvent sans ambages et préfère à la malice d’une circonlocution, l’efficace d’une assertion franche. En revanche il use à l’excès des interrogations rhétoriques, qui n’ont d’autre objectif que de forcer l’assentiment de l’auditeur, puisque leur puissance interrogative et suspensive se détruit elle-même par l’évidence de la réponse qu’elles contiennent déjà, procédé qui du reste n’a rien d’exceptionnel dans ce type de sermon (Gaches par exemple y recourt très souvent32), mais qui donne lieu chez Superville à des résultats intéressants. Prenons un premier exemple :
« Quoi ! il n’y a point de Dieu, c’est à dire il n’y a point de fondement ? Et comment est-ce que l’Edifice se tient debout ? Il n’y a point d’Architecte : et comment est-ce que la Maison a été faite ? Il n’y a point de Pilote : et comment est-ce que le Vaisseau vogue si surement ? S’il n’y a point de Dieu, que fais-tu ici toy-meme ? Qui t’y a placé ? D’où viens-tu ? Quel est le premier de tes Pères ? Tu vis dans la Maison de Dieu, & tu nies qu’elle soit à lui ! Pourquoi la remplis-tu de la fumée de tes blasphèmes ? Ou payes [sic] le loyer de la maison, ou sors dehors » (p. 50).
70La polyphonie énonciative tourne ici à l’emballement ; comme si l’auteur se laissait emporter par la vivacité de son propre rythme élocutoire. On passe d’un système binaire qui repose sur des anaphores syntaxique et lexicale (énoncé d’une proposition aberrante sous forme lapidaire, immédiatement contrée par une interrogation qui en pointe la contradiction), à une intensité de plus en plus forte du pseudo-dialogue, avec des interrogations de plus en plus courtes (que fais-tu ici, qui t’y a placé, d’où viens-tu), jusqu’à cette injonction qui clôt la séquence sous forme de menace (soit tu payes, soit tu sors). Cette chute mérite que l’on s’arrête quelques instants : c’est là une expression pour le moins curieuse, car on voit mal ce que cela pourrait vouloir dire concrètement. On s’attendrait plutôt à une injonction du type : « ou payes le loyer de la maison, ou attends-toi à subir les châtiments réservés aux mauvais payeurs ! » Cette formulation curieuse prend cependant un écho particulier si l’on songe au fameux « contrains-les d’entrer » que Bayle avait remis à l’honneur en Hollande avec la publication à Rotterdam de son Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : Contrains-les d’entrer en 1688. On aurait ici l’inverse de cette célèbre formule, dans la mesure où pour l’apologiste protestant il faudrait plutôt concevoir un « contrains-les de rester », puisqu’ils font déjà partie de la chrétienté, « et si tu n’y parviens pas, laisse-les s’en aller ! »
71Peu après, un autre cas de série interrogative débouche cette fois-ci sur un effet totalement opposé, préparant plutôt une apothéose :
« Le hazard a t’il fait l’enchainure des saisons, dont aucune n’est sans son utilité particulière ? Est-ce lui qui a marqué la place de chaque Element & qui les empeche d’empiéter l’un sur l’autre ; qui tient la terre balancée au milieu des Airs, & qui fait que la Mer n’a pas inondé la Terre ? Monte, monte sur cette Mer, malheureux Impie, & tu verras les merveilles du Tout puissant. Regarde si tu peux sans effroi l’Ocean en fureur, ce bruit affreux, ces montagnes de flots, ces abîmes ouverts qui sont si souvent le tombeau de tant de Matelots & de passagers. Mais voi en meme temps ces flots qui s’élèvent si haut, & qui roulent avec tant de bruit […]. On diroit qu’ils viennent baiser les caractères du doigt de Dieu imprimez sur l’arene ; & qu’apres les avoir reconnus ils se retirent, ils se recourbent avec respect en se reculant » (pp. 52-53).
- 33 On peut se demander si le procédé n’est pas emprunté à Gaches (cf plus haut « montons sur l’océan (...)
72Le reflux des vagues marque la fin de la vision du locuteur-prophète, dont les injonctions solennelles semblent annoncer une épiphanie (« monte, et tu verras… regarde… » ). L’objectif est d’accompagner l’auditeur pour en faire un spectateur privilégié, l’élever à une hauteur de vue maximale pour ensuite mieux le contraindre à s’humilier devant la grandeur de Dieu. L’hypallage qui consiste à intervertir les éléments (« monte sur cette mer » // « ces montagnes de flots ») donne un effet de cohérence à la puissance de l’ensemble, puisque mer et montagne se recouvrent en un même spectacle grandiose. Se met ainsi en place une remarquable hypotypose, brève mais saisissante. Les aspects visuels et les effets sonores très marqués s’entremêlent (tant sur le plan imaginatif – « ce bruit affreux » - que dans la matérialité du texte, par les allitérations en [s] et [t] : « ces abîmes ouverts qui sont si souvent le tombeau de tant de Matelots »), ou se conjoignent (« l’océan en fureur » désignant à la fois l’océan que l’on entend gronder et que l’on voit déchaîné) ; les verbes au présent actualisent la scène et en exhibent la violence, - une violence incroyable qui se laisse dompter par le doigt de Dieu - et la vision se referme sur l’image stupéfiante d’un océan déchaîné tirant sa révérence et faisant des courbettes devant la majesté divine33.
- 34 Op. cit., Première Partie, Chap. II, « Les apologistes et l’incrédulité », p. 62.
73Ces sermons offrent sans doute moins que d’autres la possibilité à leurs auteurs de faire preuve d’originalité et de briller par le choix et l’ordonnancement des arguments, dans la mesure où le sujet de l’athéisme impliquait un certain nombre de lieux communs. Le choix du psaume XIV est à cet égard bien révélateur de la volonté des prédicateurs protestants de s’inscrire à leur tour dans une tradition apologétique qu’ils ont en commun avec les catholiques. Le matériau biblique lui-même, à l’intérieur des sermons, y compris l’usage des psaumes, est assez limité, et cède le pas à de nombreuses références antiques qui se retrouvent à quelques variantes près dans chacun des quatre sermons : les figures emblématiques des Protagoras, Diagoras et autres Démodocus de Milet y croisent celles plus conventionnelles des Platon, Aristote, Epicure ou encore Cicéron et Lucrèce, sans oublier celles des plus fameux Empereurs romains, Tibère, Néron, et surtout Caligula, lui qui, se cachant sous son lit en temps d’orage, constitue une figure incontournable qui peuple tous les traités apologétiques de l’époque, si l’on en croit Laplanche34. Nous avons là des sermons convenus, sans prise sur l’actualité politique et confessionnelle directe, et laissant finalement un espace de liberté assez réduit pour chacun des prédicateurs.
74Ceci étant, il apparaît assez évident que ces quatre sermons ne présentent pas tous le même intérêt : le plus complet, le plus convaincant, celui qui rassemble le plus d’arguments, manie le mieux les références antiques tout en agrémentant sa prose d’images piquantes quand il le faut, et témoigne d’un esprit très au fait des questions et débats théologiques de son temps, est assurément celui d’Amyraut. C’est aussi, par ce fait même, sans doute le moins biblique des quatre sermons, mais le plus intéressant sur le plan de l’histoire des idées par la présence de deux des arguments majeurs sur la question, dont la postérité fera si grand cas après Pascal et Voltaire : l’idée d’un pari sur l’existence de Dieu, et la conception du Dieu-horloger. Amyraut avait senti la pertinence et le pouvoir de séduction sur l’auditoire de ce type d’arguments. C’est en ce sens aussi que le sermon d’Amyraut peut apparaître le plus daté historiquement, comme le reflet de l’intense activité intellectuelle du milieu du siècle qui se propageait et faisait des émules dans les différentes académies ou cercles lettrés.
75En comparaison, le sermon de Superville ne peut qu’apparaître bien falot, comme l’œuvre d’un épigone appliqué qui exhibe un peu trop fièrement toutes les sutures et articulations de son sermon. Après tout, la tragédie du siècle a bien eu ses Campistrons qui « sur le Racine mort [pullulaient] », selon le célèbre mot de Hugo, pourquoi la prédication réformée n’aurait-elle pas ses Supervilles, qui sur l’Amyraut mort avaient tendance à un peu trop se reposer ?
76Entre les deux, les sermons de Morus et de Gaches fournissent finalement un bon compromis intellectuel, dont l’intérêt réside sans doute davantage dans les qualités littéraires, la recherche de voix et d’images renouvelées pour parler de l’athéisme. Il faut bien dire à leur décharge que le combat auquel ils s’attelaient n’était pas une mince affaire, et que leur adversaire n’était pas des plus faciles à contrer, comme s’en explique Morus : « ô noire, ô détestable malice, ô malice pire que celle des diables : car les diables ne sont pas Athées. » (p. 327).
Notes
1 « L’insensé a dit en son cœur : il n’y a point de Dieu », traduction de la Bible de Genève de 1588. Nos textes de référence sont les suivants : Sermon sur le verset I. du Pseaume XIV. Par M. Amyrault, Pasteur & Professeur à Saumur. A Saumur, Par Jean Lesnier, Imprimeur & Libraire, Au Livre d’Or, 1645, 44 p. ; L’Athéisme confondu, ou Sermon sur ces paroles, L’insensé a dit en son cœur, il n’y a point de Dieu. Prononcé à Charenton, Par Raimond Gaches. Se vend à Charenton, Par Samuel Perier, demeurant à Paris dans la Cour du Palais, au Roy de Suede, 1655, 46 p. ; « Sermon sur le Pseaume XIV. v. I. », in Sermons choisis de Monsieur Morus sur Divers Textes de l’Ecriture Sainte. A Geneve ; Chez Cramer & Perachon, 1694, pp. 302-341 ; « L’extravagance de l’impiété, ou Sermon sur le Pseaume XIV. Vers. I. », in Sermons sur divers textes de l’Ecriture Sainte. Par Daniel de Superville Ministre de l’Eglise Wallonne de Rotterdam. A Rotterdam, Chez Abraham Acher, Marchand Libraire, prés de la Bourse, 1700, pp. 3-76.
2 Thèse de doctorat en cours sur « Les Psaumes dans la tradition réformée (1610-1715) », sous la direction du Professeur Christian Belin, Université Paul-Valéry Montpellier III.
3 Respectivement psaumes X, XLIV, LXXXVIII, VI, XXII, traduction de la Bible de Genève de 1588.
4 Cf Saint Anselme par exemple (1033-1109), cité dans le Dictionnaire critique de théologie, Jean-Yves Lacoste dir., Paris, PUF, 1998, à l’article « Preuves de l’existence de Dieu » : « C’est incontestablement l’argument unique du Proslogion que la postérité a retenu. Sa formulation simple doit être rapportée avec précision. L’insensé, celui qui a dit en son cœur : Dieu n’est pas, doit cependant reconnaître qu’il a dans son intelligence aliquid quo nihil maius cogitari potest ; or, l’être tel que rien de plus grand ne peut être pensé […] ne peut être dans la seule intelligence ; en effet, l’intelligence peut penser un être qui soit à la fois dans l’intelligence et dans la réalité : et de la sorte, id quo maius cogitari non potest ne correspondrait pas à sa définition s’il était seulement dans l’intelligence et non dans la réalité » (p. 924).
5 « Sermon sur le Pseaume XXI. v. 2.3.4.5 », in Sermons choisis…, op. cit., p. 344.
6 Sur le plan chronologique les quatre prédicateurs recouvrent en fait trois générations différentes : Amyraut (1596-1664) incarne la génération du premier XVIIe siècle, alors que Gaches (1615-1688) et Morus (1616-1670) symbolisent la prédication réformée flamboyante d’avant la Révocation à Charenton ; Superville (1657-1728) représente quant à lui clairement le dernier XVIIe siècle, celui du lendemain de la Révocation.
7 Traitté [sic] des religions contre ceux qui les estiment toutes indifférentes, Saumur, Girard et l’Erpinière, 1631. Pour une présentation de l’ouvrage, voir François Laplanche, L’Évidence du Dieu chrétien. Religion, culture et société dans l’apologétique protestante de la France classique (1576-1670), Strasbourg, Association des publications de la Faculté de théologie protestante, 1983, Première Partie, Chap. I, « Présentation des textes », pp. 38-43.
8 Le catalogue de la BNF mentionne l’édition Charenton, S. Perier, 1654. Notre édition de référence est du même éditeur mais date de 1655.
9 « Ses talens pour la chaire lui acquirent une grande célébrité ; les sermons qu’il prêcha, soit dans sa ville natale, soit à Charenton, où il passa les années 1654 et 1655, furent recueillis soigneusement. Après qu’ils eurent été imprimés à Paris, chez Louis Vendôme et chez Nicolas Dupin, on en fit, avec succès, plusieurs éditions à Castres. Voici ceux qu’on estime le plus. 1° Jésus dans l’agonie. 2° L’Athéisme confondu. 3° Action de grâces pour la publication de la Paix entre l’Angleterre et les Provinces-Unies. 4° Le Vœu du Fidèle. 5° La Consolation promise aux Apôtres. 6° Le Triomphe de l’Evangile. » (Magloire Nayral, Biographie castraise, ou Tableau historique, analytique et critique, des personnages qui se sont rendus célèbres à Castres ou dans ses environs, par leurs écrits, leurs talens, leurs exploits, des fondations utiles, leurs vertus ou leurs crimes, suivie de Chroniques et Antiquités castraises, Par Magloire Nayral, juge de paix du canton de Castres, membre de plusieurs sociétés académiques. Tomme II (sic). Castres, imprimerie de Vidal aîné, 1834, p. 217).
10 Cf Nayral, Id., p. 501 : « On ne peut se faire une idée de l’affluence des auditeurs qui accoururent de tous côtés pour l’entendre prêcher. Ses Sermons étaient remplis d’allusions si piquantes, de certaines saillies d’imagination si vives, et il les débitait avec tant de grâce et de chaleur que les succès qu’il obtenait n’ont rien qui doive nous paraître étonnant : cependant son genre d’éloquence, que lui seul pouvait faire réussir, et qui prenait sa source moins dans les beautés réelles du style et des pensées, que dans les traits de raillerie ou de malignité, devenait pernicieux pour ses imitateurs, et menaçait le goût d’une corruption prochaine : aussi le Synode tenu à Paris, en 1675, se hâta-t-il d’y porter remède. Par un de ses actes, qui fut lu dans plusieurs Temples et même à Charenton, il commanda d’éviter, dans l’exposition de la parole de Dieu, les jeux d’imagination et de mots ».
11 Voir les expressions en italique dans la citation qui suit ; c’est nous qui soulignons.
12 Superville reprend ici vraisemblablement un passage de l’Athéomachie, ouvrage attribué d’ordinaire à Duplessis-Mornay (pour la présentation de cet ouvrage, voir Laplanche, op. cit., Première Partie, Chap. I, p. 21 sq) : « Athéisme est une insensée opinion de l’homme abruti s’égarant en ses discours, hors de la droite considération de soi-même, de tout ce monde et de toute créature, jusqu’à ce comble d’impiété de s’efforcer à nier Dieu Créateur tout-puissant, ou sa providence et gouvernement général et particulier de toutes ses créatures » (p. I, cité par Laplanche, Id., Première Partie, Chap. II, « Les apologistes et l’incrédulité », p. 63).
13 Voir aussi p. 25 : « Il me semble qu’il est clair que David veut dire, que les méchans qui ont de mauvais sentimens dans le cœur touchant la Divinité, son Pouvoir & sa Providence, sont en cela meme des extravagants & des fous, à qui l’orgueil de leur esprit, & la corruption de leur cœur a ôté le vray usage de leur raison. C’est là ce que nous avons à prouver ».
14 Voir la suite de l’argumentation : « Ils sont tellement persuadés de la force de leur esprit & de leur courage, que tous les autres hommes du monde qui s’amusent & à croire & à craindre une Divinité, ne sont à leur advis que des ames basses & foibles, que l’imbecillité du raisonnement, ou la lacheté de courage a rendu susceptibles de cette vaine impression & des terreurs qui l’accompagnent. […] Je vous prie, Freres bien-aimés, une si haute presomption que celle-là peut-elle estre sans une extreme folie ? » (p.12). « Finalement il n’y a personne qui n’advoüe encore, qu’il faut estre tout à fait destitué de jugement pour retenir si opiniastrement de si erronez sentimens sur des choses si claires & si evidentes que celles sur lesquelles ces gens-là contestent avec une maniaque impudence » (p. 24).
15 Amyraut dans son Traité concédait de même que « les Épicuriens ne méritent pas le nom d’athées » (Laplanche, op. cit., Première Partie, Chap. II, p. 57). De même, dans son sermon sur le psaume XIV : « Pource que quant à ce Diagoras, & à cet Evhémérus, dont les Anciens parlent, & s’il y en a encore peut-etre un ou deux autres qu’on ait qualifiés de ce nom d’athées, ou bien ç’ont esté des monstres merveilleusement rares en la nature, ou bien ç’ont esté des gens que l’on a diffamés de cette horrible qualité, pource qu’ils parloyent & qu’ils écrivoyent contre la vanité des Deïtez qu’on adoroit en leur pays » (p. 6). Laplanche cite aussi Du Moulin, Traicté de la cognoissance de Dieu (1625), p. 63 : « à peine trouverez-vous un homme en chaque siècle, qui ait absolument nié qu’il y ait un Dieu » (Laplanche, Ibid., p. 62).
16 Sur ce point précis Amyraut prend le parti inverse : il flatte son auditoire, comme étant encore par la grâce de Dieu exempt de tant d’infamie : « Il est vray que par la grace de nostre Seigneur Jesus, vous avez l’Evangile si profondément planté en vos cœurs, & vous en avez tellement senti l’efficace en consolation & en sanctification, qu’il n’est pas à craindre que la corruption de ce present siecle l’en arrache. » (p. 4).
17 Voir pp. 58-59 : « Trouvez-vous, mes Freres, que ces principes vous éclairent beaucoup ? Comment concevez-vous le Monde éternel ? Cela vous est-il plus aisé à comprendre que l’Eternité de Dieu ? Des que vous posez une eternité de matiere, vous tombez dans toutes les difficultez que vous pouvez faire contre l’idée de Dieu, & beaucoup davantage. De plus, l’Histoire, la Tradition, la raison sont contraires à l’éternité du Monde. […] Presque tous les peuples remontent aisément jusqu’aux premiers hommes qui ont bâti leurs Villes, & fondé leurs Etats ; & à mesure qu’on remonte on trouve le nombre des hommes plus petit. Tout cela ne seroit point si les hommes avoient été de toute éternité ».
18 « Il ne peut pas tomber en l’entendement d’un homme sage qu’un livre puisse naistre de la rencontre de cent mille characteres peslemeslez & confondus. Et neantmoins les characteres ont au moins cette preparation à la composition, qu’ils ont esté taillés & gravés pour cela par l’industrie & l’intelligence de l’homme » (p. 33).
19 Notons tout de même qu’Amyraut fait lui aussi le détour par une démonstration par l’absurde : « Je vous prie, Freres bien-aymés, si quelcun avoit cette opinion que dans un amas fait de raclures d’or & d’argent, & de fer, & d’acier & de cuivre, il n’y eust si petite partie de cette poussiere qui ne fust douëe d’entendement, & capable de se joindre artificiellement avec les autres de mesme nature, pour faire les unes une rouë, & les autres un ressort, & les autres une fusée, & les autres une boëte, dont se formeroit en fin une machine capable de nous marquer distinctement les heures par son mouvement, l’estimeriez vous pas moins digne de raisonnement que d’ellebore ? » (pp. 31-32).
20 Il reprend à ce sujet une interprétation chrétienne de l’allégorie platonicienne de la caverne : « Les Peres, & les Philosophes avant eux, ont fort bien dit qu’un homme nourri dans l’obscurité d’un cachot, ou dans une caverne, depuis l’enfance jusqu’à un age avancé, sortant ensuite tout d’un coup à la lumière ne pourroit s’empêcher après une longue admiration de tout ce que sa vûë auroit découvert, de s’informer de l’Auteur d’un si grand Ouvrage, & de reconnoitre qu’il devroit etre également puissant & intelligent » (p. 49) ; même argument chez Gaches : « Gregoire premier disoit que si on avait nourry un homme dans l’obscurité de quelque cachot, depuis sa plus tendre enfance jusques à un age un peu advancé, & que tout à coup on l’amenast à la lumière du jour, qu’il contemplast & la beauté & l’estenduë des Cieux, l’esclat de la lumiere du Soleil, les richesses de la terre, la profondeur des mers, la hauteur des montagnes, la pureté des ruisseaux, l’émail des parterres & des prairies, toutes ces merveilles en un mot qui paroissent en l’Univers : Il s’écrieroit incontinent sans doute, c’est un Dieu qui a mis la main à cet ouvrage, & qui luy a presté tous ces merveilleux ornemens » (p.16).
21 Cf Ps X, cité par Amyraut, p. 7 : « 3. Car le meschant se glorifie du souhait de son ame, & estime heureux l’avaricieux, & despite l’Eternel. […] 5. Son train prospere en tout temps […] 11. Il dit en son cœur, le Dieu Fort l’a oublié, il a caché sa face, & ne le verra jamais. » (trad. Bible de Genève).
22 Le pari se trouve exposé au Fragment 397, mais aurait été exposé avant Pascal en 1635 par un Jésuite, le Père Sirmond : voir Léon Blanchet, "L’Attitude religieuse des Jésuites et les Sources du Pari de Pascal", in Revue de Métaphysique et de Morale, Paris, n° 26, 1919, pp. 477-516 et pp. 617-647. Voir aussi Jacques Chomarat, « Fausto Sozzini source du pari de Pascal ? », in Mots et croyances. Présences du latin II, Genève, Droz, 1995, pp. 597-608.
23 Cf ses Éléments de la philosophie de Newton (1740), Le Philosophe ignorant (1766), et le fameux distique des Cabales (1772) : « L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer/ Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger ».
24 « Il n’y a personne qui n’advoüe que dans les choses douteuses, il ne soit de la prudence & de la sagesse d’un homme de bon sens, de choisir le parti le plus seur. Quand nous consultons entre deux objects, de l’un desquels nous pouvons dire certainement, Si je l’embrasse, il est indubitable qu’il ne m’en sçauroit jamais revenir aucun bien, & au contraire il est douteux s’il m’en arrivera du mal ; & s’il m’en arrive ce sera un grand mal & considerable à merveilles : De l’autre, on peut dire : Si je l’embrasse, il est indubitable qu’il ne m’en sçauroit advenir aucun mal ; & au contraire il est douteux à la vérité s’il m’en arrivera du bien ; mais s’il vient à m’en arriver, ce bien là sera totalement inestimable : dites moy celuy qui choisit l’objet qui ne peut jamais faire de bien, & qui peut causer beaucoup de mal, & qui le prefere à celuy qui ne peut jamais faire du mal, & peut provoquer un bien inestimable, seroit-il pas à bon droit estimé plus fol que ne sont les fols mesmes ? » (pp. 18-19).
25 Cette idée de pari est ensuite reprise par Superville, bien après Amyraut donc. Superville en fait un argument central de son discours (la sixième des « preuves générales » qu’il expose pour valider « la proposition du Prophète », p. 7) : « Enfin mettons pour dernier comble de la folie de l’Athée, qu’il risque tout pour l’avenir. Il faut encore le prendre ici par son interet. Il peut tout perdre en suivant le parti qu’il a pris ; & il ne sauroit rien gagner. Il dispute avec nous, mais la dispute n’est pas égale des deux côtéz : car il hazarde son interet eternel ; & pour nous nous ne risquons que la perte de quelques plaisirs temporels, dont on se peut bien passer, & qui souvent sont plus nuisibles, méme dans cette vie, que veritablement satisfaisans. […] Et apres tout s’il n’y avoit point de Dieu, le fidele ne se trouveroit pas plus mal que l’Athée ; un méme néant nous engloutiroit tous. Mais y ayant un Dieu, quelle infinie différence de l’homme de bien avec l’impie ? Quand donc les raisons de croire & de douter seroient égales, autant que cela n’est point, le parti de la sagesse seroit, puisque les suites sont si inegales, d’embrasser l’affirmative & de croire un Dieu. La prudence veut qu’on regle si bien ses affaires, que de quelque coté que les choses tournent, il n’en puisse arriver de mal. Mais voilà un Athée bien pris au dépourvu, si au sortir de cette vie, il trouve les choses tout autrement qu’il n’avoit pensé. Le voilà perdu pour jamais s’il tombe entre les mains de ce Dieu qu’il a combattu. Ah ! quel effroi pour cette ame etc. » (pp. 65-67).
26 Nicolas Oresme (1320-1382), évêque de Lisieux en 1377, fut l’auteur de nombreuses traductions en français d’Aristote et de Saint Augustin, ainsi que de nombreux traités mathématiques et astronomiques.
27 Les Méditations Métaphysiques sont publiées en latin en 1641 et exposent clairement cette comparaison dans l’adresse dédicatoire de l’œuvre.
28 Voir encore, dans le même recueil, un exemple de ce type de métaphore dans son sermon sur le psaume I, v. 6 : « puisque nous sommes en cette vie comme dans une voye, nous ne devons jamais nous estimer parfaits, mais faire toujours de nouveaux progrés : Car comme celui qui nage contre le fil de l’eau, s’il s’arrete tant soit peu, il est emporté bien loin ; ainsi les fideles qui vont contre les torrens des coutumes du siecle, lorsqu’ils n’avancent point ils reculent en arriere » (p. 266).
29 On trouve également chez Gaches cette image du naufrage au centre d’une hypothèse en forme de fable destinée à prouver l’existence d’un Dieu Créateur par la seule contemplation de la nature : « Si estans portez par un naufrage dans quelque Isle deserte vous y trouviez un parterre dont les compartimens fussent disposez selon les regles de l’art : si vous le voyez environnez d’allées & de berceaux ; si vous vous y promeniez sur le bord de ses canaux, & aupres de ces fontaines : Si des statuës de marbre ou de bronze y estoient superbement eslevées, & que quelqu’un de vostre troupe s’advisast de dire que ce parterre avec ses divers ornemens s’est par hasard formé dans ce lieu, ou que si quelqu’un y a travaillé ce sont volontiers ou les tortuës qui viennent la nuit sur ces rivages, ou quelques serpens, ou quelques souris qui se jouënt dans ces solitudes ; vous diriez sans doute, qu’il est fol, & qu’il ne luy reste plus de sens » (pp. 19-20).
30 D’une façon plus générale on peut même parler d’une insistance sur l’anthropomorphisme divin. On se souvient que la démonstration de Morus visant à prouver l’existence d’un Dieu grand auteur du monde, se terminait sur ce point : « il y a un Dieu dont nous sommes l’ouvrage : c’est ici son doigt & sa main » (p. 315).
31 Cf également son sermon sur le psaume I : « Il n’y a rien que Dieu ne connoisse : il n’y a point de Creature si haute où il n’ateigne, ni si petite où il ne s’abaisse, ni si cachée où il ne penetre, ni si universelle qu’il n’embrasse, ni si particuliere que cet œil infini ne decouvre » (p. 266) ; « comme s’il n’étoit que pieds il se trouve partout, comme s’il n’étoit que mains il fait tout ; comme s’il n’étoit qu’œil il voit tout, les adulteres dans la plus noire nuit, les voleurs dans l’obscurité des bois, les faussaires dans leur cabinets, & tout ce qu’il y a de méchant dans leurs ruses les plus artistes & les mieux forgées » (p. 268) ; « Il connoit & regarde avec plaisir toutes ses œuvres, & toutes les voyes de la nature : Quand il les eut faites au commencement, il est dit que les ayant veuës il les trouva toutes belles : il ne faut point douter qu’il n’aime de voir les revolutions du Soleil & de la Lune, qui font les jours & les nuits, les mois, & les années, & qui compassent les saisons, ne manquer jamais de revenir à leur point, & dans une si grande diversité de mouvemens, ne s’embarrasser jamais en leurs routes ; de voir la terre s’émailler de fleurs, & se charger de fruits, & temoigner la puissance du Createur par sa suspension invisible ; de voir la mer jetter l’ambre & les perles sur ses bords, & quelque tourmente qui arrive, n’outrepasser jamais les limites qu’il lui a marquées de son doigt sur le rivage, comme s’il lui eût dit, ici s’arretera l’élévation de tes ondes » (p. 278) ; « si nous avions toujours cette pensée que Dieu nous voit & nous regarde, nous n’aurions jamais le cœur de faire rien qui lui pût déplaire » (p. 294). Dans chacune des citations, c’est nous qui soulignons.
32 Cf p. 19 par exemple : « En effect, comment ces Astres se sont-ils ainsi placez ? comment ce Soleil s’est-il ainsi rendu beau luy-meme ? Comment fait-il ainsi son tour pour eclairer & l’un & l’autre hemisphere ? comment a-il choisi sa route au milieu du Ciel pour dispenser sa chaleur à tous les peuples de la terre ? Tout cela comment est-il arrivé de la sorte ? Ne faut-il pas estre fol pour croire que le hazard soit si sage, & qu’un aveugle soit si éclairé ? ».
33 On peut se demander si le procédé n’est pas emprunté à Gaches (cf plus haut « montons sur l’océan » etc.) chez qui on avait trouvé le même type de dispositif énonciatif, mais cela n’enlève rien ici à la réussite de l’effet de concentration rhétorique des éléments.
34 Op. cit., Première Partie, Chap. II, « Les apologistes et l’incrédulité », p. 62.
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Référence électronique
Inès Kirschleger, « L’athéisme au prisme des psaumes : étude comparée de quatre sermons réformés sur le psaume XIV au XVIIe siècle », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [En ligne], 5 | 2009, mis en ligne le 01 avril 2009, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cerri/180 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cerri.180
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